Le premier déplacement officiel en Afrique de la nouvelle directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), Kristalina Georgieva, a eu lieu à Dakar le 2 décembre 2019, pour participer à une conférence internationale organisée par la République du Sénégal et le Cercle des économistes, en partenariat avec le FMI, la Banque mondiale et l'Organisation des Nations unies (ONU). Intitulée « Développement durable et dette soutenable : trouver le juste équilibre », cette rencontre fut exceptionnelle du fait de la participation de six chefs d'État (représentant le Sénégal, le Togo, le Burkina Faso, le Niger, la Côte d'Ivoire et le Bénin) et du Premier ministre du Mali qui ont entamé un dialogue ouvert et symétrique avec les dirigeants des organisations internationales et les nombreux experts et universitaires venus pour l'occasion. Fait peu courant, les voix africaines ont claire ment dominé les débats, plaçant les autres participants dans une position d'écoute et de réaction aux analyses et aux suggestions qui leur étaient faites.
À l'issue de la rencontre, le président Macky Sall a résumé les débats et les attentes des parties africaines dans un texte1 présenté par l'orateur comme le « Consensus de Dakar ». Outre le clin d'œil au décrié Consensus de Washington, qu'il prend parfois à contre-pied, ce nouveau consensus valant pour les pays africains reste néanmoins mesuré. Il ne s'inscrit en opposition ni avec les bailleurs de fonds multilatéraux ou bilatéraux, ni avec les principes de gestion saine des finances publiques promulgués par ces derniers. Il allie un renforcement de la gouvernance macroéconomique et institutionnelle de la part des États et un traitement différencié des risques et des ratios de dette par les créditeurs, afin de financer des investissements d'avenir.
Le Consensus de Dakar se fait donc le porte-parole des voix officielles africaines en dégageant sept conclusions, certaines sous forme de constats, certaines sous forme de requêtes. Faisant preuve de réalisme et de bonne volonté, il insiste sur la nécessaire mobilisation des ressources internes pour financer le développement et sur l'impératif d'améliorer la gouvernance des finances publiques et l'environnement des affaires. Il rappelle néanmoins que les économies d'Afrique sont particulièrement exposées au changement climatique et au risque terroriste, qui grèvent parfois de façon importante les budgets publics. Il rappelle donc que la collaboration entre pays africains et partenaires bilatéraux et multilatéraux est nécessaire pour faire de l'Afrique, grâce à des investissements massifs, l'une des locomotives de la croissance mondiale. Dès lors, il déplore les méfaits de l'échange inégal, lié notamment à la faible rémunération des matières premières et à l'insuffisance de la transformation locale des produits, symptôme du besoin d'industrialisation de l'Afrique. Plus concrètement, il demande que la valeur des actifs et des revenus potentiels liés aux investissements réalisés soit prise en compte dans l'analyse de la viabilité de la dette des pays africains et s'insurge contre la « perception exagérée » du risque en Afrique, qui renchérit le coût du capital et de la dette.
Cette conférence s'est tenue avant la pandémie de Covid-19, à un moment où, en contraste avec le reste du monde, l'Afrique envisageait son avenir de manière positive. Alors que la coopération internationale semblait remise en cause, l'Afrique lançait le processus d'un accord de libre-échange à l'échelle du continent. Bénéficiant d'un taux de croissance à 4,2 % en 2019, l'Afrique subsaharienne (hors Afrique du Sud) se projetait en continent de pays émergents, lançant des programmes ambitieux d'investissement, en prévision notamment de l'exploitation prochaine de gisements miniers ou pétroliers. La conférence visait donc à aborder la problématique du financement des investissements dans le respect des grands équilibres macroéconomiques.
Ces espoirs se heurtent actuellement à la crise sanitaire. La croissance régionale sera négative en 2020 (d'environ –3 %) même si les experts tablent sur une reprise supérieure à 3 % dès 2021 (FMI, 2020). Les mesures de soutien à l'économie, l'accroissement des dépenses de santé et la chute généralisée de la demande mondiale arrivent au mauvais moment. Elles entraînent un dérapage de la dette externe, alors même que l'espace budgétaire se réduit depuis quelques années et que les pays africains peinent encore à se financer sur les marchés à de bonnes conditions. La pandémie redonne une actualité au sujet de l'endettement des pays africains et, plus largement, à la problématique du financement de leur développement. À court terme, les pays africains subissent un choc économique majeur, lié à la crise économique des pays développés, à la baisse concomitante de leurs termes de l'échange (c'est-à-dire à la baisse du prix relatif des matières premières), au désengagement des investisseurs directs et à des conditions relativement onéreuses d'accès aux marchés des capitaux. À plus long terme, cette situation renforce les faiblesses du mode de financement du développement africain mises en avant par le Consensus de Dakar.
Dans un contexte bouleversé par la pandémie, que garder du Consensus de Dakar ? Il conserve une pertinence politique autant qu'économique et financière. Il nous semble donc important de revenir sur certaines des questions sous-jacentes au financement du développement des pays africains qui sont reflétées de façon explicite ou implicite dans ses recommandations. Nous retenons trois thématiques : celle d'une asymétrie structurelle entre les bailleurs de fonds internationaux et les pays emprunteurs ; celle de la contrepartie des financements et de la soutenabilité de la dette face à un besoin massif d'investissements ; et, puisque le Cercle des économistes a joué un rôle clé dans cet événement, celle de la place des économistes universitaires des pays du Nord dans le développement des pays du Sud. Nous nous demanderons, vingt ans après Easterly (2001) et son constat d'une quête impossible de croissance, ce que nous avons appris.
LA DETTE SOUVERAINE : UN INSTRUMENT
DE FINANCEMENT RUDIMENTAIRE ET ASYMÉTRIQUE
Face à la crise sanitaire, la réponse des gouvernements africains et de la communauté internationale a été rapide et déterminée. La grande majorité des gouvernements ont pris rapidement des mesures dras tiques de contrôle des frontières et de distanciation physique, couplées à des mesures de soutien aux entreprises et aux ménages. La communauté internationale a mis à disposition des fonds importants, soit sous forme de crédits rapides (250 Md$) par le FMI, selon des modalités diverses (avec ou sans conditionnalité, à intérêt nul ou supérieur au taux du marché), soit via l'activation du processus de remise de dette pour catastrophes naturelles (448,7 M$). En outre, la Banque mondiale et le G20 ont lancé une initiative de suspension du service de la dette (Debt Service Suspension Initative, DSSI), que la Chine (qui a seulement un statut d'observateur dans le Club de Paris et, à ce titre, n'était pas impliquée dans l'initiative) a rejoint en novembre 2020. Ces mesures d'urgence donneront un répit de quelques mois – au maximum jusqu'en juin 2021 – pour le paiement du service de la dette, à charge pour le pays bénéficiaire de payer son dû dans les cinq ans, en s'engageant à être transparent sur ses obligations de dette et à ne pas emprunter de la dette non concessionnelle pendant le moratoire.
Bien que nécessaire, la réponse apportée par les bailleurs à la crise reste cependant celle de l'« ancien monde ». Une fois encore, les gouvernements réagissent à l'urgence de court terme et repoussent de fait l'examen des problèmes de financement structurel qu'il n'est jamais temps de traiter. Comme lors des crises passées, les mécanismes de financement mis en place par le FMI cherchent à répondre à l'urgence en fournissant des liquidités, le plus souvent sous forme de nouveaux prêts à court ou moyen terme, souvent soumis à conditions dès qu'il y a financement concessionnel. L'un des mécanismes les plus récents, l'instrument de financement rapide (Rapid Financing Instrument), destiné à répondre à des besoins urgents de financement de la balance des paiements, est ainsi un prêt à rembourser dans les cinq ans au taux du marché avec une surcharge. Quant aux pays les plus pauvres, ils ont aussi accès à une facilité de crédit rapide (Rapid Credit Facility), qui représente un dispositif de financements concessionnels soumis à conditionnalité.
Les crises de la dette reflètent la dynamique traditionnelle des crises financières qui font se succéder : excès d'enthousiasme et excès de désillusion dans un cercle vicieux remarquablement décrit par Juglar (1889) dès la fin du xixe siècle. Les périodes fastes, où l'enthousiasme se développe, conduisent à une sorte d'aléa moral qui amène à considérer de telles périodes comme normales et à sous-estimer structurellement les risques. Elles sont suivies de crises, puis d'une période de liquidation qui remet les comptes à zéro et permet de repartir. Ce caractère cyclique des comportements financiers se retrouve dans la dynamique des dettes souveraines, mais aussi des émissions de titres sur les marchés des capitaux. On se rappelle de l'épisode des Petrobonds pendant lequel les pays en développement ont été encouragés à emprunter en dollar afin de profiter des capitaux disponibles importants dans le monde, se retrouvant en situation critique lors du retournement de la conjoncture internationale et de l'augmentation des taux engendrée par le tournant monétariste de la fin des années 1970. Bien entendu, chaque crise est différente et répond à des enchaînements causaux spécifiques, disséqués ex post. Mais il est fascinant d'observer que ce cycle reste immuable, qu'il résiste à la complexification technique des instruments et que prêteurs et emprunteurs s'avèrent collectivement incapables de l'inclure dans leurs anticipations. Cela est particulièrement dommageable pour les pays en développement, et notamment les pays à faible revenu, dont la vulnérabilité aux retournements conjoncturels est renforcée par la sensibilité de leurs économies à la valorisation internationale de leurs ressources.
L'échec systématique de la prévention de crises financières conduit donc à devoir gérer périodiquement des défauts de paiement. Or la dette se caractérise fondamentalement par une asymétrie entre créanciers et débiteurs (Graeber, 2011). Cette asymétrie n'est pas tant liée au décalage temporel des engagements (celui de mettre à disposition les montants, pour le prêteur, celui de payer le service de la dette, pour l'emprunteur) : une fois que le créancier s'est acquitté de son engagement, il est normal que l'emprunteur soit confronté à l'obligation de paiement. L'asymétrie se trouve davantage dans la distribution des risques. Le prêteur prend des risques et sa rémunération intègre les défauts potentiels. À l'inverse, lorsque ce risque se matérialise, l'emprunteur apparaît systématiquement comme l'unique fautif : c'est à lui de demander une remise de sa dette, ce qui le met en position d'infériorité, et c'est sur lui que retombe le mauvais signal associé au défaut. Du côté des créanciers, le risque est en général partagé (par des prêts syndiqués permettant à un très grand nombre de créanciers de diversifier leurs risques entre pays et secteurs), face à un unique débiteur qui en supporte seul les conséquences. En cas de crise (c'est-à-dire de risque excessif constaté ex post), les créanciers cherchent à préserver la valeur de leurs créances au détriment de la coordination nécessaire au traitement de la crise. Les différents clubs de créanciers, Paris pour les créanciers publics, Londres pour les créanciers privés, cherchent avant tout à mettre en œuvre le règlement financier. Ainsi, le traitement d'une crise de la dette passe en général par un rééchelonnement coûteux des créances, avec un surcoût pour les débiteurs. Les concours externes du FMI sont quant à eux conditionnels à des programmes économiques exigeants. Au total, les mesures engagées pour traiter les crises de la dette se caractérisent par du « trop peu, trop tard », répétant inlassablement la façon dont la communauté internationale a réagi face à la crise de la dette dans les années 1980.
L'asymétrie n'est pas choquante lorsque le débiteur a pris des risques excessifs en dissimulant leur nature. Cela peut être le cas en l'absence de transparence sur les intentions initiales, mais aussi lorsque des problèmes de gouvernance affectent la bonne utilisation des fonds empruntés ou conduisent à emprunter des montants excessifs auprès d'autres créanciers peu regardants. Mais l'asymétrie devient difficile à justifier lorsque les états de la nature évoluent défavorablement pour le débiteur sans qu'il en soit responsable, lorsque le risque d'un investissement initial a été mal analysé tant par les créanciers que par le débiteur, ou lorsqu'un événement imprévu s'est produit. L'absence de partage de risque entre créanciers et débiteurs place ces derniers en position de devoir supporter le poids d'un excès d'endettement révélé ex post et dont ils ne sont pas toujours responsables.
L'une des clés d'un endettement favorable au développement est donc la qualité de l'analyse des risques. Cette dernière mérite davantage d'attention et il est en particulier souhaitable d'étudier les réponses à apporter aux risques identifiés. Les instruments financiers modernes permettent un partage des risques beaucoup plus fin que les instruments assez rudimentaires utilisés pour financer le développement. L'aide publique au développement, par exemple, est encore essentiellement constituée de subventions (pour les pays les plus pauvres) et de prêts concessionnels. Cette composition lui confère une fonction de charité peu en phase avec son principal objet qui est le développement. Les caractéristiques de l'aide accordée (taux d'intérêt, maturité, période de grâce) dépendent principalement du niveau de développement du pays concerné. Cependant, il est tout à fait possible de trouver un projet hautement profitable dans un pays pauvre et, à l'inverse, un projet à forte externalité sociale ou environnementale, mais peu profitable dans un pays émergent. C'est ainsi que la Banque mondiale a accordé au Tchad en 2000 un financement IDA (International Development Association) (réservé aux pays les plus pauvres) en complément d'un prêt de la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BERD), pour un projet pétrolier porté par un consortium où figurait Exxon. La vision de l'aide au développement consiste ainsi à attribuer les subventions aux pays les plus pauvres et les prêts concessionnels (qui peuvent s'analyser comme la combinaison de prêts aux taux de marché et de subventions) aux autres pays en développement, avec un degré de « concessionnalité » qui dépend de la richesse relative du pays.
L'innovation financière (au sens, modeste, d'utilisation innovante des instruments existants sur les marchés) a certes connu un regain d'intérêt dans les quinze dernières années dans les débats sur l'aide. Mais la réflexion financière, consistant à associer les instruments finan ciers adéquats aux risques identifiés et à la nature des défaillances de marché, est encore très insuffisante. Cette dimension de la modernisation de l'aide au développement est, selon nous, prioritaire.
Pistes d'améliorations du financement
du développement et de la gestion des crises
Plusieurs moyens permettraient d'améliorer le financement du développement. Une première piste, assez simple, consiste à indexer le service de la dette à la situation économique future. De tels instruments existent, sous forme de prêts dont les remboursements sont indexés au PIB, dont le remboursement est suspendu dans le cas d'un événement prédéfini (ouragan dans un prêt par la Grenade en 2015), ou dont la maturité est indexée sur le cours d'une matière première et s'allonge en cas de choc sur les exportations. Cette dernière idée a, par exemple, été mise en œuvre par l'Agence française de développement (AFD) avec des prêts très concessionnels et contracycliques (Cohen et al., 2007). Ils ont été cependant peu utilisés, en raison de leur complexité technique et du risque à la fois de sélection adverse et d'aléa moral, même s'il pourrait être minimisé par le choix de données incontestables et robustes à toute manipulation. Mais cette piste prend tout son sens dans le cadre de la crise de la Covid-19 (Cohen et al., 2020).
Une deuxième piste consiste à repenser l'utilisation de la subvention, aussi bien directe qu'intégrée à un prêt concessionnel. Dans l'aide au développement, c'est la subvention qui représente le mieux l'effort des contribuables du pays donateur et c'est elle qu'il faudrait suivre particulièrement. La justification usuelle de cet effort est le niveau de pauvreté du pays bénéficiaire, mais elle souffre d'une base économique peu solide. Il est plus intéressant de se focaliser sur la contrepartie de cette subvention (Cohen et al., 2006). Toute utilisation visant à la construction de capacités budgétaires et fiscales dans les pays en développement est en particulier souhaitable. La subvention est alors temporaire et a un objectif précis qu'il faut suivre dans la durée. Cela concerne l'aide dite budgétaire (qui ne peut se substituer éternellement aux ressources publiques locales), mais aussi l'aide aux projets, car de nombreux projets n'ont d'intérêt que s'il y a pour les faire fonctionner des ressources administratives (comme, par exemple, des enseignants pour des écoles) et fiscales (frais de maintenance pour des investissements routiers, par exemple). À l'inverse, subventionner l'offre de services publics sans veiller à leur pérennité ne contribue pas à un développement durable.
Cette considération spécifique de la subvention permet, et c'est une troisième piste, de concevoir des instruments mixtes combinant des subventions publiques et des financements de marché, par exemple pour orienter les investissements privés vers des objectifs sociaux et environnementaux. C'est une façon de réinventer des partenariats publics-privés. Cette approche est intéressante, notamment pour soutenir le tissu des PME qui représente plus de 90 % de l'ensemble des entreprises en Afrique. Elles sont la principale source d'emplois et de revenus, après l'agriculture de subsistance. Elles sont malheureusement trop souvent exclues des circuits financiers existants, faute d'instruments adaptés à leurs besoins, qui sont supérieurs aux sommes offertes par les institutions de microcrédit et inférieurs aux seuils minimaux d'intervention des banques traditionnelles. Les bailleurs comme l'AFD se sont engagés dans cette voie, accordant des lignes de crédit à taux bonifiés, procurant des garanties ou créant des fonds d'investissement.
Cependant, la mise en place de tels instruments mixtes se heurte à deux difficultés principales. La première difficulté est d'éviter de subventionner des projets ou des investissements qui auraient pu se faire sans subvention : là encore, il faut étudier la contrepartie de toute subvention et repérer la défaillance de marché qui justifie l'intervention du secteur public au côté d'entreprises privées, une tâche particulièrement délicate (Cadot et al., 2014). Les défaillances pouvant survenir sont typiquement les imperfections des marchés financiers locaux ou la présence d'externalités.
La deuxième difficulté concerne la mise en place et l'esprit du partenariat public-privé, qui peut facilement glisser vers de nouvelles formes d'aide liée, à travers laquelle les donateurs cherchent à favoriser les entreprises originaires de leur pays. De nombreux travaux ont montré les surcoûts (de l'ordre de 15 % à 30 % selon l'OCDE) et l'inefficacité qu'entraîne cette pratique – qui peut de fait s'interpréter comme une subvention implicite des entreprises par l'État donateur par le biais d'une forte distorsion de concurrence. Les disciplines mises en œuvre dans le cadre du Comité d'aide au développement ont permis d'en limiter la portée, si bien que la proportion d'aide déliée s'est accrue de 41 % en 1999-2001 à 79 % en 2018. Cela signifie néanmoins qu'un cinquième de l'aide publique au développement est toujours de l'aide liée, plutôt concentrée dans les financements de travaux de recherche et dans la mobilisation d'experts des pays donateurs à des fins d'assistance technique. Pour respecter les disciplines du Comité d'aide au développement, de tels partenariats publics-privés devraient répondre à des exigences de rigueur et de transparence dans l'utilisation des fonds publics, et d'accessibilité, sur une base concurrentielle, aux entreprises étrangères au pays donateur.
Une ressource privée insuffisamment exploitée est par ailleurs constituée des transferts financiers des émigrés. Ces derniers sont pour l'instant restés assez stables malgré la pandémie, de l'ordre de 5 % du PIB en moyenne pour les pays d'Afrique subsaharienne, soit un montant égal à celui des investissements directs étrangers et environ à la moitié des flux d'aide au développement. Cette dernière pourrait utilement se donner pour but d'accroître l'efficacité de ces transferts, par exemple en diminuant leurs coûts et en faisant usage de technologies digitales (mobile money).
Au total, il est crucial d'inclure la possibilité d'une crise de paiement dans les décisions de financement et dans le choix des instruments et des montages financiers. Les crises passées apportent des enseignements utiles à la prévention, mais elles restent inévitables, et il est important d'inclure dans les modalités de financement les mécanismes qui en faciliteront, voire en automatiseront, la gestion. C'est dans ce sens que l'on peut interpréter la campagne lancée en 2001 et 2002 par Anne Krueger, alors économiste en chef du FMI, en faveur d'un mécanisme de restructuration des dettes souveraines (Krueger, 2002) qui n'a toujours pas vu le jour et n'a été qu'imparfaitement remplacé par des clauses d'action collective dans les contrats de prêt. Dans le cadre de la réponse financière à la pandémie de la Covid-19, plusieurs économistes (Bolton et al., 2020) ont aussi, par exemple, proposé un mécanisme dans lequel la totalité du service de la dette (y compris envers les créanciers privés) serait gelée pour un an et les paiements des intérêts seraient remis sous la garde d'une institution multilatérale garante d'une utilisation des fonds dans le cadre de la lutte contre la pandémie. Cette approche pourrait être étendue de façon contingente à l'ensemble des crises systémiques.
Le juste équilibre entre développement
et dette dépend aussi du type
de dépenses financées par la dette
Le développement de l'Afrique doit, bien sûr, reposer sur une mobilisation des ressources internes. Mais les besoins sont très importants et rendent nécessaires un soutien international. Les investisseurs privés sont d'ailleurs au rendez-vous. Les flux nets de capitaux non officiels vers l'Afrique subsaharienne ont fortement augmenté : de 4 Md$ dans les années 1980 et 1990, ils ont atteint 25 Md$ en 2007 et ont littéralement décollé après la crise pour s'établir à environ 60 Md$ en 2017 (FMI, 2018), soit 3 % du PIB de la zone. L'augmentation récente est principalement due aux non-résidents, via principalement des investissements directs étrangers. Cette évolution appelle deux constatations.
Premièrement, elle est significativement corrélée avec la baisse des taux des obligations du Trésor américain. La baisse des taux a clairement amélioré la rentabilité nette des projets en Afrique subsaharienne. L'environnement reste à ce titre a priori favorable, mais il révèle que le potentiel de développement reste lié à la rentabilité intrinsèque des projets. Et les pays d'Afrique subsaharienne ont sur ce point une marge d'amélioration encore significative. Et c'est à toutes les étapes du projet (sélection, conception, réalisation et mise en œuvre) que les renforcements de capacité doivent intervenir. Les pays d'Afrique ont autant besoin d'ingénieurs que de gestionnaires et de planificateurs.
Deuxièmement, les capitaux privés sont très concentrés sur certains pays – la Côte d'Ivoire, l'Éthiopie, le Kenya et Maurice ont bénéficié à eux seuls de 40 % du flux sur la période récente – et sur certains secteurs, typiquement ceux exploitant les ressources minières et énergétiques. L'urgence d'investissement mentionné dans le Consensus de Dakar reflète celle du besoin de diversification et d'industrialisation. La dette doit ainsi financer des investissements structurels (en infrastructures, en éducation) pour lesquels les notions de productivité sont difficiles à définir. Les salaires des enseignants et des soignants sont, par exemple, considérés comme de la consommation publique même s'ils sont indispensables aux investissements en éducation et en santé. De même, l'entretien annuel des routes devrait faire partie des dépenses d'investissement. Il y a donc des dépenses financièrement productives, qui peuvent être financées par endettement, y compris par endettement privé et aux taux de marché, et des dépenses économiquement (mais non financièrement) productives, qui relèvent, en tout cas à terme, de la mobilisation de ressources internes par la fiscalité, et cette observation renforce la pertinence du Consensus de Dakar.
Dès lors, on peut se demander sur quelles règles fonder l'analyse de la dette et de sa viabilité ? Quelles dépenses publiques intégrer au déficit calculé pour définir la solvabilité d'un pays ? Quelles autres dépenses publiques peut-on légitimement financer par endettement ? Il est frappant de constater que les pays en développement ne sont pas les seuls à devoir affronter ce type de questions, et la viabilité de la dette publique est devenue un souci globalement partagé. Lorsque la mobilisation des ressources internes est fondée sur des institutions stables, crédibles et bien gérées, l'ensemble des dépenses économiquement et financièrement productives peuvent être financées par endettement. Le risque qui demeure est double : (1) celui d'une erreur dans les anticipations de profitabilité financière, qui renvoie à l'évaluation de projet et au calcul d'investissements, et (2) celui d'un ralentissement économique affectant durablement le niveau des ressources mobilisables, qui peut être en partie traité par des instruments contingents.
Le souci, formulé dans le Consensus de Dakar, de « prendre en compte la contrainte particulière liée à l'impact environnemental, notamment le changement climatique, et aux dépenses en matière de sécurité face au choc terroriste » (ce dernier étant concentré sur la zone sahélienne) demande un traitement spécial. Il s'agit de deux dimensions qui ont des caractères de biens publics mondiaux et appellent de ce fait davantage de solidarité globale. Il n'en reste pas moins que dans ces deux domaines, les pays concernés doivent aussi mobiliser des ressources propres.
Dans ce contexte, les capacités d'identification d'investissements prometteurs et les compétences en matière de préparation de projet prennent toute leur importance. C'est aussi l'un des objectifs de l'aide au développement d'accroître ces capacités et ces compétences, et de le faire non pas à la place des acteurs locaux, mais en les mobilisant, en les aidant à se former et en leur laissant les décisions : c'est, au moins en partie, ce que la Déclaration de Paris sur l'efficacité de l'aide, en 2006, a retenu comme principe d'appropriation (ownership).
Conclusion :
quel rôle pour l'économiste universitaire ?
L'un des premiers rôles de l'économiste universitaire est de permettre ce type de débats, en analysant l'ensemble des problèmes associés au financement du développement et à la soutenabilité de la dette. Or on retrouve ici une autre forme d'asymétrie : la question majeure du développement reçoit finalement assez peu d'attention. D'une part, la plupart des recherches en économie publiées dans les 202 revues d'économie les plus importantes entre 1985 et 2005 sont consacrées aux États-Unis : 2 383 articles ont été publiés sur ce pays, contre 34 pour l'ensemble des pays d'Afrique subsaharienne (Das et al., 2013). D'autre part, si l'on considère les seules études sur le développement, entre 1996 et 2017, les articles publiés par des auteurs de pays à faible revenu représentent 2,3 % de l'ensemble des articles publiés sur le développement2.
Le travail de l'économiste se fait en général suivant trois directions : (1) une direction « positive », qui est celle de l'analyse la plus objective possible, de la description fine des mécanismes et des enchaînements, de la connaissance des faits et des données, (2) une direction « normative », qui vise à faire des recommandations et prend position en faveur de telle ou telle option de politique publique, et (3) une direction d'économie politique, qui considère les comportements de l'ensemble des parties prenantes aux décisions pour mieux comprendre comment ces dernières se prennent. Or, pour l'Afrique subsaharienne, nous considérons que l'approche normative a trop longtemps dominé les débats. Ce sont des économistes la plupart du temps étrangers qui proposent leurs propres solutions dans des contextes qu'ils ne connaissent et maîtrisent que très imparfaitement. Il est important de laisser le plus possible le « normatif » aux acteurs locaux, et de considérer que les « solutions » ne sont pas des approches clés en main importées de l'extérieur, mais doivent être élaborées localement, avec la participation d'une recherche locale beaucoup plus soutenue et dynamique. Ce que les universitaires extérieurs peuvent partager le plus utilement, ce sont les compétences techniques pour analyser les faits et les données, la capacité de faire appel à des méthodes variées en fonction des questions posées, et le souci de rigueur scientifique. Pour le reste, leur responsabilité est aussi de nourrir les possibilités de débat bien informé, ce qui est un élément fondamental des processus démocratiques, plutôt que de chercher à vendre, ou à imposer, leurs propres visions et solutions.
Ce rôle, à la fois plus modeste et plus ambitieux que ne le suggèrent les débats internationaux sur le développement de l'Afrique, suppose de mettre l'accent sur la construction de capacités locales de recherche dans les pays africains, et de passer du temps « sur le terrain ». La collecte, l'analyse et le traitement de données constituent un champ fécond pour la construction de capacités et pour l'analyse de problèmes de développement pertinent pour les pays. Trop souvent, les chercheurs de ces pays font face à des incitations professionnelles qui les détournent de ces domaines au profit de thématiques, de méthodes et d'approches définies par les politiques des grandes revues. C'est très compréhensible d'un point de vue professionnel, mais on y perd une dimension importante de l'utilité sociale de la recherche, à savoir sa capacité à analyser les problèmes de développement des pays eux-mêmes et à y nourrir un débat informé et critique, sur la base de faits et de données vérifiés. Trop souvent, les pays africains manquent de recensements, d'enquêtes sur les ménages ou d'enquêtes agricoles récentes ; ou si ces données sont collectées, elles restent inaccessibles et donc peu analysées. Aussi, le débat de politique économique ne peut pas comparer les ordres de grandeur des différentes alternatives avant de décider d'une priorité.
La construction de capacités de recherche ne doit donc pas se faire seulement en envoyant les jeunes les plus brillants dans les meilleures universités étrangères. Certes c'est une démarche qui reste importante, et l'accueil d'étudiants étrangers, avec visas et bourses d'études, est un volet crucial de l'aide au développement. À ce titre, la France doit retrouver une place qu'elle est en train de perdre face aux pays anglo-saxons, y compris vis-à-vis des étudiants d'Afrique francophone. Ces derniers devraient être une cible plus explicite dans la politique d'accueil au sein des établissements français.
La construction de capacités de recherche repose aussi sur l'accompagnement des chercheurs nationaux sur place, en leur donnant des occasions de travailler sur des sujets qui sont les leurs en coopération avec d'autres chercheurs de leur pays et du reste du monde. Les économistes français peuvent notamment contribuer à la formation des statisticiens et des économistes empiriques dont les pays africains ont besoin.
Le Cercle des économistes prend sa part dans l'organisation de conférences en Afrique, dans lesquelles les chercheurs africains ont toute leur place. Il est prêt à y contribuer davantage et à promouvoir la conduite et l'utilisation de travaux scientifiques, pour alimenter un débat public utile et éclairé.