Les flux de capitaux vers les économies émergentes ont été historiquement volatils et procycliques. Comme conséquence, l'évolution des conditions d'accès aux marchés internationaux de capitaux (MIC) peut fortement déterminer le choix des politiques économiques (Kaminsky et al., 2005). L'Argentine est un cas de figure intéressant. Avec un degré de profondeur financière domestique structurellement faible (FMI, 2012), elle a été longtemps dépendante de l'épargne externe. Or le fait qu'elle ait une longue histoire de crises de balance des paiements et de défauts ne fait qu'aggraver la procyclicité des capitaux affluant vers le pays : l'engouement des investisseurs étrangers pour acquérir des actifs argentins lorsque la conjoncture domestique est favorable tend à se transformer très vite en fuite devant le peso, dès qu'ils perçoivent la moindre détérioration dans la solvabilité de l'émetteur souverain et, par extension, du secteur privé. Aussi bien cette volatilité que les périodes de pénurie d'accès au financement externe entravent fortement la marge de manœuvre des politiques macroéconomiques conventionnelles.
Les observateurs s'accordent souvent pour affirmer que le pays a vécu pratiquement isolé des MIC après le moratoire sur sa dette souveraine de 2001, et ce, jusqu'en 2016. En dépit de deux restructurations de dettes réussies, en 2005 et 2010, l'impossibilité pratique d'émettre des obligations en dehors de la juridiction de Buenos Aires, sur fond de litige avec les créanciers hold-out, aurait rendu inabordable l'accès au financement externe du pays, tous secteurs confondus. Qu'en est-il ? Quel lien avec les choix de politique économique ? Cet article cherche à répondre à ces deux questions pour la période qui s'étend entre le défaut de 2001 et la fin du mandat des gouvernements Kirchner en 2015.
Dans la première partie, nous caractérisons divers régimes d'accès aux MIC en identifiant les déterminants de demande et d'offre de financement externe. Utilisant cette approche, l'examen des faits stylisés et la construction d'un indice (à l'aide du solde financier de la balance des paiements et de la prime de risque pays) suggèrent que l'Argentine n'a pas été isolée des MIC tout au long de la période. Certes, en pratique, à partir de 2002, seul le secteur public a procédé à des émissions obligataires, assez limitées, tandis que les firmes n'ont tiré des financements nets que des investissements directs étrangers (IDE), et les flux de capitaux vers le secteur bancaire ont été très faibles. Mais il faut noter que les restrictions d'accès au financement externe du secteur privé ont été imposées, dans une large mesure, par la réglementation argentine. Dans certaines périodes, notamment de 2005 à 2007, puis entre le milieu de 2009 et le milieu de 2011, les investisseurs étrangers ont été disposés à financer le pays à un taux abordable et dans la moyenne des pays émergents. Qui plus est, la restriction d'accès aux MIC n'a pas été tout le temps contraignante, puisque de bons fondamentaux macroéconomiques ont réduit les besoins de financement et de devises, notamment jusqu'en 2007. Enfin l'isolement n'a pas été imposé systématiquement par les créanciers externes. Ce sont les autorités argentines elles-mêmes qui ont préconisé une sorte d'autarcie financière, mettant en place des barrières à l'entrée des capitaux dans les périodes de forte liquidité globale et engageant le pays dans un processus de désendettement rapide, quitte à avoir recours à des politiques assez distorsives lorsque les besoins de financement et de devises sont redevenus pressants, à partir de 2011.
Dans la deuxième partie, nous analysons la politique de désendettement et discutons les motivations et les effets de ces politiques controversées : la monétisation des déficits budgétaires et le contrôle des changes. Si ces politiques ont été fortement déterminées par la restriction contraignante de l'offre de financement à partir de 2011, in fine elles ont découlé aussi de la forte volonté de non-renouvellement de la dette externe de la part des autorités, influencées par le trauma des crises souveraines passées et convaincues que l'autarcie financière apporterait à la politique économique son indépendance (du diktat des marchés et des organismes internationaux). Enfin, face à la pénurie de devises qui en a résulté et les pressions à la dépréciation du peso, le maintien de ces mesures a été probablement lié à la réticence à dévaluer et à la « peur » des autorités monétaires de laisser flotter le change dans un pays où les anticipations d'inflation sont fortement ancrées au cours du peso sur le dollar.
Le degré d'accès aux marchés internationaux de capitaux : déterminants du financement externe
Le degré d'accès d'un pays au financement international se décline généralement en termes de variation, plutôt qu'en niveau. Une amélioration des conditions d'accès au crédit externe ou, plus généralement, aux MIC est caractérisée par une résurgence des flux financiers entrant dans un pays, notamment ceux de court terme (FMI, 2001). Or les flux enregistrés ne sont que le résultat en termes de quantités d'un équilibre macroéconomique. Étant donné que l'on ne peut pas observer directement la demande (de la part des résidents) et l'offre de financement (de la part du reste du monde), il est pertinent d'examiner séparément leurs déterminants. La demande est reflétée non seulement par les fondamentaux macroéconomiques, notamment les soldes budgétaire et courant, mais aussi par la réglementation du compte financier de la balance des paiements, qui traduit la disposition des autorités à attirer ou à ralentir les flux de financements vers le pays. Du côté de l'offre, la disposition des investisseurs étrangers à acquérir des obligations souveraines s'avère cruciale (Datz, 2007)1. La perception sur la capacité d'un émetteur souverain à honorer sa dette détermine la disposition des investisseurs étrangers à financer également le secteur privé, dont les engagements externes sont souvent garantis par le gouvernement ou contingents à ses politiques (risque de pertes en cas de dévaluation inattendue ou de crise, risque de nationalisation, etc.). C'est pourquoi, la prime de risque souverain est une composante majeure du risque pays, qui fait office de « prix moyen » du financement externe.
Facteurs de demande : fondamentaux macroéconomiques et réglementation des flux de capitaux en Argentine
Fondamentaux macroéconomiques
Dans cette section, nous décrivons brièvement l'évolution des principales variables macroéconomiques pendant la période 2001-2015. Nous nous intéressons particulièrement à l'évolution des soldes budgétaire et du compte courant de la balance des paiements : si le premier reflète les besoins de financement du gouvernement, le dernier capte la capacité du pays, tous secteurs confondus, à générer des divises. Évoluant souvent de façon concomitante, ces deux variables constituent les déterminants fondamentaux des besoins de financement externe.
Le défaut de la dette souveraine à la fin de décembre 2001 a été le corollaire de la plus grande crise économique de l'histoire argentine, avec une chute cumulée du produit intérieur brut (PIB) de plus de 15 % entre 2001 et 2002 (cf. graphique 1). Dès le début de 2002, l'état d'urgence économique a été décrété et d'importants changements de politique économique ont eu lieu. Le système de « caisse d'émission » (currency board) garantissant la parité nominale du peso vis-à-vis du dollar, en vigueur durant les années 1990, a été abandonné et remplacé par un régime de flottement de change administré (dit « sale »). Les dettes et les créances en devises ont été « pesifiées » de façon asymétrique, avec un taux de change peso/USD de 1 pour les dettes et de 1,4 pour les dépôts bancaires. Dans la foulée, un gel des prix pour les tarifs de services publics (également pesifiés) et les loyers, et un système de droits à l'exportation ont été mis en place. Des programmes d'assistance sociale ont été également implémentés.
La récupération de l'activité économique a été aussi spectaculaire que la chute. L'inversion de la tendance négative du PIB et de la production industrielle a commencé dès le milieu de 2002. Après un processus de surajustement suivant la dévaluation initiale, portant le taux de change nominal à 4 peso/USD en février, le peso s'est stabilisé par la suite aux alentours de 3, à l'aide des interventions du Banco Central de la República Argentina (BCRA). La dévaluation a contribué à relancer les exportations, en même temps qu'elle a favorisé l'activité domestique via la substitution d'importations. La recomposition des marges des entreprises, en partie due à la réduction de leurs dettes en dollars, a permis la reprise de l'investissement. La consommation privée a également rebondi rapidement (cf. graphique 1 supra), aidée par le gel des prix et les programmes d'assistance sociale.
Ces mesures ont constitué les fondations du modèle macroéconomique et de la forte croissance observée dans la période postcrise. Entre l'année de l'élection de Nestor Kirchner à la présidence en 2003 et la fin de son mandat en 2007, le taux de croissance du PIB a été de 8,8 % en moyenne. En raison du taux élevé de sous-utilisation des ressources (le chômage avait dépassé 20 % en 2002), la reprise n'a pas généré, dans un premier temps, une forte pression à la hausse sur l'inflation (cf. graphique 2), qui était d'ailleurs ralentie par des accords de prix avec les grandes entreprises opérant dans des secteurs sélectionnés, notamment la grande distribution et le secteur alimentaire. Cela a permis une récupération des salaires réels sans pertes de compétitivité, facilitant la recomposition de la demande interne, qui a été l'un des principaux moteurs de la croissance postcrise.
Pendant cette période postcrise, les conditions internationales ont été très favorables, notamment en ce qui concerne les prix internationaux des matières premières, qui représentent plus de 50 % des exportations argentines. La bonne performance exportatrice a été une variable fondamentale dans la nouvelle configuration macroéconomique. D'une part, elle a constitué une ressource fiscale très importante2 ; d'autre part, elle a été la principale source de devises. Bénéficiant de niveaux d'inflation historiquement bas, la BCRA a mené une politique monétaire expansionniste, visant à maintenir le taux de change nominal peso/dollar à des niveaux élevés. Le cours du peso est ainsi resté relativement stable et compétitif. Cela a généré un excédent d'offre domestique de devises, qui a alimenté l'accumulation de réserves internationales par la BCRA (cf. graphique 3).
Enfin la signature des accords de remboursement avec le FMI (Fonds monétaire international) en 2003 et 2005 et, surtout, l'acceptation par une grande partie des créanciers de l'offre de restructuration de la dette en défaut en 2005 ont mis le pays sur la voie de la « normalisation » des relations avec le reste du monde.
La période 2003-2007 est donc caractérisée par une amélioration assez spectaculaire des fondamentaux macroéconomiques et notamment des surplus « jumeaux ». La forte accumulation de réserves (qui ont été multipliées par cinq, atteignant 50 Md$ en 2007) a permis le développement d'une stratégie de désendettement externe, incluant notamment une réduction des passifs du gouvernement vis-à-vis des organismes internationaux. Le ratio « dette externe/PIB » tous secteurs confondus a été drastiquement abaissé, restant à 34 % en moyenne pendant la période 2006-2015 (cf. graphique 4).
Les limites de cette performance macroéconomique ont commencé à apparaître vers la fin de 2005, la première année postcrise où l'inflation a été supérieure à 10 %, pour s'accélérer encore et dépasser 20 % à partir de 2007 (cf. graphique 2 supra). La hausse des salaires réels, l'augmentation des dépenses publiques et l'expansion de la masse monétaire due à la politique d'achat de devises au secteur privé par la BCRA ont engendré une forte croissance de la demande interne. Dans un contexte de moindre sous-utilisation des ressources, le fait que le dynamisme de l'absorption interne n'ait pas été suivi par une progression équivalente de l'offre s'est traduit par des pressions à la hausse sur les prix, qui ont caractérisé tout le reste de la période.
L'arrivée au pouvoir de Cristina Fernandez de Kirchner en 2007 marque le début d'une étape de transition qui a duré jusqu'en 2011 pendant laquelle la croissance a diminué, mais est restée élevée (4,6 % en moyenne pour 2008-2011). La crise globale de 2008 a affecté négativement l'économie argentine, principalement via une chute de la demande mondiale et des prix à l'exportation, mais l'impact total sur l'activité économique est resté relativement faible. Après une chute en 2009, les prix des matières premières ont repris une tendance à la hausse, atteignant leur niveau de précrise en 2012. Le PIB s'est contracté de –4 % en 2009, mais a rebondi spectaculairement à 9 % en 2010, facilitant au passage la réélection de Cristina Kirchner avec la majorité absolue dès le premier tour.
Au-delà d'un deuxième accord de renégociation de la dette souveraine en 2010, le deuxième mandat de Cristina Kirchner a marqué un tournant dans l'orientation de la politique économique. Si la politique budgétaire a consolidé sa tendance expansionniste, démarrée en 2005, la politique de change a suivi un autre cap. Les autorités ont dès lors visé à maintenir un cours du change peso/USD bas (c'est-à-dire un peso fort), ce qui était censé éviter les pressions inflationnistes associées à une dépréciation. Par la suite, la poursuite de cette politique sera remise en cause par un fait important : dans un contexte de renchérissement du financement externe (cf. infra), la stratégie de désendettement du pays menée par les autorités s'est traduite par un arrêt des émissions d'obligations souveraines sous juridiction argentine dès le milieu de 2007.
Pour résumer, malgré la forte récupération de 2009, la période 2008-2011 a vu une détérioration de la performance macroéconomique. Le solde budgétaire consolidé (après paiement du service de la dette) s'est détérioré, pour devenir déficitaire en 2009. Dans son sillage, le compte courant s'est dégradé, impacté par la crise mondiale, et est devenu négatif en 2010 pour la première fois depuis 2001, allant de pair avec une stagnation des réserves en devises de la BCRA.
La dernière sous-période, couvrant les années 2012-2015, est marquée par un fort ralentissement de la croissance économique, qui a été en moyenne de 1,3 %. Les conditions externes, caractérisées par le ralentissement des principaux partenaires commerciaux (Chine, Brésil) et la chute continue des prix des matières premières, ont entraîné une détérioration des termes de l'échange. La réticence des autorités à dévaluer le peso et la pénurie d'offre de financement externe (cf. infra) ont réduit la marge de manœuvre du policy mix. Visant à relancer une demande interne en berne, des augmentations des dépenses budgétaires ont été financées de façon croissante avec de l'émission monétaire. La BCRA a fait évoluer le régime vers un crawling peg, dans lequel les interventions ont visé à ralentir et rendre prévisible le rythme de dépréciation nominale du peso (cf. graphique 5 infra). Des contrôles à la sortie de devises ont été imposés pour éviter la fuite des capitaux et soutenir la politique de change (cf. deuxième section infra).
La monétisation du déficit n'a fait qu'alimenter les pressions à la hausse des salaires et des prix. Des taux d'inflation aux alentours de 25 %, (selon les estimations des organismes privés, qui contrastaient avec le taux officiel autour de 10 % publié par l'INDEC ou Instituto Nacional de Estadística y Censos) ont empêché la dépréciation réelle du peso, pesant lourd sur la performance du secteur exportateur. La pénurie d'offre de devises a été aggravée par le remboursement de l'énergie importée et de la dette externe, et par les ventes de dollars par la BCRA pour soutenir le crawling peg. Les réserves internationales sont ainsi passées de 52 Md$ à 27 Md$ entre janvier 2011 et janvier 2014. Les autorités ont dû se résoudre à dévaluer en janvier 2014, puis à resserrer significativement la politique monétaire en octobre 2015. Outre les craintes d'une accélération de l'inflation importée après la dévaluation, la hausse du taux directeur a visé aussi à stimuler l'entrée des capitaux étrangers. Leur retour s'est réalisé à partir de 2015, notamment sous forme de flux d'IDE et d'un swap de devises de la BCRA avec la banque centrale de Chine, qui a permis d'alimenter les réserves internationales de 11 Md$ entre octobre 2014 et septembre 2015.
Nous pouvons donc diviser la période postcrise 2003-2015 en trois sous-périodes distinctes en termes de politiques et de performance macroéconomique. La première sous-période, 2003-2007, est caractérisée par des surplus « jumeaux » et une forte accumulation de réserves internationales, dans un contexte de croissance très élevée. La deuxième sous-période, 2008-2011, a connu une croissance moyenne plus faible, mais qui est restée importante, et une détérioration graduelle des soldes budgétaire et courant, qui sont devenus déficitaires. En dépit de l'apparition de besoins de financement et de la stagnation du niveau de réserves de la BCRA, le gouvernement a continué d'encourager le désendettement du pays vis-à-vis de l'extérieur. C'est dans l'intervalle 2012-2015 que l'on peut identifier un besoin accru de financement externe. La période a été marquée par une consolidation des déséquilibres macroéconomiques. Sur fond d'accès restreint aux MIC, les déficits budgétaires consolidés et du compte courant se sont traduits par une réduction drastique des réserves internationales. Contraintes par le régime de change quasi fixe, les autorités ont pris acte de la nécessité de récupérer l'accès aux MIC dans cette période, comme l'illustrent les démarches entreprises pour normaliser les relations financières externes de l'Argentine (cf. section sur les facteurs d'offre infra).
Restrictions aux mouvements de capitaux
La réglementation du compte financier de la balance des paiements a affecté à la fois l'offre et la demande de financement externe, en raison des coûts d'opportunité et des incitations dans les relations financières de l'Argentine vis-à-vis du reste du monde. Dans un régime de change qui a été de facto semi-fixe la plupart du temps, les autorités ont restreint durant certaines périodes la mobilité des capitaux. En raison de leur nature particulièrement controversée, les contrôles sur les flux de devises sortants (restrictions à la thésaurisation de devises, obligation d'échanger contre des pesos les recettes d'exportation) ont été assez médiatisés. Ils ont visé notamment à contrer les pressions à la dépréciation du peso dans des périodes de pénuries de réserves internationales. Ayant eu moins d'écho, les contrôles sur les flux entrants (période minimale de maintenance des capitaux « spéculatifs », réserves obligatoires sur les flux de court terme) peuvent, quant à eux, être associés à un moindre besoin de financement externe ou de devises. Dans un narratif sur les contraintes de financement externe, leur rôle ne doit pas être négligé, car ils ont représenté une restriction « volontaire » à l'offre des MIC, similaire, en quelque sorte, au désendettement rapide.
À partir des Annual Report on Exchange Arrangements and Exchange Restrictions (AREAER) du FMI, nous avons retracé la chronologie des divers types de mesures utilisés. Les épisodes de resserrement des contrôles à la sortie de capitaux (en 2002-2004, en 2007, puis en 2011-2014) nous permettent d'identifier des périodes durant lesquelles les autorités argentines ont, via les divers coûts d'opportunité réglementaires, créé une offre de devises privée « captive » sur le marché domestique. Parallèlement, l'offre de devises de la part des non- résidents a été « stimulée » durant les phases dans lesquelles les contrôles à l'entrée ont été relativement plus lâches, notamment entre 2002 et le milieu de 2005, puis dès juillet 2008, et surtout à partir de septembre 2010. Certes la préservation de la stabilité financière et d'une certaine autonomie de la politique monétaire a généralement sous-tendu les restrictions aux mouvements de capitaux. Or le but commun dans les périodes mentionnées supra a été de satisfaire une demande de dollars du pays, notamment lorsque le niveau de réserves internationales était considéré insuffisant pour honorer les paiements de la dette restructurée et pour gager la crédibilité du régime de change qui ancrait, quant à lui, les anticipations d'inflation (cf. FMI, AREAER, 2013 et 2014).
Facteurs d'offre : conditions financières globales et perception
de l'Argentine par le reste du monde
La disposition des investisseurs étrangers à financer l'Argentine, pour un taux de rendement donné, a été déterminée à la fois par les conditions de liquidité globales et leur perception du risque spécifique au pays.
Conditions financières globales
Le contexte global représente ce que la littérature sur les flux de capitaux appelle généralement des facteurs « push » (Fratzscher, 2012). Captée par la base monétaire agrégée des principales zones monétaires avancées (États-Unis, zone euro et Japon), la liquidité globale a connu une phase d'expansion modérée jusqu'en 2007. Elle a été couplée avec des taux directeurs très faibles, dont le niveau n'a commencé à être relevé qu'à partir de 2004-2005 dans les économies du G3. La crise financière globale a marqué un tournant : les politiques monétaires non conventionnelles ont multiplié presque par quatre la base monétaire du G3 entre 2008 et 2015. Or si les flux de capitaux vers les pays émergents ont certes bénéficié des phases de hausse de la liquidité globale et des différentiels de taux d'intérêt positifs, notamment dans les périodes 2003-2007 et 2009-2013, leur évolution a surtout été marquée par leur corrélation négative avec l'aversion au risque globale (Ahmed et Zlate, 2014). La phase d'abondance de financement entre 2009 et le milieu de 2013, interrompue seulement par l'incertitude autour de la crise de la dette grecque à la fin de 2011, a connu un point d'inflexion à la suite de l'annonce de la normalisation de la politique monétaire aux États-Unis, en mai 2013. L'agrégat des flux nets a commencé à s'effondrer et a atteint des niveaux négatifs, proches de ceux de la crise globale, en septembre 2015, lorsque s'y sont ajoutées l'incertitude autour de la soutenabilité de la croissance en Chine et la chute des prix des matières premières.
Déterminants et évolution du risque pays
L'Argentine a été confrontée au contexte global décrit, au point qu'elle a maintenu des barrières à l'entrée de capitaux de court terme, notamment entre 2008 et 2010, à l'instar d'autres pays émergents durant la période d'abondance de liquidité globale. Or la disposition du reste du monde à la financer a été négativement affectée par plusieurs facteurs depuis 2001. Mesuré par l'indice emerging market bond index global (EMBIG) de JP Morgan, le risque pays de l'Argentine a ainsi été généralement au-dessus de l'indice moyen du groupe des pays émergents (cf. graphique 6). L'EMBIG exprime l'écart en points de base entre le rendement exigé par les investisseurs sur un portefeuille représentatif de titres libellés en dollars émis par des résidents argentins (essentiellement des titres de dette publique ou garantis par le gouvernement) sur les MIC et le rendement de titres du Trésor américain de maturité équivalente.
Le premier et le plus déterminant des facteurs a été naturellement le défaut de paiement et le processus de restructuration de la dette, entre 2001 et 2005. Après un premier échange volontaire de dette (swap), notamment avec les investisseurs domestiques, et en dépit des lignes de crédit du FMI, le 23 décembre 2001, le gouvernement argentin a annoncé un moratoire sur environ 100 Md$ de dette souveraine, dont le total s'élevait à l'époque à 144 Md$ (Hornbeck, 2013 ; Shapiro et Pham, 2006). Le montant de la dette en défaut sans précédent, la variété des juridictions d'émission des titres et de monnaies de dénomination, et la multiplicité de nationalités et de types de créanciers rendaient tout processus de restructuration extrêmement complexe3. Les obligations souveraines, dont le prix moyen était déjà à peine à 60 % de la valeur faciale deux mois avant le défaut, ont continué à changer de mains pendant les années précédant l'accord de restructuration. En dépit d'une récupération solide de l'économie argentine, l'incertitude sur l'issue des négociations a porté leur prix de marché à 22 % vers le milieu de 2004. Le niveau de la prime de risque pays correspondant à de telles décotes durant cette période, entre 6 000 et 5 000 pdb d'EMBIG, rendait inabordables de nouvelles émissions de dette auprès des non-résidents. Cette restriction extrême de l'offre de financement s'est traduite notamment par un flux négatif d'investissements entrants de portefeuille (correspondant au remboursement aux organismes multilatéraux)4 et un flux très faible d'IDE entre 2001 et 2005. Quant aux flux entrants d'autres investissements dans la période, il s'est agi essentiellement d'arriérés cumulés par le gouvernement, au fur et à mesure que les tranches de la dette arrivaient à échéance (cf. graphiques 7, 8 et 9 infra).
La restructuration réussie de janvier 2005 a marqué un changement structurel dans l'évolution du risque pays, qui s'est drastiquement réduit et a convergé vers le niveau moyen des pays émergents jusqu'au milieu de 2007. L'intention affichée par les autorités (loi cerrojo) de ne plus renégocier avec les créanciers n'accédant pas à l'échange (dits « hold-out »), ainsi que l'appât des nouveaux titres offerts, dont les coupons étaient indexés sur le PIB argentin, ont encouragé 76 % des créanciers (dits « hold-in ») à accepter les termes du swap de titres, en dépit d'un haircut d'environ 70 % de la valeur faciale originale. Ensuite l'appétit pour le risque des investisseurs internationaux, fuyant des taux d'intérêt très faibles dans les économies avancées, et les fondamentaux solides de l'économie argentine ont rouvert de facto l'accès de l'Argentine aux MIC. Une fois l'incertitude sur le partage du fardeau de la dette dissipée, les capitaux ont afflué de nouveau dans le pays : le secteur privé argentin a rapatrié une partie des dépôts ouverts à l'étranger, tandis que les entrées d'IDE ont repris une tendance croissante dès le premier trimestre de 2005 (cf. graphiques 7 et 9 supra). Bénéficiant de financements à un taux d'intérêt avantageux de la part du Venezuela en 2005, le gouvernement argentin ne s'est pas empressé de retourner sur les marchés, annulant même une émission pour laquelle le rendement requis par les investisseurs a été considéré trop élevé, en septembre 2005 (Datz, 2007). Ce n'est qu'à partir de mars 2006 que de nouvelles émissions de dette souveraine ont été proposées. Si les émissions sous droit international ont été bannies dans la crainte d'une saisie des fonds en cas de litige avec les créanciers hold-out, aussi bien le gouvernement fédéral que les provinces ont placé de la dette souveraine sous juridiction argentine. Bien qu'émises sous droit de Buenos Aires, entre 70 % et 80 % des nouvelles séries de titres libellés en dollars (classes Boden et Bonar) ont été souscrites par des investisseurs étrangers (notamment de grandes banques internationales), à des taux d'intérêt d'environ 8 %. Cette prime de risque, très faible au vu de l'histoire financière récente du pays, découlait de la forte disposition des marchés à financer l'Argentine. L'EMBIG est ainsi resté à des niveaux inférieurs à 300 pdb jusqu'en septembre 2007 (ECLAC, 2006 ; Datz, 2007).
Entre le milieu de 2007 et la fin de 2015, le risque pays argentin est redevenu durablement supérieur à la moyenne des pays émergents. D'abord la perception de l'Argentine par les investisseurs internationaux s'est davantage détériorée dans la période autour de la crise globale en raison de deux événements domestiques : les soupçons de manipulation des chiffres d'inflation publiés par l'institut de statistiques officiel (INDEC) dès mars 2007 et, plus tard, des estimations du PIB (Damill et Frenkel, 2015), et le conflit du gouvernement avec les producteurs agricoles concernant la mise en place d'un système de droits à l'exportation mobiles en 2008. En dépit d'une deuxième offre d'échange des bonds en défaut réussie en juin 2010 dans des termes similaires à ceux du premier swap, qui a porté le taux de participation de la restructuration à presque 93 % du total des créanciers, la suite des événements n'a fait qu'accroître le gap entre l'EMBIG argentin et l'indice moyen des pays émergents : l'onde de choc de la restructuration de la dette grecque en 2011, la nationalisation de la compagnie pétrolière YPF sans indemniser l'actionnaire majoritaire (la compagnie espagnole Repsol) et enfin la conversion forcée en pesos de la dette en dollars émise par certaines provinces en 2012 (Kiguel, 2016).
À partir de la fin de 2011, l'évolution du risque pays et le rating des agences de notation ont été déterminés, dans une grande mesure, par le litige opposant l'Argentine à un groupe de créanciers hold-out plaignants dits « fonds vautours ». Menés par les fonds procéduriers NML Capital et Aurelius Capital Management, qui avaient acheté les titres à des prix bradés après le défaut de 2001, ces hold-out réclamaient l'intégralité de leurs créances devant la justice américaine. L'accès de l'Argentine à l'offre de financement externe, qui était limité presque aux IDE et au crédit commercial à partir de 2007 (cf. graphiques 7 et 9 supra), est redevenu fortement restreint entre octobre 2012 et août 2013, lorsque la Cour d'appel fédérale de New York a ratifié la décision du juge Griesa de condamner l'Argentine à rembourser 1,33 Md$ aux fonds plaignants en vertu de son interprétation de la clause pari passu5. Les marchés ont craint que d'autres créanciers hold-out (détenant en tout 10 Md$) ne s'engouffrent dans la brèche juridique, les agences de notation ont abaissé la notation de la dette souveraine à des niveaux proches du défaut et la prime de risque captée par l'EMBIG a dépassé les 1 000 pdb, ce qui rendait le coût du financement externe presque aussi inabordable qu'en 2009. En juin 2014, la condamnation à rembourser les hold-out plaignants en même temps que le coupon suivant dû aux hold-in est entrée en vigueur. Faute de trouver un accord avec les plaignants, le 31 juillet 2014, l'Argentine s'est trouvée en défaut partiel (ou « contractuel ») de paiement.
Le risque pays ne s'est cependant pas envolé, car l'événement de crédit avait été anticipé et le gouvernement restait solvable6. Au contraire, entre la première dévaluation du peso en janvier 2014 et le début de 2016, le rendement demandé par les investisseurs internationaux a convergé vers le niveau moyen des pays émergents. Durant cette dernière période, l'Argentine a normalisé ses relations financières avec le reste du monde. D'abord les démarches du gouvernement remanié par Cristina Kirchner ont débouché sur l'indemnisation de Repsol pour la nationalisation de YPF (février 2014), ainsi que sur un accord pour refinancer à cinq ans les 10 Md$ de dette commerciale qui restait en défaut avec le Club de Paris (mai 2014). Après l'élection présidentielle de décembre 2015, le programme de réformes orthodoxes du gouvernement entrant de Mauricio Macri a été salué par les marchés : dévaluation (la deuxième en deux ans) et flottement du peso, projet de régime de ciblage de l'inflation, annonce de la fin du protectionnisme commercial et du compte financier de la balance des paiements, réforme de l'INDEC visant à une reprise de la publication de statistiques fiables. Surtout, entre février et avril 2016, le gouvernement est parvenu à un accord avec les créanciers hold-out, pour un remboursement à hauteur de 7,5 Md$, ce qui a débloqué les paiements aux hold-in sur les obligations en défaut technique (2,7 Md$).
Cet accord a rouvert de facto l'accès aux MIC sous juridiction étrangère. Le 19 avril 2016, le gouvernement a ainsi effectué la plus grosse émission de dette souveraine d'un pays émergent depuis 1999 (quatre séries d'obligations de maturité allant de trois à trente ans, à un taux moyen de 7,1 % pour un total de 16,5 Md$, émises sous droit de New York). Pour illustrer l'engouement (et la mémoire courte) des investisseurs internationaux, l'offre d'achat de ces obligations plus que triplait le volume d'émissions initialement prévu. Par la suite, d'autres placements de dette souveraine effectués par les provinces ont été aussi largement souscrits. L'appétit retrouvé pour la dette argentine s'est traduit par une baisse du risque pays qui, en 2016, est passé sous la barre de l'EMBIG moyen des pays émergents pour la première fois depuis juin 2000.
Au total, entre 2001 et 2015, l'Argentine n'aura donc bénéficié d'une offre de financement « abordable » que pendant deux sous-périodes faisant partie des cycles de forte disponibilité de l'épargne globale pour les pays émergents : la période allant de la restructuration de la dette de janvier 2005 au milieu de 2007 et, dans une moindre mesure, l'intervalle entre le milieu de 2009 et le milieu de 2011. Dès 2012, le litige avec les créanciers hold out a pesé de façon décisive sur l'accès aux MIC car les paiements des coupons de n'importe quelle émission internationale pouvaient potentiellement être gelés par la justice américaine. Ce n'est qu'après le défaut technique au milieu de 2014 que les démarches visant à apaiser les relations financières internationales de l'Argentine, entreprises par les gouvernements sortants et entrants, ont progressivement porté la prime de risque requise par les investisseurs étrangers de nouveau au niveau moyen payé par les autres pays émergents.
L'accès aux marchés internationaux de capitaux
Le degré d'accès aux MIC a donc été déterminé à la fois par la disposition des investisseurs non résidents à financer l'Argentine (offre) et par le besoin de financement externe ou de devises du pays (demande), pour un coût donné. L'EMBIG mesure ce (sur)coût et une variation D(EMBIG) de l'indice entre deux dates reflète le rendement du portefeuille représentatif de dette du pays pendant cette période. En tant que prix de marché, son augmentation, D(EMBIG) > 0, peut donc capter non seulement une moindre disposition à financer le pays de la part des investisseurs étrangers, qui exigent une prime de risque plus élevée pour acheter des titres de dette de l'Argentine sur le marché secondaire, mais aussi une hausse du besoin de financement du pays, qui serait disposé à émettre des titres sur le marché primaire rapportant un intérêt plus élevé que celui des titres équivalents déjà en circulation. Les deux cas constituent une forme de détérioration différente des conditions d'accès des émetteurs argentins aux MIC.
Dans le but de caractériser les différents régimes auxquels l'Argentine a fait face concernant son financement externe, nous avons construit un indice très simple visant à capter le degré d'accès aux MIC en fonction de la prédominance de l'offre ou de la demande. Pour cela, nous utilisons deux variables observées, reflétant un équilibre macroéconomique à un trimestre donné :
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d'une part, le solde agrégé des comptes de capital et financier de la balance des paiements (CF). Lorsqu'il est positif, il mesure le financement net du pays, tous secteurs confondus, par des non-résidents ; à l'inverse, lorsqu'il est négatif, il capte soit l'acquisition nette par l'Argentine d'actifs du reste du monde, soit le « désendettement » externe du pays ;
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d'autre part, le risque pays mesuré par l'EMBIG argentin.
CF et D(EMBIG) représentent respectivement le montant du financement externe net et la variation en différences de son coût, observés à un trimestre donné. À partir de ces deux variables observées, nous pouvons inférer qu'une variation dans les conditions d'accès aux MIC a été déterminée essentiellement par la demande (l'offre) lorsque CF × D(EMBIG) > 0 (respectivement < 0).
Nous quantifions à partir d'une variable discrète, notée AMIC et variant dans l'intervalle [–2, +2], la dégradation ou l'amélioration des conditions d'accès aux MIC, selon que la variation dans l'EMBIG ait été plutôt déterminée par l'offre ou la demande de financement externe. Prenons les deux cas possibles de détérioration, caractérisés par D(EMBIG) > 0. L'accès le plus restreint aux MIC a lieu lorsque, pendant un trimestre, une sortie nette de capitaux, soit CF < 0, est due à une contraction de l'offre plus forte que celle de la demande de financement. Dans le nouvel équilibre, le risque pays s'est accru en même temps que l'Argentine a été en quelque sorte « forcée » de se désendetter vis-à-vis du reste du monde, en raison d'un coût d'accès aux MIC « inabordable ». Nous assignons dans ce cas la valeur –2 à ce trimestre. Nous considérons une restriction moins forte et assignons la valeur –1 au cas dans lequel la hausse du rendement de la dette argentine, soit D(EMBIG) > 0, est déterminée par un excès de demande de financement, traduite par des entrées nettes de capitaux, soit CF > 0 ; autrement dit, en dépit d'un financement externe net positif, après la hausse des besoins de fonds, une partie de la demande reste « insatisfaite » car elle n'est pas servie au prix initial. La logique est analogue dans le cas d'une amélioration des conditions d'accès aux MIC caractérisée par D(EMBIG) < 0, soit parce qu'un excès d'offre s'est traduit par des entrées de capitaux à moindre coût (valeur +2), soit parce que l'Argentine s'est désendettée (outflows nets) de façon « volontaire », reflétant une forte contraction de la demande en dépit de la baisse du coût du financement externe (valeur +1). Dans le but de lisser la série, notre variable mesurant l'accès aux MIC (AMIC) correspond à la moyenne mobile des valeurs assignées aux quatre trimestres autour de la date (deux avant, deux après).
Sur le graphique 10 (infra), nous avons tracé l'indice AMIC. Notons qu'il s'agit juste d'un indicateur complémentaire à (et utilisant) l'évolution du solde du compte financier et du risque souverain. De par sa construction, il capte l'évolution (amélioration/détérioration) des conditions de financement externe, plutôt que le niveau d'intensité des restrictions. Cette dernière est captée par l'EMBIG en niveau. Avec ses limites, l'indice nous permet de caractériser dans quelles périodes l'évolution de l'accès aux MIC a été plutôt gouvernée (en moyenne annuelle) par les choix de la demande ou de l'offre. Aussi la crise domestique de 2001-2002 et la crise globale en 2008 sont identifiées comme des périodes d'offre de financement « inabordable » (en gris clair sur le graphique). Les épisodes les plus intéressants sont cependant ceux dominés par la demande. L'indice identifie comme « désendettement volontaire » (valeur autour de 1, en gris foncé) les périodes de quelques trimestres précédant la première restructuration de janvier 2005, puis le remboursement anticipé au FMI et la reprise des émissions de dette souveraine au début de 2006, ainsi que les trimestres précédant la deuxième offre d'échange d'obligations en défaut au milieu de 2010. Enfin l'intervalle pour lequel l'indice reste en moyenne près de –1 pendant plus longtemps (surface en encadré noir sur le graphique), captant donc un régime de demande de financement « insatisfaite », s'étend du milieu de 2011 au milieu de 2013. Cette dernière correspond d'assez près à l'intersection des facteurs décrits supra : hausse des besoins de financement suivant la détérioration des fondamentaux macroéconomiques, réglementation sur les flux de capitaux visant à stimuler l'offre de devises, mais restrictions d'accès aux MIC en raison du litige avec les créanciers hold-out. C'est surtout (mais pas seulement) dans ce contexte, à partir de 2011, que le gouvernement argentin a mis en place ou renforcé une série de politiques plutôt en marge de l'orthodoxie économique, voire fortement interventionnistes. Nous les analysons ensuite.
Désendettement externe, monétisation, protectionnisme : quel rapport des politiques controversées avec les restrictions d'accès aux marchés internationaux de capitaux et quels effets ?
La politique de désendettement externe
La réduction de l'endettement public externe a été une caractéristique de la politique économique de 2006-2015, revendiquée comme « politique d'État » dans les communications officielles.
Plutôt que d'en refinancer une partie par de nouvelles émissions, visant éventuellement à améliorer le profil de la dette, les remboursements anticipés ont été réalisés au comptant en utilisant les réserves internationales de la banque centrale. Par ce procédé, le Trésor émet des obligations non transférables en devises qu'il vend à la BCRA en échange des réserves. Le secteur public consolidé réduit sa dette externe, en même temps que la dette publique nette (par contre, la dette brute reste inchangée). Cette approche a été mise en pratique dès 2006, lorsque le gouvernement, suivant la démarche entreprise par le Brésil quelques mois auparavant, a soldé la dette vis-à-vis du FMI d'un seul trait. En 2010, cette stratégie de facto a été officialisée non sans controverse : la création du Fondo de Desendeudamiento (Fonds de désendettement) a affecté, par décret présidentiel, des réserves pour le paiement des échéances des obligations du Trésor avec des créanciers privés. Ce schéma a été également choisi pour solder la dette en défaut (après renégociation) avec le Club de Paris, en 2014.
Les avoirs officiels en devises ont été ainsi fortement ponctionnés en 2006, 2010 et 2014, reflétant les paiements des dettes mentionnés supra. Couplée avec la décision de ne pas financer l'économie en réémettant des obligations souveraines, notamment à partir du milieu de 2007, cette politique s'est traduite par un ratio « dette publique externe/PIB » très bas, avec une moyenne d'à peine 19 % pendant 2006-2015, et un minimum historique à moins de 12 % à la fin de 2013.
Était-ce un choix justifié au vu du degré d'accès aux MIC ? L'Argentine a une longue histoire de surendettement externe et de crises de dette souveraine. Le trauma de ces épisodes a inspiré la préconisation de l'autarcie financière par un courant de la littérature dès les années 1980 et peut expliquer, au moins en partie, la volonté forte des gouvernements Kirchner de ne rien renouveler de la dette externe remboursée (Novaro et Levy Yeyati, 2013). En outre, le désendettement argentin s'inscrit dans une tendance de réduction de la dette publique qui a eu lieu dans la plupart des économies d'Amérique latine pendant la période 2003-2008, moment où la région a connu une période de croissance soutenue.
Ce qui rend atypique ce processus de désendettement et apparaît aujourd'hui comme une importante erreur de politique, c'est d'avoir poursuivi cette stratégie de façon déconnectée de l'évolution des fondamentaux macroéconomiques. Certes, en 2006, dans un contexte global favorable et sur fond de bonnes performances macroéconomiques (cf. sous-section sur les facteurs de demande supra), rien ne laissait penser qu'il pourrait y avoir une inflexion dans le rythme d'accumulation de réserves, qui avaient atteint un niveau très élevé. La décision d'anticiper le règlement intégral de la dette avec le FMI semblait raisonnable, surtout lorsqu'on a en tête les relations conflictuelles entre cet organisme et le gouvernement argentin. Or la détérioration du solde courant à partir de 2009, devenu déficitaire en 2010, aurait justifié a priori le recours à l'offre externe de devises nécessaire pour financer les importations (non seulement de biens, mais surtout d'énergie, dont l'Argentine est devenue un importateur net pendant la période) ainsi que le service de la dette. En l'absence de nouvelles émissions de dette ou d'entrées d'autres types de capitaux, le déficit du compte courant a dû être financé avec les réserves de la BCRA, en chute continue depuis 2009.
In fine, le renoncement à se financer à l'extérieur a mis à mal la marge de manœuvre de la banque centrale dans sa politique de change7. Par la suite, l'offre insuffisante de devises a joué un rôle central dans les politiques appliquées à partir de 2011, notamment les contrôles de capitaux discutés infra.
Monétisation des déficits budgétaires
La deuxième politique minant l'indépendance de la BCRA vis-à-vis du gouvernement a été le recours croissant à l'émission monétaire pour financer les dépenses publiques. La monétisation a commencé à être importante en 2010, notamment sous la forme d'avances transitoires (adelantos transitorios) : des prêts de court terme de la part de la BCRA au Trésor qui, en pratique, ont été renouvelés chaque année. À la suite de la réforme par le gouvernement de la charte de la banque centrale, qui a assoupli ses conditions d'utilisation, le recours aux avances transitoires a fortement augmenté en 2012-2015, pour être progressivement réduit ensuite8.
Dans quelle mesure cette politique est en lien avec le degré d'accès aux MIC ? et quels sont les effets ? La coïncidence de cette escalade dans la monétisation avec la période dans laquelle les restrictions d'offre de financement externe ont été contraignantes, en 2012-2015, est significative et renvoie aux pratiques courantes en Amérique latine après la crise de la dette des années 1980. Ainsi deux tiers du déficit budgétaire du gouvernement ont été financés par des prêts de la BCRA en 2014. Bien que ces financements aient été significativement stérilisés dans certaines périodes (75 % en 2014), la croissance nominale des agrégats monétaires n'a été contenue que temporairement et a fini par être résorbée par des hausses de prix. Qui plus est, couplée à la chute des réserves due aux politiques de désendettement et de défense du peso, cette pratique a contribué à la forte détérioration de l'actif de la BCRA, dont les créances avec le gouvernement ont pris une part croissante9.
Au total, ces pratiques ont eu non seulement un impact direct sur la croissance des prix, mais aussi elles ont alimenté les anticipations d'inflation et de dévaluation, conduisant à une demande accrue de dollars par le secteur privé et, in fine, au troisième volet de politiques « hétérodoxes ».
Contrôle des changes et protectionnisme commercial
Si diverses modalités de contrôle des changes ont été mises en place, puis relâchées lors des crises financières domestique en 2001-2002 et globale en 2007-2008 (cf. sous-section sur les facteurs de demande supra), c'est lors du mandat de Cristina Kirchner que le protectionnisme commercial (dès 2008) et financier (à partir de 2011) a été resserré de façon plus significative.
Mis en place en 2011, le contrôle des changes (cepo cambiario) a été parmi les mesures les plus controversées, car affectant les décisions d'épargne et de consommation des individus ainsi que la capacité des entreprises étrangères à rapatrier des profits. L'achat de devises étrangères, notamment le dollar, a été restreint par diverses réglementations. Dans un premier temps, le montant autorisé dépendait de la situation patrimoniale de l'individu. Progressivement, les contrôles se sont resserrés, allant jusqu'à l'interdiction totale de l'achat des devises pour thésaurisation, puis complétés par une taxe de 35 % sur les achats avec carte de crédit à l'étranger et l'interdiction de retirer des devises dans les distributeurs des pays limitrophes.
D'autres mesures ont eu pour but de réduire la sortie nette de devises liée au secteur productif. Par exemple, l'obligation de maintenir un solde commercial équilibré au niveau de chaque entreprise, qui forçait celles qui voulaient importer de la marchandise à justifier des exportations pour un montant équivalent. Le protectionnisme commercial a été également utilisé de façon croissante pour freiner, ou diluer dans le temps, les importations via l'utilisation fréquente de barrières non tarifaires (la marge de manœuvre pour augmenter les tarifs étant restreinte par l'appartenance au MERCOSUR – Mercado Común del Sur ou Marché commun du Sud). Un exemple est l'usage accru des « licences non automatiques d'importation », qui conditionnait l'importation de certains produits à l'obtention d'une licence de la part des douanes, imposant un délai (variable) entre la décision d'importation et le moment où les biens pouvaient traverser les frontières10.
Quelle a été la motivation ? Le lien avec les restrictions d'accès aux MIC paraît direct. La période 2011-2015 s'est caractérisée par un déficit externe croissant et un niveau de réserves en chute continue (cf. sous-section sur les facteurs de demande supra), ainsi que par une contrainte serrée de financement externe (cf. sous-section sur les facteurs d'offre supra). Les restrictions pour endiguer la fuite de capitaux apparaissent donc d'abord comme une option de dernier ressort pour soutenir la politique de taux de change nominal quasi fixe, dans un contexte de rareté de devises et de pressions à la dépréciation sur le peso. Or elle n'était pas la seule option disponible : les autorités auraient pu lâcher bien avant le crawling peg. C'est leur réticence à dévaluer qui a motivé in fine le protectionnisme financier. Pour preuve, le contrôle des changes n'a été progressivement relâché qu'à partir de la dévaluation de janvier 2014, puis abandonné en même temps que l'on laissait le peso flotter en décembre 2015.
Pour mieux comprendre ce choix, il est important de noter que le taux de change nominal a été souvent utilisé en Argentine comme ancre nominale des prix par les agents économiques. Les raisons de cela ne font pas consensus dans la littérature. Certains y voient des facteurs culturels, tandis que pour d'autres il s'agit de réactions rationnelles au vu de la volatilité historique des prix et des nombreuses crises de balance des paiements qu'a connues le pays (Kiguel, 2013). Ce rôle du dollar dans la formation des anticipations11, présent aussi dans d'autres pays de la région, est particulièrement marqué dans le cas argentin. Cette caractéristique complique les choix en termes de politique de change et peut expliquer, du moins en partie, la réticence du gouvernement à dévaluer le peso, ce qui aurait été l'alternative « classique » dans ce contexte.
Quant aux effets, le plus immédiat a été la formation d'un marché parallèle de devises. La prime du dollar parallèle (qui a connu différentes dénominations selon la façon dont il s'échangeait, la plus courante étant celle du dollar blue) a atteint un niveau d'environ 50 %. Étant illégal, la taille de ce marché parallèle n'est pas connue, mais il y a un consensus pour dire qu'il était relativement petit. Néanmoins le prix du dollar parallèle a probablement joué un rôle pour la fixation de prix domestiques et pour orienter les anticipations d'inflation future.
Au total, cette politique n'a représenté une solution ni pour endiguer la chute des réserves/fuite de capitaux, car les contrôles ont souvent été contournés, ni pour contenir l'inflation, qui est restée élevée. Qui plus est, elle a aggravé la chute de l'activité à partir de 2012 (cf. graphique 1 supra). Dans un contexte de restrictions fortes d'accès aux MIC et de rareté d'offre domestique de devises, le gouvernement a privilégié de les utiliser pour le paiement des services de la dette, au détriment de l'économie réelle. Les importations de biens intermédiaires et de capital ont donc été fortement restreintes, entraînant des disruptions au sein des chaînes de valeurs ; les secteurs de l'immobilier et de la construction, intensifs également en devises, ont été fortement affectés. Cherchant à diminuer les déséquilibres macroéconomiques, ces politiques se sont avérées fortement distorsives en termes microéconomiques, laissant penser que la récession de 2014 aurait, dans une certaine mesure, été auto-infligée.
Conclusion
La crise de 2001 et le défaut sur la dette souveraine marquent le début d'une étape fascinante de l'histoire économique argentine, qui commence par une croissance économique rapide basée sur des fondamentaux solides, pour finir dans un contexte de stagnation marqué par des déséquilibres macroéconomiques importants. Tout au long de la période qui va de la crise à aujourd'hui, la relation avec les marchés financiers internationaux a été complexe et parfois ambivalente. Dans ce contexte, les choix de politiques macroéconomiques ont été très divers, évoluant, à la fin de la période, vers l'introduction de politiques « non conventionnelles », au sens où elles vont à l'encontre de ce qui est préconisé par l'orthodoxie économique.
Une question centrale concerne le lien entre l'accès au financement externe et les choix faits par les autorités en termes de politiques économiques. Notre analyse montre que la période est caractérisée par des phases où l'offre de financement externe a bien été contraignante, réduisant la marge de manœuvre du gouvernement, mais également par des sous-périodes où la disposition des investisseurs internationaux à financer l'Argentine a été forte. In fine les choix des politiques n'auront pas été déterminés exclusivement par la pénurie de devises, mais également par une quête continue d'autonomie dans la politique économique via l'autarcie financière, influencée certainement par l'histoire économique volatile et mouvementée du pays.
L'arrivée au pouvoir du gouvernement de centre droit de Mauricio Macri, en décembre 2015, a marqué un tournant dans la politique économique, notamment avec le retour de l'Argentine aux marchés de capitaux internationaux et une préconisation de la dette comme instrument de développement économique. Ce type de changement radical est une caractéristique de l'histoire économique du pays. Dans ce contexte, l'analyse des motivations sous-jacentes dans les choix économiques de la période 2002-2015 est essentielle pour la compréhension du processus actuel, ainsi que pour la mise en place d'un modèle économique capable d'ouvrir la voie à un développement économique soutenu et stable.