La faillite de la quatrième banque d’investissement américaine, Lehman Brothers, marque un nouveau rebondissement dans la crise financière commencée en 2007 en faisant augmenter significativement le risque de voir la crise devenir systémique. En raison de la grande taille de la banque et de son rôle clé dans certains marchés, cette faillite a semé un début de panique parmi les investisseurs non seulement aux États-Unis, mais aussi sur les marchés financiers internationaux. Selon les documents de faillite officiels déposés le lundi 15 septembre 2008, le total du bilan de Lehman Brothers s’élevait à quelque 639 Md$, environ six fois plus que celui de Worldcom placé en liquidation judiciaire en 2002 sur fond d’éclatement de la bulle Internet. Il s’agit donc incontestablement de la faillite la plus importante de l’histoire financière des États-Unis. Le syndic chargé de l’affaire a recensé plus de 60 000 demandes de recouvrement, totalisant des milliards de dollars, adressées par les créanciers de la banque avant le délai de rigueur imposé par la loi américaine régissant les faillites.
Les médias financiers ont largement débattu le cas pendant toute la semaine qui a suivi le dépôt de bilan, en utilisant parfois une palette extrêmement riche de métaphores et d’expressions exagérées : « un tsunami dévastant l’industrie financière et envoyant des ondes de choc ressenties à l’échelle planétaire » ; « un Armageddon financier » ; « un orage parfait qui a déclenché des réactions en chaîne sur l’ensemble des marchés du crédit » ; « la tempête de feu la plus importante depuis la Grande Dépression » ; « une explosion dévastatrice pour le monde de la finance ». Selon Kaufman (2000), les médias ont une propension naturelle à exagérer les conséquences néfastes des faillites de grandes institutions financières, les histoires d’épouvante qui en résultent étant souvent prises pour des faits par le grand public. Il attribue cette tendance vers l’exagération au voile d’ignorance qui empêche le grand public de comprendre le fonctionnement et la complexité du système financier. Par conséquent, ce dernier est entouré d’une sorte de mysticisme pesant et s’expose régulièrement, lors des crises sévères, à des récits fictifs et des interprétations erronées quant à son (dys)fonctionnement.
La faillite de Lehman Brothers a divisé les économistes, notamment sur la question de la nature précise de l’événement systémique qui a déclenché la panique sans précédent que l’ensemble des places financières ont connue à l’automne 2008. Ce débat reflète sans aucun doute des difficultés d’ordre plus général, liées à la définition du concept même de risque systémique et à l’absence de consensus dans la littérature économique traitant de ce sujet1. Pour Kaufman et Scott (2003), le risque systémique est défini comme la probabilité d’occurrence de défaillances généralisées dans l’ensemble du système financier, qui se manifestent par une concentration extrême (clustering) des faillites d’institutions financières. De Bandt et Hartmann (2002), quant à eux, proposent une distinction importante entre événements systémiques définis au sens étroit et au sens large. La première notion fait référence à des effets de contagion (ou de domino) qui amplifient la faillite d’une entreprise financière en la propageant à d’autres institutions et marchés, tandis que la deuxième inclut les effets adverses imputables à un choc (macro)économique qui affecte simultanément un grand nombre d’institutions financières. La plupart des définitions mettent l’accent sur les phénomènes de contagion qui décrivent les mécanismes de propagation d’un choc affectant initialement une seule institution financière, ou un nombre réduit d’institutions, à l’ensemble du système financier. Ces phénomènes de contagion sont considérés comme étant plus dangereux dans l’industrie financière que dans d’autres secteurs de l’économie. En effet, la littérature montre que la contagion financière se transmet à vitesse accélérée, affecte un nombre important d’institutions financières opérant au sein du système financier, se traduit par un nombre important de faillites d’entreprises financières et des pertes considérables pour les créanciers et est susceptible de déclencher des faillites parmi des institutions initialement solvables et saines financièrement (Kaufman, 1994). Pour toutes ces raisons, les économistes s’accordent généralement pour affirmer que le risque systémique représente l’argument le plus convaincant pour justifier l’intervention publique dans le système financier.
Depuis le début de la crise en août 2007, de nombreuses institutions financières ayant un poids significatif dans les systèmes financiers des pays développés ont été renflouées par les Pouvoirs publics au nom du risque systémique. Ce fut le cas notamment de Bear Sterns, Fannie Mae, Freddie Mac, AIG (American Insurance Group) et Citigroup, institutions financières qui ont toutes été considérées comme étant « systémiques » par le gouvernement américain. Dans le cas particulier de Lehman Brothers, le dénouement a pourtant été radicalement différent. Au lieu de concevoir un plan de sauvetage, les autorités de tutelle américaines ont décidé de laisser la quatrième banque d’investissement du pays faire faillite après plusieurs tentatives d’arrangement privé qui ont échoué2. Elles ont justifié leur décision en faisant valoir que les acteurs de marché ont eu cette fois suffisamment de temps à leur disposition pour se préparer à absorber les pertes éventuelles liées à cette faillite. De surcroît, à la différence de Bear Sterns, Lehman Brothers a pu bénéficier d’un accès direct aux facilités de liquidité de court terme proposées par la Federal Reserve3. Les hauts représentants des autorités ont également souligné que les deux géants du marché hypothécaire américain, Fannie Mae et Freddie Mac, mis sous tutelle publique le 7 septembre 2008, ont été beaucoup plus « systémiques » que Lehman Brothers. Plus précisément, ces deux institutions financières détenaient dans leurs bilans des garanties sur plus de la moitié des prêts hypothécaires octroyés aux ménages américains4.
Pourtant, pour de nombreux analystes, la faillite de Lehman Brothers a constitué indubitablement un événement systémique. À titre d’illustration, Acharya et al. (2009) évoquent cette faillite comme un exemple évident d’événement générateur de risque systémique qui a conduit à la quasi-faillite du système financier. Portes (2008) et Goodhart (2010) vont encore plus loin en affirmant que la décision du gouvernement de ne pas renflouer Lehman Brothers a été probablement la plus grande erreur de politique économique pendant la crise financière. Les critiques s’accordent généralement à dire que la crise systémique de l’automne 2008 aurait pu être évitée si le gouvernement américain avait décidé d’intervenir pour sauver cette banque.
D’autres économistes influents ont adopté le point de vue opposé, en arguant que ce n’est pas la faillite de Lehman Brothers qui a déclenché la crise systémique de l’automne 2008, mais le manque de crédibilité de la première version du plan TARP (Troubled Asset Relief Program), annoncée quelques jours après la faillite. Taylor (2009b) et Cochrane et Zingales (2009) sont très explicites sur ce point de vue. Ils utilisent des études d’événement basées sur des représentations graphiques, comme celle reproduite dans le graphique 1, pour illustrer l’idée selon laquelle certains indicateurs de stress sur les marchés financiers (par exemple, le spread Libor-OIS et les spreads CDS – credit default swaps) n’ont réagi que très apathiquement après l’annonce de la faillite5. En revanche, ces mêmes indicateurs semblent avoir réagi beaucoup plus fortement et négativement à l’annonce du plan TARP quelques jours plus tard, le 23 septembre 2008 (cf. graphique 1). De même, Rogoff (2008) soutient que dans le cas de Lehman Brothers, le gouvernement a appliqué le bon remède au bon moment et approuve la décision de ne pas gaspiller les fonds des contribuables américains pour renflouer la banque d’investissement défaillante.
Les arguments de Taylor (2009b) et Cochrane et Zingales (2009) sont pour le moins discutables à bien des égards. Nous avons décidé de nous concentrer dans cet article sur le manque de représentativité des indicateurs considérés par ces auteurs. En effet, le spread Libor-OIS est calculé à partir d’une enquête survey ne couvrant qu’un nombre très limité d’institutions financières (huit en particulier, après l’enlèvement des observations extrêmes reportées par huit autres établissements) et ne reflète donc qu’une image très partielle de la perception de la faillite de Lehman Brothers et de son effet. L’autre indicateur de stress, considéré par Cochrane et Zingales (2009), se résume à un seul établissement (Citigroup) et ne permet pas non plus de tirer des conclusions pertinentes quant à l’ampleur de l’effet de cette faillite. Par ailleurs, Taylor (2009a) note qu’il serait souhaitable de mener des études d’événement plus rigoureuses afin d’analyser de manière appropriée la perception de cette faillite.
L’objectif de cet article est précisément de mener une analyse plus approfondie permettant de mieux caractériser les effets de la faillite de Lehman Brothers sur les institutions financières survivantes. Nous tenterons de répondre donc aux questions suivantes :
- quelle a été la perception de l’effet associé à cette faillite sur les valeurs de marché des autres institutions financières survivantes opérant aux États-Unis ?
- quels ont été les établissements les plus touchés par cet événement ?
- l’onde de choc a-t-elle affecté uniformément les établissements survivants ?
La perception de la faillite de Lehman Brothers aux États-Unis : une étude d’événement
La méthodologie des études d’événement permet de quantifier à l’aide des outils statistiques appropriés l’effet d’un événement significatif (changement législatif, intervention réglementaire, annonce des résultats ou d’une OPA…) sur les valeurs de marché des entreprises cotées en Bourse. L’impact de l’événement est mesuré en utilisant le concept de rentabilité anormale, estimée sur un intervalle contenant la date de l’annonce, appelé également fenêtre d’événement. La rentabilité anormale est définie comme la différence entre deux termes : la rentabilité normale ou espérée, c’est-à-dire celle que l’on aurait pu observer en l’absence d’événement6, et la rentabilité réellement observée sur le marché, due à l’arrivée de nouvelles informations associées à la réalisation de l’événement. Naturellement, les rentabilités anormales sont positives si ce dernier est perçu favorablement par les investisseurs ou négatives si, en revanche, il constitue une mauvaise nouvelle pour les marchés. Les tests statistiques permettent d’inférer si les rentabilités anormales sont en moyenne significativement différentes de zéro, au sens statistique du terme7.
Afin de répondre aux questions posées dans cet article, la méthodologie des études d’événement a été appliquée à un échantillon de 382 institutions financières américaines activement cotées en Bourse et dont le total du bilan était supérieur à 1 Md$ en septembre 2008. Parmi ces institutions financières, 305 sont des établissements bancaires (dont 60 caisses d’épargne), tandis que 77 sont des entreprises financières « non bancaires » (sociétés d’investissement, banques d’affaires, intermédiaires financiers spécialisés dans le secteur immobilier…)8. Les données de marché (cours boursiers, indices, volumes…) ainsi que les ratios financiers permettant de caractériser le profil de risque, le levier d’endettement et la profitabilité de chacune de ces institutions financières proviennent de la base de données Bloomberg.
Quel a été l’impact de la faillite de Lehman Brothers sur les institutions financières survivantes ?
Afin de répondre à cette première question de notre étude, le tableau 1 (ci-après) synthétise les résultats des tests de significativité des rentabilités anormales, l’effet de la faillite étant mesuré en termes de baisse significative de valeurs de marché. Ces résultats sont présentés séparément pour l’échantillon global ainsi que pour trois sous-échantillons construits en fonction de la taille du bilan : petites, moyennes et grandes institutions financières.
En moyenne, les rentabilités anormales estimées sur une fenêtre de cinq jours ouvrés entourant la date de l’annonce de la faillite ne sont pas statistiquement différentes de zéro pour les 382 entreprises financières incluses dans l’échantillon global9. Néanmoins, la rentabilité anormale moyenne calculée sur l’ensemble des entreprises faisant partie de l’échantillon global ne permet pas de tenir compte de l’hétérogénéité de la réaction du marché10. C’est la raison pour laquelle les résultats sont également reportés par sous-échantillon. Nous remarquons par exemple que les entreprises financières de petite taille (total du bilan compris entre 1 Md$ et 1,6 Md$) ont été positivement affectées le jour de l’annonce (rentabilité anormale de + 3,65 % en moyenne). Ce résultat suggère que pour les institutions financières de petite taille, la réaction du marché s’explique par d’autres facteurs que les éventuels effets de contagion liés à la faillite de Lehman Brothers. En revanche, les grandes institutions financières présentent des rentabilités anormales négatives et significatives, de – 3,73 % et – 7,87 % en moyenne le 15 septembre 2008, dans les sous-échantillons incluant respectivement les 50 et les 20 plus grands établissements.
Le tableau 1 présente également les rentabilités anormales moyennes calculées pour différents échantillons définis par rapport au type d’activités : banques commerciales, caisses d’épargne, sociétés financières spécialisées dans le secteur immobilier, institutions financières non bancaires, sociétés de services financiers diversifiées, banques d’investissement et institutions spécialisées dans le crédit à la consommation. Les rentabilités anormales négatives les plus élevées en valeur absolue ont été enregistrées dans le cas particulier des institutions financières survivantes spécialisées dans le secteur immobilier (– 7,15%) ou opérant dans les mêmes secteurs d’activité que Lehman Brothers comme le secteur des services financiers diversifiés (– 4,16%), le secteur financier non bancaire (– 7,28%) et le secteur des services d’investissement (– 3,33%). Parmi les établissements de crédit, seules les grandes banques présentent des rentabilités anormales négatives et significatives aux seuils de confiance conventionnels (– 4,38%).
Pour clore cette section, nos résultats révèlent que les institutions les plus touchées par l’onde de choc déclenchée par la faillite de Lehman Brothers ont été les sociétés financières offrant le même type de services financiers que cette banque, mais aussi les plus grands établissements financiers américains ainsi que les entreprises financières opérant dans le secteur immobilier, gravement sinistré par la crise.
L’onde de choc a-t-elle affecté toutes les institutions financières survivantes de manière uniforme ?
Pour répondre à cette deuxième question de notre étude, nous avons tenté d’expliquer la réaction du marché à l’annonce de la faillite de Lehman Brothers à partir de plusieurs variables mesurant le profil de risque et la performance des institutions financières incluses dans notre échantillon. À titre d’illustration, le profil de risque est décrit par le ratio provisions pour risque de crédit/total des encours, ainsi que par la part des actifs douteux dans le bilan. Le levier d’endettement est mesuré par des ratios conventionnels tels que dettes/total bilan, fonds propres/total bilan et fonds propres/total des actifs pondérés en fonction des risques. Les ratios dettes de long terme/total actif et dettes de court terme/total passif donnent des informations sur les gaps de maturité entre les ressources et les emplois. Enfin, la rentabilité est mesurée par la rentabilité financière (ROE – return on equity –, résultat net sur capital), la rentabilité économique (ROA – return on assets –, résultat net sur total actif) et un ratio d’efficience (total produits/total charges opérationnelles). Pour un sous-échantillon d’entreprises, nous avons également utilisé comme mesure de la qualité de crédit les notations Standard & Poor’s préalablement converties en valeurs cardinales (AAA = 1 ; AA+ = 2 ; AA = 3…).
Afin de déterminer si la faillite de Lehman Brothers a affecté les autres institutions financières de façon aléatoire ou bien de manière discriminatoire, le tableau 2 (ci-après) présente les résultats d’une analyse statistique descriptive basée sur les coefficients de corrélation de Pearson. Dans notre cas, ces coefficients reflètent le lien statistique entre, d’une part, les rentabilités anormales standardisées à la date de l’annonce (ou cumulées sur deux jours, 15 et 16 septembre) et, d’autre part, un ensemble de facteurs spécifiques à chaque institution financière, susceptibles d’expliquer la réaction du marché.
Le tableau 2 révèle l’existence d’une corrélation négative entre les rentabilités anormales (cumulées ou non) et les différentes mesures du risque, et une corrélation positive entre les mêmes rentabilités et les variables de profitabilité. Moins l’institution financière est rentable ou plus son profil de risque est élevé, plus son cours boursier est affecté négativement après l’annonce de la faillite de Lehman Brothers. Par ailleurs, il existe aussi une corrélation forte entre le niveau du levier et les rendements anormaux. Plus l’effet de levier de l’institution financière est élevé, plus le rendement anormal de son cours boursier est faible et (éventuellement) négatif.
Au total, ces résultats tendent à confirmer l’hypothèse d’un effet différencié en fonction de l’information disponible. Les institutions financières les plus affectées sont celles qui ont des caractéristiques similaires à Lehman Brothers, c’est-à-dire opérant sur le même marché, le même secteur d’activité ou les mêmes types de produits. Les rentabilités anormales individuelles sont fortement corrélées aux fondamentaux financiers des entreprises en termes de profil de risque, d’effet de levier ou encore de profitabilité.
Avec la faillite de Lehman Brothers, quatrième plus grande banque d’investissement aux États-Unis, le 15 septembre 2008, la crise a franchi une nouvelle étape en faisant craindre une montée sans précédent du risque systémique. Pour de nombreux analystes, cette faillite a été l’illustration parfaite d’un événement systémique. Aussi, la décision du Trésor américain de ne pas secourir la banque d’investissement a été une erreur qui a amplifié les effets néfastes de la crise. D’autres économistes soutiennent la thèse opposée : ce n’est pas la faillite de Lehman Brothers qui a provoqué la panique de la fin de l’année 2008, mais l’incertitude autour de la première version du projet TARP, rendue publique quelques jours seulement après la faillite. Pour ces économistes, malgré l’importance de la banque, la réponse du Trésor américain a été appropriée et a notamment permis d’éviter aux contribuables américains de prendre en charge une aide qui se serait révélée coûteuse et inefficace.
Cet article traite de deux questions portant sur la nature de l’événement systémique qui a déclenché la panique financière à l’automne 2008. À l’aide de séries boursières sur le cours des actions des établissements financiers, nous avons analysé la perception de la faillite de Lehman Brothers aux États-Unis en étudiant la réaction des investisseurs à l’annonce de cet événement spectaculaire et inattendu. Étant donné qu’il n’existe pas de consensus sur la définition opérationnelle du risque systémique dans la littérature, il est difficile d’inférer à partir d’une étude d’événement si Lehman Brothers était véritablement une « institution systémique ». De surcroît, notre analyse n’étudie que les effets à très court terme de cette faillite et néglige donc les effets potentiels persistants, de long terme, non seulement sur les autres institutions financières, mais aussi et surtout sur l’économie réelle. Cela étant, nos résultats montrent que les dommages collatéraux se sont fait sentir de manière significative dans plusieurs sous-groupes spécifiques d’institutions financières : les entreprises spécialisées dans les services financiers proches du secteur d’activité de Lehman Brothers, mais aussi les plus grandes banques et entreprises financières, qui sont au cœur même du système financier, ainsi que les entreprises spécialisées dans les crédits immobiliers (assurance de crédits immobiliers ou autres services en lien avec le crédit immobilier, c’est-à-dire les activités qui ont été affectées le plus sévèrement par la crise).