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 Introduction


Jacques MISTRAL Senior Fellow, Brookings Institution ; conseiller spécial, Institut français des relations internationales (IFRI). Contact : mistral@ifri.org.
Natacha VALLA ** Doyenne, École du management et de l'innovation, Sciences Po. Contact : Natacha.Valla@alumni.eui.eu.

Avec l’intensification de la globalisation financière, le rôle international des monnaies a mué. Il est devenu multidimensionnel. Et avec la gestion monétaire de la crise financière de 2008, les quantités de devises émises par les grandes banques centrales ont été démultipliées. Partant, les flux transfrontaliers (cross-border) de liquidités ont eux aussi connu une évolution dynamique tout comme leur répartition entre classes d’actifs.

À l’automne 2015, le grand jeu des devises évolue encore. Les anticipations d’un cycle de resserrement monétaire américain se confirment, mettant fin à une bonne demi-décennie d’assouplissement monétaire non conventionnel généralisé dans les pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). C’est dans ce contexte, alors que son économie ralentit et semble aux prises avec des risques accrus d’instabilité financière, que la Chine a remis au goût du jour l’usage du cours de sa devise, le renminbi, pour stabiliser son économie et enrayer le ralentissement de sa croissance.

Dans un tel contexte, pas de surprise donc à voir émerger des périodes d’instabilité où le rythme d’ajustement des flux de capitaux s’intensifie et où les marchés financiers dans leur ensemble exhibent une volatilité élevée. Celle-ci relève-t-elle d’une simple transition qui aboutira à terme à des temps meilleurs où stabilité financière et prospérité économique coïncideront ? Le monde assiste-t-il à une transition séculaire, une lente mais inéluctable passation de témoin où le dollar, monnaie dominante du xxe siècle, céderait sa place à la devise du futur ? Et si oui, laquelle ?

Un retour historique permet de donner corps à la perception d’un nécessaire rééquilibrage de la dominance marquée du dollar sur l’économie mondiale. Harold James nous montre dans un chapitre liminaire que dès les années 1960, certaines voix s’élevaient pour rappeler au monde à quel point le dollar était devenu prépondérant. On y parlait déjà de « privilège exorbitant ». Depuis, discours et actions en provenance des mondes émergent et développé ont articulé cette pensée, de façon directe, comme en Russie ou au Moyen-Orient, ou indirecte, comme en Chine.

Nous avons conçu ce numéro autour de trois perspectives complémentaires. La première est celle de la « guerre des monnaies ». La deuxième aborde le lien entre les devises et la globalisation économique et financière sous l’angle de la liquidité des banques centrales. Et la troisième, plus axée sur les problématiques de stabilité financière, soumet l’analyse des politiques macroéconomiques à la logique internationale des grandes monnaies.

Commençons par la « guerre des monnaies » que les auteurs nous permettent d’aborder sous les principales dénominations que sont le dollar, l’euro, le renminbi et le yen. Il est indéniable que la crise financière a soumis le dollar américain, monnaie dominante s’il en est, à de nouvelles épreuves. Le creusement du déficit courant américain dans les années 2000, puis le fait que la crise financière soit née aux États-Unis laissaient présager une poursuite de la dépréciation de la devise américaine. Et pourtant, Matthieu Bussière, Magali Gilliot et Vincent Grossmann-Wirth nous montrent que sept ans après la faillite de Lehman Brothers en 2008, le dollar est au contraire au plus haut en termes effectifs depuis plus de dix ans. Ces auteurs reviennent sur le statut de valeur refuge de la devise américaine, comme l’illustrent la part de la devise américaine dans les détentions de réserves, les paiements internationaux ou les émissions de dette, dans les pays avancés comme dans les pays émergents. Quant à l’euro, Arnaud Mehl souligne que les tribulations institutionnelles de la zone euro, qui ont atteint leur paroxysme avec la crise grecque, ont eu, certes, des implications importantes pour le statut de l’euro dans le monde. Pour autant, l’euro reste la deuxième devise mondiale, un statut que ni la crise financière, ni celle de la dette n’ont, à ce jour, fondamentalement affecté ! Cette confiance en la monnaie unique, qui semble défier les remises en cause récentes, est un socle à la fois porteur d’optimisme quant à la pérennité de l’euro et source de doutes, car ce socle sera trop fragile si aucun engagement politique fort n’est pris pour parachever la construction de la monnaie unique.

Bon troisième comme monnaie de réserve internationale arrive le yen. Stéphane Cieniewski dresse un bilan en demi-teinte de l’assouplissement monétaire alors sans précédent par son ampleur et son ambition lancé il y a deux ans par la Banque du Japon. Alors que l’effet de stimulation de cette politique sur la sphère monétaire et financière a dépassé toutes les prévisions, avec notamment une dépréciation du taux de change effectif réel de 30 % et une franche sortie de la déflation, l’impact sur la demande privée est bien plus modeste en dépit d’un retour au plein-emploi, et l’inertie des exportations japonaises en dépit de la chute du yen laisse perplexe.

Enfin, le cas du renminbi est symptomatique de la place étroite laissée aux monnaies émergentes dans le système monétaire international, malgré leur poids croissant dans l’économie réelle et leur contribution majoritaire à la croissance mondiale. Virginie Coudert et Pauline Lez nous rappellent que la monnaie chinoise est encore peu utilisée à l’international. Cependant, la situation évolue rapidement avec le démantèlement progressif des contrôles sur les mouvements de capitaux et la volonté assumée du gouvernement chinois d’internationaliser sa monnaie. Libéralisation du marché des changes et ouverture financière vont de pair en Chine.

Après la « guerre des monnaies », laissons-nous guider vers le second axe de réflexion autour duquel nous avons souhaité structurer ce numéro. Il s’agit des banques centrales et de leur impact sur les changes et les flux financiers internationaux. Alicia Garcia Herrero illustre avec brio le cas de la Chine qui nous permet de comprendre comment l’internationalisation d’une devise peut s’appuyer sur une augmentation massive du levier. C’est ensuite vers des problématiques macroprudentielles que Laurent Clerc oriente le débat en soulignant combien la question de la coordination globale de la politique macroprudentielle reste très peu débattue. Elle est pourtant intimement liée aux grandes tectoniques des devises internationales et la coordination macroprudentielle semble essentielle pour assurer l’efficacité de ces politiques, garantir des conditions saines de concurrence entre institutions et/ou juridictions et éviter le risque de redondance ou de conflits d’objectifs entre différents niveaux de décision : national, régional et mondial. Le rôle des pays « assureurs en dernier ressort » est ensuite abordé par Christophe Boucher et Catherine Lubochinsky qui nous montrent que l’intégration financière mondiale qui devait, en théorie, offrir l’opportunité d’une diversification des portefeuilles, celle d’un partage des risques internationaux et donc d’une plus grande efficience de l’allocation du capital à travers le monde, a dans les faits plutôt facilité l’accumulation des déséquilibres globaux. Ceux-ci se sont accrus depuis la crise globale de 2007-2008 et révèlent une nouvelle forme de partage des risques.

De là à la question des spillovers globaux de la liquidité (et celle, plus fondamentale, du système monétaire international), il n’y a qu’un pas que franchit Christian Bordes dans sa contribution, ne manquant pas de rappeler le mot de Mark Carney : « La liquidité mondiale est le Keyser Söze de la finance internationale. » Selon lui, le désintérêt du débat économique pour les externalités de politique monétaire et, partant, pour l’adéquation des politiques monétaires agrégées au niveau mondial fut très dommageable durant les premières années de crise. Il conduisit à un recours coûteux à l’auto-assurance à travers l’accumulation de réserves de la part des pays émergents et en développement, à l’incapacité à canaliser les flux nets de capitaux des économies avancées à faibles rendements vers les pays émergents à forts rendements et à des désajustements significatifs des taux de change réels. Ces déficiences sont aujourd’hui au centre d’une anxiété intense.

Dans cette perspective, le lien entre monnaie et stabilité financière apparaît comme fondamental. C’est l’objet de notre troisième et dernier axe de réflexion. Patrick Artus nous livre son point de vue sur les implications macroéconomiques et financières des excès de liquidité mondiaux : inflation ici, déflation là. Du côté des pays émergents, beaucoup restent confrontés à des pressions inflationnistes fortes et dues à des causes structurelles. Les banques centrales ont dû y choisir entre inflation (Brésil) et croissance (Turquie et Inde). Par contraste, les pays de l’OCDE sont confrontés à une situation nouvelle. Ils connaissent une faiblesse structurelle de l’inflation qui pousse les banques centrales, dont les objectifs d’inflation sont restés inchangés, à mener des politiques monétaires expansionnistes. Mais ces politiques seraient de moins en moins efficaces pour relancer l’activité et l’inflation, notamment parce que la hausse continuelle des taux d’endettement annihile le canal du crédit de la politique monétaire. Il en résulte un biais expansionniste des politiques monétaires induisant des risques de bulle sur les prix d’actifs, excès de liquidité oscillant entre les différentes classes d’actifs et devises et une variabilité excessive des prix des actifs, des taux de change.

C’est donc un véritable bras de fer qui est engagé avec la volatilité. Il se peut que la situation empire avec le retournement annoncé des politiques monétaires des pays avancés, qui ont pour l’heure fortement réduit la volatilité sur les marchés obligataires. Philip Turner revient sur les options à la disposition des responsables politiques, notamment dans les pays émergents dont les marchés obligataires seront certainement très sensibles au retour d’une plus grande volatilité. Les banques centrales des pays émergents pourront alors utiliser différents instruments, parmi lesquels les (traditionnels) taux d’intérêt, les interventions sur le marché des changes, les amendements de réserves obligatoires ou encore les interventions activistes sur le marché des changes. André Cartapanis et Céline Gimet reviennent de façon plus large sur les régimes monétaires – qui incluent la politique monétaire, mais aussi la stabilité financière et le régime de change – à la disposition des économies émergentes pour réagir à la remontée des taux directeurs américains et à la réduction de la liquidité globale des prochaines années.

Notre tour d’hélicoptère autour des devises entre stabilité et volatilité s’achève alors. La tentation est grande de proposer, à des fins de prospérité macroéconomique et de stabilité macrofinancière, une solution à grande échelle qui affranchisse des effets de jeu à somme nulle liés aux fluctuations des changes. André Icard propose de faire du droit de tirage spécial (DTS) le principal actif de réserves international. Adieu alors le revenu monétaire « importé », adieu l’intrication entre les déséquilibres de la balance courante et la concentration des créditeurs (et débiteurs) dans les grands flux financiers internationaux. Substituer aux devises nationales, auxquelles sont intrinsèquement attachées des dimensions non seulement économiques et financières, mais aussi géopolitiques et stratégiques majeures, un « agrégat » neutralisé de ces dernières dimensions permettrait d’éliminer les risques qui leur sont liés. La création du DTS en 1969 avait en effet pour but d’assurer une croissance contrôlée de la liquidité internationale qui ne dépende plus des déficits de la balance des paiements américaine ou de la production d’or. Il faudrait donc réinventer le DTS et transformer cet actif en réelle « devise négociable ». Le Fonds monétaire international (FMI), qui a lancé en 2015 une étude sur les critères d’inclusion du renminbi dans le panier du DTS, a sans doute compris cet enjeu.

Nous espérons que les articles présentés dans ce numéro contribueront à alimenter utilement le débat actuel sur le système monétaire international, alors que la Chine va prendre la présidence du G20 en 2016 et s’apprête certainement, dans ce cadre, à faire avancer les réflexions sur le sujet.