Financement de la transition énergétique : aperçu du cahier des charges
Selon l'Agence internationale de l'énergie (AIE, 2023), sur la base des politiques publiques à l'œuvre, les investissements mondiaux dans l'énergie devraient atteindre 3 500 Md$ en 2030 (+15 % par rapport à 2023), aux deux tiers orientés vers les filières décarbonées. Si cette évolution témoigne bien d'une transition (et laisse même présager une rupture historique), son rythme reste insuffisant : pour viser la neutralité carbone au milieu du xxie siècle, 4 700 Md$ devront être investis en 2030, dont 90 % dans les technologies décarbonées, d'après l'AIE. Simultanément, il faudra freiner la consommation finale d'énergie et financer le déclassement ou la reconversion des actifs immobilisés dans la production d'énergie fossile (de Perthuis, 2023). Ces coûts de la maîtrise de la demande d'énergie et du désinvestissement des énergies fossiles ne sont pas abordés dans ce numéro qui se focalise sur le financement des investissements.
La dynamique actuelle des investissements n'est pas répartie uniformément entre les pays ou les secteurs : plus de 90 % de l'augmentation enregistrée depuis le début de la décennie est concentrée dans les économies avancées et en Chine, le reste du monde présentant souvent des institutions fragiles, peu propices à attirer les capitaux. Et, comme la tarification du carbone ne couvre que très partiellement les activités économiques, il n'y a pas, aujourd'hui, un « signal-prix » qui permet d'orienter massivement les choix d'investissement et de consommation vers les produits et les services décarbonés. Les subventions aux énergies fossiles sont loin d'avoir disparu, et leur montant a même crû vertigineusement lors de l'envolée des prix provoquée par la guerre en Ukraine.
La scène énergétique de ces dernières années a été dominée par le retour des affrontements, voire du chaos : la crise énergétique issue de la guerre en Ukraine a porté la facture des approvisionnements de l'Union européenne (UE) à plus de 9 % du produit intérieur brut (PIB) en 2022, contre 2 % en 2020, soit un niveau avoisinant celui du second choc pétrolier de 1979-1980. Ces perturbations ont produit des effets macroéconomiques massifs, entraînant des interventions drastiques sur les marchés de détail de l'énergie, afin d'amortir partiellement l'hystérie dominante sur les marchés de gros : selon un calcul du think tank Bruegel (Sgaravatti et al., 2023), les États européens – Royaume-Uni inclus – ont engagé, en 2022, près de 700 Md€ de dépenses publiques pour amoindrir l'impact de cette crise sur les ménages et les entreprises les plus fragiles. Et ces effets ne sont pas circonscrits à l'Europe : il faut remonter au second choc pétrolier de la fin des années 1970 pour retrouver un moment de l'histoire où 100 % des États du monde ont eu à affronter une inflation marquée, inflation qui avait presque totalement disparu depuis le début de ce xxie siècle.
Certes, cette crise énergétique a rehaussé la valeur assurantielle des technologies décarbonées, face au risque de discontinuité dans les approvisionnements en gaz et en pétrole, et à l'instabilité de leurs prix. Fatih Birol, directeur exécutif de l'AIE, estime que le conflit aura constitué un accélérateur de la transition énergétique : « Les efforts déployés par la Russie pour obtenir un avantage politique et économique en faisant grimper les prix de l'énergie ont incité les gouvernements, non seulement dans l'UE, mais aussi dans de nombreux pays du monde entier, à accélérer le déploiement d'alternatives plus propres et plus sûres. [...] les répercussions de la guerre en Ukraine remodèlent l'avenir de l'énergie mondiale, avec un pic de la demande en combustibles fossiles clairement visibles pour la première fois et qui devrait se produire avant la fin des années 2020. » (Birol, 2023). Et, pour chaque dollar dépensé dans les combustibles fossiles, 1,8 dollar est désormais consacré aux énergies propres ; il y a cinq ans, ce rapport était de 1 pour 1.
Cependant, la violence des perturbations socioéconomiques produites par le conflit – dans le prolongement direct de la crise sanitaire – a conduit à une polarisation accrue des opinions sur les questions environnementales, laissant craindre un backlash ou, a minima, plus de confusion dans les politiques de transition. Cela est particulièrement visible dans l'Union européenne avec une composition du nouveau Parlement européen moins favorable au Green Deal, dans un contexte de montée des dettes publiques. Les données d'Eurostat sur la précarité énergétique fournissent un éclairage sur ces tensions : un ménage sur dix rencontre des difficultés pour couvrir les dépenses énergétiques du foyer dans l'UE (soit 3 % de plus qu'en 2021, avant le début du choc énergétique). Dans certains pays, la proportion avoisine les 20 % (Bulgarie, Chypre, Grèce, etc.). Cette dégradation offre un espace pour des propositions très sommaires (baisse des prix via une réduction des taxes énergétiques) ou pour la focalisation sur les équipements iconiques (éoliennes, véhicules électriques, etc.), afin de dénoncer le rythme de la transition (Geoffron, 2024).
Changer de cap ou ralentir l'action serait pourtant délétère pour l'Europe : la capacité à financer la transition est non seulement un enjeu environnemental (à la fois global, mais aussi local avec l'amélioration de la qualité de l'air, la préservation des ressources en eau, de la biodiversité, etc.), mais également de compétitivité, comme l'indique avec force Mario Draghi dans le prolongement des analyses d'Enrico Letta : « Si les objectifs climatiques ambitieux de l'Europe s'accompagnent d'un plan cohérent pour les atteindre, la décarbonation sera une opportunité pour l'Europe. Mais, si nous ne parvenons pas à coordonner nos politiques, la décarbonation risque d'aller à l'encontre de la compétitivité et de la croissance. » (Draghi, 2024). Il faut pour cela que les mécanismes à l'œuvre dans le Green Deal gagnent en fluidité : le rapport d'Enrico Letta souligne également les limites du modèle énergétique européen, dont les signaux d'investissement restent largement du ressort des gouvernements, sans coordinations efficaces, et soumis à des coûts administratifs élevés (Letta, 2024). Cette situation entrave l'UE dans la concurrence avec la Chine et les États-Unis qui pratiquent des politiques industrielles débridées.
C'est dans ce contexte que s'inscrivent les analyses produites dans ce numéro. Son objectif n'est pas d'aborder les mécanismes et les outils de finance « verte », mais d'apporter des éclairages sur l'évaluation des besoins d'investissement, d'illustrer les transitions à l'œuvre dans différents secteurs d'activité et de terminer par la présentation de différents outils ou schémas de financement innovants susceptibles de contribuer à l'objectif.
La première partie du numéro porte sur le besoin de financement de la transition, à la fois pour les investissements nécessaires à la réduction des émissions de gaz à effet de serre, pour l'adaptation aux effets du changement climatique et pour amortir les effets redistributifs de la transition. En ouverture, Hadrien Hainaut présente un état des lieux des besoins de financement en France et en Europe sur la base des analyses conduites par I4CE. Ces travaux permettent d'évaluer le socle actuel des financements et leur allocation sectorielle (bâtiments, transports, énergie, etc.), mais surtout le déficit d'investissements pour atteindre les objectifs climatiques en 2030 (le Fit for 55), soit plus de 2 % du PIB par an, aussi bien en France (corroborant les évaluations du rapport Pisani-Ferry et Mahfouz de 2023) qu'en Europe. Ivan Faucheux insiste sur l'horizon des investissements, essentiellement de long terme et majoritairement dans des unités de production caractérisées par des coûts fixes élevés. En conséquence, le modèle de financement adapté à ce profil exige de sécuriser les revenus sur les marchés et de trouver des investisseurs prêts à accepter ces risques à long terme. À ces deux conditions, les bénéfices reviendraient aux acteurs européens, notamment via une meilleure gestion de leur épargne et des investissements dans les actifs de la transition. Patrice Geoffron met en avant les impératifs d'adaptation, complémentaires aux efforts d'atténuation, pour assurer la résilience des infrastructures critiques face aux impacts croissants du réchauffement climatique et pour prévenir des pertes futures importantes. Les modèles de financement purement publics ne suffisant pas face à l'ampleur des besoins en matière d'adaptation, il considère comme utile de développer des modèles hybrides qui intègrent des financements d'origine privée, permettant de capter la « valeur cachée » de l'adaptation. Enfin, Solange Martin se focalise sur les effets redistributifs de la transition, susceptibles de produire des impacts négatifs sur certains ménages, entreprises et territoires. Elle propose, dans un premier temps, de clarifier la notion en identifiant les logiques normatives susceptibles de guider l'action publique en matière de « transition juste » et, dans un second temps, d'explorer les enjeux de mise en œuvre dans le cas de la France. L'article attire l'attention sur la menace, pour les ménages, d'avoir à subir la dépréciation de leurs actifs financiers ou matériels « bruns », et sur l'impératif de leur accompagnement dans ce domaine qui déterminera les « transitions justes ».
La deuxième partie du numéro est centrée sur des développements sectoriels. Michel Derdevet rappelle que, du fait de l'électrification des usages, la transition énergétique implique un doublement du volume des investissements dans les réseaux électriques, afin de distribuer les quantités croissantes d'électricité renouvelable. Pour limiter la hausse induite de ces investissements sur les tarifs régulés des péages et donc sur le prix de l'électricité, plusieurs voies sont explorées : une réduction des coûts du capital, une meilleure planification des investissements à l'échelle européenne et une série de mesures permettant d'accroître l'efficacité du capital mobilisé. Marie-Claire Aoun se concentre sur les gaz verts, du biométhane à l'hydrogène, dans le contexte de la transformation du paysage gazier européen produit par la guerre en Ukraine avec, en particulier, le plan RepowerEU qui vise la disparition du gaz russe dans l'EU en 2027. L'article présente à la fois les besoins de financement de ces deux filières et les freins au développement (au regard de leurs maturités différenciées). Les besoins de financement massifs doivent être mis en regard des problématiques de sécurité d'approvisionnement en gaz fossile et des coûts potentiels pour la collectivité européenne. Jean-Guy Devezeaux de Lavergne propose une analyse du financement des nouveaux réacteurs nucléaires, selon un équilibre entre énergies renouvelables et énergies nucléaires pour minimiser les coûts et maximiser la robustesse du système électrique. Il insiste sur le rôle de l'État non seulement pour mobiliser les capitaux, mais aussi pour répartir les risques, garantissant ainsi la viabilité des projets nucléaires, et présente différents schémas à cette fin (contrats pour différence, Project Finance, financements étatiques directs, etc.). Pierre de Montlivault rappelle que 45 % de notre consommation d'énergie correspond à de la chaleur : chauffage, eau chaude et vapeur pour les usages industriels. Face à ce besoin, il analyse le rôle clé que le bois énergie peut jouer pour la décarbonation de la production de chaleur, à condition de déployer des financements à l'échelle des territoires pour renforcer les filières de proximité, seules garantes d'un usage renouvelable de la biomasse à long terme. Benoît Thirion rappelle que le secteur des transports est le premier émetteur de gaz à effet de serre en France (35 % des émissions). De nombreux leviers de décarbonation sont susceptibles d'être activés : modération de la demande de transport, report modal vers les mobilités actives et le rail, optimisation du remplissage des véhicules, migration du thermique vers l'électrique. Pour surmonter les défis financiers afférents, plusieurs pistes sont explorées parmi lesquelles une augmentation de la tarification du carbone pour atteindre un prix de 100 euros par tonne de CO2 d'ici à 2030, mais également la promotion d'un cadre partenarial public-privé favorable à l'investissement.
La dernière partie du numéro est consacrée aux outils et aux schémas de financement. Anna Creti et Coline Metta-Versmessen étudient la portée du nouveau système de permis sur les émissions diffuses, l'ETS2, couvrant les secteurs du transport et du bâtiment, avec une entrée en vigueur en 2027. L'article souligne l'enjeu d'une limitation des inégalités susceptibles de résulter de cette mise en œuvre via des mécanismes pour éviter des prix extrêmes, ainsi que la création d'un fonds social financé par les revenus de la vente des quotas. Après un rappel des fondamentaux de la formation des prix de l'électricité sur les marchés de gros et de détail, Jacques Percebois et Boris Solier examinent les nouvelles régulations qui se mettent en place au niveau français et européen, leurs implications sur le financement de la transition (eu égard aux besoins massifs dans les moyens de production électrique et les réseaux) et les incitations transmises aux consommateurs via les tarifs. Enfin, Anne Rostaing se penche sur le potentiel de la captation de carbone des écosystèmes diffus dans les territoires pouvant s'effectuer à des coûts bien inférieurs à ceux des méthodes industrielles. L'échange de crédits carbone peut devenir un levier innovant de financement de ces investissements territoriaux, intégrant les impacts socioéconomiques et environnementaux que ces puits de carbone apportent localement. L'autrice partage son expérience en matière de création de coopératives carbone territoriales, permettant de réunir institutions, entreprises et citoyens dans une gouvernance climatique locale et partagée.
Septembre 2024