Ce numéro de la Revue d’économie financière (REF) sur la finance indienne intervient à point nommé. Alors que le décollage de l’économie indienne sur une trajectoire à la chinoise semblait prendre forme au milieu des années 2000 avec quatre années de croissance au-dessus de 9 %, le retournement de l’économie mondiale depuis 2008 s’accompagne d’interrogations croissantes sur la résilience du modèle indien. Bien au-delà d’un taux de croissance qui pourrait tomber en dessous de 6 % en 2012, les interrogations portent sur des défis plus structurels dans un contexte global plus que morose et incertain sur l’avenir de la mondialisation et de sa gouvernance. Et dans ces défis, les questions financières apparaissent au premier plan. C’est un peu comme si l’euphorie de la décennie 2000 avait masqué les fortes limites du système financier indien à accompagner un régime de croissance soutenue.
Il faut dire que la première vague de réformes qui avait accompagné le grand tournant libéral post-1991 avait manifestement porté ses fruits. Pendant près de vingt ans, la croissance indienne est passée de moins de 6 % par an à plus de 8 % par an, faisant de ce pays l’un des contributeurs majeurs à la croissance mondiale, compte tenu de sa taille continentale. La comparaison de plus en plus fréquente avec la Chine devenait même un sujet d’école dans les universités américaines tant en termes de compatibilité entre croissance et modèle démocratique qu’en termes de temporalité avec l’image du lièvre et de la tortue. Sous-entendu, la croissance chinoise pourrait rapidement s’essouffler sous l’effet du vieillissement démographique notamment et des blocages de la transition politique, tandis que l’Inde n’est confrontée à aucun de ces deux défis dans les trois prochaines décennies.
Mais voilà. De même que la modernisation du système financier chinois apparaît au cœur de la poursuite du décollage de la Chine et du succès de son internationalisation, comme l’a bien montré le numéro 102 de la REF (« Finance chinoise : les enjeux de la modernisation », juin 2011), le système financier indien est bien confronté à la nécessité d’une deuxième vague de réformes. Celles des années 1990 avaient essentiellement desserré le carcan public sur les ressources financières du pays et modernisé les banques – totalement balkanisées – ainsi que le système financier national plus largement, tandis que l’Inde avait plutôt bien géré son ouverture graduelle à la finance mondiale. Or tous les articles de ce numéro convergent vers le même constat : si l’économie indienne a fait preuve de résilience dans la crise actuelle, c’est largement dû à la prudence de ses réformes financières qui ont laissé une place de choix aux régulateurs, en premier lieu la banque centrale indienne (Reserve Bank of India – RBI), la clé de voûte de la gestion de la globalisation financière. Mais la contrepartie en est la multiplication des paradoxes. L’insuffisante modernisation du système financier limite la mobilisation de l’épargne intérieure et son orientation vers le financement productif des principaux goulets d’étranglement de la croissance de moyen terme comme les infrastructures. Dès lors, l’ouverture financière a joué un rôle crucial dans ces domaines, comme on le voit bien avec la Bourse indienne, dont près de la moitié des flux de capitaux viennent de l’extérieur, ou encore avec les grands groupes indiens qui ont de plus en plus profité de la fenêtre des ECB (external commercial borrowings) pour le financement de leurs programmes d’expansion les plus importants, y compris dans les infrastructures, de plus en plus ouverts aux partenariats publics-privés.
Autre paradoxe, celui de l’inclusion financière. Les réformes libérales qui se sont intensifiées au début des années 2000 dans le domaine bancaire ont essentiellement bénéficié aux classes moyennes supérieures urbaines, ainsi que le montrent l’explosion des cartes de paiement et l’accès au crédit à la consommation ou immobilier. On a pu croire un moment que l’essor de la microfinance pourrait pallier le risque de dualisme financier et garantir l’élargissement du marché intérieur. Mais les deux compartiments étaient loin d'être étanches, de sorte que le surendettement du système commercial a rapidement impacté le refinancement des institutions de microfinance, précipitant la crise qui a éclaté en 2010.
Le résultat de ces paradoxes est la mise à nu actuelle des défis du système financier indien. Dès lors que la crise de la finance mondiale semble durable, comment assurer la reprise stable d’un régime de croissance rapide avec un déficit courant soutenable et de faibles pressions inflationnistes ? Ce sont en effet les deux manifestations les plus visibles du mal financier indien : le taux d’épargne intérieure est retombé aux alentours de 32 % du PIB, ce qui est nettement insuffisant pour atteindre une croissance de 8 % à 10 % par an visée par les autorités. Ce faisant, l’Inde bute sur des contraintes d’offre – à l’opposé ici de la Chine qui cumule des excès de capacités et une insuffisance de la demande. Cela concerne tout particulièrement en Inde les domaines cruciaux des infrastructures d’énergie et de transport, ou encore du logement, ainsi que la production agricole qui est loin de suivre la progression du revenu moyen par habitant (3 %, contre 6 %).
Pour éclairer ces défis, ce dossier de la REF est organisé en trois parties. La première concerne le bilan macroéconomique des deux dernières décennies et les perspectives à venir. Jean-Joseph Boillot ouvre le débat en montrant comment le potentiel de croissance indien converge bien en théorie avec celui de la Chine dans les vingt prochaines années. Mais il recense cinq défis majeurs dans le domaine financier qui pourraient contrecarrer sa réalisation. Tous concernent le financement long de l’économie.
Subir Gokarn aborde ensuite le thème du couple stabilité et croissance dans le nouveau contexte de la crise mondiale actuelle. Alors que les réformes passées s’appuyaient sur la confiance dans les vertus d’un marché concurrentiel ouvert, l’Inde découvre que la compétition interne comme externe apporte sans doute plus d’efficacité, mais aussi plus d’instabilité et de risques. Le défi du régulateur central est alors de trouver la bonne stratégie économique offrant le meilleur compromis entre efficacité et stabilité.
De son côté, Saumitra Chaudhuri montre bien les défis de l’économie réelle dans un contexte global qui paraît désormais incertain à court et à moyen terme, une équation à laquelle les planificateurs indiens ne s’étaient pas préparés lors de l’élaboration du 12e plan quinquennal (2011-2016). Le financement extérieur des infrastructures notamment et même de la modernisation de l’agriculture dans un contexte d’insuffisance d’épargne intérieure est devenu une question clé de la bonne réalisation de ce 12e plan.
Cette première partie se termine par l’article de Christophe Cottet qui revient sur les vulnérabilités de l’économie indienne dans un contexte de crise financière globale après l’âge d’or de la décennie passée. Il montre le paradoxe d’un système tout à fait capable de résister à la crise, mais qui pourrait par contre avoir des difficultés à faire face à un ralentissement durable de la croissance, notamment en raison des tensions budgétaires et sociales provoquées par le manque de financements longs.
La deuxième partie porte précisément sur les aspects conjoncturels de gestion de la crise et les défis de politique économique. Edgardo Torija-Zane commence par étudier le rôle de la RBI à partir d’une analyse originale de son bilan. Il montre bien que la recommandation de la Commission sur les réformes du système financier de 2009 d’adopter un régime visant à assurer la stabilité des prix, grâce à une cible d’inflation explicite, reste un véritable défi dans un pays où la banque centrale a plus d’objectifs que d’instruments à sa disposition. Depuis la libéralisation de 1991, la RBI joue en réalité le rôle de financer le reste du monde (augmentation rapide de ses réserves de change) par ses interventions sur le marché des changes et de stériliser ces interventions, pour en éviter l’impact déstabilisateur sur l’économie nationale, dans un contexte où l’inflation frôle les deux chiffres depuis quelques années. La situation a changé à partir de la crise de 2008. Confrontée à la fuite des capitaux privés et à la hausse de l’aversion pour le risque, la RBI a utilisé ses réserves de change pour contenir la dépréciation nominale de la roupie.
Ensuite, Philippe Ferreira tente d’expliquer le déficit structurel de la balance des paiements courants et la baisse de l’épargne nationale, qui sont les deux causes liées de la dégradation de la note souveraine indienne décidée au printemps 2012 par les agences de notation. Il montre qu’il s’agit de facteurs cumulatifs externes et internes : sur le plan externe, la perte de compétitivité de l’Inde et la hausse tendancielle des matières premières ; sur le plan interne, la baisse des taux d’intérêt réels pour les épargnants dans un contexte de montée rapide de l’inflation. La solution consisterait donc principalement à cibler la lutte contre l’inflation et moderniser les marchés financiers en parallèle, en particulier les produits obligataires, pour stimuler l’épargne interne et donc réduire la pression du déficit courant qui menace la croissance.
Abdenor Brahmi et Kavdamane Etoile se concentrent dès lors sur la question de la lutte contre l’inflation et le degré d’efficacité de la politique monétaire dans ce domaine. Ils mettent d’abord en lumière les enjeux politiques majeurs de la lutte contre l’inflation dans un pays où un tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté extrême et font le bilan que la RBI n’a pas vraiment failli dans la réalisation de son objectif prioritaire de stabilité des prix. Simplement, elle ne dispose pas des moyens nécessaires pour traiter les problèmes structurels à l'œuvre dans la remontée de l’inflation, tout particulièrement les prix agricoles intérieurs et internationaux. En outre, les canaux de transmission de la politique monétaire sont nettement affaiblis par les contraintes de financement du déficit budgétaire élevé – pas loin de 10 % du PIB au total –, de sorte que la balle est dans le camp des autorités budgétaires tant pour soutenir les investissements agricoles (irrigation) que pour la réduction drastique des subventions courantes, largement à l’origine de leur déficit.
Enfin, la troisième partie aborde le sujet sur un plan plus sectoriel et structurel. Elle s’ouvre par l’article de Richard Herd qui dresse un état des lieux du système financier indien sous ses multiples aspects. Il aborde tour à tour les marchés mobiliers, le système bancaire et enfin le bilan des politiques d’inclusion financière menées depuis de nombreuses années. Sa conclusion est ambivalente. Si la modernisation financière des années 1990 a en partie porté ses fruits sur le plan de la stabilité et de l’efficacité, elle a maintenu un rôle prépondérant pour le secteur public, qui n’est pas sans rappeler le système financier indien préréforme, avec de réels problèmes d’allocation des ressources au profit des agents économiques privés qui auraient le plus grand besoin d’élargir leur accès à l’épargne disponible. L’auteur recommande alors une intensification de la concurrence dans le système financier tout en mettant en garde contre les risques encourus par le secteur bancaire public prédominant et mal préparé à un environnement beaucoup plus concurrentiel.
Subir Gokarn, dans un second article pour ce numéro, aborde un autre aspect du risque pour les banques indiennes : comment peuvent-elles s’adapter à la concurrence mondiale alors que leurs caractéristiques contrastent fortement avec celles des leaders bancaires mondiaux qui disposent d’une taille massive, d’une importante diversification sur tout le spectre des instruments financiers et d’une présence globale ? Les banques indiennes sont en effet des nains à l’échelle mondiale. Elles sont très peu diversifiées dans leurs produits en général et quasiment absentes de la scène internationale. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les autorités indiennes ont freiné au maximum l’implantation des banques étrangères, non sans susciter de fortes pressions chez leurs partenaires européens ou américains dans le cadre de la négociation en cours d’accord de libre-échange. Cela ne résout pas pour autant la question du business model efficace pour les banques indiennes, après le relatif échec d’ICICI, la grande banque privée indienne, face à l’entité publique SBI (State Bank of India), et alors que les succès de HDFC ou de Yes Bank montrent l’efficacité de modèles originaux bien adaptés aux spécificités du marché indien.
A. Kanakaraj et B. Karan Singh s’intéressent, quant à eux, à la mesure de l’efficacité du marché boursier indien et à sa qualité comme indicateur des performances futures de l’économie indienne. Alors que le marché primaire ne remplit pas vraiment ses objectifs de financement direct des grandes entreprises indiennes, les variations de cours à la hausse ou à la baisse seraient par contre un bon indicateur avancé des performances à venir de l’économie indienne. À l’aide de la théorie du rendement optimal des actifs, les auteurs concluent au faible caractère spéculatif du marché boursier indien en dépit de sa forte exposition au flux de capitaux globaux. En réalité, la RBI et les autres régulateurs des marchés financiers exercent une surveillance étroite sur les investissements de portefeuille (FII – foreign institutional investments), avec de fortes sanctions régulièrement appliquées en cas de violation de la réglementation en vigueur.
Kalpesh Maroo, Bobby Parikh et Sharath Rao abordent ensuite un aspect très peu connu du marché indien et de l’une des probables raisons de la croissance forte de ces dernières années en dépit d’un système financier peu tourné vers l’économie réelle et le financement des groupes privés. Il s’agit de la vitalité des fusions et acquisitions (M&A – mergers and acquisitions) totalement inconnues jusqu’au milieu des années 1990. Celles-ci se sont rapidement développées d’abord sur le marché intérieur pour le rachat d’entreprises par des groupes étrangers (inbound investment) et par des groupes indiens eux-mêmes, puis dans les années 2000, de façon surprenante, à destination de l’étranger (outbound investment) où quelques grosses opérations de groupes indiens ont fait grand bruit, comme le rachat par le géant Tata du numéro deux de la sidérurgie européenne Corus et du symbolique Rover-Jaguar. En 2007, par exemple, les sorties de capitaux pour des M&A ont dépassé les investissements directs étrangers entrant en Inde. L’intensité des M&A est telle que l’Inde est arrivée en 2011, parmi les pays émergents, juste après la Chine avec 191 opérations (in et outbound), contre 263 pour la Chine, et a enregistré un total de 600 M&A par des firmes indiennes entre 2005 et 2011.
Morgane Lapeyre reprend pour sa part les principales conclusions d’une étude réalisée en Inde, au moment de la grande crise de 2008, en prenant le cas du financement du logement pour éclairer le paradoxe indien de la résilience face aux crises, mais de la faiblesse des innovations financières en contrepartie. S’il est exact que les bilans bancaires offrent en général une image plutôt rassurante de l’Inde, il est aussi vrai que le modèle indien de financement de l’immobilier n’est pas satisfaisant. Les grandes entreprises du secteur sont ainsi toutes en difficulté depuis le ralentissement de la conjoncture car elles ne bénéficient pas d’un système financier sophistiqué qui leur permettrait, par exemple, de se refinancer grâce à une titrisation de leurs engagements. L’absence d’un véritable marché hypothécaire paralyse ainsi la reprise de la construction à un moment où l’Inde doit trouver de nouveaux ressorts, et cette fois d’abord en interne. Au-delà du logement, cette faiblesse de l’innovation financière explique en grande partie le faible dynamisme de l’Inde dans certaines infrastructures comme les aéroports ou les routes. Le leader du secteur, GMR, est aujourd’hui dans une impasse financière après avoir porté à bout de bras le financement de l’aéroport international de New Delhi.
Vijay Mahajan et T. Navin développent, quant à eux, un cas particulier d’innovation qui a mal tourné, en tout cas pour l’instant : la microfinance. Alors que les banques commerciales profitaient de leur plus grande liberté pour s’affranchir des obligations de crédit aux secteurs prioritaires et se concentrer sur les marchés urbains des classes moyennes, les très nombreuses ONG indiennes travaillant dans les zones rurales se sont précipitées au milieu des années 1990 sur les opportunités offertes par la réglementation des NBFC (non-bank financial corporations) pour développer leur modèle de petits prêts à une myriade de particuliers regroupés soit dans des associations solidaires (self-help groups – SHG), soit autour d’une institution de microfinance (MFI – microfinance institution). Après les excès liés à une véritable euphorie sur ce business model tout à fait novateur, la perspective qui se dessine est celle d’un mouvement vers une plus grande clarté du rôle de régulateur de la RBI et d’une plus grande légitimité des MFI pour favoriser une microfinance responsable.
Rakesh Mohan, ancien vice-gouverneur de la RBI, reprend dans un court article sa vision de l’inclusion financière qu’il perçoit aussi comme l’un des défis financiers de l’Inde. Non que l’Inde soit en retard en termes de bancarisation de sa population par rapport à la moyenne des pays dans le monde au même niveau de revenu par habitant, mais parce que le pays a plus que jamais besoin d’orienter sa croissance sur sa demande intérieure dans un contexte international qu’il pressent durablement dégradé. Or l’accès au crédit formel n’a pas progressé dans les zones rurales et auprès des couches pauvres de la population autant que leur consommation, de sorte que la part du crédit informel aurait paradoxalement augmenté dans la dernière période. Pour autant, il n’est pas simple de trouver les bons modèles bancaires adaptés à des populations peu solvables et géographiquement peu concentrées, capables donc de se substituer au traditionnel money lender de village pratiquant couramment l’usure.
L’article de conclusion est le fruit d’une réflexion personnelle de l’actuel gouverneur de la RBI concernant l’un des grands débats du moment : l’avenir de la mondialisation et en particulier de la globalisation financière. Duvvuri Subbarao commence par rappeler le bouleversement qu’a connu l’Inde depuis le tournant de 1991, alors qu’elle était l’une des économies les plus fermées du monde. L’ouverture du pays en relation au PIB – flux de marchandises et flux financiers entrants et sortants – a presque été multipliée par huit en quarante ans, passant de 14 % en 1972 à 109 % en 2011. Ce qui signifie que si l’intégration commerciale de l’Inde s’est approfondie (37 %, contre 8 %), son intégration financière a été encore plus profonde. Il s’agit d’ailleurs là d’une inversion intéressante vis-à-vis du modèle chinois, où l’intégration financière reste faible, alors que la Chine pèse cinq fois plus que l’Inde dans les échanges mondiaux de marchandises. Les conclusions de l’article sont importantes : l’Inde a largement bénéficié de la mondialisation financière en dépit de tous les risques qu’elle entraîne si elle est mal régulée, et elle compte bien sur sa poursuite car elle reste un pays pauvre qui a besoin d’une croissance forte. Cela suppose simplement de la part des régulateurs du monde entier un travail intense pour contenir tous les effets déstabilisants que la mondialisation financière peut entraîner.