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 Financement des entreprises par les marchés aux États-Unis, financement des entreprises par les banques dans la zone euro : que nous a appris la crise ?


Patrick ARTUS * Conseiller économique, Natixis. Contact : patrick.artus-ext@natixis.com.
Les entreprises aux États-Unis sont surtout financées sur les marchés financiers, les entreprises de la zone euro sont surtout financées par les banques. Comment ces deux modèles de financement de l’économie ont-ils résisté à la crise ? Les coûts de financement des entreprises augmentent davantage avec le financement de marché qu’avec le crédit bancaire ; la disponibilité des financements des entreprises a été mieux assurée en 2009 par le marché obligataire que par le crédit bancaire. Il faut aussi regarder l’efficacité de la politique monétaire en fonction du modèle de financement : si la politique monétaire joue surtout par les prix des actifs, elle est plus efficace aux États-Unis. Le bilan total est donc ambigu.

Les entreprises aux États-Unis sont surtout financées sur les marchés financiers, les entreprises de la zone euro sont surtout financées par les banques. Comment ces deux modèles de financement de l’économie ont-ils résisté à la crise ? Il faut regarder :

  • les coûts de financement des entreprises, qui augmentent davantage avec le financement de marché qu'avec le crédit bancaire ;
  • la disponibilité des financements des entreprises, qui a été mieux assurée en 2009 par le marché obligataire que par le crédit bancaire ;
  • l'efficacité de la politique monétaire en fonction du modèle de financement ; si la politique monétaire agit surtout par les prix des actifs, elle est plus efficace aux États-Unis.

Le bilan total est donc ambigu et il n’y a pas de modèle de financement sans ambiguïté supérieur à l’autre.

Deux modèles de financement des entreprises

Cette analyse est importante en raison de l’évolution de la réglementation des banques dans la zone euro. Même si cette réglementation (les nouvelles règles de Bâle III) n’est pas encore définitivement figée, elle va certainement, d’une part, réduire la capacité des banques à réaliser des financements de long terme, en raison de la nécessité accrue de faire correspondre la maturité des ressources des banques à celle de leurs emplois, et, d’autre part, pousser les banques à diminuer le poids des crédits qu’elles conservent dans leur bilan, en raison de la pression réglementaire qui va dans le sens d’une réduction du levier d’endettement qu’elles utilisent. Il faut rappeler en effet la taille très importante des ressources empruntées par les banques de la zone euro (cf. graphique 1), qui leur permet d’accroître l’encours de crédits distribués (cf. graphique 2).

Graphique 1 Zone euro : dette du secteur financier (en % du PIB)
Sources : Datastream ; BCE ; Natixis.
Graphique 2 Zone euro : ratio « crédits bancaires/dépôts bancaires »*
* En 2013, les crédits représentent 104 % des dépôts.
Sources : Datastream ; BCE ; Natixis.

Le ratio « dépôts/crédits » diminue doucement depuis le début de la crise, mais reste supérieur à 100 % ; l’endettement du secteur financier avait dépassé 110 % du PIB en 2008. Les banques de la zone euro commencent à s’adapter à cette nouvelle situation réglementaire en organisant la désintermédiation des financements. Elles mettent en place le modèle dit « originate-to-distribute » : les crédits qu’elles distribuent sont structurés et revendus à des investisseurs institutionnels. Ce début de désindustrialisation du financement des entreprises dans la zone euro rend très intéressante l’analyse du modèle américain de financement.

Comme on le sait, les entreprises américaines sont surtout financées sur les marchés financiers et les entreprises de la zone euro par le crédit bancaire avec un faible recours aux obligations. L’encours de crédits aux entreprises représente 13 % du PIB aux États-Unis, 50 % dans la zone euro. L’encours d’obligations des entreprises représente 36 % du PIB aux États-Unis et 9 % dans la zone euro. Nous nous demandons comment ces deux modèles de financement des entreprises ont résisté à la crise (cf. graphiques 3 et 4 infra).

Graphique 3 États-Unis : crédits aux entreprises et obligations des entreprises non financières (en % du PIB)
Sources : Datastream ; Flow of Funds (FoF) ; Natixis.
Graphique 4 Zone euro : crédits aux entreprises et obligations des entreprises non financières (en % du PIB)
Sources : Datastream ; BCE ; Natixis.

Évidemment, le poids des obligations d’entreprises aux États-Unis impose aussi que les investisseurs institutionnels américains détiennent des portefeuilles importants de ces obligations (cf. graphique 5). Cela relie bien sûr la question du modèle de financement des entreprises à celle du comportement et de la réglementation des assureurs et des fonds de pension, qui doivent vouloir et pouvoir détenir ces portefeuilles importants.

Graphique 5 États-Unis : encours d’actions et d’obligations détenues par les investisseurs institutionnels (en % du PIB)
Sources : FoF ; Natixis.

Résistance à la crise du modèle de financement des entreprises sur les marchés (États-Unis) et par les banques (zone euro)

Pour analyser la résistance des deux modèles de financement à la crise, il faut comparer les coûts de financement des entreprises, la disponibilité des financements et l’efficacité de la politique monétaire.

La crise a-t-elle davantage accru le coût de financement des entreprises aux États-Unis ou dans la zone euro ? Les marges de taux d’intérêt sur les crédits aux entreprises ont été augmentées par la crise de 120 points de base (pdb) dans la zone euro, de 150 pdb aux États-Unis, les spreads de crédit obligataires de 250 pdb aujourd’hui, mais de 1 000 pdb au pire de la crise pour le high yield, de 170 pdb dans la zone euro et de 100 pdb aux États-Unis pour des emprunteurs BBB, mais de 300 à 600 pdb au pic de la crise, de 50 pdb aujourd’hui, mais de 350 à 450 pdb au pic de la crise pour des emprunteurs A ; la hausse au moment de la crise est de 300 pdb environ pour les primes de risque actions : dès que la crise est aiguë ou dès que l’on sort des emprunteurs de meilleure qualité, le coût de financement augmente davantage sur les financements de marché que sur les crédits bancaires.

Cela conduit à une réflexion importante : pour les entreprises, la manière de se financer n’est pas du tout la même sur les marchés obligataires ou en crédit bancaire. Les marchés financiers se « forment » dans les crises, ce que montrent ces taux d’intérêt extrêmement élevés, même pour des émetteurs de bonne qualité. Les entreprises doivent donc être capables d’arrêter les financements de marché lorsqu’ils deviennent trop chers, pour les reprendre d’une manière opportuniste lorsque leur coût diminue. On passe donc d’un financement continu en crédit bancaire à un financement de marché discontinu, ce qui serait une modification très importante du comportement financier des entreprises européennes, en particulier pour les PME.

Nous regardons aussi si l’un ou l’autre modèle de financement conduit à davantage de rationnement des financements des entreprises dans les crises. Le recul du crédit aux entreprises après la faillite de Lehman Brothers correspond environ à une perte de 1 point de PIB de financement aux États-Unis comme dans la zone euro. Le marché obligataire a continué à largement financer les entreprises, le marché des actions ne contribuant plus au financement de l’économie. En 2009, les émissions d’obligations par les entreprises atteignent 4 % du PIB aux États-Unis, 1,7 % dans la zone euro (cf. graphique 6 infra) ; le marché obligataire a donc pu être substitué au crédit bancaire.

Graphique 6 Émissions nettes d’obligations par les entreprises non financières (en % du PIB)
Sources : Datastream ; FoF ; BCE ; Natixis.

Cependant, il faut tenir compte ici de la taille des entreprises. Aux États-Unis, même les petites entreprises se financent sur le marché des obligations high yield. Dans la zone euro, ce marché est beaucoup plus petit et seules les plus grandes entreprises ont accès au marché obligataire (cf. tableau 1). Le fait que les émissions obligataires aient pu être substituées au crédit bancaire aux États-Unis ne montre pas que cela pourrait rapidement être le cas dans la zone euro.

Tableau 1 Encours d’obligations des entreprises non financières (en Md$)
* Sous contraintes de montant minimum et de maturité.
Sources : Bank of America Merrill Lynch ; Natixis.

Il ne faut pas juger de la qualité d’un modèle de financement seulement à partir de sa capacité à financer les entreprises, mais il faut aussi analyser son effet sur l’efficacité de la politique monétaire. Dans la zone euro, avec le financement des entreprises surtout par le crédit bancaire, la politique monétaire agit principalement au travers du canal du crédit : avec la baisse des taux directeurs des banques centrales et la hausse des réserves excédentaires des banques, le crédit devrait repartir. Mais ce n’est pas le cas : le crédit aux entreprises a reculé de 2 % dans la zone euro au début de 2013.

Cela révèle l’inefficacité de la politique monétaire passant par le canal du crédit bancaire dans une récession où la demande de crédit diminue. Baisser le taux d’intérêt des banques centrales ou accroître la liquidité des banques ne fait pas redémarrer le crédit aux entreprises si celles-ci veulent se désendetter, ce qui est le cas dans la zone euro. Le modèle européen de financement, qui est cohérent avec le mode opératoire de la Banque centrale européenne (BCE), est inefficace en cas d’excès d’endettement.

Aux États-Unis, avec le financement des entreprises surtout sur les marchés financiers, la politique monétaire agit particulièrement par le canal du prix des actifs. Effectivement, la hausse des cours boursiers aux États-Unis (ils ont plus que doublé de 2009 à aujourd’hui) a conduit à une remontée du levier d’endettement des entreprises américaines (le crédit aux entreprises augmente de 13 % par an aux États-Unis et les entreprises américaines rachètent leurs actions) et de leur investissement : si la politique monétaire agit surtout par le canal du prix des actifs, elle est plus efficace aux États-Unis que dans la zone euro. L’asymétrie entre l’évolution du crédit aux entreprises (cf. graphique 7a) et de l’investissement des entreprises (cf. graphique 7b) aux États-Unis et dans la zone euro est aujourd’hui frappante.

Graphique 7a Crédits aux entreprises (glissement annuel en %)
Sources : Datastream ; Federal Reserve ; BCE ; Natixis.
Graphique 7b Investissement productif (en volume, 100 en 2002 : 1)
Sources : Datastream ; Bureau d’enquêtes et d’analyses (BEA) ; Eurostat ; Natixis.

Conclusion : que nous apprend la crise sur le meilleur modèle de financement des entreprises ?

Les entreprises américaines sont surtout financées sur les marchés financiers, les entreprises de la zone euro surtout par le crédit bancaire. La crise nous montre que le coût de financement des entreprises augmente davantage avec le financement de marché qu’avec le crédit bancaire, mais que la disponibilité des financements pour les entreprises a été mieux assurée en 2009 par le marché obligataire que par le crédit bancaire. Enfin, elle montre que le canal des prix des actifs de la politique monétaire, qui semble présent, rend celle-ci plus efficace aux États-Unis. Il s’est révélé nettement plus efficient que le canal du crédit (présent dans la zone euro). Au total, le choix entre les différents financements reste ambigu.

Le modèle américain évite le rationnement du crédit et rend la politique monétaire plus efficace, mais il rend le financement des entreprises plus coûteux que dans la zone euro en période de crise ou de récession. De plus, quand on parle de financement des entreprises sur les marchés financiers aux États-Unis, il s’agit bien du marché des obligations (des produits de taux d’intérêt au sens large) des entreprises.

Le marché des actions n’est plus un marché de financement pour les entreprises américaines, avec au contraire des rachats d’actions qui oscillent entre 3 % et 7 % du PIB.

Il faut aussi tenir compte du choc que serait pour les PME européennes le passage d’un financement bancaire, assez continu, avec des lignes de crédit garanties connues à l’avance, à un financement obligataire, discontinu et nécessitant des décisions rapides en fonction des évolutions des marchés financiers.


Notes

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ; Natixis. Contact : patrick.artus@natixis.com.