Les marchés financiers sont aujourd’hui à la fois constamment invoqués comme nécessaires au financement de l’industrie et vilipendés comme produisant instabilité et désordre sans réellement contribuer à ce financement. Cet article rappelle les débuts tardifs du financement des entreprises par les marchés financiers en France et s’interroge sur les services que la Bourse rend aux entreprises durant l’industrialisation. Il montre que l’organisation fortement réglementée des marchés qui prévaut alors correspond aux besoins des entreprises non financières.
En France, comme dans d’autres pays, la Bourse ne fut pas longtemps un endroit pour les entreprises. À l’époque moderne, à l’exception peut-être de la Hollande (Gelderblom et Jonker, 2004), les premiers marchés boursiers servent essentiellement à échanger les titres de la dette publique (Baskin, 1988 ; Dickson, 1967 ; Hautcœur, 2007). C’est d’ailleurs ce qui explique que l’État s’intéresse à leur fonctionnement. Après la Révolution, le consulat réorganise en France la Bourse de manière stricte, avec un monopole des agents de change qui forment une corporation censée apporter des garanties de bonnes pratiques (presque de bonnes mœurs), mais aussi de bonne fin des opérations. Une surveillance du marché est assurée par le ministère en charge des finances, qui reste réticent envers la cotation du crédit public sur un marché. Quelques entreprises sont cotées en Bourse assez tôt, comme la Banque de France (mais est-ce une entreprise tout à fait comme les autres, même à ses débuts privés ?), quelques concessionnaires de canaux ou de ponts : toujours des services au public (public utilities) pour lesquels le capitalisme privé doit s’articuler à la puissance publique. Le contrôle étatique des créations de sociétés anonymes va fortement en ce sens1.
Dans les années 1830, cet ordre est bouleversé par une vague d’introductions en Bourse d’entreprises industrielles. Cette fièvre des commandites conduit à la première bulle spéculative sur des actions d’entreprises privées (Reznikow, 1990). Des bulles spéculatives sur la dette publique ou des actions parapubliques avaient eu lieu auparavant (la Compagnie du Mississippi en 1719-1921, par exemple), car qui dit « titre coté », dit « possibilité de bulle », et les informations politiques y sont particulièrement propices avec les retournements qui peuvent se produire et les insiders qui peuvent accéder à une information particulière. La bulle de 1835-1838 a lieu en revanche sur des actions d’entreprises industrielles, ce qui inaugure un monde nouveau. Quantitativement, ce n’est certes pas grand-chose : le nombre des entreprises concernées est très limité et elles ne sont pas de très grande taille pour la plupart. Mais la crise leur apprend les risques qu’il y a à entrer sur le marché. Elles vont devoir les comparer aux avantages qu’il leur fournit.
Traditionnellement, deux motifs importants justifient pour les entreprises la cotation de leurs actions : la liquidité et le financement. La liquidité correspond en général au désir des actionnaires en place de pouvoir vendre plus facilement, ce qui est souvent le cas des fondateurs pour des raisons de cycle de vie : lors d’une succession, d’un partage, d’un changement de contrôle (même au sein d’une famille) ou d’une fusion, des prix considérés par tous comme justes sont nécessaires à l’évaluation des parts des associés. Bien avant que Walras ne se penche sur la question, on considère que le marché peut être un lieu relativement neutre pour fournir cette évaluation. Pourtant, lors d’une bulle et de son éclatement, le prix de marché perd sa qualité d’évaluation généralement acceptée, ce qui réduit son utilité de liquidité. Quant au financement, s’il est facile en période de bulle, où l’émission de nouvelles actions trouve facilement preneurs, il devient impossible lors des krachs. Pire, la chute des cours peut rendre l’emprunt bancaire lui-même impossible, alors que l’entreprise a justement pu engager des projets d’investissement parce qu’elle pensait faciliter leur financement par sa cotation.
Les chemins de fer
Après le krach de 1838, les entreprises familiales considèrent que les risques sont plus grands que les gains et cessent pour longtemps d’envisager la cotation en Bourse. Le marché reprend sa place à l’articulation des besoins de l’État et de ceux du grand capitalisme et joue un rôle majeur dans le plus grand programme d’infrastructures jamais lancé : les chemins de fer. La Bourse est ici très nécessaire comme source de financement pour convaincre les épargnants d’acheter des actions sans vraiment participer au contrôle, ce qui suppose qu’ils puissent au moins vendre facilement. De fait, la construction des chemins de fer requiert de longs travaux d’infrastructures avant que le moindre revenu ne rentre ; une situation très différente de la plus grande partie de l’industrie où l’on peut essentiellement développer l’activité par autofinancement, ce qui rend peu nécessaire le recours au marché. Pour les chemins de fer, les investissements sont considérables pendant plusieurs décennies, de l’ordre de 20 % de l’ensemble de la formation nette de capital fixe nationale, 2 % du PNB (Verley, 2010).
Pour ces montants énormes, les banquiers d’affaires reprennent et adaptent les méthodes qui ont été mises au point pour la dette publique, en particulier pour les grands emprunts des années 1818-1822 qui ont permis la libération du territoire. Comme pour la dette publique, placer rapidement de grandes quantités de titres pour des montants très élevés suppose d’atteindre une population plus large que les relations personnelles des banquiers d’affaires, une population qui souhaite la liquidité, mais ne réalise pas beaucoup d’opérations parce qu’elle n’est pas composée de professionnels des affaires, mais de bourgeois à la recherche d’une forme commode d’épargne-retraite. Pour assurer la liquidité, il faut donc une population de financiers professionnels qui animent le marché, prennent provisoirement des titres avant de les écouler dans leur clientèle d’épargnants durables (de les « classer » comme on dit à l’époque), mais maintiennent la liquidité minimale exigée par ces derniers ; il faut aussi que ces professionnels contribuent à la crédibilité durable du marché.
Même après que les chemins de fer ont permis, dans les années 1840 et surtout 1850, un développement considérable du marché boursier, l’industrie continue à rester à l’écart de ce dernier, sauf exceptions. Les nouveaux secteurs qui y recourent sont encore des services publics en concession privée : la distribution d’eau et de gaz, ou les tramways vers 1900. L’échelle n’est pas celle des chemins de fer, parce que si l’on a également besoin dans ces cas de construire des réseaux avant de pouvoir commencer à gagner de l’argent, on peut néanmoins mieux fractionner les investissements (les réseaux sont plus locaux). La vraie deuxième vague de recours au marché pour l’investissement concernera plutôt les réseaux électriques, en particulier les investissements d’interconnexion qui ne prennent de l’ampleur qu’entre les deux guerres.
Même si les chemins de fer ont vu émerger un marché des actions non négligeables, celles-ci ne se diffusent pas dans un très large public. La grosse masse des titres de chemin de fer est représentée par des obligations qui se diffusent beaucoup plus largement (Neymarck, 1903). En effet, à une époque où aucune norme comptable n’existe et où la concentration de la propriété des actions reste la norme (même dans les chemins de fer), les obligations fournissent bien plus de garantie de voir son capital rémunéré. Les actions elles-mêmes, pour rassurer les investisseurs, promettent en général un dividende minimal de l’ordre de grandeur d’un coupon obligataire (5 % ou 6 %), même s’il vient évidemment après la rémunération des créanciers. La multiplication d’obligataires ou d’actionnaires nouveaux venus et inexpérimentés transforme en problème politique leur fureur lors des krachs qui suivent (en 1847 et en 1857 pour les chemins de fer) les grandes périodes d’enthousiasme pour les nouvelles technologies (on parlait de nouvelle économie pour les chemins de fer au moins autant que pour Internet un siècle et demi plus tard). Cela conduit le gouvernement français (et d’autres) à garantir les intérêts de certaines obligations de chemin de fer, voire à assurer un dividende minimal à certaines actions. Ces interventions stabilisent le marché financier, mais renforcent l’interdépendance du public-privé et donnent lieu à des accusations de complicités ou de prévarication (comme lors du scandale de Panama en 1889) car si les pertes sont nationalisées, les profits restent bien privés et le contrôle public limité. En sens inverse, au xxème siècle, le contrôle public des tarifs d’entreprises – justifié par leur situation de monopole – s’avère être source de grandes difficultés pour les chemins de fer comme pour l’électricité avant les nationalisations de 1936 et 1945.
La Bourse et les banques : complémentarités
Si le marché boursier ne contribue que peu au financement d’entreprises industrielles qui restent rarement cotées pendant l’essentiel du xixème siècle, il permet en revanche une transformation du financement de l’économie à travers l’émergence et le développement rapide des banques de dépôt. Longtemps, la Banque de France est la seule banque en société anonyme, la seule aussi à être cotée en Bourse, ce qui n’a rien de surprenant étant donné sa taille prépondérante au sein d’un système bancaire essentiellement composé de banques locales ou régionales, assurant du financement de court terme via l’escompte d’effets de commerce, et de quelques banques d’affaires disposant de capitaux propres importants, mais dont l’activité se concentrait d’abord sur l’émission de dettes souveraines et le développement d’un petit nombre de grandes entreprises (dont les chemins de fer).
Avec les banques de dépôt (Comptoir d’escompte de Paris, Crédit lyonnais et Société générale, pour ne citer que les trois principales), les banques investissent dans un réseau de succursales destiné à leur permettre de récolter des dépôts importants et à changer d’échelle dans le financement de l’activité économique. Ce réseau et plus largement son fonctionnement requièrent des fonds propres beaucoup plus élevés, qu’elles lèvent sur le marché financier dans les années 1860 et 1870. Les banques deviennent ainsi, après les chemins de fer, le second secteur dont le dynamisme et le renouvellement dépendent fortement du marché. Elles vont en retour tenter de le développer, à la fois en investissant elles-mêmes dans des entreprises cotées, en aidant des industriels à accéder à la Bourse et en incitant la clientèle de leurs agences à y placer leur épargne.
C’est donc en partie du fait des banques qu’à la fin du xixème siècle, on voit croître nombre d’entreprises industrielles de taille moyenne qui recourent au marché financier. Les entreprises restent certes surtout financées par autofinancement ; même lors de vagues d’innovations, le financement externe est dans une large mesure apporté par des familles fortunées (ce que les fortes inégalités de patrimoine de l’époque facilitent). Mais la Bourse est devenue un lieu plus familier et plus crédible, qui n’est plus synonyme de casino, de sorte qu’elle devient une solution envisageable pour rendre liquide des participations industrielles ou lever des capitaux. Des paquets d’actions sont introduits en Bourse soit par la famille créatrice de l’entreprise (qu’il s’agisse de membres sans fonctions dirigeantes souhaitant récupérer leurs capitaux ou de dirigeants envisageant une levée de fonds que la famille ne peut assumer), soit par les financiers proches qui veulent à un moment ou à un autre se retirer et parmi lesquels dominent les banques, qu’il s’agisse des banques de dépôt avant qu’elles ne s’y brûlent les ailes et ne s’en retirent après 1882 (Bouvier, 1960), ou plus encore des banques d’affaires et des banques régionales qui se développent pendant la seconde moitié du xixème siècle. Ces dernières, qui fournissent réellement des capitaux à l’industrie, doivent, quand elles ont accumulé des créances un peu trop importantes sur une entreprise, les transformer en titres et les revendre sur le marché de manière à diversifier leur risque et remettre leurs capitaux en activité dans d’autres entreprises.
Les entreprises et les Bourses françaises
Quelle est l’importance quantitative de ce phénomène ? Pour l’observer, il faut mesurer l’activité des Bourses françaises. À la fin du xixème siècle, il existe en France six Bourses officielles (à Parquet), à Paris, Lyon, Lille, Marseille, Bordeaux et Toulouse, et une Bourse officieuse à Nancy. S’y ajoute la Coulisse à Paris, marché officieux bien établi. Celles de Lille et de Lyon sont les deux seules Bourses régionales ayant une certaine importance en 1900. Le tableau 1 montre le nombre d’entreprises françaises cotées, en exceptant le secteur des chemins de fer et le Crédit foncier, qui relèvent largement du parapublic à cette époque. En termes de nombre d’entreprises, les Bourses de province ne sont pas négligeables : celles de Lyon et de Lille représentent ensemble plus d’un tiers du total ; on monterait peut-être à une petite moitié si les trois autres Bourses régionales étaient ajoutées, ainsi que celle de Nancy. En termes de capitalisation cependant, le Parquet parisien est beaucoup plus dominant, ce qui n’a rien de surprenant puisqu’il joue non seulement le rôle de marché régional, mais également celui de marché national, de sorte que les plus grandes entreprises y sont en général cotées. Même en exceptant les chemins de fer, il représente plus de 70 % de la capitalisation des actions françaises. Si l’on se restreint aux entreprises non financières, la prédominance du Parquet parisien est un peu moindre, puisque près d’un tiers de sa capitalisation correspond à des entreprises financières (banques et assurances) qui sont négligeables en province.
Les Bourses de Lyon et de Lille parviennent à maintenir, voire à développer leur activité (pour celle de Lyon, avant le krach de 1882 qui la touche fortement) pour deux raisons très différentes : celle de Lille est une Bourse monoactivité spécialisée dans les actions des houillères du nord en pleine croissance (qui représentent 88 % de sa capitalisation). Celle de Lyon est au contraire diversifiée, cotant de nombreux titres des nouvelles industries électriques, mécaniques et chimiques qui se développent durant cette période de seconde révolution industrielle.
Pourtant, les Bourses de province restent modestes. La Coulisse, second marché parisien qui est loin d'être principalement centré sur les titres privés français, est presque aussi importante que la Bourse de Lyon dans ce domaine. En fait, si l’on excepte les grandes houillères lilloises, dont la cotation à Lille ne se traduit pas par une intense activité boursière, mais correspond au contraire à la volonté des dirigeants d’éviter le développement d’un marché actif qui pourrait menacer leur contrôle, la capitalisation des Bourses de province est très réduite : 1 MdF peut-être au total, obligations comprises, à comparer à près de 8 MdF à Paris. Si l’on considère le secteur privé au sens large, en incluant les obligations de chemin de fer et celles du Crédit foncier qui totalisent 5 MdF de plus d’obligations cotées à Paris, le Parquet parisien devient encore plus dominant.
Liquidité et organisation de place
Si, malgré l’attractivité des Bourses de province pour des entrepreneurs qui préfèrent leur caractère local et la liquidité limitée et contrôlée qu’elles offrent, les Bourses de Paris sont aussi dominantes, c’est parce qu’elles sont les seules où une véritable liquidité est présente de manière non occasionnelle, mais permanente. Les sources boursières françaises sont très pauvres sur la liquidité. À partir de 1893, la création d’un impôt sur les opérations de Bourse donne une idée d’ensemble. Certes, la mesure est imparfaite car elle agrège toutes les opérations, alors que les opérations au comptant paient un taux double de celui des opérations optionnelles et à terme, qui représentent une part importante du total. Néanmoins, elle montre d’emblée le caractère massif des transactions : même en prenant le taux des opérations au comptant, ce qui minimise le total, on obtient pour 7,5 MF de recettes un montant de transactions de 15 MdF, près de 50 % du PIB. C’est important, même au regard des transactions que l’on observera à la fin du xxème siècle. Aux quelques dates où l’on connaît le détail des transactions, les volumes atteignent en fait près de trois fois le PIB, du fait du poids du marché à terme. Ces opérations sont très centralisées à Paris (cf. graphique 1 ci-après) : l’ensemble des marchés de province représentent plus ou moins l’épaisseur du trait, c’est-à-dire pratiquement toujours moins de 5 % des transactions.
Les Bourses de province cotent un grand nombre de titres, ce qui suggère que les banques parviennent à convaincre, avant l’introduction, les propriétaires des entreprises et des investisseurs extérieurs qu’ils peuvent les utiliser pour donner de la liquidité à leur patrimoine. Lors de l’introduction, il est vraisemblable (les banquiers savent faire cela depuis longtemps) que l’on en parle dans la presse locale et que les perspectives semblent bonnes. Mais par la suite, la liquidité disparaît de sorte que les investisseurs extérieurs qui ont acheté les titres se retrouvent « collés » avec et ne peuvent plus se retirer, sauf à accepter des décotes considérables : nombre de titres ne sont plus cotés qu’à de longs intervalles (qui peuvent atteindre plusieurs mois), de sorte que les Bourses ne jouent pas leur rôle et finissent par décourager leur clientèle potentielle.
Pourquoi toute la liquidité est-elle concentrée à Paris, alors que beaucoup d’entreprises ont besoin de liquidité sur les marchés de province ? Certes, on peut comprendre que les titres d’envergure nationale aient une plus grande liquidité et que Paris concentre son activité sur ces titres, en particulier sur la dette publique. C’est le fait habituel des économies d’échelle qui existent dans l’activité boursière : la liquidité appelle les investisseurs qui renforcent la liquidité. Pourtant, la concurrence entre Bourses peut aussi exister. Elle est importante aux États-Unis où des Bourses parfois dynamiques existent alors à Chicago, Philadelphie ou Boston ; elle l’a même été à Lyon, dont la Bourse a connu des heures brillantes dans les années 1870. Sur le papier, la réglementation est la même pour les parquets de Paris et de province, qui pourraient donc se concurrencer.
La concurrence entre Coulisse et Parquet et les réformes de 1893 et 1898
Ce qui fait la richesse et la spécificité de Paris est la présence, à côté du marché officiel, de la Coulisse : un marché illégal, mais toléré, aux pratiques considérées comme spéculatives, dominées par des intermédiaires peu respectés parce que souvent allemands ou juifs (voire les deux), qui plus est – à l’encontre des règles strictes du Parquet – spéculateurs pour leur propre compte, à côté de leur activité d’intermédiation (et sans distinction claire avec celle-ci). En deux mots, l’équivalent des marchés OTC (over-the-counter) modernes. La Coulisse est la seule à pouvoir et à savoir faire l’arbitrage entre Paris, Londres, Berlin, voire New York, qui fait de Paris une grande place financière internationale. Le graphique 1 (ci-contre) montre clairement qu’en termes de liquidité, ce marché n’est nullement marginal.
La Coulisse est là depuis toujours. C’est un peu paradoxal parce que le marché parisien est organisé de manière efficace et rigoureuse par le Premier consul Bonaparte, qui lui donne des règles strictes et établit un monopole au profit du Parquet des agents de change. Malgré ce monopole légal, la Coulisse fleurit, réalisant souvent une grande partie des transactions, en particulier sur les titres les plus liquides que sont les rentes françaises, mais aussi peu à peu sur beaucoup d’autres.
Le succès de la Coulisse renforce alors l’idée qu’un marché officiel et réglementé est inutile. Tous les libéraux de la seconde moitié du xixème siècle vont d’ailleurs argumenter les uns après les autres pour supprimer le monopole des agents de change et libéraliser l’activité boursière de manière à accroître la liquidité et le dynamisme du marché. En 1893, cette question est débattue au Parlement. La cause est d’ailleurs alors quasiment entendue car des hommes politiques de poids, comme les futurs présidents de la République Félix Faure et Raymond Poincaré, ont exprimé devant l’Assemblée nationale qu’il fallait supprimer ce monopole absurde, tandis qu’au Sénat, la Commission du budget (qui est en charge de la question) est également présidée par quelqu’un de favorable à cette suppression. Dans les travaux préparatoires des débats, le ministère en charge des finances estime qu’à peu près 70 % des transactions réalisées en France sont faites par la Coulisse. Le monopole des agents de change est donc supprimé au détour de la loi de budget de 1893. Tout simplement, la loi fiscale créant l’impôt sur les opérations de Bourse (un impôt populaire même si de modeste rapport) exige que toute personne réalisant des opérations de Bourse paie cet impôt.
En ne spécifiant pas qui est habilité à payer cet impôt, la loi de 1893 autorise de fait n’importe qui à faire des transactions de Bourse et donc libéralise totalement le marché. Ainsi, dès le lendemain de cette création, on va voir que des banques, désormais sans inquiétude sur la légalité de l’opération, croisent les ordres de vente et d’achat de leur clientèle (c’est le moment où les grandes banques de dépôt en pleine croissance développent une énorme activité pour placer et faire le service des titres pour leur clientèle). Elles paient l’impôt, comme le font désormais les coulissiers dont la situation est ainsi légalisée, tandis que le monopole des agents de change, quoique non aboli en droit, l’est dans les faits.
Or le patronat est contre. En tout cas, le président de l’Association de l’industrie française, lorsque la Commission du budget du Sénat l’interroge officiellement sur le sujet en mars 1893, déclare sa préférence pour le Parquet et le rôle traditionnel des agents de change2. Est-ce par solidarité sociale au sein de la grande bourgeoisie catholique parisienne ? L’hypothèse mériterait peut-être d'être examinée en détail dans la lignée des travaux de Verley (2010) et de la thèse de Lagneau-Ymonet (2009). Mais il nous semble plus probable – et d’ailleurs ici non contradictoire – que l’explication soit simplement économique.
La complémentarité entre la Coulisse et le Parquet
La loi de 1893 ne met pas fin à l’oppression de la Coulisse par le Parquet, comme certains doctrinaires du libéralisme veulent le faire croire à l’époque. Pendant tout le xixème siècle avait déjà existé une forte complémentarité entre la Coulisse et le Parquet, au sein de laquelle la Coulisse contrôlait une bonne partie du marché (Hautcœur et Riva, 2012). Cette complémentarité reposait sur l’hétérogénéité des investisseurs, des titres et des émetteurs. L’hétérogénéité des investisseurs est assez claire : d’un côté, la veuve de Carpentras qui détient quelques titres sûrs (obligations plus qu’actions à l’époque) n’opère que très peu de transactions et exige la sécurité absolue ; de l’autre côté, des opérateurs professionnels gèrent de gros portefeuilles de façon dynamique ou même gagnent leur vie par l’arbitrage continu et appuyé sur de faibles fonds propres. Ces financiers sont prêts à prendre des risques et la moindre variation des coûts de transaction compte pour eux, tandis qu’ils sont les grands bénéficiaires d’un marché de l’intermédiation plus concurrentiel sur lequel leur poids et leur information supérieure leur donnent des avantages.
Du côté des émetteurs, certains espèrent émettre des titres et ont besoin que le marché soit animé, la liquidité forte et la spéculation intense. D’autres veulent simplement organiser leur succession, permettre à tel actionnaire de sortir du capital, mais ne veulent pas trop d’une liquidité ou d’une appréciation de leur cours qui pourrait déstabiliser leur entreprise (ou leur contrôle). On peut supposer qu’ils préfèrent que leurs actions soient aux mains de la veuve de Carpentras plutôt que dans celles d’investisseurs professionnels ou d’arbitragistes toujours sur le qui-vive.
Cette variété de demandes suggère qu’une variété de marchés peut être une solution satisfaisante et que la cohabitation entre Coulisse et Parquet qui domine tout le xixème siècle est potentiellement stable. Un certain nombre de travaux théoriques récents l’ont confirmé (par exemple, Gehrig, 1998 ou Foucault et Parlour, 2004). Bien sûr, si ces deux marchés cotent largement des titres différents, ils sont aussi en concurrence à la marge et il existe une intersection non nulle entre leurs listes ainsi qu’une frontière qui se déplace en fonction de l’évolution du marché.
Les caractéristiques techniques des deux marchés correspondent bien à cette dualité. Le Parquet est un marché très réglementé (largement autoréglementé d’ailleurs), où les agents de change sont de purs intermédiaires qui n’ont pas le droit de faire la contrepartie et réalisent surtout des opérations au comptant et un nombre limité d’opérations à terme ; un marché transparent grâce à un mode de formation des cours à la Walras (centralisation des ordres, puis fixing, suivi pour la liquidité éventuelle d’autres ordres dans la journée, mais tous enregistrés et publiés le soir même dans une cote officielle) ; un marché enfin qui présente des garanties extrêmement fortes de bonne fin des opérations parce que les agents de change sont solidaires entre eux pour la bonne fin des opérations, ce qui minimise le risque de contrepartie (couvert par les fonds propres des charges, les patrimoines personnels des agents de change et un fonds de réserve qu’ils abondent régulièrement). La Coulisse est un marché plus libre, plus liquide et moins transparent, où l’innovation est plus importante : des produits nouveaux y sont expérimentés avec la combinaison de performance et de risque qui y est associée (options diverses, marchés à des termes et des leviers variés) ; les garanties sont moindres et les asymétries d’information donnent lieu à des gains et des pertes dont les professionnels concernés ne se plaignent pas, car ils connaissent les règles du jeu.
L’abolition des privilèges formels du Parquet en 1893 ne provoque pas un bouleversement car en fait, elle couronne des années de recul d’un Parquet qui, depuis le krach de 1882 où il avait été sauvé de la faillite par la Banque de France, a perdu des parts de marché avec sa réputation de sécurité absolue, et ce, d’autant plus qu’une majorité d’agents de change souhaitant renoncer à la solidarité qui est cruciale pour cette réputation de sécurité (au profit d’un modèle d’activité plus proche de celui de la Coulisse) y ont pris le pouvoir. Pourtant, le changement de 1893 est bien perçu comme donnant une forme de coup de grâce au modèle de marché régulé destiné au segment le plus prudent des investisseurs et des émetteurs. C’est sans doute ce qui irrite le « patron des patrons ». Car dans la répartition de l’activité entre Coulisse et Parquet, la plupart des actions françaises sont cotées au comptant au Parquet, sont peu liquides et stables, ce qui sans doute convient à leurs émetteurs, mais elles pourraient être menacées par la réforme : soit elles cessent d'être cotées parce qu’elles sont trop peu profitables pour les intermédiaires, soit elles font désormais l’objet d’un marché beaucoup plus actif, avec les inconvénients en résultant en termes de fluctuations des cours et de contrôle.
La « contre-réforme » de 1898
Or l’histoire ne s’arrête pas là. En 1895 a lieu en effet un krach sur les actions des mines d’or, un segment du marché qui s’était très fortement et rapidement développé durant les années précédentes avec les découvertes des mines d’Afrique du Sud. Les perspectives semblaient considérables : la quasi-totalité des pays du monde étaient désormais – souvent depuis peu – en étalon-or, de sorte que les besoins de métal précieux étaient considérables. L’accroissement de l’offre ouvrait des perspectives de croissance nouvelles pour toute l’économie mondiale, appuyée sur une offre de monnaie enfin croissante après des années de déflation. En deux ou trois ans, les cours des mines d’or s’étaient envolés et des quantités considérables d’actions de sociétés opérant en Afrique du Sud avaient été placées à Paris par des banques anglaises et françaises. Ces opérations souvent à la limite de la légalité (actions de très petits montants pour attirer les petits spéculateurs, non entièrement libérées, émises par des sociétés parfois à peine créées) sont entièrement réalisées en Coulisse et donnent lieu à une spéculation énorme. Lors du krach (déclenché par quelques bruits de bottes anglaises en Afrique du Sud), la moitié de ces entreprises disparaissent et les épargnants qui avaient acheté se rendent compte qu’ils auraient mieux fait d'être plus prudents. Évidemment, les agents de change expliquent que si on les avait écoutés, rien de tel ne serait arrivé, qu’ils ont refusé ces titres parfaitement spéculatifs et qu’en outre, les investisseurs encourent des risques de contrepartie massifs, parce que les opérations en cours sont indénouables et que nombre de coulissiers font eux-mêmes faillite, toutes choses que le Parquet aurait (peut-être) évitées.
À la suite de cette crise, le débat reprend donc, la stabilité du marché et la sécurité des transactions redeviennent prioritaires. Grâce à une alliance avec la droite nationaliste (et antisémite) de Jules Méline, qui revient alors au pouvoir, les agents de change obtiennent en 1898 une modification de l’impôt sur les opérations de Bourse précisant qu’eux seuls peuvent désormais le payer pour les titres inscrits à leur cote officielle. Désormais pour ces titres (qui sont nombreux car rien ne limite le droit des agents de change d’allonger leur liste), les coulissiers ou les banquiers sont obligés de passer par les agents de change pour payer l’impôt. Dans la réalité, des accords vont avoir lieu et les agents de change valideront des opérations montées par les coulissiers. Il reste que leur monopole est désormais plus fort que jamais, soutenu par la puissance du fisc, et que les agents de change peuvent retirer une véritable rente d’un prélèvement de courtage (même réduit) sur les opérations que leur apportent les autres intermédiaires, en particulier sur la partie la plus liquide de la cote d’alors qui correspond à ce que l’on appelle les « grandes valeurs internationales », essentiellement les obligations d’État et de chemins de fer espagnols, italiens, ottomans, russes, égyptiens… Formellement, le Parquet réalise ainsi les deux tiers des opérations, comme il apparaît sur le graphique 1 (plus haut), un doublement de sa part directement imputable à la loi de 1898.
Coûts et avantages du « monopole » : une approche financière
Reste des questionnements : fallait-il réformer la Bourse en 1893 ? et en 1898 ? quelle aurait été la meilleure organisation pour les échanges boursiers en France ? en dehors des intérêts des agents de change et des coulissiers (voire des autres opérateurs financiers), la masse des investisseurs devait-elle préférer l’une des situations ? Pour tenter de répondre à ces questions, Hautcœur, Rezaee et Riva (2010) ont tenté d’évaluer l’impact des deux lois de 1893 et 1898 sur le fonctionnement du marché boursier.
Si l’on considère d’abord l’impact sur la capacité de développement du marché, il est difficile de comparer les deux réformes : on ne connaît pas bien les transactions réalisées avant 1893 puisque c’est l’impôt alors établi qui permet de mesurer globalement les opérations réalisées. Le boom observé entre 1893 et 1895 correspond sans doute à une bulle associée aux mines d’or, comme le montre la rechute de 1896. Néanmoins, celle-ci s’explique environ pour moitié par le changement du taux de l’impôt sur les opérations de Bourse, taux divisé par deux pour les rentes françaises3. Après 1898 et contrairement aux prédictions des partisans de la Coulisse, il apparaît clairement que le total des transactions ne baisse pas. Tout donne plutôt à croire qu’elles s’accroissent substantiellement et que la réforme a donc un effet assez favorable sur les volumes échangés.
En termes de parts de marché, on l’a vu, la première loi a sans doute peu d’impact, même si elle consolide la situation de la Coulisse. Si l’on regarde les titres qui sont cotés sur chacun des marchés, il n’y a guère de changement non plus : la Coulisse n’en profite pas pour se mettre à coter les titres du Parquet, sans doute simplement parce qu’elle cotait déjà auparavant tous ceux qui l’intéressaient. En 1898, au contraire, on observe un changement important : le Parquet reprend le marché sur tous les titres qui l’intéressent, en particulier les grandes valeurs internationales. Grâce au timbre interne à la Compagnie des agents de change (qui alimente le fonds de réserve), on peut observer séparément les variations de l’activité du Parquet au comptant et à terme (cf. graphique 2). Si les opérations au comptant sont peu affectées en 1898, celles à terme le sont fortement, ce qui traduit bien le retour vers le Parquet des opérations plus spéculatives (ou le prélèvement par le Parquet d’un courtage obligé sur des opérations montées sans doute encore souvent par des coulissiers).
Ces mesures ne disent rien sur l’efficacité des deux marchés pour les investisseurs. Celle-ci comporte différentes dimensions, de liquidité, de transparence, d’immédiateté (pouvoir réaliser très vite une transaction), sans compter la sécurité des transactions (qui redevient un argument fort du Parquet quand il restaure ses procédures de solidarité à la fin des années 1890). Une mesure synthétique privilégiée en finance est le spread (écart entre le prix d’achat et le prix de vente offerts sur le même titre à un instant donné) qui mesure à la fois le coût de transaction (celui d’un aller-retour sur un titre), la liquidité (plus un marché est liquide, moins l’intermédiaire risque de se retrouver avec des titres invendables sur les bras, donc plus il accepte un spread faible) et l’asymétrie d’information dont bénéficie l’intermédiaire. Malheureusement, les spreads ne sont disponibles que dans les marchés fonctionnant avec des faiseurs de marché (les dealers de Londres à l’époque qui nous intéresse) qui affichent en permanence des prix à l’achat et à la vente, pas sur les marchés dirigés par les ordres et à intermédiaires purs comme Paris4. Roll (1984) a proposé une mesure permettant de constituer des spreads implicites à partir de la covariance des cours, mesure qui est largement utilisée dans la littérature financière.
Nous avons effectué des mesures de tels spreads pour un échantillon d’environ 150 titres cotés au Parquet, en Coulisse et sur les deux marchés en 1892, 1894 et 1903 (la dernière date est tardive parce que la réforme de 1898 n’est pleinement achevée qu’en 1901). Un tel calcul montre qu’entre 1892 et 1894, les spread augmentent en moyenne en Coulisse et diminuent au Parquet, l’augmentation moyenne du spread atteignant 40 %. Inversement, le spread moyen baisse de près de moitié entre 1894 et 1903. Si l’on régresse les niveaux des spreads individuels sur un ensemble de variables muettes représentant le marché de cotation (Coulisse ou Parquet), le type des titres (actions ou obligations), leur caractère public ou privé, leur pays d’origine et l’année observée, on trouve les effets significatifs suivants (tous au seuil de 5 %, voire 1 %, pour 177 observations) : les spreads (dont le niveau moyen est de 2 %) sont plus élevés en 1894 (de plus de 1 point) qu’en 1903 et 1892 ; ils sont plus élevés en Coulisse qu’au Parquet (de 1 point) et plus pour les actions que pour les obligations (de 1 point également). Ces résultats suggèrent que la réforme de 1893, en renforçant la Coulisse où les spreads sont plus élevés, conduit à une augmentation des spreads, y compris au Parquet, tandis que la réforme de 1898, qui affaiblit la Coulisse y compris par rapport à la période avant 1893, fait baisser l’ensemble des spreads, même s’ils restent toujours plus élevés en Coulisse. Les spreads sont faibles au Parquet parce que le marché est très contrôlé et très transparent. Après 1893, la transparence du marché diminue, ce qui amène les coulissiers à élargir leurs spreads pour se protéger des intervenants bien informés, ou exploiter au maximum la rente informationnelle qu’ils constituent en observant les ordres et les échanges. Après 1898, le Parquet redevient le marché pivot, la transparence est accrue et les spreads baissent.
Certes, on peut imaginer que d’autres changements que les deux réformes considérées soient à l’origine de ces évolutions. Aucune transformation du marché ne nous semble cependant pouvoir être invoquée pour expliquer le sens et plus encore l’ampleur de ces deux évolutions de sens opposés.
D’autres conséquences possibles des réformes doivent être examinées. En particulier, la libéralisation du marché en 1893 pourrait accroître l’intégration des deux marchés et donc l’efficience informationnelle du marché financier parisien dans son ensemble. De fait, des tests de cointégration menés sur des indices de rendements calculés pour un ensemble de sous-marchés suggèrent une certaine amélioration entre 1892 et 1894 (la cointégration augmente significativement en particulier pour les titres qui sont cotés à la fois en Coulisse et au Parquet), ce qui peut être mis à l’actif de la réforme de 1893. Des tests de causalité au sens de Granger montrent aussi que c’est la Coulisse qui influence le Parquet pour les titres bicotés (voire les autres parfois), suggérant qu’elle joue un rôle efficace de collecte et de transmission de l’information vers le marché. Ce rôle est renforcé après 1893. Néanmoins, cette intégration comme cette causalité demeurent en 1903, indiquant que la réforme « inverse » de 1898 ne les a pas détruites.
Au total, le rétablissement du monopole va avoir pour effet de diminuer les spreads ainsi que les coûts (les courtages officiels sont aussi abaissés), de maintenir un marché extrêmement efficace et en même temps de redonner la sécurité que souhaitaient les utilisateurs du marché. On pourrait craindre que la Coulisse, découragée, ne disparaisse, mais il semble qu’en fait, ses membres parviennent soit à coopérer avec les agents de change (comme souvent durant le xixème siècle), soit à contourner les règles en opérant formellement depuis Bruxelles. Le tableau 2 (ci-après) montre que la Coulisse continue après 1898 à attirer de nouveaux titres à sa cote.
Quant au Parquet, il vit en partie d’une rente de monopole, mais il fournit, comme pendant l’essentiel du siècle précédent, des services de qualité à bas prix pour la partie majoritaire (en nombre sinon en capitaux et moins encore en transactions) des investisseurs ainsi que pour les entreprises françaises – les plus nombreuses – souhaitant une présence minimale en Bourse. La dualité de ce marché est donc sans doute la situation la plus satisfaisante, conjuguant dynamisme financier (la Coulisse innovante et spéculative) et prudence économique (rentiers et entrepreneurs prudents), et son rétablissement en 1898, même s’il est sans doute trop favorable au Parquet, vaut sans doute mieux qu’une solution libérale qui aurait aboli une partie importante du marché.
Que nous enseigne cette histoire sur les rapports entre marchés financiers et entreprises ? D’abord que nombre d’acteurs économiques, qu’il s’agisse d’investisseurs ou d’entrepreneurs, s’ils recourent aux marchés financiers, n’envisagent pas de les utiliser selon les méthodes systématiques et maximisatrices que suggère la théorie financière. La sécurité ne repose pas essentiellement pour eux sur la diversification ou sur des systèmes d’incitation parfaitement conçus, mais sur des procédures et même sur des institutions. Au fil des décennies, le Parquet de la Bourse de Paris est devenu une institution capable de rassurer les investisseurs peu informés et les entrepreneurs réticents. Fonctionnant aux limites du privé et du public, étendant progressivement son action et développant des méthodes nouvelles une fois celles-ci éprouvées ailleurs, le Parquet fournissait un lieu d’apprivoisement aux pratiques de la finance et de protection des moins experts contre les abus des mieux informés. À côté, la Coulisse donnait la possibilité à ces derniers d’innover, d’introduire des titres inconnus ou des produits financiers nouveaux, de donner une chance aux nouveaux venus n’ayant pas les attaches nécessaires pour s’intégrer d’emblée dans le monde policé des agents de change. Quand Georges Claude crée Air Liquide en 1902, il doit rapidement recourir au financement externe pour développer sa société et seule la Coulisse accepte de coter ses actions en 1908. Pour autant, dès qu’il en a la possibilité, il obtient la cotation au Parquet (en 1913) et commence bientôt une politique visant à séduire les investisseurs individuels, à réduire la volatilité et les risques liés de spéculation et de perte de contrôle. Il révèle ainsi une attitude prudente (voire réticente) envers les marchés financiers, parfaitement représentative de l’industrie française (Petit, 2003). Il nous confirme ce que demandait dès 1893 le président de l’Association de l’industrie française : l’industrie veut autant se protéger des risques financiers que profiter des opportunités qu’offrent les marchés et veut donc à la fois sécurité et liquidité ; ne pouvant les conjuguer sur un seul marché, elle préfère pouvoir recourir séparément à deux marchés distincts.