« Donnez-moi le moulin à vent, je vous donnerai le Moyen Âge. », disait Karl Marx. Cette formule pourrait être paraphrasée en l'appliquant à l'époque contemporaine : « Donnez-moi l'ordinateur, je vous donnerai une nouvelle économie mondiale. » L'explosion du numérique et des technologies de l'information et de la communication (NTIC) pourrait en effet impulser ce que les chemins de fer firent à l'ère industrielle : créer de nouveaux biens et services et intégrer des échanges.
Évidemment se pose la question du rôle que joue la finance dans cette nouvelle trajectoire de l'économie mondiale, rôle majeur ou secondaire. Dérégulation avec ou en amont de la révolution numérique ? C'est la question à laquelle il faut répondre si l'on veut retrouver une trajectoire favorable de l'économie mondiale. Rien n'est aisé dans cette approche, à commencer par ce que l'on appelle la « nouvelle économie ».
Concept flou s'il en est, la nouvelle économie recoupe trois réalités principales : le secteur des NTIC et son lien avec l'économie, l'ensemble des évolutions techniques et leur impact sur la sphère économique, et le nouveau tissu de start-up innovantes en cours de création. On s'intéresse ici principalement au secteur des NTIC.
Une façon également extensive de définir technologiquement la nouvelle économie est de considérer que celle-ci se caractérise par l'importance des places occupées par l'immatériel, le savoir et la connaissance : le poids des dépenses en R&D (recherche et développement) et de l'investissement en capital humain s'est exceptionnellement accru.
D'un point de vue plus microéconomique, si l'on désigne par nouvelle économie l'activité des petites et moyennes entreprises (PME) innovantes, ces PME, de création relativement récente, placées dans des segments neufs et dirigées par de jeunes managers ont des besoins de fonds élevés qui ne peuvent, par nature, être financés par le secteur bancaire selon les modes classiques.
L'accès restreint aux financements externes provient essentiellement de la difficulté à évaluer le marché futur des entreprises innovantes. L'asymétrie informationnelle entre l'investisseur et l'entrepreneur est, de plus, aggravée par la proportion importante d'actifs intangibles. La bulle qui s'est formée sur les valeurs technologiques au cours de l'année 2000 et son dégonflement en 2001 n'ont fait qu'accroître cette incertitude. Pour ce type d'activités, des marchés organisés se sont développés, comme le Nasdaq aux États-Unis au début des années 1970 ou le Nouveau Marché en France en 1996, mais le recours au marché ne peut avoir lieu qu'à un stade déjà avancé de l'existence de l'entreprise, lorsqu'elle entre dans sa phase de développement et qu'elle est déjà connue. À la création, le financement peut être assuré par une société de capital-risque ou, de manière informelle, par apport de capitaux de particuliers intéressés au projet, les business angels. Puis si l'entreprise connaît une croissance pérenne, elle peut faire l'objet d'une cotation en Bourse.
La nouvelle économie repose donc sur des modes de financement très particuliers. Mais est-ce pour autant une révolution ? Ce n'est pas le point de vue développé ici, l'enjeu étant plutôt la mise en place d'une structure financière certes spécifique, mais sans rupture, sans fantasme d'une révolution financière.
Comme toujours, on associe transformation d'un système productif à de nouveaux modes de financement. Rien ne prouve que les deux phénomènes soient liés. Pourquoi ? Parce que les canaux de financement sont certes diversifiés, mais pour partie préexistants.
Un changement qualitatif et quantitatif s'opère depuis le début des années 2000
En réalité, un renforcement du financement des entreprises innovantes est à l'œuvre.
La création et le renforcement de nouvelles formes de financement à toutes les étapes de développement d'une start-up
Ce développement passe en effet par plusieurs phases : l'incubation, l'amorçage, le démarrage, la croissance et la sortie. On le sait, à son premier stade – l'incubation –, lorsque l'entreprise n'existe pas encore et que son modèle d'affaires n'est pas établi, le financement repose essentiellement sur le love money, matérialisé par l'anagramme FFF (family, friends and fools), les aides publiques (concours, prêts d'honneur) ou encore l'aide apportée par les incubateurs ou les accélérateurs.
Lors de la deuxième étape, l'amorçage, il s'agit du premier apport en capital de l'entreprise. Les fonds peuvent provenir de business angels, de la puissance publique (aides), de mécanismes d'appel à l'épargne privée de type crowdfunding ou de fonds spécialisés (fonds d'amorçage).
Ensuite vient la troisième phase, le démarrage, qui est généralement celle où commence à intervenir le capital-risque au sens strict, essentiellement au travers de l'activité de fonds spécialisés, mais également via des aides publiques ici encore.
Puis la phase de croissance coïncide avec l'apparition de fonds de growth capital, qui permettent à l'entreprise d'étendre son volume d'activités et de s'attaquer à de nouveaux marchés. Ce capital-investissement, qui permet le développement des entreprises, s'incarne à travers le levier du buy-out.
Enfin la dernière étape éventuelle est celle de la sortie qui s'incarne soit à travers la revente de l'entreprise (le plus souvent à de grandes entreprises désireuses de s'approprier les actifs, les idées et/ou les technologies développées), soit à travers une introduction en Bourse. Certes de nouveaux canaux de financement sont apparus (crowdfunding, incubateurs/accélérateurs notamment), d'autres se sont renforcés (capital-risque, etc.), mais, surtout, on a constaté des volumes de financements relativement en hausse depuis 2007.
Les volumes ont globalement évolué à la hausse et cela par tous les canaux
C'est vrai pour l'aide publique. Par exemple, le financement de l'innovation par Bpifrance, dans le cas de la France, entre 2013 et 2015, est passé de 747 M€ à 1 307 M€, soit une hausse de 75 %.
C'est également le cas pour les business angels. Il existe environ cinq mille business angels en France qui financent trois cents entreprises innovantes françaises. Ce chiffre est en hausse depuis 2007 même si, étant donné la non-existence de ce type de financement par le passé dans l'Hexagone, il convient de le relativiser. À l'inverse, aux États-Unis, le secteur des business angels croît en termes d'investissements, avec cependant une progression plus modérée que lors des années 2010-2011. Ainsi les investissements totalisent plus de 25 Md€ (contre 19 Md€ en 2007). Quant aux nombres d'entreprises bénéficiaires des business angels, il continue de croître et s'établissait, par exemple, en 2012 à plus de 65 000.
Enfin il y a le crowdfunding : ce système de financement est apparu lors des dix dernières années et s'est développé autour de montants allant de 50 000 euros à 1 Md€ en moyenne. Le volume global de ce type de financements en France s'élève à environ 300 M€ en 2014. En comparaison, les Américains ont levé environ 2 Md$ en 2015 par ce biais, soit plus de 55 % des sommes levées au niveau mondial avec ce type de levier.
On peut faire le même constat pour le capital-investissement. Si l'on prend le capital-risque, on peut constater sur le tableau 1, la rapide progression entre 2004 et 2015.
En fait, avec près de 2 Md€ levés, la France a confirmé son poids dans l'écosystème européen du capital-risque pour l'année 2015, puisque le pays représente 13 % du total des montants levés, 21 % du nombre total des opérations. Toutefois, elle demeure distancée par le Royaume-Uni, avec ses 33 % du total des montants levés et ses 25 % du nombre total des opérations, et par l'Allemagne, qui représente 20 % du total des montants levés et 17 % du nombre total des opérations.
D'un point de vue plus global, et ce, d'après Bain & Company (2016) sur le capital-investissement, l'année 2015 s'est révélée être une année plus que solide sur le marché du private equity, malgré un ralentissement global de l'économie. On le voit, il y a eu des évolutions quantitatives du financement de la nouvelle économie, notamment dans le capital-risque, mais pas de véritable changement dans les circuits et processus de financement. Il y a cependant eu une rupture.
Le vrai phénomène de la dernière décennie :
un engouement démesuré pour les géants
du numérique semblable à celui des années 1990
Et là, on peut dire qu'il y a eu une véritable révolution.
Certes la nouvelle économie ne transforme pas les principes économiques de l'évaluation des actifs financiers
Le cours d'un titre reste toujours la valeur actuelle des flux futurs qu'il est certain (cas d'une obligation du Trésor public) ou susceptible (cas des actions) de générer dans le futur, ce qui le fait dépendre directement à la fois des prévisions de flux et du taux d'actualisation choisi. On peut déduire de ces principes simples que si les cours des valeurs technologiques ont beaucoup augmenté pendant plusieurs années, comme ce fut le cas récemment pour les géants du numérique, c'est que les investisseurs ont d'abord d'année en année revu à la hausse leurs perspectives de flux et qu'ils ont ensuite diminué leurs taux d'actualisation. En effet, étant donné l'importance des ruptures induites par les NTIC au niveau mondial et leur diffusion à tous les secteurs d'activité, il n'est pas étonnant que les investisseurs aient revu régulièrement à la hausse leurs perspectives de profits, renforcés qu'ils furent dans leurs anticipations par l'évolution très favorable des chiffres de la productivité. En ce qui concerne la baisse des taux d'actualisation, elle s'explique logiquement par celle des deux éléments dont ces taux dépendent : des taux d'intérêt du marché, qui ont en effet diminué sous l'effet de la désinflation, et de la prime que les investisseurs exigent pour compenser le surcroît de risque que font courir les actions par rapport aux obligations d'État.
Mais les mouvements de hausse boursière à l'égard des entreprises
du numérique ont eu et ont une dimension irrationnelle
Cela s'était déjà vu en 1999, lorsqu'on comparait les secteurs des NTIC à ceux de l'énergie et des produits de base, comme le montre le tableau 2.
Une telle distorsion semblait bel et bien extravagante et l'explosion de la bulle boursière de 2000 a ainsi correspondu à une correction sans doute salutaire. La valeur en Bourse des sociétés d'Internet prises dans leur ensemble a ainsi diminué de moitié entre la fin de 1999 et la fin de 2000. La remontée des capitalisations boursières des géants du numérique (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Netflix, etc.) doit être observée à l'aune de l'exemple de 2000. La valorisation boursière des valeurs technologiques continue à poser des problèmes spécifiques : elle ne peut pas reposer, faute d'expériences et de recul suffisants, sur les deux fondements habituels de toute valorisation :
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la « profondeur chronologique », c'est-à-dire la possibilité de projeter dans l'avenir une séquence passée de résultats et de structure financière en fonction de trajectoires types d'entreprises ;
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le « référentiel de positionnement », c'est-à-dire la place occupée par la firme au sein d'un groupe homogène d'entreprises comparables.
La valorisation boursière des entreprises de la nouvelle économie (celle en particulier des start-up, des jeunes pousses, etc.) est donc sujette à des appréciations très subjectives et aléatoires. Ce n'est pas un tableau de rentabilité prévisionnelle que l'on est amené à juger, mais seulement un concept : au lieu de produits avec un cycle de vie relativement prévisible, on a affaire à des produits à obsolescence accélérée et l'on ne dispose d'aucun référentiel sectoriel sérieux (marques mal connues, brevets inexistants, parts de marché peu calculables, etc.).
De plus, ces entreprises sont monoproductrices au moins lors de leur création. Le risque est forcément plus élevé que dans le cas d'entreprises diversifiées. Si bien que l'investissement dans une start-up prend l'allure d'un véritable pari, celui que l'entreprise choisit fera partie du petit nombre qui subsistera au bout de quelques années. La volatilité du cours des titres de la nouvelle économie s'explique aussi par les comportements des investisseurs qualifiés de noise traders parce qu'ils fondent leurs anticipations et leurs opinions sur des manies ou des modes, ce qui perturbe complètement la situation boursière.
Le rappel de ces valorisations met en exergue le fait que tout cela est bien difficile à interpréter (cf. tableau 3 supra).
Une bulle est-elle prévisible ?
Si une bulle liée à la capitalisation boursière des géants du numérique est peu envisageable pour l'heure en raison de leur bonne santé financière, une bulle de la valorisation financière des licornes n'est pas à exclure. Les licornes, aux États-Unis, 95 % des start-up valorisées à plus de 1 Md$, ont une caractéristique commune. Elles contribueraient à faire gonfler une bulle, différente de la bulle boursière des années 2000 car financière. Elle serait le fait des investisseurs privés qui misent des niveaux de valorisation sans commune mesure avec les profits qu'elles génèrent. Des entreprises comme Uber, Twitter, Airbnb ou Snapchat « brûlent » ainsi énormément de cash à l'instar de leurs ancêtres de la bulle internet. D'où vient cet engouement ? Il s'explique d'abord par le fait que les investisseurs ont beaucoup de liquidités à placer. Ensuite les licornes attirent la convoitise des fonds d'investissement avec des indicateurs financiers non conventionnels, qui mettent leur activité en valeur, ce qu'elles ne peuvent pas faire quand elles s'introduisent en Bourse. De leur côté, les investisseurs, notamment ceux qui placent d'habitude leur argent en Bourse, comme les fonds de pension, les fonds souverains et les fonds spéculatifs, mettent en place des mécanismes leur garantissant une protection maximale en cas de baisse de la valorisation, lors de tours de tables ultérieurs ou de vente, ce qui alimente une bulle, et cela se poursuit encore et encore telle une boucle. Si cette bulle explose, cela ne sera pas en raison de la revente massive de titres comme en 2000, mais plutôt en conséquence d'introductions en Bourse ou de rachats à une valorisation corrigée.
Tout cela n'a rien de nouveau
Lors de toutes les phases de bouleversements technologiques dans l'histoire économique récente, les investisseurs ont considéré que le marché potentiel était énorme, qu'il y avait par conséquent beaucoup de profit futur en perspective, mais sans savoir exactement quelles seraient parmi toutes les valeurs technologiques celles qui seraient les heureuses élues. Ainsi, dans les années 1920, la révolution de l'automobile mettait aux prises en France trois cents producteurs, tous promis à un brillant avenir, mais dont les actionnaires ne se sont pas tous enrichis pour autant. Ce fut la même chose pour le secteur de l'électricité. Les cours des actions des opérateurs du secteur, même s'ils ont été multipliés en France de 1920 à 1929 par sept, à peu de chose près comme ceux des sociétés des télécoms pendant les années 1990, ont nettement « sous-performé » la moyenne des valeurs industrielles sur une longue période, alors que les grands gagnants de la Bourse furent au contraire les fournisseurs d'équipements électriques : « Une façon de dire qu'au cours d'une ruée sur l'or, on s'enrichit plus facilement quand on vend des pelles ou des tamis que quand on est orpailleur. » (de Tricornot, 2000).
En définitive, rien de tout cela n'a constitué une vraie révolution. Beaucoup de changements ont eu lieu, mais sur des segments très précis dans des mouvements d'ampleur importante, mais sans réels bouleversements. Reste que nous n'en sommes qu'au début de l'histoire, ce qui importe c'est de tenter d'imaginer les changements à venir. Qui conduit le mouvement, la technologie ou la finance ? Notre approche privilégie plutôt la technologie. Cela se traduit par le fait que le vrai mouvement dans le financement de la nouvelle économie réside dans le rôle majeur qu'y jouent les grandes entreprises du numérique. Pourquoi ? D'abord parce que, comme on l'a vu, ces entreprises disposent de forces de frappe financière géantes. Mais également parce qu'elles ne peuvent se dispenser d'investir dans le secteur par la simple raison que c'est le seul moyen de se protéger.
La particularité du financement de la nouvelle économie : des valorisations incroyables
qui ont permis la mise en place de stratégies
de concentration
Dans de nombreux cas, le marché est dominé par l'entreprise qui a su amorcer avant les autres une croissance exponentielle, entraînée par un effet « boule de neige ». La victoire va à l'entreprise dont la croissance est plus précoce et plus soutenue que celle de ses concurrents : « Winner takes all. » (Kutcher et al., 2014). Pour autant, la concentration des marchés numériques ne signifie pas qu'ils sont exempts de concurrence et donc de risque de disparition. Le monopole d'une entreprise est moins durable dans l'économie numérique que dans les activités de réseau traditionnelles. Dans la courte histoire de l'économie numérique, une rupture technologique (l'Iphone, par exemple) ou l'émergence d'un concurrent plus innovant (Apple) ont déjà eu raison plusieurs fois de la position d'une entreprise un temps dominante (Microsoft). Le marché des navigateurs web a été dominé successivement par Netscape, Internet Explorer, puis Google Chrome. Si Google, qui a marginalisé les moteurs de recherche de première génération, est devenu la première capitalisation boursière du monde (au sein de la holding Alphabet), le groupe voit sa position sur le marché de la recherche en ligne menacée par la migration massive des usages vers l'Internet mobile. La fragilité des positions acquises s'explique par une concurrence particulièrement intense. Les coûts d'entrée sont faibles : peu de capital physique est nécessaire pour entrer sur la plupart des marchés numériques.
La pression des nouveaux entrants est constante : le coût d'amorçage des start-up s'est effondré ces dix dernières années et leur croissance est de mieux en mieux financée par les fonds de capital-risque. Les concurrents d'une entreprise dominante peuvent à tout moment reprendre l'initiative et contester le monopole en propageant rapidement de nouveaux processus ou de nouvelles fonctionnalités à grande échelle (Brynjolfsson et McAfee, 2008).
La fragilité des positions dominantes s'explique essentiellement
par la dépendance aux utilisateurs
Dans les services de réseau traditionnels, les économies d'échelle et les effets de réseau viennent de l'infrastructure, qui impose des coûts fixes élevés. Dans l'économie numérique, ces effets sont liés non à des infrastructures tangibles, mais à la confiance inspirée aux utilisateurs : seule une « expérience » de qualité permet de les dissuader de considérer les offres des autres entreprises numériques sur le même marché. Or les individus sont de plus en plus exigeants dans l'économie numérique, où « la concurrence est à un clic ». Internet accentue la concurrence en baissant les coûts de recherche et de comparaison des prix (Brown et Goolsbee, 2000). Sans cesse sollicités par de nouveaux entrants, communiquant entre eux et coordonnant leurs actions, les consommateurs constituent désormais une multitude capable de mettre rapidement en concurrence les offres disponibles. Face à cela, les entreprises numériques ne peuvent se retrancher, comme par le passé, derrière des infrastructures tangibles ou des barrières réglementaires. Elles doivent innover en continu afin d'améliorer l'expérience utilisateur. Cette amélioration continue de nourrir un cercle vertueux : acquisition et fidélisation, amélioration de la qualité de l'expérience, notamment par la personnalisation (y compris du prix), optimisation de l'allocation des ressources, amélioration des performances par l'apprentissage, innovation et diversification et mobilisation des utilisateurs eux-mêmes pour démultiplier les effets de réseau. De plus, la collecte et le traitement des données collectées sur les utilisateurs sont facilités par les progrès des technologies numériques (volume de stockage et rapidité de traitement) et en matière de design et d'interactivité (personnalisation de l'expérience et adaptation dynamique des interfaces).
Si l'on devait caractériser ce qui est en rupture, la nouveauté du lien entre financement et économie réelle, ce serait dans la consolidation accélérée du secteur de la nouvelle économie. En effet, la logique du développement du secteur des NTIC se fonde sur un renforcement de l'implantation et de l'interconnexion des entreprises du secteur.
Consolidation de la nouvelle économie
Les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) constituent un groupe d'entreprises liées au numérique et dotées d'une puissance financière colossale. À eux quatre, ils représentent, en 2015, 350 Md$ de chiffre d'affaires, soit plus que le PIB d'un pays comme le Danemark. En 2020, à ce rythme de croissance, les GAFA pourraient constituer la première puissance économique mondiale.
Par conséquent, et sans s'endetter outre mesure, les GAFA disposent de liquidités gigantesques. Google pourrait acheter les vingt-trois plus grandes fintech existantes actuellement sur le marché et Apple s'offrir Spotify et Deezer sur le marché du streaming musical, soit les numéros 1 et 3 du marché ; Amazon est le plus grand détaillant en termes de valeur en 2015 (250 Md$), devant Walmart ; Facebook compte plus d'utilisateurs que la population de la Chine (1,5 milliard, contre 1,35 milliard) ; Google est l'entreprise de média la plus grande en matière de chiffre d'affaires (59 Md$).
Toutefois il est à noter que cet acronyme recouvre une réalité plus diversifiée. Alors qu'Apple existe depuis 1974 et appartient à la première génération des entreprises liées au secteur des NTIC et de l'informatique, Google et Amazon constituent deux des fers de lance de l'explosion du marché de l'Internet des années 1990 auxquels on peut également ajouter Netflix. Enfin Facebook a connu une apparition plus récente du fait de la création d'un secteur d'activité : les réseaux sociaux. Ainsi, alors que les trois premiers ont connu plusieurs étapes de développement, voire de crise (Apple dans les années 1990, Google à la suite de la bulle boursière de 2000, Amazon qui ne génère toujours pas de bénéfices), les nouvelles entreprises du secteur des NTIC n'en ont souvent connu qu'une.
Le cas de Microsoft ne doit pas être oublié, le rachat récent de Linkedin pour 26,2 Md$ et le virage stratégique vers le cloud prouvant sa volonté de compter dans les prochaines années. Le départ de Tim Cook et l'arrivée, il y a bientôt trois ans, de Satya Nadella à la tête de Microsoft ont montré une volonté de changement de cap matérialisée par une nouvelle stratégie fondée sur le cloud et l'abandon de la téléphonie mobile. Pour la multinationale américaine, habituée pendant plus de dix ans à vivre confortablement de la vente de licences de son système d'exploitation Windows et de sa suite bureautique Office, le virage a été brutal, mais pour le moment payant. Sur son exercice fiscal 2016, Microsoft a enregistré un profit net de 16,8 Md$, en hausse de 38 %. Si le chiffre d'affaires recule de 8,8 % sur l'année, il se situera toujours à des niveaux élevés : 85,3 Md$. Si les ventes de la téléphonie mobile continue de chuter (8 Md$ de dépréciation notamment au titre de Nokia), Microsoft a perçu plus de 12 Md$ de revenus en rythme annuel pour son « cloud commercial » et son objectif de 20 Md$ sur l'exercice fiscal 2018 devrait être atteint.
Donc ce qui est réellement important, c'est la stratégie de contrôle du secteur par les GAFA. Par exemple, l'émergence des licornes est en fait inséparable de l'influence prise par les GAFA. La moitié de ces licornes sont directement liées à au moins l'un des quatre géants, l'exemple le plus frappant étant Uber. Cette société de véhicules de tourisme avec chauffeur distribue son application à travers Google, Apple et Facebook, sa géolocalisation s'appuie sur Google Maps, elle utilise les systèmes de paiement de Google et Apple et les infrastructures techniques d'Amazon. Sans les GAFA, ce type de sociétés – dont le rythme de croissance est bien plus élevé que les GAFA eux-mêmes à leurs débuts – n'aurait jamais pu se développer aussi vite. Peu importe, finalement, que les GAFA ne puissent plus s'offrir ces nouvelles sociétés, elles les contrôlent de loin. Il y a un an, avec les réserves de cash qu'ils possédaient, les GAFA auraient pu racheter les quarante-deux licornes alors recensées ; aujourd'hui, ils ne pourraient racheter que les trois plus importantes : Xiaomi, Uber et Airbnb.
Plus généralement, les grandes entreprises du secteur du numérique financent donc aujourd'hui leur propre développement ou celui du secteur. En effet, les géants du numérique (GAFA et Microsoft) financent leur propre innovation en investissant une partie importante de leurs liquidités dans leur secteur de R&D, renforçant leur position de leader sur le marché du numérique. Les GAFA représentent 33 % du total du secteur d'activité de l'Internet aux États-Unis, 12 % pour Google, 3 % pour Apple, 16 % pour Facebook et 2 % pour Amazon. Ainsi chacune de ces quatre entreprises investit des sommes colossales dans la R&D ou encore dans l'acquisition de start-up ou d'entreprises du numérique. Par exemple, Google a consacré 12 Md$ de ses revenus entre 2012 et 2014 pour investir ou faire l'acquisition d'autres entreprises du secteur du numérique, Apple y a consacré 4,1 Md$, Facebook 21,5 Md$ et Amazon 2,2 Md$.
Microsoft a fait régulièrement l'achat d'entreprises dans le secteur des NTIC : Nokia en 2015 et Linkedin en 2016 pour 22 Md$.
Les géants du numérique vont plus loin, ils financent également de nombreuses entreprises liées aux NTIC. Les GAFA ont ainsi investi dans de multiples secteurs de start-up depuis 2012, licornes de toutes sortes, fintech, biotech, automobile du futur, etc. Google est le principal acteur de ce mouvement à l'intérieur du groupe des GAFA. Depuis 2010, il a investi dans vingt-cinq entreprises dans le secteur des fintech. Il a, par exemple, soutenu Kensho, jeune start-up créée en 2012 et basée à Cambridge, qui analyse des masses de données financières et les rend accessibles au grand public ainsi qu'aux professionnels via un moteur de recherche qui ressemble à celui de Google pour les aider à investir. Les investissements dans les entreprises de la fintech ont quadruplé entre 2013 et 2016. L'entreprise Intel représenterait environ 20 % de ces investissements et Google une bonne part également.
C'est dire si le financement des fintech est au cœur même de ce qui a évolué à travers le financement de la nouvelle économie, tout simplement parce que les fintech sont l'exemple même des start-up, qu'elles modifient très profondément la réalité économique du système bancaire et financier et qu'elles sont très largement financées par des acteurs qui ont un moyen de contrôler la concurrence nouvelle qu'elles peuvent créer. Mais ce qui est vrai pour les fintech le sera largement pour l'ensemble des secteurs de la nouvelle économie. La formidable concentration à laquelle nous assistons, le pouvoir économique d'un petit nombre de grandes entreprises, ne fera que croître dans les années qui viennent jusqu'à une réaction antimonopole telle que l'ont connue les États-Unis à la fin du xixe siècle. Mais jusqu'alors, le financement de la nouvelle économie sera l'instrument majeur de ce pouvoir croissant, de cette concentration inéluctable, que ce financement passe directement par des prises de contrôle ou par le sas de fonds qui finissent par revendre aux grands acteurs les participations qu'ils ont acquises.