Le QQE ou la mère de tous les instruments de politique monétaire non conventionnels
Lorsque le gouverneur de la Banque du Japon (Bank of Japan – BoJ) fraîchement nommé, Haruhiko Kuroda, annonce le 4 avril 2013 le lancement d’un quantitative and qualitative easing (QQE), il s’agit d’une décision très attendue qui vise à tirer toutes les leçons de vingt ans de lutte vaine et inachevée contre la déflation. Pour reprendre les mots du directeur général adjoint du Fonds monétaire international (FMI), David Lipton, il s’agit d’une « rupture claire avec le passé en termes d’échelle, d’esprit de décision et d’ambition » en ce sens que cette politique affirme pour la première fois un objectif d’inflation précis (2 %), appuyé par une débauche de moyens (doublement de la base monétaire), le tout sur un horizon de temps défini (deux ans). Implicitement, il s’agit alors de mettre toutes les chances de son côté en reprenant le meilleur de ce qui avait marché, au Japon et à l’étranger, et en corrigeant les erreurs du passé, institutionnelles ou doctrinales, dont l’analyse fait désormais consensus.
Mettre en place une communication claire et cibler les anticipations d’inflation
Très longtemps, les efforts de la BoJ dans la lutte contre la déflation ont été handicapés, voire purement et simplement annihilés par sa communication déficiente et parfois incohérente. Un cas d’école est la politique non conventionnelle poursuivie par la BoJ sous le gouverneur Masaru Hayami de 1998 à 2008 (Ito, 2014) où l’incompréhension entre la banque centrale et les acteurs économiques a atteint son paroxysme lorsque la Zero Interest Rate Policy (ZIRP) fut abolie en août 2000 alors même que l’économie japonaise restait dans un état extrêmement fragile.
L’efficacité de toute communication est étroitement liée à la précision et à la transparence des objectifs guidant l’action et, de ce point de vue, la BoJ a également longtemps tergiversé quant à l’adoption d’une cible d’inflation, interprétant de manière vague et changeante l’objectif de « maintien de la stabilité des prix » tel que spécifié par son mandat1.
Ito (2014) explique cette réticence à cibler l’inflation par (1) la crainte de la BoJ d’engager sa crédibilité sur une cible sur laquelle elle n’était elle-même pas convaincue de pouvoir exercer une influence déterminante, refusant la piste de politiques non conventionnelles, (2) une tolérance au risque déflationniste et une préférence pour une inflation la plus faible possible, considérée comme un levier des réformes structurelles, du désendettement et du nettoyage des bilans des banques.
Cette réticence est à ce point ancrée qu’il a fallu de nombreuses années à la BoJ pour définir ses critères d’appréciation de l’inflation2. Ce n’est qu’en janvier 2013, après l’accession au pouvoir de Shinzo Abe dont la campagne électorale appelait à des changements radicaux de gouvernance et des interventions de la BoJ3, que la banque adopte une véritable cible (target) et rehausse celle-ci de 1 % à 2 %, objectif que reprend immédiatement à son compte le nouveau gouverneur Kuroda, désigné en mars 2013 par le gouvernement. La principale nouveauté du QQE, qu’il annonce ensuite formellement en avril 2013, consiste à cibler de manière spécifique et radicale les anticipations d’inflation, dont le redressement constitue à la fois un objectif et une condition sine qua non du succès de la politique monétaire4.
Bien entendu, changer les anticipations des acteurs ne peut se satisfaire de simples engagements, même s’ils sont précis et vérifiables : il faut également des actions fortes et à cette aune, la BoJ ne pouvait se permettre de décevoir les attentes très fortes qui s’étaient accumulées depuis l’automne 2012 et qui avaient déjà largement impacté le marché de change et le marché de taux. Le gouverneur Kuroda cite fréquemment le précédent historique de Paul Volcker pour bouleverser les anticipations d’inflation et insiste sur le fait que les anticipations d’inflation au Japon sont beaucoup plus fragiles et instables (« état d’esprit déflationniste ») et appellent donc des mesures d’ampleur comparable capables de générer un « choc psychologique » (Uchida, 2014). Combinant donc les nécessités de communiquer efficacement et de surprendre à la hausse les acteurs, le QQE semble avoir été conçu sous forme de slogan : « doubler la masse monétaire pour atteindre 2 % d’inflation en deux ans et doubler de trois ans à sept ans la maturité des Japanese government bonds (JGB) achetés par la BoJ ». Lorsque les achats d’actifs sont renforcés à la fin d’octobre 2014 pour prévenir tout risque de rechute des anticipations d’inflation dans un contexte de chute des prix du pétrole (QQE2), les impératifs de communication sont également mobilisés, cette fois autour du chiffre trois : « augmenter de 30 000 MdJPY les achats de JGB, augmenter de trois ans la maturité moyenne des JGB achetés, tripler les achats d’exchange-traded fund (ETF) et de real estate investment trust (REIT) ».
Mettre en cohérence tous les leviers de politique économique
Une autre carence visée par le gouverneur Kuroda consiste à mieux coordonner la politique monétaire avec les autres leviers de politique économique. Alors que la BoJ avait géré avec succès le risque inflationniste des années 1970 en dépit de la tutelle du gouvernement et d’un mandat qui donnait la priorité au développement économique et non à la stabilité des prix, le Bank of Japan Act de 1998, qui lui confère une indépendance institutionnelle et un objectif de stabilité de prix, aura paradoxalement certains effets malheureux que Cargill et al. (2000) qualifient de independance trap : du fait même de son indépendance, la BoJ est selon eux devenue beaucoup trop conservatrice et averse au risque pour prendre des mesures audacieuses et novatrices que justifiait la gravité de la situation économique.
Ce facteur psychologique complète et aggrave l’opposition séculaire de la BoJ et de son ex-tutelle, le ministère des Finances, sur la conduite de la politique budgétaire et l’assainissement du secteur financier (la BoJ mettant l’accent sur les réformes structurelles et le douloureux nettoyage des bilans tandis que le ministère des Finances attendait davantage de la conjoncture et de l’anesthésie procurée par des taux faibles)5.
En termes de politique économique également, la capacité de la politique monétaire à sortir le pays de la déflation a été souvent handicapée par l’orientation fluctuante, voire contraire, de la politique budgétaire. Contrairement à ce que pourrait laisser penser le triplement de la dette publique brute, de 69 % à 216 % du PIB entre 1991 et 2010, la dépense publique n’a exercé qu’une stimulation limitée du PIB, compte tenu du poids croissant des dépenses sociales liées au vieillissement, des mouvements de stop and go (typiquement lors de la hausse de TVA en 1997) et de la part décroissante des investissements publics.
Certes, l’article 4 de la Bank of Japan Law précise que la BoJ doit régulièrement discuter avec le gouvernement et que sa politique monétaire et la politique économique du gouvernement doivent être « mutuellement harmonieuses », mais ces principes bien peu contraignants sont apparus dérisoires dans le contexte très difficile de 2012 (rechute en récession – la cinquième depuis 1994 –, rechute des exportations et effritement de l’inflation en dessous de zéro, dans un contexte d’appréciation du yen à des niveaux historiques). Dans cette situation d’urgence, la BoJ et le gouvernement signent une première déclaration conjointe en octobre 2012, puis une autre en janvier 2013, après l’entrée en fonction du gouvernement de Shinzo Abe. Ces documents6 présentent de manière coordonnée l’objectif de sortie de déflation poursuivi par la BoJ et l’objectif de croissance potentielle et de soutenabilité budgétaire du gouvernement. Néanmoins, la vraie nouveauté des Abenomics tient au fait que le Premier ministre a pu désigner « son » gouverneur de la BoJ, Haruhiko Kuroda, qui partage son diagnostic et ses priorités et dont la durée du mandat recouvre à peu près le sien (respectivement avril 2018 et décembre 2018 depuis la réélection du Parti libéral démocrate – PLD – aux élections anticipées de décembre 2014).
Le génie des Abenomics a ensuite consisté à faire de la combinaison des politiques monétaires, budgétaires et structurelles le principe fondateur de la politique économique de Shinzo Abe : ce sont les fameuses « trois flèches », à savoir (1) l’assouplissement quantitatif (QQE), (2) une politique budgétaire « flexible », à savoir pro-croissance à court terme et visant l’équilibre du solde primaire en 2020, puis la réduction de la dette publique au-delà, (3) un agenda de réformes structurelles ambitieux destiné à promouvoir l’investissement privé et à porter à 2 % le potentiel de croissance (contre 0,3 % à 0,5 % actuellement selon la plupart des estimations).
Combiner et décupler les moyens des instruments non conventionnels déjà expérimentés
En termes d’instruments, le QQE n’apporte aucune innovation notable et pour cause, compte tenu de la longue tradition de la BoJ dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler la « politique monétaire non conventionnelle » (cf. tableau 1 ci-contre) : la BoJ a été ainsi la première banque centrale à adopter une politique de taux nuls dès 1999 (ZIRP), une politique d’assouplissement quantitatif (quantitative easing) via l’achat de titres de dette publique de 2001 à 2006 ou encore l’achat d’actifs privés tels que des obligations d’entreprises, ETF et REIT (ce que Ben Bernanke désigne par credit easing) dans le cadre du comprehensive monetary easing (CME) poursuivi de 2010 à 2012. À défaut d’avoir inventé le terme forward guidance, ce fut également la première à le mettre en pratique, dès 1999, bien que de manière insuffisamment transparente comme nous l’avons vu précédemment.
Le QQE consiste donc à combiner et démultiplier deux grandes expérimentations précédentes7 :
- le quantitative easing, en ce sens que l’accroissement de la base monétaire devient un objectif en soi. L’ampleur de ce dernier (doublement en deux ans) supposait d’utiliser le marché le plus profond, celui des JGB, à un rythme d’achats nets de 50 000 MdJPY par an, porté à 80 000 MdJPY à partir d’octobre 2014, soit respectivement 10 et 16 points de PIB par an. Cet objectif très ambitieux tranche avec la hausse de la base monétaire de « seulement » 33 % en deux ans obtenue précédemment par le CME, à comparer avec le triplement et le quintuplement du bilan de la Federal Reserve Bank (FRB) et de la BoE (Bank of England) en quatre ans ;
- l’adjectif « qualitative » correspond au changement de composition du bilan de la BoJ : il ne s’agit pas simplement de le faire croître de manière homothétique, mais de cibler certains actifs afin de réduire les primes de risque. Cette approche justifie ainsi l’allongement de la maturité moyenne des JGB acquis par la BoJ et la poursuite (dans des montants très supérieurs) de certaines des opérations conduites dans le cadre du CME. Par rapport à ce dernier, le QQE se propose de stopper les achats d’effets commerciaux et d’obligations d’entreprises, mais porte à 1 000 MdJPY et 30 MdJPY par an respectivement les achats d’ETF et de REIT (puis 3 000 MdJPY et 90 MdJPY par an avec le QQE2) (cf. tableau 2 infra). Lam (2011) montre que pour un même montant, l’achat d’actifs privés réduit davantage les primes de risque, y compris sur la dette publique, que l’achat de JGB, ce qui justifie l’approche multiple poursuivie par le QQE.
Bilan du QQE deux ans après : un impact franc et à certains égards supérieur aux anticipations sur les variables financières et monétaires
La théorie prédisait quatre canaux de transmission du QQE : (1) la baisse des taux d’intérêt nominaux sur l’ensemble de la courbe et tout particulièrement à long terme résultant directement des achats par la BoJ de JGB de longue maturité, (2) le redressement des anticipations d’inflation résultant de la forward guidance et plus généralement les effets de second tour du QQE (boucle salaire-prix), (3) la hausse du prix des actifs, notamment des plus risqués, résultant de la circulation des actifs (porfolio rebalancing) provoquée par le rachat des titres les moins risqués (les JGB) par la BoJ, et (4) la dépréciation de la monnaie, du fait des sorties de capitaux découlant du portfolio rebalancing.
Un peu plus de deux après le lancement du QQE, le programme d’achat d’actifs a été conduit en conformité avec le rythme annoncé et l’effet sur chacun de ces quatre canaux apparaît conforme voire supérieur aux attentes.
Baisse des taux nominaux
Bien que déjà très bas, le rendement des JGB a significativement décru sur l’ensemble de la courbe des taux (disparition et même inversion des primes de terme). Sur les JGB à dix ans, le gain peut être estimé à environ 30 points de base (pdb) entre le premier trimestre 2013 et le quatrième trimestre 2014 (de 0,7 % à 0,4 % en moyenne). Toutes maturités confondues, les taux prêteurs des banques domestiques ont baissé dans le même temps de 10 pdb, de 1,0 % à 0,9 % environ.
Hausse des anticipations d’inflation
Les anticipations d’inflation sont notoirement difficiles à mesurer au Japon – les indicateurs de marché tels que les break-even inflations rates sont peu utilisés. Néanmoins, l’ensemble des enquêtes régulièrement conduites auprès des économistes (ESP – Enhanced Survey Programme), des acteurs de marchés (QUICK) ou même des ménages (consumer confidence survey) dessine un mouvement cohérent de redressement des anticipations de moyen terme. Bien que les niveaux diffèrent encore sensiblement en fonction de l’horizon de temps et de la nature de l’agent interrogé, l’ajustement depuis deux ans peut être estimé de l’ordre de 40 pdb à 50 pdb, soit de 1 % à 1,5 % (BoJ, 2015a).
Le cumul de ces deux premiers ajustements s’est traduit par une baisse des taux d’intérêt réels de 90 pdb environ, soit de –0,1 % à –1 % en deux ans. Selon les calculs de BoJ (2015a), le taux d’intérêt d’équilibre est resté inchangé sur cette période, de l’ordre de –0,05 %, signifiant que l’intégralité de cette baisse de 90 pdb est imputable au QQE. Il s’agit d’un effet très notable et supérieur à ce qu’ont pu obtenir d’autres grandes banques centrales, et pour cause, dans la mesure où le Japon disposait de marges significatives pour redresser les anticipations d’inflation, tandis que les pays occidentaux, dont les anticipations restent globalement bien ancrées, ne pouvaient agir que sur les taux nominaux.
Circulation d’actifs (porfolio rebalancing)
Saito et Hogen (2014), du Département des affaires monétaires de la BoJ, ont tenté de mesurer directement ce mouvement à partir des statistiques de flow of funds, plutôt que des prix des actifs. Ils montrent ainsi une corrélation entre les achats de JGB de la BoJ et les ventes de ces mêmes titres par les banques domestiques, les institutions publiques de crédit aux PME (notamment Japan Post) ainsi que les fonds de pension publics (notamment le Government Pension Investment Fund – GPIF8). Cet effet du QQE correspond du reste à l’évolution générale de la détention de JGB entre le deuxième trimestre 2013 et le dernier trimestre 2014 : les avoirs de titres publics (inclus les bons du Trésor) des trois catégories d’investisseurs précitées ont diminué respectivement de 38 000 MdJPY, 28 000 MdJPY et 12 000 MdJPY. À l’inverse, les sociétés d’assurances ont continué à accumuler ces titres (+9 000 MdJPY), de même que les non-résidents (+14 000 MdJPY, concentrés sur le second semestre 2014) (cf. graphique 1 infra). S’agissant spécifiquement des banques domestiques, Saito et Hogen (2014) exhibent une corrélation positive des achats de JGB par la BoJ avec l’accroissement, à l’actif de ces banques, du stock de crédits, des dépôts auprès de la BoJ, des actions et des fonds mutuels. Ils montrent également que la réduction du risque de taux résultant de la détention de JGB est le principal facteur explicatif de l’accélération du crédit des mégabanques qui sont, parmi les banques domestiques, celles ayant accès aux meilleures opportunités d’investissement et ayant le plus réduit leurs avoirs de JGB. Pour autant, les effets du portfolio rebalancing sur le stock d’actifs risqués semblent avoir été très limités : en 2013-2014, les banques domestiques ont augmenté leurs dépôts auprès de la BoJ de 72 000 MdJPY, trois fois plus que l’augmentation de leur encours de crédits. De même, le ratio « prêts/dépôts » s’est légèrement érodé, de 73,1 % en décembre 2012 à 71,5 % en juin 2015. Nous verrons dans la partie suivante que cela n’est pas sans conséquence sur les effets d’entraînement sur l’investissement et l’économie réelle.
La dépréciation du yen
S’il est bien une variable sur laquelle l’impact du QQE a dépassé toutes les projections, même les plus volontaristes, c’est celle du taux de change. Bien que la corrélation entre l’accroissement de la base monétaire et le niveau d’une monnaie reste un sujet débattu9, elle n’en demeure pas moins acceptée par de nombreux acteurs de marchés (le fameux « Soros chart »), au même titre que la corrélation entre le taux de change et la Bourse japonaise. Des investisseurs court-termistes, notamment des hedge funds étrangers, ont ainsi pu construire des stratégies extrêmement rentables. Fukuda (2015) montre que les achats de non-résidents expliquent l’essentiel des variations du taux de change et du Nikkei et que cette corrélation – qu’il soupçonne, comme Ueda (2013), d’origine spéculative – s’est intensifiée fin 2012-début 2013. Sur 2013-2014, les non-résidents ont ainsi accru leurs avoirs en actions et dérivés domestiques de 81 000 MdJPY10, contre seulement +56 000 MdJPY pour les institutions financières domestiques qui, à l’inverse, ont investi 82 000 MdJPY en titres étrangers (cf. graphiques 2 et 3).
Au total, les flux de capitaux tels que mesurés par la balance des paiements n’indiquent pas de mouvements d’ampleur permettant d’expliquer la chute du yen, pourtant tout à fait conséquente : la monnaie japonaise est tombée de 80 à 110 contre le dollar entre l’automne 2012 et l’automne 2014 (soit –27 %), puis à 124 à la fin de mai 2015 (soit –11 % supplémentaires) (cf. graphique 4). Botman et al. (2013) ont montré l’importance déterminante des transactions offshore de dérivés de change, par définition non enregistrées dans la balance des paiements, dans les mouvements d’appréciation du yen (épisodes dits « risk off ») et l’on est donc fondé de penser qu’il en est de même dans l’épisode de forte dépréciation du yen observé depuis la fin de 2012. En termes réels, il s’agit de la dépréciation la plus violente de l’histoire récente du Japon qui, contrairement à la précédente correction en 1995-1998, amène le yen probablement en zone de sous-évaluation (le taux d’équilibre étant généralement jugé de l’ordre de 100 yen pour 1 dollar – cf. FMI ou, par exemple, McKinnon et Liu, 2013). Sur la même période ; l’indice Nikkei 225 a ainsi gagné 130 %, passant de 9 000 points à 20 500 points, soit son plus haut niveau depuis quinze ans.
Des effets d’entraînement sur l’économie réelle élusifs et difficiles à quantifier et qui, s’agissant de la baisse du yen, remettent en cause certains schémas de pensée
Deux ans et demi après le lancement des Abenomics, l’évolution de l’économie japonaise peut être qualifiée de heurtée et contrastée : le PIB a crû de 1,6 % en 2013, baissé de –0,1 % en 2014 et se situe pour l’année 2015 sur une trajectoire d’un peu moins 1 % selon le consensus (cf. graphique 5). Si l’on fait le bilan de l’évolution du PIB entre le second semestre 2012 et le 1er semestre 2015, le PIB a crû de 2,3 % en cumulé, soit un rythme annualisé de 0,9 %, significativement supérieurs au potentiel (entre 0,3 % et 0,5 %). Cependant, la demande publique, soutenue par une politique budgétaire très accommodante11, explique plus de la moitié de ce résultat (1,2 point sur les 2,3 % de croissance). À l’inverse, la consommation des ménages n’a pas du tout progressé : –0,3 % à prix constant sur cette même période. L’évolution de l’investissement des entreprises est plus encourageante (+6,3 %) et constitue de fait l’autre principal moteur de croissance aux côtés de la dépense publique, mais cette progression ne peut être jugée que décevante rapportée à l’envol de la profitabilité des entreprises (cf. infra). Du côté de l’offre, la construction (travaux publics et résidentiels) apparaît comme le grand bénéficiaire des Abenomics (+7 % en dix trimestres), stimulé par les programmes de relance budgétaire et les anticipations d’achat immobilier en amont de la hausse de TVA et, dans une moindre mesure, l’industrie (+4 %) grâce à l’effet yen, tandis que le secteur des services ne donne toujours aucun signe de redressement (cf. graphique 6 infra).
Le modèle développé par la BoJ, Q-JEM, permet d’isoler l’effet du QQE sur l’économie réelle et livre à cet égard deux enseignements (BoJ, 2015a) : (1) la baisse du yen par rapport au dollar observée en 2013-2014 a été trois fois plus prononcée que celle projetée par la seule baisse des taux d’intérêt, ce qui conforte l’hypothèse d’un mouvement en partie spéculatif en amont du QQE, (2) même en intégrant ce surajustement à la baisse du taux de change (et l’on sait que les modèles traditionnels du gouvernement attribuent à ce dernier une grande influence, estimant qu’une dépréciation de 10 % du taux yen-dollar génère environ 0,2 point de PIB), la croissance observée a été sensiblement inférieure aux projections du modèle : respectivement +0,1 % contre +3,2 % entre le premier trimestre 2013 et le dernier trimestre 2014.
Parmi les canaux de transmission du QQE présentés supra, nous allons concentrer notre analyse sur l’effet de la dépréciation du yen sur la demande d’exportations nettes, dont on pense a priori qu’il s’agit du canal le plus important même si, de manière intéressante, la BoJ omet systématiquement de le mentionner12. En effet, le canal des taux d’intérêt réels semble plus marginal, sachant qu’avant même le lancement du QQE, ceux-ci étaient déjà négatifs et inférieurs au taux d’équilibre, soit –0,1 %, contre –0,05 % (BoJ, 2015a). En outre, les grandes entreprises ne signalaient pas de difficulté financière notable tandis que les PME, qui souffraient d’une profitabilité dégradée, disposaient malgré tout d’un accès continu au crédit bancaire, en vertu de multiples dispositifs d’aide et de garantie publique dédiés à cette catégorie (équivalant à 7 % du PIB, record de l’Organisation de coopération et de développement économiques – OCDE). Quant à l’effet richesse via la hausse du prix des actifs, son influence au Japon doit être relativisée : l’épargne financière des ménages japonais est certes gigantesque (13 000 Md€), mais encore à la fin de 2014, elle était placée à 52 % en liquidités, contre seulement 15 % en actions domestiques et 10 % en actifs étrangers. Les ménages n’ont donc profité que marginalement de l’envolée du Nikkei (24 % de la capitalisation est détenue par des particuliers) et de l’effet change sur les actifs étrangers.
Le yen s’était considérablement apprécié en 2008-2012 (et avait justifié, fait rarissime, une intervention coordonnée du G7 sur les marchés de change en mars 2011) et les difficultés que posait cette surévaluation faisaient consensus tant sur la capacité à générer de l’inflation que sur la viabilité de l’industrie électronique. Dès lors, il est légitime de penser que le QQE répondait aussi au désir de neutraliser l’impact des QE2/3 de la FRB en rééquilibrant le ratio des bases monétaires des deux pays. Ce rééquilibrage a bien eu lieu à la faveur des effets combinés du QQE et de la normalisation progressive de la politique monétaire américaine, et nous avons vu précédemment que la surévaluation des années 2008-2012 a été rapidement effacée et a même probablement fait place à une sous-évaluation depuis l’automne 2014.
Pour autant, l’effet sur les exportations de biens est très en deçà des anticipations. Celles-ci ont progressé de 19 % en yen, mais de seulement 5 % en volume entre décembre 2012 et juin 2015. À prix constants, elles restent ainsi inférieures de 12 % à leur niveau d’avant-crise (cf. graphique 7) alors même que la conjoncture internationale, bien que difficile, a plutôt montré des signes de stabilisation14.
Cela mérite de désamorcer certaines critiques de comportement coopératif qui ont pu être adressées au Japon par certains compétiteurs notamment asiatiques (les soldes bilatéraux se sont en réalité dégradés pour le Japon)15. Pour autant, la chute de l’élasticité au change des exportations japonaises constitue une tendance lourde mise en évidence par de multiples travaux. Devalier et Man (2014) calculent qu’elle est passée de 0,5 dans les années 1990 à 0,25 au début des années 2000, et serait désormais nulle depuis 2010. De même Shimizu et Sato (2015) ne parviennent à mettre en évidence empiriquement une courbe en J que sur la période antérieure à 1998. Iwaisako et Nakato (2014) relativisent eux aussi l’influence du taux de change et montrent que la demande mondiale et le cours du pétrole ont un pouvoir explicatif supérieur, en particulier sur la période 2008-2011. À l’inverse, Thorbecke (2012) attribue à la forte hausse du yen en 2008-2011 une large part de responsabilité dans la chute des exportations en valeur et en prix, en notant toutefois une sensibilité au change très inégale selon les secteurs : très forte dans l’électronique et l’automobile, beaucoup plus faible dans l’équipement industriel et inexistante dans la chimie. Enfin Shimizu et Sato (2015), d’une part, et Fukuda et Doita (2015), d’autre part, mettent en évidence, à travers deux approches économétriques différentes, le rôle des délocalisations industrielles dans la perte d’élasticité change de la période récente. Ils montrent en outre que les exportateurs japonais (dont seulement un tiers des ventes sont contractualisées en yen) ont, contrairement à leur réputation, ajusté leur comportement de marge, à la fois durant l’appréciation de 2008-2012 (réduction des marges pour atténuer les pertes de marchés) et depuis la dépréciation de 2012 (rétablissement des marges antérieures et maintien des prix en devises). À partir de tous ces éléments et en reprenant la grille d’analyse de la BoJ (2015b), nous résumons par trois grands facteurs explicatifs la sous-performance des exportations en volume sur 2013-2014 :
- un déficit de compétitivité dans les biens de consommation électroniques. Les exportations japonaises dans ce secteur stagnent depuis 2009 et perdent des parts de marché face à la concurrence taïwanaise, chinoise et surtout coréenne. Les analyses de la BoJ (2015b) montrent que la compétitivité-prix s’est redressée depuis le milieu de 2014 à la faveur de la baisse du yen et permet de mieux tirer profit du redressement du cycle mondial électronique, mais la composante de compétitivité hors prix, bien qu’en amélioration, demeure un handicap ;
- un mix produit défavorable sur les biens d’équipement industriel. Ce secteur constitue l’un des domaines d’excellence du Japon, peu sensible aux prix et, pour cette raison, relativement épargné des effets dévastateurs de l’envol du yen en 2008-2012. Néanmoins, la demande mondiale tarde à repartir du fait de l’attentisme généralisé des entreprises (à l’exception des États-Unis, depuis la fin de 2014) ;
- une accélération des délocalisations de l’appareil productif. La constitution par les groupes japonais de réseaux internationaux de production n’est pas un phénomène nouveau, mais il est en train de connaître une accélération du fait de l’effet décalé des décisions prises durant la période de yen fort : d’après l’enquête de la Japan Bank for International Cooperation (JBIC) auprès des mille principaux groupes japonais, le taux de production offshore s’est élevé à 36,5 % en 2014 (+3,6 points par rapport à 2012) et atteindra 39,9 % en 2017. Diverses anecdotes montrent que la baisse du yen contribue à reporter certaines délocalisations, voire motive certaines relocalisations, mais il semble très prématuré de pronostiquer un retournement de tendance : d’une part, parce que les capacités de production du Japon sont elles-mêmes plafonnées par la démographie et les pénuries de main-d'œuvre et, d’autre part, parce que les marchés porteurs sont à l’étranger et que leur pénétration via la production locale constitue une tendance lourde. Un cas d’école à cet égard est l’automobile, dont les entreprises japonaises ont, grâce à la baisse du yen, dégagé des profits records, mais dont la production domestique continue à stagner (10 millions de véhicules en 2014, contre 12 millions en 2008), tandis que la production offshore poursuit son expansion (de 12 à 18 millions sur cette même période). Ce phénomène conforte au passage les arguments de ceux qui, tel l’ancien gouverneur de la BoJ, Massaki Shirakawa, expliquaient le problème déflationniste par des facteurs structurels tels que le déclin démographique et son corollaire, la baisse de la croissance potentielle et des opportunités d’investissement.
L’impact de la dépréciation du yen sur la consommation des ménages, qui constitue au Japon comme ailleurs le cœur de la demande, semble par ailleurs majoritairement négatif. L’inflation importée16, qui a été décisive pour sceller la sortie de déflation, a en effet durement pénalisé le pouvoir d’achat du fait de l’orientation tendanciellement baissière des salaires nominaux, conséquence de ce que le gouverneur Kuroda nomme l'« état d’esprit déflationniste », mais aussi du fait de facteurs plus structurels tels que le déclin démographique (remplacement des cohortes de seniors partant en retraite par des jeunes diplômés moins coûteux) et le dualisme du marché du travail (les Abenomics ont certes réussi à créer 860 000 emplois nets en deux ans, mais ce sont tous des contrats dits « irréguliers », plus précaires et moins payés d’un tiers environ par rapport à l’équivalent régulier). Ainsi, l’évolution du core CPI s’est établie à +0,4 % en 2013 et +1,2 % en 2014 (voire +2,6 % en incluant l’effet TVA) quand, dans le même temps, les salaires ont continué à stagner (–0,4 % en 2013 et +0,4 % en 2014). L’effet richesse transitant par les dividendes ou les plus-values boursières est, quant à lui, resté marginal en raison de la place limitée de l’actionnariat individuel et de la tendance des entreprises japonaises à accumuler de la trésorerie (40 points de PIB, +7 points en deux ans et demi) plutôt qu’à réinvestir ou distribuer leurs profits (cf. graphique 8). Paradoxalement, le pouvoir d’achat s’est donc fortement dégradé en dépit de la situation de plein-emploi et d’une profitabilité record des grandes entreprises. Tout cela tend également à souligner l’importance de facteurs structurels (gouvernance des entreprises et droits des actionnaires, dualisme du marché du travail, faiblesse de la redistribution fiscale, etc.) dans ce relatif manque de réussite de la politique monétaire japonaise pour stimuler la demande domestique.
En dépit de cette transmission pour le moins défaillante des bénéfices d’un yen faible à l’économie domestique, la victoire sur l’inflation semble à l’inverse presque assurée. Compte tenu des pénuries croissantes sur le marché du travail et de la stabilisation du cours des matières premières, tous les ingrédients sont réunis pour enfin amorcer le cercle vertueux salaires-prix qu’appellent de leurs vœux les autorités : le consensus pour 2015 table sur une inflation de 0,7 % et une hausse des salaires nominaux très légèrement supérieure, marquant ainsi une hausse des salaires réels (ce n’est arrivé que sur quatre années depuis 1993 : en 2005-2007 et en 2010).
Conclusion : un problème de mise en œuvre ou un problème d’objectif ?
Nous avons vu qu’avec le QQE et plus généralement avec les Abenomics, les autorités japonaises ont tiré toutes les leçons des échecs passés et tenté de mettre toutes les chances de leur côté. À l’aune de leur objectif prioritaire consistant à sortir le pays de la déflation, leur pari est en passe d'être tenu. Néanmoins, la difficulté à appréhender la réalité des effets de transmission du QQE, et tout particulièrement son corollaire le yen faible, à l’économie réelle ne manque pas de nous interroger sur la pertinence de la cible de 2 % d’inflation. Hissée au rang de mesure étalon des Abenomics, cette cible nous semble poser en effet deux grandes séries de problèmes :
- l’importance accordée à une statistique aussi volatile que le core CPI (qui inclut rappelons-le l’énergie) dans la communication, mais aussi dans la stratégie de la BoJ, a fortiori compte tenu de la fragilité des anticipations d’inflation au Japon. Cela oblige la BoJ à une réactivité considérable, à l’image du QQE2 lancé pour prévenir l’impact de la chute des prix du pétrole. Il n’est pas certain que la crédibilité de la BoJ s’en trouve rehaussée, pour autant que l’on en juge par la perplexité croissante du marché sur les prochaines étapes du QQE17 ;
- la responsabilité excessive pesant sur les épaules de la banque centrale dans l’atteinte des objectifs gouvernementaux, alors que celle-ci porte toute son action sur les anticipations et la forward guidance, reconnue de manière on ne peut plus explicite par le gouverneur Kuroda sous la forme d’allusion à Peter Pan18. Sans remettre en cause la réalité des facteurs psychologiques (le fameux « esprit déflationniste » auquel fait en permanence référence la BoJ) dans les difficultés économiques du Japon, nous avons vu que la sous-performance de 2013-2014 trouve aussi des explications dans plusieurs facteurs structurels tels que les contraintes d’offre. La grande force des Abenomics (et la grande nouveauté, vue du Japon) consistait justement à coordonner tous les leviers de politique économique et à traiter tous les maux simultanément. Deux ans et demi après, on ne peut que constater que la BoJ a pris plus que sa juste part dans la mise en œuvre des Abenomics.
En conclusion, contrairement à l’objectif de 2 % de croissance potentielle, qui bien qu’extraordinairement ambitieux peut être interprété comme une cible théorique destinée à mobiliser les énergies, l’objectif de 2 % d’inflation repose sur une mesure immédiate, observée en temps réel par le marché et directement reliée à l’action et à la crédibilité de la BoJ19. En accordant de facto une telle importance à la lutte contre la déflation, les autorités japonaises ont ainsi, peut-être même sans s’en rendre compte, placé la politique monétaire au centre de l’échiquier, reniant ainsi l’approche multiple et coordonnée qui sous-tendait les Abenomics. C’est d’autant plus dommageable qu’entre les partisans des Peterpanomics et les partisans des réformes structurelles, entre les pourfendeurs de l'« esprit déflationniste » et les assaillants du « bastion des intérêts particuliers »20, les deux premières années et demi d’Abenomics n’ont guère permis de trancher le débat.