La crise américaine des subprimes est venue rappeler le risque que l’immobilier représente pour le secteur financier en même temps que le risque représenté par les innovations financières pour le marché immobilier. Cette double relation de risque n’est pas nouvelle ; elle date de l’intervention des banques sur le marché immobilier. Elle n’est pas non plus inévitable. Le but de cet article est de mettre en valeur les facteurs qui déterminent le degré de dépendance des deux secteurs.
La méthode est une étude de cas atypique : celui du rôle du système financier dans la crise immobilière que la France a connue à partir de 1882-18831. Le choix de cette crise s’explique de deux manières. D’abord parce qu’elle est la plus grande crise immobilière que la France ait connue au XIXe siècle. Elle clôt à la fois un cycle court de l’immobilier de très grande amplitude commencé en 1876 et un long « cycle haussmannien » d’intense activité immobilière amorcé dans les années 1820 (cf. graphique 1 infra) ; crise cyclique également de forte amplitude (jusqu’en 1888-1889), elle inaugure aussi une longue dépression immobilière qui va durer jusque dans les années qui précèdent la guerre (1908), voire jusque dans les années 1950. Ensuite, parce que de manière surprenante, cette crise ne semble avoir eu que peu de rapport avec les défaillances bancaires observées au même moment. Les banques ont pourtant massivement participé aux grandes opérations immobilières du cycle, notamment à Paris qui servira de cadre d’analyse à l’étude du marché. L’objet statutaire très large des grandes sociétés immobilières (gestion d’immeubles, opérations de vente et d’achat d’actifs immobiliers, crédits) qu’elles patronnent témoigne de leur ambition d’exploiter toutes les opportunités de profits offertes par l’essor du secteur (rentes foncières, plus-values immobilières, intérêts financiers) ; cela conduit à analyser le rôle des moyens mis en œuvre (et notamment les innovations financières) dans le boom immobilier qui précède la crise. Malgré l’importance du rôle des banques, la crise immobilière n’a pas entraîné de grande crise bancaire, comme cela était le cas précédemment. Alors que pendant le cycle du Second Empire (le second cycle du long « cycle haussmannien »), la chute du Crédit mobilier est directement imputable aux échecs de sa filiale immobilière, pendant le cycle étudié, c’est plutôt la relation inverse qui semble avérée : la chute de la Société des immeubles de France (SIF) en 1893, liée à la faillite de sa banque fondatrice (la Banque d’escompte de Paris), montre que ce sont alors plutôt les faillites bancaires qui entraînent les difficultés dans l’immobilier.
Trois points seront discutés : le rôle du système financier dans le boom immobilier de 1876-1882, l’absence de crise bancaire à l’occasion de la crise immobilière des années 1883-1888, le rôle du système financier dans la régulation de la crise et la stagnation du secteur jusqu’à la Belle Époque.
Le système financier et le boom immobilier (1876-1882)
Comme les booms précédents, le boom des années 1876-1882 s’explique par un certain nombre de données relevant de l’économie réelle : le rattrapage de l’activité de construction consécutif à l’effondrement des années 1870 à 1873, la reprise des flux migratoires vers les villes au milieu de la décennie, l’achèvement des grands travaux entrepris sous le Second Empire et la reprise des expropriations (en 1875-1878) poussent à la hausse l’ensemble des valeurs locatives et vénales immobilières et stimulent l’activité de la construction. Pourtant, rien dans les données de l’économie réelle ne justifie l’ampleur du mouvement de hausse, ni les niveaux atteints par les différents indices. La croissance annuelle de la population urbaine est de 1,9 % dans les années 1870 (2,7 % à Paris), contre 2,03 % dans les années 1850 (3,35 % à Paris) ; le nombre moyen annuel d’expropriations est de 172 de 1875 à 1882, contre 402 de 1860 à 1869.
Parce qu’ils se présentent sous un jour très différent de celui des cycles précédents, les facteurs financiers sont les seuls à pouvoir expliquer l’ampleur du boom. Comme cela était perçu par les contemporains, la baisse très forte des taux de capitalisation boursière (le taux de rendement de la rente passe de 5,5 % à 3,5 % entre 1871 et 1881) constitue un facteur explicatif important. Mais ce qui est nouveau dans les années 1870 est moins la corrélation négative entre le taux de capitalisation des valeurs boursières et le cours des immeubles (corrélation qui semble être une caractéristique de l’ensemble du cycle haussmannien) que le contexte de baisse générale des taux d’intérêt dans lequel s’opèrent les arbitrages entre les deux marchés (cf. graphique 2 infra). Les taux d’intérêt baissent de 10 % à 25 % par rapport au cycle impérial.
Liée au mouvement international du prix des capitaux (Hautcœur, 2007), la baisse des taux d’intérêt voit ses effets amplifiés sur le marché immobilier par le déploiement de la concurrence parmi les prêteurs hypothécaires. Pour appuyer les filiales immobilières qu’elles constituent alors, les grandes banques commerciales (Société générale, Crédit lyonnais, Crédit industriel et commercial, Banque de Paris et des Pays-Bas), guidées par la jeune Banque d’escompte de Paris, créent en juillet 1879 la Banque hypothécaire de France (BHF), véritable machine de guerre lancée à l’assaut du monopole du Crédit foncier de France (CFF)2. De fait, l’arrivée d’une concurrence provoque une baisse rapide des taux d’intérêt à long terme : au CFF, qui depuis 1877 a remplacé les prêts en obligations par les prêts en numéraire, ceux-ci passent de 5,6 % (commission de 0,6 % incluse) à 4,45 % en septembre 18793.
Surtout, l’apparition d’une concurrence parmi les prêteurs hypothécaires entraîne une vague d’innovations financières (le plus souvent à l’initiative de la BHF) qui vont contribuer à abaisser les critères d’octroi de prêts et, par là, à augmenter le risque encouru par les banques. Les conditions des prêts sont alors assouplies pour attirer une clientèle plus large d’investisseurs et d’entrepreneurs : le ratio « prêt/valeur du gage », qui ne dépassait pas 50 % avant 1879, les dépasse fréquemment4, et se développent alors des prêts sur deuxième hypothèque ; de même, la durée maximale d’amortissement des prêts est allongée de soixante ans (au CFF) à soixante-quinze ans (à la BHF). Une innovation financière importante lancée par la BHF est le prêt à amortissement différé. Celui-ci va jouer un rôle décisif dans la concurrence avec le groupe du CFF dans la mesure où il est rapidement préféré au crédit consolidé classique mis en place entre le Sous-comptoir des entrepreneurs (SCE) et le CFF5 ; dans la nouvelle formule, l’entrepreneur ou le propriétaire se fait ouvrir un prêt à court terme automatiquement transformé à l’échéance (c’est-à-dire après l’achèvement de l’immeuble) en prêt à long terme remboursable par annuité à des conditions déterminées à l’avance. Contrairement au débiteur du SCE-CFF, l’emprunteur est assuré de connaître dès le début les conditions finales du prêt amortissable ; mais le prêteur hypothécaire prend le risque d’une dégradation des conditions du marché immobilier entre l’octroi du crédit et le début de l’amortissement. Comme les précédentes, cette innovation augmente le risque du prêteur et peut susciter des comportements plus risqués chez les emprunteurs. En réaction aux innovations de la BHF, le CFF lance en 1881 la Compagnie foncière de France chargée de faire toutes les opérations que statutairement il ne peut faire (prêts hypothécaires en deuxième rang ou prêts en premier rang sur immeubles sur lequel le CFF ne peut prêter).
L’un des effets les plus importants engendré par ces facilités accrues de crédit est d’avoir attiré sur le marché immobilier des acteurs plus risqués que dans le passé. Cela est manifeste au niveau des sociétés de construction qui opèrent dans le sillage des grandes sociétés immobilières. Non seulement ces dernières bénéficient de facilités accrues de crédit, mais aussi elles profitent des nouvelles formules d’utilisation du sol urbain imaginées par les grandes sociétés immobilières (SIF, Société foncière lyonnaise – SFL –, puis, en réaction, Compagnie foncière de France). La location des terrains avec promesse de vente, qui avait été expérimentée à la fin du cycle impérial par les frères Pereire à Marseille, connaît un très grand développement et tend à remplacer la vente à crédit des terrains qui dominait jusque-là. L’intérêt de ce montage est d’attirer les entrepreneurs en réduisant la hauteur de leur engagement (celui de locataire et non plus de débiteur), tout en maximisant leur intérêt à acheter le terrain pour empocher une partie de la plus-value engendrée par la construction ; le prêt à amortissement différé peut aussi avoir favorisé ce type de montage. Dispensées ainsi d’apport à la fois en capital immobilier et en capital circulant, de nombreuses sociétés de construction (souvent animées par des professionnels du bâtiment) se constituent alors sur des bases financières très fragiles, eu égard à la taille des opérations traitées6. La crise venue, celles d’entre elles qui n’ont pas pu liquider ou louer les immeubles construits se révéleront incapables de faire face au paiement du loyer des terrains et de l’intérêt des emprunts.
Mais les nouvelles conditions de crédit ont aussi influencé le choix du type de logements construits pendant le cycle et, par là, généré l’arrivée d’une nouvelle clientèle de locataires. Non sans analogies avec l’expérience récente des subprimes aux États-Unis, le niveau très bas des taux d’intérêt incitent certains opérateurs à se tourner massivement vers des logements plus modestes que par le passé. Le phénomène est particulièrement visible au milieu de la phase ascendante du boom, lorsque la concurrence exacerbée pour l’achat d’immeubles de rapport de haut et milieu de gamme (situés dans les quartiers centraux) provoque une baisse du taux de capitalisation de ces immeubles (la valeur vénale augmentant plus rapidement que la valeur locative). Dans le cadre des cycles précédents, cette baisse des taux de capitalisation poussait les acteurs du marché immobilier à abandonner les placements fixes dans ce type d’immeubles et à se tourner vers des stratégies spéculatives d’achat et de revente d’immeubles et de terrains ; fondée sur la rotation des actifs et le jeu des plus-values immobilières, cette stratégie impliquait une pénétration plus massive dans le domaine des immeubles haut de gamme situés dans les nouveaux quartiers « bourgeois » de Paris. La baisse des taux d’intérêt observée dans les années 1870 modifie les conditions de réaction des firmes. L’effet de levier procuré par les capitaux empruntés à bas prix permet aux investisseurs de réagir à la baisse des rendements des immeubles haut et moyen de gamme par un élargissement de leur parc locatif vers des logements plus modestes qui échappent à la baisse des taux de capitalisation. Cette stratégie peut être illustrée par l’exemple de la Rente foncière, la société la plus proche du CFF (elle obtient en 1879 un engagement de prêt de 200 MF à 4,05 %) et qui investit massivement dans le logement modeste autour de 1880-1882 (notamment à Montmartre). Bien qu’ils ne s’adressent pas aux milieux les plus défavorisés de la population, ces immeubles traduisent une forte inflexion du marché immobilier. Signe de l’évolution ainsi amorcée, la fin du boom (1882-1883) est marquée par à la fois une augmentation du nombre des locaux créés et un accroissement de la part relative des logements d’un loyer annuel inférieur à 500 francs7.
Ces changements expliquent à la fois l’ampleur du boom immobilier et l’ampleur de la crise qui va suivre.
La crise immobilière des années 1880 et le système financier
Visible dès 1882, soit au lendemain du krach boursier, pour le secteur haut de gamme du marché, la crise se diffuse en 1883-1884 à l’ensemble du secteur immobilier. L’augmentation du nombre de vacances à partir de 18838 met un terme à la progression des valeurs immobilières et s’accompagne d’une chute de l’activité de construction (de l’ordre de 65 % – nombre de logements autorisés à la construction – à 75 % – valeurs locatives créées).
L’ampleur de la crise immobilière
Ces mouvements signalent un déséquilibre profond et durable du marché immobilier. Comme dans les cycles précédents, ce déséquilibre concerne en premier lieu le segment des logements « bourgeois », lié à l’excès de production, notamment pendant la phase spéculative du cycle. La crise de ce segment peut être illustrée par l’exemple du quartier Marbeuf à Paris, aménagé à partir de 1881 par différentes sociétés regroupées derrière la SIF et financées par le groupe du CFF. Mais l’originalité de la crise, qui en explique l’ampleur, est le rôle des logements populaires dans le déséquilibre global. Bien que le taux de vacance soit moins élevé dans leurs rangs que dans les logements plus chers9, 62 % des logements vacants à Paris en 1895 ont un loyer inférieur à 500 francs ; un tiers des logements ont un loyer entre 100 francs et 300 francs. Dans le parc de la Rente foncière, la société immobilière qui a le plus investi dans le logement populaire, les non-valeurs en proportion du rendement brut réalisable atteignent 21 % dans les immeubles les plus modestes (ceux de la rue Moret), contre 17 % au maximum pour les plus cossus (ceux du quartier Marbeuf). Si l’effet de levier procuré par les capitaux empruntés permettait de relever la rentabilité des logements modestes en période normale d’occupation, il ne permettait pas de compenser les non-valeurs liées au chômage ouvrier en période de crise économique.
L’absence de crise bancaire
Exposées en première ligne aux conséquences de ce double choc (surproduction de logements chers et insolvabilité de la demande populaire en période de crise), les sociétés de construction transfèrent par capillarité leurs difficultés aux grandes sociétés immobilières qui les avaient soutenues. Le fait que ce transfert n’ait pas entraîné une grande crise parmi les banques fondatrices s’explique de différentes manières : plus grande solidité financière de ces sociétés immobilières (ratio de capitaux propres plus élevé que la Compagnie immobilière, cf. tableau 1 infra)10, prudence imposée par certaines banques (comme le Crédit lyonnais) à leurs filiales, fonctionnement en pools (comme dans l’affaire Marbeuf).
Mais la raison principale doit être recherchée, à nouveau, dans l’évolution du système financier. Alors que le Crédit mobilier avait été conduit à assumer plus de la moitié du risque financier de la Compagnie immobilière (dont 20 % en capital-actions et 80 % en capital de prêt et en obligations)11, les banques du cycle suivant peuvent s’appuyer sur le développement du marché financier et du CFF pour limiter leurs engagements.
Elles ont tout d’abord limité leur participation au capital de leurs filiales immobilières. Rétrocédant, avec de gros profits pour les fondateurs, les actions à leurs actionnaires, à leurs clients ou au public, la plupart des banques se contentent d’une position d’actionnaires minoritaires (exemple de la Banque parisienne à la Rente foncière). Bien qu’intéressé à certaines sociétés immobilières, le CFF se dispense (au moins jusqu’en 1893)12 de toute participation directe ; contrepartie de son rôle de prêteur principal et de la souscription des titres par ses actionnaires, la présence de ses dirigeants dans le conseil des firmes alliées (Rente foncière, SFL, Compagnie foncière de France) lui suffit pour obtenir à faible coût l’information interne et contrôler les firmes. Les cas de participations importantes (Crédit lyonnais dans la SFL, Crédit général français dans la Compagnie foncière)13 s’expliquent moins souvent par une stratégie délibérée des banques que par l’échec des émissions d’actions, consécutif aux primes exagérées demandées par les banques (exemple des actions de la SFL que le Crédit lyonnais voulait placer directement en Bourse avec une prime de 180 francs) ou au caractère trop tardif dans le cycle de l’émission (cas des actions de la Compagnie foncière rétrocédées par le Crédit lyonnais au Crédit général français et conservées par ce dernier). Seul le groupe formé par la Banque d’escompte et la Société financière semble avoir eu la volonté de contrôler plus fermement le capital de leurs filiales (SIF, puis, en 1890, lors de la chute du Crédit général français, Compagnie foncière).
Mais ce sont surtout les nouvelles possibilités d’endettement qui vont permettre aux banques d’alléger leur risque. Rappelons que ce qui différencie ces sociétés de la Compagnie immobilière, ce n’est pas un ratio d’endettement supérieur14 (ce changement majeur est intervenu entre les sociétés de la Restauration et celles du Second Empire), c’est un endettement hors banques fondatrices.
L’essor du marché financier et le développement du CFF permettent en effet aux sociétés immobilières de lever des capitaux d’emprunts sans mobiliser massivement les banques actionnaires (cf. tableau 1 ci-contre), ce qui réduit chez ces dernières le risque de solvabilité et surtout de liquidité. La SIF n’est pas une véritable exception. Si sa petite taille et son isolement par rapport au CFF l’empêchent de disposer des mêmes possibilités de financement externe que les autres sociétés, elle ne dispose en 1882 d’aucun crédit de la part des banques actionnaires. Pendant la phase d’essor, l’essentiel du capital de prêt est demandé au groupe du CFF : crédit pour construire du SCE, prêt de consolidation du CFF, prêt complémentaire de la Compagnie foncière. Le CFF dispose désormais d’une maîtrise du marché obligataire beaucoup plus grande que sous le Second Empire15. Il devient ainsi le principal porteur de risque sur le marché immobilier parisien16, d’autant qu’en mai 1882, il absorbe la BHF qui n’a pas réussi à imposer ses obligations sur le marché face à la concurrence de celles du CFF. Cette absorption ne donne pas un monopole du prêt hypothécaire au CFF : le crédit notarial et les prêts hypothécaires des compagnies d’assurances restent très importants (notamment à Paris), mais le CFF est l’intermédiaire qui peut traiter le plus facilement les très gros prêts et sur la durée la plus longue (Postel-Vinay, 2001). De ce fait, l’importance relative des prêts du CFF dans l’endettement des sociétés double par rapport à la Compagnie immobilière17. Pendant la crise, cette centralisation du risque immobilier autour du CFF est encore renforcée par la récupération par les grandes sociétés immobilières des actifs immobiliers (terrains loués avec promesse de vente ou immeubles en cours de construction ou de location) que leurs filiales de construction n’ont pu finir de mettre en valeur. Cette récupération accroît mécaniquement leur endettement hypothécaire. Au total, le portefeuille de prêts du CFF double entre 1880 et 1885. Le renforcement de la centralisation des grands intérêts immobiliers autour de l’organisme prêteur transforme le groupe du CFF en régulateur du marché immobilier.
La crise venue, la prise en charge de ce risque par le CFF va alléger celui qui est supporté par les banques, mais elle met ces dernières en position de dépendance pour gérer la sortie la crise.
Le système financier et la régulation de la dépression immobilière
La crise immobilière modifie en profondeur la relation entre le CFF et ses débiteurs. D’un côté, elle renforce la dépendance des seconds par rapport au premier. La caractéristique des crises immobilières est en effet d’affecter en même temps le revenu des sociétés immobilières et la valeur de leurs actifs, ce qui a pour effet d’affaiblir de deux manières leur position par rapport au créancier : incapables à la suite des vacances d’assurer l’équilibre de leur exploitation et d’honorer leurs dettes, les sociétés immobilières enregistrent par ailleurs une chute du prix de leurs actifs qui affaiblit la valeur des garanties données aux prêteurs. L’accumulation des pertes et la baisse du cours des actions qui accompagnent ce processus conduisent à une destruction du capital (ou sa récupération par le créancier), qui laisse le créancier seul maître de la firme immobilière. D’un autre côté, la centralisation des intérêts immobiliers réalisée par le CFF interdit à ce dernier de procéder à une liquidation générale des gages.
De fait, pour éviter un effondrement des valeurs immobilières qui aurait pu lui être fatal, le CFF va conserver son soutien aux sociétés immobilières en leur imposant une gestion orientée au profit du seul créancier : il va ainsi renégocier la dette de ses gros débiteurs à la condition que leurs actionnaires (les banques et les actionnaires minoritaires) assument l’essentiel des pertes ; sa récupération accidentelle des actions de certaines de ces sociétés ne modifiera jamais cette stratégie orientée vers la protection exclusive du créancier. Les sociétés immobilières se voient ainsi imposer des conditions très strictes, comme le cautionnement hypothécaire des emprunts de leurs filiales de construction restées indépendantes18. Le CFF profite même de sa position pour imposer à certaines sociétés des obligations exorbitantes (remboursement de créances tierces pour désintéresser le CFF, interdiction de remboursement anticipé). Il en résulte que toutes les grandes sociétés immobilières sont amenées plus ou moins durablement à suspendre leurs dividendes et leur activité (ainsi la Compagnie foncière et la SIF à partir du début des années 1890) (cf. graphiques 3). Leur capital ayant « disparu », ces sociétés « filiales » sont devenues des « services » du CFF chargés d’affecter tous les revenus de l’exploitation à la consolidation des gages19.
Les exemples de rétablissements réussis (comme ceux de la SFL ou de la Rente foncière dans les années 1890) (cf. graphiques 3) montrent cependant que cette issue n’était pas inévitable. Le rétablissement était soumis à deux conditions : le rétablissement partiel de l’équilibre comptable (par la revalorisation de certains actifs et revenus qui compense la baisse de valeur et de revenu des autres et/ou par la baisse du coût du capital emprunté qui compense la baisse des revenus d’exploitation) et le maintien d’une certaine indépendance de gestion par rapport au créancier, de manière à ce que le retour à l’équilibre ne profite pas exclusivement à ce dernier20. Très proches, dès leur création, du CFF, la Rente foncière et la SFL avaient obtenu de ce dernierun financement privilégié en échange d’une simple ouverture du conseil à des dirigeants du CFF. Sans doute l’absence de participation au capital n’empêche-t-elle pas le CFF de prendre le contrôle de fait de la Rente foncière en 188421 (c’est de cette époque que datent les engagements très lourds obtenus de la Rente foncière)22, mais elle l’empêche de résister à la fronde des actionnaires qui, en 1896, reprennent la direction de la firme. La cure de minceur imposée par le CFF, à son avantage exclusif23, associée à son refus de baisser suffisamment ses taux d’intérêt, conduit en effet les actionnaires à remplacer les administrateurs issus du CFF par une nouvelle équipe indépendante. Cette opération est rendue possible sur le plan financier par le fait que les plus-values de certains actifs (notamment le Grand Hôtel) compensent les moins-values enregistrées par d’autres, permettant ainsi à la Rente foncière de sauver son capital (lequel est resté entre des mains indépendantes) et de maintenir une certaine vitalité. Cela explique que la suppression épisodique des dividendes ne provoque pas l’effondrement du cours des actions. Mais la faiblesse des réductions d’intérêt obtenues du CFF24 oblige la Rente foncière à agir plus directement sur l’amélioration des revenus d’exploitation (réduction des dépenses d’entretien des immeubles, modification de la convention d’affermage du Grand Hôtel et remplacement de l’exploitation industrielle de l’hôtel Scribe par son affermage) ; ce sont ces aménagements qui permettent la reprise des dividendes (au moins jusqu’en 1902).
Très différente est la stratégie de sortie de crise de la SFL. Elle est la seule grande société immobilière qui rétablit sa rentabilité en allégeant ses coûts de financement par l’accès direct au marché financier. Déjà, pendant l’essor, elle est la société qui, grâce à l’appui du Crédit lyonnais, a le plus diversifié ses sources de financement (prêts des compagnies d’assurances, crédits bancaires, obligations). La crise venue, elle approfondit cette stratégie pour obtenir un allégement de ses coûts de financement en dehors du CFF. De fait, contrairement au début des années 1880, le CFF est devenu dans la décennie suivante (1883-1895) un prêteur cher ; cela est vrai pour les anciens prêts (y compris ceux des grandes sociétés proches du CFF)25 comme pour les nouveaux prêts (cf. graphique 2 supra)26. Les raisons de ces coûts élevés de financement tiennent aux difficultés techniques d’adaptation à la baisse des taux à long terme de l’intermédiaire financier, mais aussi à des erreurs de gestion (des emprunts onéreux émis en 1883 et en 1885, difficilement convertibles compte tenu des primes exagérées accordées aux souscripteurs), ainsi qu’à une relation d’agence qui, jusqu’aux années 1890, défavorise les emprunteurs au profit des actionnaires (ce que montrent l’importance des dividendes et le caractère contestable de leur origine comptable) (Lescure, 1982).
C’est ce coût élevé de financement qui explique l’importance des remboursements anticipés jusqu’au milieu des années 1890 au CFF et les nouveaux équilibres qui s’instaurent sur le marché des prêts hypothécaires : alors qu’en 1865, les stocks de prêts du CFF et du circuit notarial sont à Paris dans un rapport de 60/40, en 1899, ils sont dans un rapport de 42/58 (Postel-Vinay, 2011). La forte hausse de la taille moyenne des crédits traditionnels et la baisse de celle des prêts du CFF suggèrent que de nombreux clients importants remboursent ce dernier par anticipation en empruntant auprès des notaires. Mais, pour des raisons de taille et de durée insuffisantes des prêts, cette voie de financement pour conversion des dettes est en partie fermée aux plus grandes sociétés.
Pour ces dernières, la seule alternative au CFF, quand celui-ci ne leur en interdit pas l’accès, est constituée par le marché obligataire. Celui-ci se révèle cependant encore difficile d’accès pour les sociétés immobilières. La première société à en avoir fait l’expérience est la SFL en avril 1881 ; malgré l’essor boursier du moment, le Crédit lyonnais semble avoir eu du mal à en assurer le placement27. La crise immobilière favorise d’autant moins la diffusion de ce type de titres que la plupart des sociétés ont dû réduire leur capital social (en compensation des moins-values d’actifs ou pour stimuler les cours des actions), ce qui diminue la garantie des obligataires. En 1888, la SIF ne doit le « succès » de son émission qu’à des conditions très onéreuses : les 150 000 obligations foncières (3 %) sont émises à 387,50 francs et remboursables 1 000 francs en soixante-quinze ans.
Le redressement ultérieur des titres (cf. graphique 4 ci-contre) et la réduction des écarts de taux de capitalisation avec la rente28 libèrent l’initiative des firmes. L’étude comparée (cf. tableau 2) de deux émissions montre cependant les conditions très difficiles de réussite des obligations immobilières. Le succès de la SFL s’explique sans doute en partie par la conjoncture boursière plus favorable (1893) dans laquelle elle intervient. Mais il s’explique surtout par le jeu des mécanismes d’information, de garantie et de réputation mis en œuvre par le Crédit lyonnais. La vente ferme des obligations au Crédit lyonnais (à un cours sensiblement supérieur à celui des anciennes obligations) permet à ce dernier d’écouler les titres en fonction de la conjoncture en évitant tout risque d’effondrement des cours. Surtout, tout est fait pour montrer au souscripteur final la rentabilité et la sécurité des titres rétrocédés par le Crédit lyonnais : en même temps que l’émission, sont annoncés la reprise des dividendes de la SFL (suspendus de 1884 à 1892)29, le renforcement de la spécialisation des opérations (l’achat et la vente d’immeuble à l’exclusion de toute spéculation), l’interdiction des emprunts hypothécaires (qui primeraient les emprunts obligataires) et la limitation de l’endettement chirographaire au montant du capital social (contre le double précédemment)30. La SIF est dans une situation exactement opposée ; grâce à une stratégie anticyclique lancée en 1888 pour compenser les pertes de l’affaire Marbeuf, elle distribue des dividendes élevés et le cours de ses actions est très supérieur à celui des actions de la SFL. Malgré cela et malgré le taux proposé aux souscripteurs, elle échoue à placer ses obligations. La responsabilité en incombe en partie au prix demandé et aux modalités de placement ; la Banque d’escompte n’a pas la surface, ni la solidité du Crédit lyonnais pour assurer le placement des titres. Mais la responsabilité de l’échec incombe aussi à la firme immobilière. La SIF est une affaire beaucoup plus diversifiée que la CFF, ce qui prive l’investisseur d’information sur la situation financière réelle de la firme et la rentabilité des différentes opérations. Elle est aussi beaucoup plus spéculative (c’est elle qui est à l’origine du projet d’aménagement du quartier Marbeuf) et les risques de son portefeuille sont beaucoup plus élevés que ceux de la SFL. La destination des fonds empruntés est elle-même beaucoup plus incertaine que celle de l’emprunt de la SFL (remboursement de l’emprunt onéreux de 1888, mais aussi achat d’immeubles, prêts), ce qui nuit à la sécurité des titres. De plus, la SIF est dans l’incapacité de renoncer à se financer par l’emprunt hypothécaire, ce qui nuit à la garantie des obligations31. Pour tenter de compenser ces handicaps, elle va chercher à gonfler l’effet de réputation que lui procurent ses patronages bancaires. Forte d’un important paquet d’actions de la Compagnie foncière acquises en 1890 lors de la chute du Crédit général français, elle opère un rapprochement très médiatisé avec la filiale du CFF pour pouvoir se prévaloir du « patronage » de ce dernier et de la sécurité dont bénéficient ses obligations ; si l’union entre les deux établissements n’aboutit pas, le capital de réputation du CFF (« père » des « deux sœurs jumelles ») est massivement mobilisé lors de l’émission32 ; le transfert au CFF du service des obligations anciennes (3 %) laisse augurer un redressement des cours analogue à celui obtenu par la même opération pour les obligations de la BHF33. Cette mobilisation ne fut pas sans efficacité immédiate (elle permit d’éviter un échec total de l’émission), mais elle couvrait une désinformation sur l’affectation réelle des capitaux34, ce qui a nuit à l’efficience à long terme du marché.
La SFL est l’une des rares grandes sociétés du cycle qui remplissait les conditions (absence de pertes majeures sur opérations spéculatives, indépendance de gestion à l’égard du CFF, soutien d’un grand établissement de crédit et surtout spécialisation des opérations sur des placements fixes à revenus stables et facilement évaluables) pour se libérer de l’emprise de l’établissement hypothécaire par le recours au marché35. Les autres sociétés durent composer avec le CFF et se soumettre à ses conditions onéreuses.
Conclusion et épilogue
L’absence de grandes faillites bancaires ne signifie donc pas que la crise immobilière n’a pas eu de conséquences négatives sur les institutions financières. Même si elles sont moins affectées que les actionnaires minoritaires des sociétés immobilières, elles enregistrent les difficultés de leurs filiales. Bien que les pertes ne puissent faire l’objet d’une évaluation globale, les affaires immobilières cessent d’alimenter les banques en gros profits comme elles l’avaient fait pendant le boom36 et elles ont pu encore représenter un risque important de solvabilité et de liquidité pour leurs partenaires financiers37. Dictée par le souci d’éviter un effondrement des valeurs immobilières qui aurait pu lui être fatal (objectif réussi au vu de la stabilité relative du cours des immeubles observée à Paris pendant la dépression) (Lescure, 2013), l’intervention du CFF auprès des sociétés immobilières a protégé les banques contre ces risques. Appuyé sur ses filiales qui préparent ou complètent ses opérations (comme la Compagnie foncière dans les années 1880), le CFF a ainsi joué d’une certaine façon le rôle de prêteur « en dernier ressort » sur le marché immobilier. Mais, compte tenu des performances médiocres du CFF comme intermédiaire financier, cette intervention s’est révélée coûteuse pour les firmes et le marché dans son ensemble. Ces coûts d’intermédiation ont favorisé les premières tentatives d’accès direct au marché financier, mais la majorité des sociétés immobilières ne remplissaient pas les conditions pour en bénéficier.
Est-il possible d’aller plus loin et d’imputer à ces difficultés du système financier les difficultés ultérieures du secteur immobilier ? La construction de logements stagne jusqu’à la fin des années 1900 (11 200 logements construits par an à Paris de 1886 à 1910, contre près de 30 000 en 1883) et le logement modeste qui avait été le moteur du cycle étudié voit sa part régresser dans l’offre de nouveaux logements. Indépendamment des facteurs démographiques et de leur impact sur la situation du marché, plusieurs types de facteurs peuvent être évoqués qui relient cette nouvelle configuration du marché immobilier au rôle du système financier.
Les premiers concernent la disparition des mécanismes d’ajustement du marché immobilier qui présidaient jusque-là à la régulation du cycle. Conséquence de la concentration accrue de la propriété immobilière et de la politique du CFF de ne pas procéder à la liquidation massive des gages immobiliers qu’auraient dû entraîner les défauts de paiement sur les emprunts, la résistance à la baisse du cours des immeubles, alors que l’indice des loyers baisse pendant la crise et la dépression, a dû affaiblir la rentabilité des placements immobiliers et retarder l’assainissement. Les conséquences de cette baisse de rentabilité sur la construction de logements neufs ont pu être aggravées par l’augmentation des coûts de la production immobilière et spécialement du prix des terrains (celui-ci double à Paris entre 1885 et 1913). Amorcée en 1887-1889, soit au plus fort de la crise immobilière, cette hausse s’explique par les spéculations suscitées par la reprise des expropriations et la préparation de l’Exposition universelle de 1889 ; le suivi des corrélations entre les valeurs boursières et les valeurs immobilières montre que les années 1887-1900 sont le seul moment du xixe siècle où l’achat de terrains représente une alternative à la baisse des taux de capitalisation boursière, indépendante des autres composantes du marché immobilier (Lescure, 2013). Malgré leur baisse relative à partir de 1895, il est possible que les taux d’intérêt du CFF soient également restés trop élevés pour stimuler la reprise de l’activité immobilière et particulièrement la construction de logements modestes.
Mais la stratégie des institutions financières fournit une deuxième série de facteurs explicatifs. Signe des difficultés enregistrées pendant la crise et la dépression, les grandes banques commerciales amorcent un désengagement durable du marché immobilier. Même lorsqu’elles sont revenues à l’équilibre, les grandes sociétés immobilières qu’elles ont lancées (comme la SFL ou la Rente foncière) s’abstiennent de tout nouvel investissement. Transformées en sociétés de gestion d’un parc locatif constant, ces sociétés n’ont pas de rôle plus actif que les sociétés passées sous le contrôle du CFF. Les grandes banques sont également absentes du mouvement de création de sociétés qui accompagne le bref essor immobilier de la Belle Époque. De ce fait, les sociétés qui se créent alors sont de taille plus réduite et d’ambition plus modeste. Non seulement le groupe du CFF ne cherche pas à compenser ce recul, mais aussi il abandonne son rôle d’animateur du marché. À l’asphyxie des sociétés qu’il contrôle plus ou moins directement38, il ajoute une politique très restrictive en matière de crédits. Son portefeuille se concentre désormais sur des opérations très fractionnées (mais cela est aussi la conséquence de la déconcentration des opérations immobilières) et surtout présentant le moindre risque. Cette nouvelle stratégie est dictée à la fois par les difficultés passées et la nouvelle relation d’agence qui s’établit à l’occasion de la « républicanisation » des institutions financières dans les années 1890. Celle-ci conduit en effet les gestionnaires de l’établissement parapublic à mettre l’accent sur la protection des obligataires : la sécurité de l’épargne, pilier du temple républicain, passe, par exemple, par le refus du financement du logement social.
Ainsi, quarante ans avant le début du great retranchement, le système financier qui avait été l’élément moteur du long cycle haussmannien se retire du secteur immobilier pour un long cycle de soixante-dix ans. Pour compenser ce désengagement, un nouveau système financier va se mettre en place, plus directement connecté sur les prêteurs institutionnels et les capitaux publics et plus nettement orienté vers le logement social.