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 Le renminbi doit-il être réévalué ? Les leçons de l’expérience japonaise


Claude MEYER Chercheur, Groupe d’économie mondiale (GEM)/Sciences po ; ancien directeur général adjoint, Bank of Tokyo-Mitsubishi (Paris) ; professeur d’économie internationale, Sciences po.
Il y a des similitudes entre les pressions internationales actuelles pour la réévaluation du RMB et celles qui furent exercées durant les années 1980 pour celle du yen. Le but de cet article est de clarifier certains aspects du débat sur le RMB à la lumière de l’expérience du Japon dont on peut tirer deux leçons. La première est que la réévaluation massive du yen après les accords du Plaza de 1985 n’a pas réduit le déficit commercial américain vis-à-vis du Japon, car la compétitivité des produits japonais était due essentiellement à leur qualité technologique. Seconde leçon : cette très forte réévaluation a eu des effets dévastateurs sur l’économie japonaise.Mutatis mutandis, ces leçons peuvent s’appliquer à la Chine. Sa devise est en effet sous-évaluée, de l’ordre de 20 à 25 % en termes de TCER. Cependant une réévaluation du RMB de cette ampleur ne réduirait pas autant qu’on l’espère les déficits américain et européen, car la compétitivité chinoise est due essentiellement au faible coût du travail. De plus, une telle réévaluation devrait être soutenue mais progressive, de manière à éviter des désordres majeurs dans l’économie et la société chinoises. Il reste qu’une appréciation soutenue du RMB est dans l’intérêt même de la Chine, au moment où elle doit ajuster son modèle de développement.

Le 22 septembre 1985, les États-Unis arrachaient à leurs partenaires du G5, réunis à l’hôtel Plaza de New York, un accord de rééquilibrage « concerté » des parités, c’est-à-dire une forte dépréciation du dollar. S’ensuivit une réévaluation massive du yen. À la fin de 1986, il s’était apprécié de 49 % par rapport au dollar et un an plus tard, sa valeur avait pratiquement doublé. L’effet retard de cette correction brutale sera de nourrir une bulle spéculative de grande ampleur au Japon avec de lourdes conséquences non seulement pour le pays, mais aussi pour l’économie mondiale.

Vingt-cinq ans plus tard, presque jour pour jour, le Premier ministre chinois rencontrait le président américain qui ne manqua pas d’évoquer la sous-évaluation de la devise chinoise, contentieux majeur entre les deux pays. La Chine d’aujourd’hui n’est pas le Japon des années 1980, mais il existe des points communs, notamment en matière monétaire : devises sous-évaluées, surplus commerciaux massifs, recyclage des excédents courants dans les bons du Trésor américain, pressions internationales pour une forte réévaluation de la devise. Au moment où les déséquilibres financiers internationaux s’aggravent, il peut être utile de revisiter l’expérience japonaise pour en tirer quelques enseignements concernant le débat sur la réévaluation du renminbi (RMB).

L’expansion financière du Japon des années 1980

Le face-à-face : États-Unis/Japon

Au cours de la décennie 1980, le Japon s’impose comme une puissance financière mondiale, après avoir conquis la suprématie technologique dans de nombreux secteurs industriels1. Il dégage désormais d’importants surplus d’épargne exportable et accumule ainsi des excédents croissants de la balance des paiements courants, menaçant la suprématie financière des États-Unis. Deux chiffres résument l’ampleur de ce basculement du pouvoir financier en faveur du Japon : déficits courants cumulés de 880 Md$ aux États-Unis sur la période allant de 1981 à 1990, contre des excédents japonais de 441 Md$. Tokyo ravit à New York le titre de première Bourse mondiale en 1987 et les banques japonaises, qui octroient plus de 38 % des crédits internationaux, s’adjugent en 1989 les dix premières places du palmarès mondial.

Trois facteurs essentiels expliquent cette envolée de la puissance financière japonaise qui s’intègre dans un mouvement de déréglementation au plan mondial : la levée du contrôle des changes en décembre 1980, l’accord nippo-américain de mai 1984 sur l’internationalisation du yen et surtout, pour le meilleur, mais bientôt pour le pire, les accords du Plaza en septembre 1985. Libéralisation des mouvements de capitaux d’abord, alors que l’isolement du système financier japonais par un contrôle des changes rigoureux constituait la pièce maîtresse du dispositif financier antérieur. La loi de 1980 permet une libéralisation graduelle des opérations de change et des mouvements de capitaux, mais les Pouvoirs publics en gardent encore la maîtrise, car certaines opérations restent soumises à accord préalable.

Ce n’est plus le cas lorsque Tokyo se voit imposer par l’Administration américaine des négociations pour l’internationalisation du yen : pour Washington, son protégé stratégique est devenu un redoutable concurrent commercial. L’envolée du dollar durant le premier mandat du président Reagan entraîne un déficit commercial rapidement incontrôlable, qui passe de 25,5 Md$ en 1980 à 112,5 Md$ en 1984, dont plus du tiers est imputable au Japon. Plutôt que de s’interroger sur les raisons de la compétitivité industrielle japonaise, les analystes américains dénoncent les difficultés d’accès au marché japonais, mais surtout voient dans le taux de change yen/dollar la raison essentielle du déficit structurel des États-Unis. Le sujet est devenu si sensible lors de la visite du président Reagan au Japon en 1983 que les deux pays décident la mise en place d’un comité. Tout au long des discussions dans le cadre de ce « Comité yen-dollar », les négociateurs américains restent rivés sur deux objectifs : mettre fin au « protectionnisme financier » de l’archipel et rééquilibrer les taux de change. De leur point de vue, l’internationalisation de la devise japonaise permettra une appréciation durable du yen grâce au libre jeu de l’offre et de la demande. Les effets de l’« accord yen-dollar » signé en mai 1984 seront décisifs pour accélérer la modernisation et la libéralisation des marchés financiers japonais, mais se révéleront décevants pour la partie américaine qui en espérait une appréciation rapide du yen.

L’année suivante, le 22 septembre 1985, le G5 se réunit à l’hôtel Plaza de New York. La pression américaine se fait alors plus forte et les États-Unis obtiennent de leurs partenaires un accord de rééquilibrage « concerté » en vue d’une forte dépréciation du dollar. Il s’ensuit une réévaluation massive du yen contre dollar (endaka) et à la fin de 1987, sa valeur a pratiquement doublé2. Ce réalignement brutal des parités met en péril la croissance japonaise jusqu’alors largement tirée par les exportations. Les autorités décident de stimuler la demande intérieure en réduisant massivement le taux d’escompte3 et la croissance repart sur un rythme de 5 % durant les années 1987-1989. Couplée à de faibles taux d’intérêt, la réévaluation du yen confère alors au Japon une force de frappe financière redoutable à l’échelle planétaire, sans que les surplus commerciaux avec l’Amérique en soient véritablement affectés. Sous cet angle, les États-Unis apparaissent comme les grands perdants des accords monétaires qu’ils pensaient avoir conquis de haute lutte, sans s’interroger suffisamment sur la cause essentielle de leur déficit commercial : la perte de compétitivité de l’industrie américaine.

Cependant, la politique de stimulation monétaire massive décidée par les autorités japonaises pour relancer la demande intérieure se révèle à double tranchant. L’offre de crédit croît beaucoup plus rapidement que la demande et l’excédent de liquidités se porte sur les actifs financiers et fonciers dont les prix triplent en cinq ans. L’éclatement de cette bulle spéculative en 1990 aura des effets dévastateurs et plongera le Japon dans une crise financière, économique et sociétale, dont il ne s’est jamais véritablement remis.

Quelles leçons tirer de l’expérience japonaise ?

Deux leçons essentielles se dégagent de l’expérience japonaise des années 1980 : inefficacité de la forte appréciation du yen sur la résorption du déficit américain et dangers d’une réévaluation massive et brutale.

Première leçon, l’Administration américaine voyait dans la sous-évaluation du yen la raison essentielle du déficit croissant avec le Japon et pensait donc que l’internationalisation, puis la réévaluation massive de la devise japonaise4 permettraient de redresser rapidement la balance commerciale. Du côté du Japon, l’endaka est vécue comme un nouveau choc après ceux de la décennie 1970 (monétaire en 1971, pétroliers en 1973 et 1979), mais ce handicap commercial sera rapidement comblé. Les entreprises japonaises abaissent leurs coûts par délocalisation de certaines productions et accélèrent la montée en gamme technologique de leurs produits fabriqués au Japon. De plus, elles compriment leurs marges et comme leur facturation est pour l’essentiel libellée en dollars, elles modulent leurs prix de manière à préserver leurs parts de marché sur les marchés d’exportation. Résultat : au lieu de se résorber comme Washington l’espérait, le déficit commercial américain avec le Japon se creuse encore davantage. De 43,5 Md$ en 1985, il passe à 53 Md$ en moyenne annuelle durant la période allant de 1986 à 1989, puis à 57 Md$ durant la décennie 19905. Non seulement la balance commerciale américaine ne s’améliore pas, mais aussi la forte appréciation du yen permet au Japon de renforcer son expansion financière. Ses investisseurs sont omniprésents sur les marchés mondiaux sur lesquels leurs achats nets de titres passent de 18 Md$ de 1981 à 1984 à 333 Md$ de 1985 à 1989. Les banques et les entreprises nipponnes bénéficient d’un pouvoir d’achat quasiment doublé en contre-valeur dollar et peuvent accélérer leur développement à l’étranger, notamment en rachetant des sociétés américaines qui leur apportent parts de marché et technologies. Ainsi, la forte réévaluation du yen imposée par les Américains leur revient en boomerang : non seulement elle ne réduit pas leur déficit bilatéral, mais aussi elle renforce encore davantage la puissance financière du Japon. Cette puissance est artificiellement gonflée par des facteurs monétaires de sorte qu’à la fin des années 1980, elle repose sur deux piliers, l’un solide et durable, l’autre fragile et éphémère. Le pilier durable est celui de la richesse réelle produite par une économie hautement compétitive qui se traduit par des excédents croissants de la balance courante6 ; leur progression se poursuivra, même durant la crise des années 1990 (99,5 Md$ en moyenne annuelle de 1990 à 1999). En revanche, le pilier fragile s’effondrera en 1990 quand le resserrement brutal de la politique monétaire crèvera la bulle spéculative, dissipant la richesse virtuelle créée par l’inflation démesurée des actions et de l’immobilier.

Seconde leçon, l’endaka a plongé le Japon dans une crise profonde dont le paroxysme en 1997-1998 a mis en péril la stabilité même du système financier international. La politique monétaire très expansive conduite après les accords du Plaza avait stimulé l’investissement, mais avait aussi entraîné une frénésie spéculative favorisée par la libéralisation des marchés. Après le triplement des cours de Bourse et de l’immobilier, le resserrement du crédit au début de 1990 produit les effets inverses. Les cours s’effondrent, mais l’endettement contracté et les créances douteuses s’accumulent dans les bilans bancaires. D’autres pays avaient connu de telles crises financières, notamment celle des caisses d’épargne (savings and loans) aux États-Unis en 1986-1987, qui avait été rapidement résolue grâce aux mesures drastiques prises par les autorités fédérales. Au contraire, les autorités japonaises tergiversent7 et la dépression se déplace de la sphère financière vers l’économie réelle, dont le taux de croissance ne dépassera pas 1 % en moyenne par an sur la décennie. L’investissement des entreprises et la consommation des ménages chutent à mesure que la richesse virtuelle de la spéculation s’évanouit. Les institutions financières sont touchées de plein fouet, mais la gravité de la situation n’apparaît qu’en 1995 avec l’énorme perte de Sumitomo Bank, la première de l’après-guerre pour une grande banque, et la faillite des jûsen (filiales de crédit immobilier). La défiance de la communauté financière internationale se traduit par l’apparition du Japan premium, prime de risque appliquée dans les transactions interbancaires avec les banques japonaises. En 1997, une grande banque et deux maisons de titres sont mises en faillite, l’engrenage d’assèchement du crédit (credit crunch) s’aggrave et le Japan premium s’envole. Il faudra attendre le mois de décembre 1998 pour qu’un plan de sauvetage massif écarte le risque systémique qui risquait de contaminer l’ensemble du système financier international, compte tenu des engagements des banques japonaises vis-à-vis de leurs contreparties étrangères. Même si la crise japonaise des années 1990 avait ses caractéristiques propres, notamment l’inertie du pouvoir politique, elle a révélé les dangers d’une réévaluation brutale et massive affectant la devise d’une grande économie. L’onde de choc déclenchée par les accords du Plaza et amplifiée par une expansion monétaire et une spéculation incontrôlées a failli entraîner l’effondrement des banques japonaises et avec elles, des pans entiers du système bancaire international.

Bis repetita : pressions pour la réévaluation du renminbi

Le débat sur la réévaluation du renminbi, complexe et passionné, constitue l’une des pommes de discorde majeures entre la Chine et ses principaux partenaires. Les États-Unis et l’Europe considèrent que la dégradation rapide de leur balance commerciale durant la décennie 2000 s’explique en grande partie par la sous-évaluation du renminbi. Voilà qui rappelle singulièrement le début des années 1980, lorsque les États-Unis expliquaient par la seule sous-évaluation du yen l’envolée de leurs déficits commerciaux avec le Japon. Les industriels américains accusent la Chine de ne pas respecter les règles du jeu de la concurrence en maintenant sa devise à un niveau artificiellement bas et les responsables politiques se font l’écho de leurs doléances auprès de Pékin. Remake des pressions américaines pour une réévaluation du yen durant la décennie 1980, les États-Unis n’ont cessé d’exiger de Pékin une réévaluation du renminbi au fur et à mesure que leur déficit commercial se creusait avec la Chine : de 83 Md$ en 2001, ce dernier est passé à 268 Md$ en 2008, représentant 32 % du déficit total8. En outre, la sous-évaluation du renminbi contribue à créer des déséquilibres dangereux entre l’épargne et l’investissement au plan mondial, car une bonne partie du surplus commercial chinois vis-à-vis des États-Unis y retourne pour être investie en bons du Trésor américain, finançant ainsi le déficit endémique de l’épargne domestique.

Dans ce débat récurrent sur le renminbi, une double question se pose. Quel serait le niveau souhaitable pour la devise chinoise ? Et qu’elle serait donc l’ampleur d’une nécessaire appréciation ? Quels seraient les effets d’une telle réévaluation pour les partenaires de la Chine ? Et pour la Chine elle-même ?

Le débat sur le niveau du renminbi

Dans le régime de change actuel, le renminbi n’est pas pleinement convertible. Un strict contrôle des changes s’applique, sauf à de rares exceptions, aux opérations en capital et même aux opérations commerciales. Les recettes en devises doivent être rapatriées et converties en renminbis9. Dans ces conditions, l’absence de véritables indications du marché au-delà d’un an rend très difficile la détermination d’un cours d’équilibre.

Après une dévaluation de 30 % en 1994, le taux de change a été arrimé au dollar au taux de 8,28 renminbis, avec une étroite bande de fluctuations quotidiennes de +/– 0,3 %. À la suite des pressions américaines, la Chine a procédé le 22 juillet 2005 à une réforme de son régime de change comportant un double volet : une modeste réévaluation de 2,1 % (taux RMB/USD de 8,11) et l’abandon, du moins théorique, de l’arrimage du renminbi au seul dollar10. Le taux de change serait désormais fixé par rapport à un panier de devises, avec une bande de fluctuations quotidiennes de +/– 0,3 % par rapport au dollar (relevée à +/– 0,5 % en mai 2007) et de +/– 3 % par rapport aux autres devises. La composition exacte de ce panier11 et les pondérations utilisées n’étant pas publiées, il est difficile d’apprécier le degré de contrôle exercé par les autorités sur la parité du renminbi. Entre juillet 2005 et juillet 2008, il s’est apprécié de 21 % par rapport au dollar, mais s’est déprécié de 7 % par rapport à l’euro. Pour endiguer la chute brutale des exportations entraînée par la crise mondiale, Pékin a rétabli de facto le lien fixe du renminbi au dollar au taux de 6,83 % en juillet 2008. Le 19 juin 2010, la PBoC (People’s Bank of China) annonçait le retour à l’indexation sur un panier de devises en promettant à la fois flexibilité et stabilité dans la gestion de la politique de change. Au regard de la modeste appréciation du renminbi qui a suivi cette annonce12, la stabilité a clairement été privilégiée.

En général, la conjonction de plusieurs éléments indique une probable sous-évaluation de la devise du pays concerné : contrôles sur les mouvements de capitaux, interventions de grande ampleur sur le marché des changes, accumulation rapide de réserves de change, importants excédents commerciaux et courants, estimations économétriques de la sous-évaluation13. Si les quatre premiers critères s’appliquent à la Chine, le dernier divise les experts et il n’existe pas de consensus concernant la quantification de la sous-évaluation du renminbi. Déjà avant la réforme de 2005, les études disponibles divergeaient considérablement : des auteurs comme Mundell considéraient que la réévaluation du renminbi par rapport au dollar ne s’imposait pas, tandis que d’autres prônaient une réévaluation d’au moins 40 %. Plutôt que le taux de change RMB/USD, l’évolution du taux de change effectif réel (TCER) donne une meilleure indication de la sous-évaluation du renminbi, surtout en période d’affaiblissement du dollar. Entre janvier 2000 et décembre 2010, l’appréciation du TCER du renminbi n’a été que de 14,1 % et la dépréciation de celui du dollar a atteint 15,7 %14. L’explosion des excédents courants de la Chine et l’accumulation de ses réserves internationales à hauteur de 2 650 Md$ auraient évidemment entraîné une appréciation beaucoup plus forte du TCER du renminbi, notamment depuis 2005, si la devise chinoise flottait librement. Selon les calculs les plus récents du Peterson Institute for International Economics (PIIE), l’appréciation nécessaire du TCER du renminbi par rapport au taux d’octobre 2010 devrait être de 17,3 % et couplée à une dépréciation de 2,5 % pour celui du dollar et de 5,5 % pour celui de l’euro (Cline et Williamson, 2010a et 2010b). À terme, le PIIE estime que dans une perspective de taux de change d’équilibre fondamental, le renminbi devrait s’apprécier de 24 % contre dollar pour une parité de 5,50 ; contre euro, la fourchette d’appréciation du renminbi devrait être de 20 % à 25 %, compte tenu d’une parité EUR/USD optimale de 1,30. Si l’on retient cette fourchette moyenne de 20 % à 25 % pour la nécessaire appréciation du renminbi contre dollar et euro, quels en seraient les effets pour les principaux partenaires commerciaux de la Chine ? Et pour la Chine elle-même ?

Effets limités d’une réévaluation du renminbi pour les partenaires de la Chine

Une réévaluation de 20 % à 25 % allégerait-elle les déficits commerciaux américain et européen ? Dans un premier temps, sans doute, mais moins que l’on ne l’espère. Certes, la pénétration en Chine des produits étrangers en serait facilitée, mais la progression des exportations chinoises ne serait probablement que faiblement ralentie. La majeure partie des biens exportés est constituée de produits à bas prix dont la compétitivité repose sur le différentiel des coûts de production avec les pays partenaires : cet avantage comparatif n’est pas près de s’effacer, malgré la hausse de 13 % du salaire moyen en 2010. La compétitivité des produits technologiques, qui représentent un tiers des exportations, ne sera pas non plus fortement affectée car la plupart de ces produits sont assemblés en Chine : la valeur ajoutée proprement chinoise est faible et le prix des composants importés baissera sous l’effet de l’appréciation du yuan. Au total, selon certains calculs, une forte réévaluation de 25 % ne réduirait que de 20 % le déficit bilatéral des États-Unis avec la Chine et de 5 % seulement leur déficit commercial total. D’ailleurs, l’appréciation de plus de 20 % du yuan contre dollar entre juillet 2005 et juillet 2008 n’a eu qu’un impact limité sur le déficit américain.

L’exemple du Japon des années 1980 est instructif de ce point de vue : comme on l’a dit, la première leçon à tirer de l’endaka japonaise est que le quasi-doublement de la valeur du yen contre dollar entre 1985 et 1987 n’a pas mis un terme aux déficits commerciaux des États-Unis avec le Japon. La sous-évaluation du yen n’en était pas la raison principale, mais bien la compétitivité technologique des produits japonais. Toutes proportions gardées, le même raisonnement s’applique aujourd’hui à la Chine, à la différence près que la compétitivité des exportations chinoises n’est pas d’ordre technologique, mais repose avant tout sur le coût du travail et donc sur le prix en renminbi ; la sous-évaluation de la devise ne fait que renforcer cette compétitivité-prix. Pour réduire les surplus commerciaux chinois, il faudrait surtout des augmentations massives du coût du travail, salaires et charges sociales. Dans ce cas, il est probable que la demande occidentale de produits bon marché se déplacerait vers d’autres pays émergents à faible coût de main-d'œuvre, entraînant de nouveaux déficits se substituant à ceux précédemment enregistrés avec la Chine. D’ailleurs, en raison de la division régionale du travail, ces derniers représentent en grande partie le transfert des déficits que les États-Unis et l’Europe enregistraient auparavant avec d’autres pays d’Asie, notamment avec le Japon15.

Une appréciation progressive, mais soutenue du renminbi est cependant nécessaire

Malgré ses effets limités sur les déficits américains et européens, l’appréciation du renminbi reste cependant nécessaire dans l’intérêt même de la Chine. Si le Japon avait accepté de réévaluer progressivement le yen durant la première moitié des années 1980, il n’aurait pas subi la correction brutale des années 1986-1987, dont l’effet retard allait l’entraîner dans le marasme qu’il connaît depuis vingt ans. Les autorités chinoises, qui examinent à la loupe tant les succès que les déboires de l’expérience japonaise, devraient peser les risques de leur politique de change depuis juillet 2008. Malgré le retour à la flexibilité du taux de change annoncé le 19 juin 2010, l’appréciation du renminbi a été très modeste durant les mois qui ont suivi. Pour leur défense, les responsables chinois soulignent que la perte de compétitivité induite par un renchérissement du renminbi mettrait en péril de nombreux secteurs industriels à faibles marges, entraînant une forte hausse du chômage et la chute de la croissance chinoise : en d’autres termes, l’appréciation du renminbi menacerait la reprise mondiale.

Il est clair que Pékin n’agira pas sous la pression étrangère, dans ce domaine comme dans d’autres. Mais sa politique de change visant à freiner l’appréciation naturelle de la devise semble aller à l’encontre de ses propres intérêts. Non seulement cette politique aggrave les déséquilibres internationaux, mais surtout elle comporte plus de risques que d’avantages pour la Chine elle-même car elle retarde les corrections nécessaires de son modèle de développement. Face à la reprise de l’inflation et aux risques de bulles monétaire et immobilière, une appréciation du renminbi redonnerait à la PBoC des marges de manœuvre dans la conduite de sa politique monétaire et le coût des opérations de stérilisation liées à l’afflux de dollars – recettes d’exportation et interventions sur les marchés – en serait allégé. De plus, le recentrage de la croissance sur la consommation intérieure, dont la crise a montré l’absolue nécessité, bénéficierait de l’augmentation du pouvoir d’achat induite par la baisse du coût des importations. Parallèlement, l’appréciation de la devise inciterait les entreprises à privilégier leur montée en gamme tant en qualité qu’en contenu technologique, autre impératif qui s’impose à l’économie chinoise et que le « Plan 2005-2020 pour la science et la technologie » vise à mettre en œuvre. Mais cette nécessaire appréciation du renminbi, bien que soutenue, devrait être progressive. Sur ce deuxième point, l’expérience japonaise doit être gardée à l’esprit car une réévaluation immédiate du renminbi de l’ordre de 20 % à 25 %, telle que réclamée par certains, entraînerait effectivement ce que la Chine redoute : une chute brutale de la croissance et des désordres sociaux. En revanche, une telle appréciation progressive – étalée sur deux ans, par exemple – contribuerait à réduire les déséquilibres internationaux si elle s’accompagnait d’une remontée du taux d’épargne aux États-Unis. Surtout, elle accélérerait au plan domestique la nécessaire adaptation de l’appareil productif chinois, la diversification des réserves de change et la poursuite de la modernisation du système financier.

Ce processus permettrait la levée progressive du contrôle des changes sur les mouvements de capitaux et préparerait ainsi l’internationalisation de la devise chinoise que semble souhaiter Pékin. Limité sans doute dans un premier temps au proche environnement régional de la Chine16, l’usage international du renminbi sera en effet pour la deuxième puissance mondiale l’un des instruments de son influence internationale.


Notes

1 Pour de plus amples développements sur cette période, voir : Meyer (1996).
2 Le cours moyen USD/JPY est de 238 en 1985, 168 en 1986, 145 en 1987 et 128 en 1988 (source : Fonds monétaire international).
3 De 5 % en janvier 1986 à 2,5 % en février 1987.
4 Par rapport à la fin de 1985, appréciation de 43 % à la fin de 1986 et de 90 % à la fin de 1988.
5 La progression se poursuivra durant les années suivantes (75 Md$ en moyenne) pour atteindre un pic de 92 Md$ en 2006, auxquels s’ajoutent les exportations d’entreprises japonaises délocalisées, notamment en Chine (BEA, 2010).
6 De 17 Md$ en moyenne annuelle de 1981 à 1984 (1,5 % du PIB), les excédents courants passent à 72 Md$ en moyenne de 1985 à 1989 (3,3% du PIB).
7 Dix Premiers ministres se succèdent au cours des années 1990.
8 En 2009, le ratio a même atteint 45 %. La crise a fortement réduit le commerce extérieur des États-Unis et donc leur déficit commercial total, mais les importations de Chine sont restées soutenues (227 Md$).
9 En août 2010, la SAFE (State Administration of Foreign Exchange) a cependant annoncé un assouplissement. Dans le cadre d’une expérimentation d’un an à partir d’octobre 2010, une soixantaine d’exportateurs de Pékin, du Guangdong, du Shandong et du Jiangsu peuvent conserver à l’étranger une partie de leurs recettes en devises.
10 « À la suite de l’autorisation du Conseil d’État le 21 juillet 1985, la Chine est passée à un régime de flottement géré par rapport à un panier de devises et fondé sur l’offre et la demande. Désormais, le renminbi ne sera plus arrimé au dollar, mais le taux de change sera déterminé par rapport à un panier de certaines grandes devises. » (discours du gouverneur Zhou Xiaochuan lors de l’inauguration du siège de la PBoC à Shanghai le 10 août 2005 ; traduction de l’anglais).
11 Dans le discours précité, le gouverneur Zhou Xiaochuan mentionne comme devises principales, le dollar, l’euro, le yen et le won coréen et comme devises secondaires, la livre sterling, le baht thaïlandais, le rouble et les dollars australien, canadien et singapourien.
12 L’appréciation contre dollar a été de 3,4 % de juin à décembre 2010. L’appréciation contre euro a été de 10,9 % pour l’ensemble de l’année.
13 Voir : US Treasury Department (2005). Le FMI est moins explicite (FMI, 2007).
14 Source : calculs du TCER de la BRI (Banque des règlements internationaux) avec une pondération de 26 % pour le Japon, 20 % pour les États-Unis, 18 % pour la zone euro, 6 % pour la Corée du Sud et 5 % pour Taiwan. Par rapport à juillet 2005, le TCER du renminbi s’est apprécié de 21 %, tandis que celui du dollar s’est déprécié de 14 %.
15 La Chine représentait 67 % du déficit américain avec l’Asie en 2008, contre 13 % en 1990, mais il est rarement rappelé que sur la même période, la part de l’Asie dans le déficit total américain a fortement diminué, passant de 64 % à 48 %.
16 Notamment à Hong Kong où le marché offshore du renminbi se développe rapidement depuis deux ans (dépôts, crédits commerciaux, émissions d’obligations et, prochainement, d’actions).

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