Depuis le déclenchement de la crise financière, le G20 a impulsé de nombreuses avancées dans le domaine des réglementations financières internationales. Relayée par le Comité de Bâle avec l’adoption du dispositif Bâle III, leur application n’interviendra pleinement, toutefois, qu’en 2019. Les progrès sont beaucoup moins nets sur le plan macroéconomique. Certes, au plus profond de la crise, les préoccupations communes de soutien de la demande ont été discutées lors des nombreuses réunions du G20 Finances. Mais on ne saurait réellement parler d’une coordination explicite des politiques monétaires ou budgétaires, et moins encore des politiques de change. Cependant, depuis le sommet de Pittsburgh en septembre 2009 et plus encore lors de la rencontre de Séoul en novembre 2010, les conditions d’une croissance forte, durable et équilibrée ont été définies et la question des déséquilibres globaux y figure en bonne place, c’est-à-dire la quasi-permanence depuis trente ans, et surtout la forte augmentation dans les années 2000, des déséquilibres des paiements courants, pour une large part entre l’Asie et les pays de l’Opep, d’un côté, et l’économie américaine, de l’autre côté. Le graphique 1 (ci-après), extrait du Rapport annuel 2011 de la Banque des règlements internationaux (BRI), en témoigne aisément.
Plus récemment, lors du G20 Finances de Washington (13-14 avril 2011), des lignes directrices indicatives ont été adoptées afin de remédier à ces déséquilibres majeurs et persistants, y compris en visant l’établissement de valeurs de référence, tant pour les déséquilibres courants eux-mêmes que pour tout un ensemble d’indicateurs sous-jacents (G20, 2011). C’est dans ce cadre qu’a été discutée la proposition de Timothy Geithner, le secrétaire au Trésor américain, d’adopter une règle commune de limitation, aussi bien des surplus que des déficits, à 4 % du PIB de chaque pays. Cette préoccupation est aujourd’hui renforcée par le fait qu’après une diminution de ces déséquilibres, au moment de la récession issue de la crise, la situation des déséquilibres globaux semble s’aggraver à nouveau compte tenu du report de la crise bancaire sur l’état très difficile des finances publiques dans nombre de pays développés (BRI, 2011 ; Gagnon, 2011).
Cette volonté d’adopter des règles de limitation des déséquilibres globaux répond, a minima, à deux justifications : non seulement les déséquilibres globaux auraient contribué à la crise financière en confortant la faiblesse des taux d’intérêt à long terme aux États-Unis et en alimentant les excès du crédit et les prises de risques inconsidérées, mais ils menaceraient désormais la reprise durable de la demande mondiale en laissant craindre un ajustement violent et désordonné des taux de change ou en favorisant les tentations protectionnistes (King, 2011).
D’où la question posée dans cet article : est-ce réellement une bonne idée de faire de la réduction des déséquilibres globaux une priorité ? Ce faisant, plusieurs interrogations doivent être abordées : quel a été leur rôle dans la montée des fragilités financières d’avant-crise ? quels sont les fondements analytiques d’une telle limitation des surplus et des déficits externes ? est-ce là un objectif intrinsèque de politique économique ? ou bien est-ce plutôt une cible intermédiaire de nature à mieux coordonner les politiques économiques et les dynamiques de change parmi les pays du G20 ? et surtout, est-il opportun de s’y atteler en temps de crise ?
LES DÉSÉQUILIBRES GLOBAUX ET LA CRISE FINANCIÈRE : UNE RESPONSABILITÉ SOUMISE À RÉEXAMEN
Parmi les justifications d’une réduction des déséquilibres globaux figure le rôle qu’ils auraient joué dans la fragilisation de la finance mondiale avant la crise. Certes, la crise systémique de 2007-2009 qui s’est déclenchée aux États-Unis est avant toute chose une crise bancaire dont l’ampleur a été considérablement amplifiée par une série d’innovations au sein même des systèmes financiers : titrisation des crédits et redistribution en chaîne des risques au moyen de nouveaux supports structurés, notamment les CDO (collateralized debt obligations), ou des produits d’assurance contre le risque de crédit comme les CDS (credit default swaps) ; développement accéléré des crédits subprimes et titrisation de ces crédits ; expansion considérable, à l’échelle planétaire, des financements interbancaires en dollars ; forte hausse des niveaux de levier parmi les banques ; accumulation des positions à haut risque parmi les banques ou au sein du shadow banking échappant à tout contrôle de la part des autorités prudentielles… Tout cela est bien connu.
Mais cette crise est également associée aux déséquilibres considérables de balances des paiements entre les pays émergents et l’économie américaine, compensés par des transferts massifs d’épargne sous la forme d’une accumulation sans précédent de réserves en dollars, investies en bons du Trésor américain, contribuant à une expansion débridée de la liquidité mondiale. En permettant la coexistence durable de taux d’intérêt réels particulièrement bas et d’une croissance extrêmement rapide des crédits sans augmentation des primes de risque maintenues à des niveaux très faibles, les déséquilibres globaux auraient donc joué un rôle important dans l’émergence des bulles sur les marchés d’actifs immobiliers ou boursiers dont on sait maintenant qu’elles n’étaient pas soutenables. Popularisée dès 2005 ou 2006 par Ben Bernanke, afin d’expliquer l’inertie des taux longs américains, et souvent défendue en France par Patrick Artus mettant en avant le lien entre ces déséquilibres globaux, l’accumulation de réserves de change de la part des pays émergents et la forte croissance de la base monétaire mondiale (2007, 2010), la thèse d’un excès d’épargne globale (globalsaving glut) situé au cœur de la perte de contrôle de la liquidité mondiale repose donc sur deux idées : d’une part, l’hypothèse que les flux de capitaux nets des pays à excédents d’épargne, et donc en situation de surplus courant, vers les pays à déficits d’épargne, les États-Unis pour l’essentiel, ont facilité le financement du boom du crédit et de la bulle immobilière chez ces derniers ; d’autre part, l’idée qu’un excès de l’épargne globale ex ante, relativement à l’investissement global ex ante, a induit un effet négatif sur les taux d’intérêt mondiaux, en particulier sur les taux américains. Mais au moment où le G20 s’attelle à la réduction des déséquilibres globaux à risques, la thèse de l’excès d’épargne globale fait l’objet d’un réexamen (Borio et Disyatat, 2011 ; Obstfeld et Rogoff, 2010), tant sur le plan des fondements analytiques sous-jacents que sur le plan empirique.
Si l’on suit le raisonnement de Borio et Disyatat (2011), qui transparaît également dans le Rapport annuel 2011 de la BRI, les flux de capitaux nets adossés aux déséquilibres globaux disent finalement assez peu de chose sur le financement d’ensemble d’une économie, de l’investissement productif aux acquisitions d’actifs financiers. Ce sont les flux de capitaux bruts et l’intermédiation bancaire internationale qui comptent si l’on veut rendre compte des financements d’origine étrangère. Car on ne saurait confondre transfert d’épargne nette et financement externe. L’épargne nette est un concept qui relève de l’économie réelle et n’est rien d’autre que la part du produit national qui n’est pas consommée ou investie par les agents domestiques, privés ou publics. En revanche, le financement relève pour l’essentiel de l’économie monétaire et du crédit et n’est pas réductible à la seule épargne. Les dysfonctionnements observés au cours des années 2000 (excès des leviers, maturity mismatch, sous-évaluation des risques…) concernent donc la question de l’excès de financement global, plus que l’excès d’épargne globale. Une seconde objection porte sur la détermination des taux longs, à l’échelle globale ou en ce qui concerne les États-Unis dans les années 2000. En théorie, l’écart entre le taux d’épargne et le taux d’investissement détermine le taux d’intérêt naturel et non les taux apparaissant sur les marchés qui reflètent à la fois le niveau des taux directeurs fixés par les banques centrales et un ensemble de primes (primes de risque, primes de maturité, primes d’anticipation d’inflation). La dynamique des taux longs résulte de la confrontation entre l’ensemble des prêteurs et des emprunteurs dans une économie de crédit, aujourd’hui très largement internationalisée, et pas seulement d’un excès ou d’une pénurie d’épargne globale. D’où d’ailleurs, dans la tradition de Wicksell, de Fisher et de bien d’autres économistes, le caractère cyclique de l’activité économique au gré des écarts entre taux d’intérêt naturel et taux d’intérêt monétaire. Selon ce raisonnement, les déséquilibres globaux et les transferts nets d’épargne n’ont donc joué qu’un rôle secondaire dans la dynamique de la liquidité globale et dans l’expansion débridée du crédit que les comportements procycliques des banques ont très largement provoquée jusqu’à la crise. C’est plutôt l’excès d’élasticité des financements dans une économie de crédit globalisée et déréglementée qui doit être incriminé, au-delà des orientations de la politique monétaire américaine.
Sur le plan empirique, le lien négatif entre le niveau des déséquilibres globaux ou l’ampleur des déficits courants américains, d’un côté, et le niveau des taux d’intérêt à long terme, de l’autre côté, est beaucoup plus ténu et, à tout le moins, beaucoup moins stable que ne le laissent croire les tenants de la thèse de l’excès d’épargne globale (Obstfeld, 2010 ; Obstfeld et Rogoff, 2010). Il n’y a pas de relation stable entre la base monétaire, influencée par l’accumulation de réserves, et l’expansion du crédit, ni à l’échelle globale, ni pour les économies nationales, au Japon ou aux États-Unis en particulier (Caruana, 2011). Quant aux booms du crédit au cours des années 2000, ils n’ont pas été l’apanage des pays en situation de déficit courant puisque le même type de phénomène est apparu en Chine, en Inde, au Brésil et dans la zone euro, sans que de tels déficits puissent être invoqués. En fait, en se focalisant sur les transferts nets d’épargne adossés aux déséquilibres courants, on néglige le rôle des flux de capitaux bruts qui ont littéralement explosé, depuis le début des années 1990, indépendamment des déséquilibres globaux puisque ces transferts de capitaux bruts résultent pour une part essentielle de flux entre économies développées (Artus, 2010 ; BRI, 2011). Dans la période d’avant-crise, la source la plus importante de financements longs vers les États-Unis, c’est l’Europe, qui a enregistré des soldes de paiements courants quasi nuls tout au long de cette période, et plus précisément les banques européennes qui s’endettaient au préalable à court terme sur le marché monétaire américain (Bernanke et al., 2011).
En résumé, il n’est pas établi que les déséquilibres globaux, pour l’essentiel entre l’Asie et les États-Unis, ont joué un rôle déterminant parmi les facteurs macroéconomiques qui ont alimenté la fragilisation des banques et qui ont contribué à l’accident systémique de 2008-2009. Ce sont les flux de capitaux bruts, vers les États-Unis ou vers les économies émergentes, qui déstabilisent les circuits de financement et alimentent les bulles sur les marchés d’actifs, bien plus que les flux nets adossés aux déséquilibres courants.
LES BONS ET LES MAUVAIS DÉSÉQUILIBRES COURANTS
La nécessité de réduire les déséquilibres globaux est souvent présentée comme une évidence. Mais l’analyse économique montre cependant que les déséquilibres courants ne sont pas nécessairement indésirables : il y a de bonnes et de mauvaises raisons à leur apparition et leur maintien peut induire de bonnes et de mauvaises conséquences (Blanchard et Milesi-Ferretti, 2011 ; Draghi, 2011 ; Weber, 2011a).
Au regard de l’analyse théorique du commerce international, les déséquilibres courants s’apparentent à un échange intertemporel entre une économie nationale et le reste du monde qui renforce l’efficience d’ensemble (Corden, 2011). Les exportations nettes des pays en situation de surplus courant résultent d’une préférence collective pour une consommation future puisque en contrepartie d’une production plus élevée que leur absorption domestique, ils reçoivent des actifs financiers garantissant un remboursement, dans l’avenir, avec intérêts. D’où la notion d’exportation nette d’épargne pour les pays excédentaires et d’importation nette d’épargne pour les économies enregistrant un déficit courant. Cela exige évidemment que la situation s’inverse dans le long terme, les pays déficitaires étant tenus de rembourser leur stock d’endettement externe au moyen d’un excédent courant et donc d’une exportation nette d’épargne. Il y a cependant une asymétrie fondamentale entre les surplus et les déficits courants. L’accumulation d’excédents, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, est théoriquement sans limites puisqu’il s’agit d’affecter à l’étranger une part de l’épargne domestique, et c’est là une décision collective aisément réversible. Il n’en est pas de même pour l’accumulation de déficits courants, là encore pour de bonnes ou de mauvaises raisons, qui reste assujettie au bon vouloir et aux anticipations des investisseurs étrangers, privés ou publics. Dès lors, en tant que tels, les déséquilibres de paiements n’ont rien de pathologique et à court terme, l’équilibre des paiements courants ne saurait être considéré comme un objectif de politique économique. Un autre argument classique, souvent invoqué, consiste à dire que si des transferts d’épargne nette sont réalisés à l’échelle internationale en contrepartie d’excédents courants, c’est en raison des taux de rendement plus élevés du capital dans les pays importateurs d’épargne nette, et donc en déficit courant. C’est ainsi que la libéralisation de la finance a été très largement justifiée par ses effets escomptés sur l’allocation efficiente de l’épargne à l’échelle internationale.
Une telle lecture des déséquilibres globaux soulève évidemment de nombreuses objections. Si l’on se réfère à Keynes, l’apparition d’un surplus d’épargne dans les pays excédentaires exerce un effet dépressif sur leur demande globale, surtout en l’absence de lien direct entre le niveau de l’épargne globale et celui des taux d’intérêt (Skidelsky, 2011). Les transferts d’épargne nette ne financent pas seulement l’investissement productif, mais aussi, et même surtout dans les années 2000, des portefeuilles d’actifs financiers incluant des titres publics. Et les transferts nets d’épargne interfèrent avec la dynamique macroéconomique et financière en créant des effets procycliques et déstabilisants sur l’endettement externe (Artus et Cartapanis, 2008). On en revient alors aux imperfections de la finance internationale et aux sources d’instabilité financière adossées, tout au long des années 1990 et 2000, aux mouvements bruts de capitaux, plus qu’aux déséquilibres globaux, comme on l’a souligné plus haut.
Au-delà de ces considérations de long terme, en quoi peut-on parler de bons et de mauvais déséquilibres courants à l’échelle de chaque économie prise isolément ? ou sur un plan global ? Si l’on suit le raisonnement de Blanchard et Milesi-Ferretti (2011), indépendamment des externalités induites vers le reste de l’économie mondiale, les déficits courants d’une économie, synonymes d’afflux nets d’épargne étrangère, répondent à de mauvaises raisons en présence d’un boom incontrôlé du crédit ou des prix d’actifs, si les entrées d’épargne financent la consommation publique ou privée sans rentabilité future pour assurer le remboursement de la dette externe, ou bien en réponse à un déficit chronique d’épargne publique occasionnant des déficits budgétaires récurrents. Mais ils peuvent aussi exprimer de bonnes raisons, par exemple lorsque la productivité élevée du capital exerce une forte attractivité auprès des investisseurs internationaux ou si les flux nets d’épargne étrangère sont intermédiés en direction des investissements publics ou des besoins de financement des entreprises (Artus, 2011). Les excédents courants, synonymes de sorties nettes d’épargne, s’apparentent à de mauvais déséquilibres si l’épargne domestique devient excédentaire à cause du poids de l’épargne de précaution liée aux déficiences du système social, ou en présence d’une intermédiation financière inefficace à l’intérieur du pays concerné. Les mauvaises raisons peuvent également provenir d’une offre insuffisante ou excessivement contraignante de facilités d’ajustement en cas de crise de change, auprès du FMI (Fonds monétaire international) par exemple, justifiant aux yeux des autorités nationales une accumulation, que l’on peut juger excessive, de réserves de change. En revanche, on verra plutôt de bonnes raisons à l’apparition d’excédents courants liés au vieillissement de la population et au besoin de ressources futures pour assurer le paiement des retraites, ou encore dans le contexte d’une stratégie de croissance tirée par les exportations et s’appuyant sur une monnaie sous-évaluée, une croissance bridée de la demande interne et des exportations élevées.
Sous cet angle, les déséquilibres courants peuvent répondre à des choix intertemporels ou à des écarts de rendement du capital qui les rendent efficients, mais aussi à des distorsions ou à des inefficiences structurelles, sur le plan social ou financier, qu’il convient alors de réduire en faisant ainsi d’une pierre deux coups puisque leur résorption assurera de facto l’ajustement des déséquilibres courants (Blanchard et Milesi-Ferretti, 2011).
Mais les déséquilibres courants produisent également des externalités vers les autres pays, surtout s’ils concernent des économies de grande taille. Pensons à la Chine ou aux États-Unis. Car la récurrence de déficits courants place les économies concernées sous la menace d’une fragilisation des intermédiaires financiers domestiques en présence d’une interruption subite des entrées de capitaux (sudden stop) surtout si les placements étrangers sont liquides ou à court terme, s’ils sous-évaluent les risques (change, taux, prix d’actifs) et donc s’ils sont de nature à provoquer un ajustement désordonné sur les marchés de capitaux et sur les taux de change pouvant dégénérer en crise systémique. Toutefois, ces mauvaises raisons concernent l’ensemble des afflux internationaux de capitaux et ne sont pas spécifiques aux flux nets adossés à un déficit courant. Si les surplus courants répondent à une stratégie de sous-évaluation du taux de change et de croissance tirée par les exportations, on peut y voir de mauvaises raisons à l’échelle internationale au sens où il y a là une distorsion de concurrence inéquitable et contraire, par exemple, aux règles de l’OMC (Organisation mondiale du commerce). Tout dépend alors des seuils (de sous-évaluation et d’accumulation de réserves) qui rendent inacceptables de telles configurations et justifient certaines politiques de rétorsion au sein des autres économies en proie, symétriquement, à des déficits courants. On peut ainsi juger, en théorie, que les énormes déséquilibres courants entre l’Asie et les États-Unis répondent à de mauvaises raisons à cause de la sous-évaluation considérable du renminbi. On peut aussi considérer, à l’inverse, que ces mêmes déséquilibres sont justifiés par de bonnes raisons et s’apparentent à un état d’équilibre international, le système financier américain étant le seul capable d’offrir des actifs financiers répondant aux exigences de liquidité et de sécurité recherchées par les investisseurs asiatiques (Caballero, Farhi et Gourinchas, 2008). Il est vrai que ce raisonnement avait été proposé quelques mois seulement avant le déclenchement de la crise financière aux États-Unis !
Plus généralement, que l’on se limite à la situation d’une économie prise isolément ou que l’on tienne compte des effets induits sur les autres économies nationales, l’accumulation de déséquilibres globaux peut donc répondre à de bonnes et de mauvaises raisons qui dépendent du contexte financier international, du niveau de développement, de la démographie… S’il ne s’agit pas de conclure à l’innocuité des déséquilibres globaux et à leur caractère bénin ou dénué d’externalités négatives ou de risques de turbulences financières et de crises de change, si l’on est loin d’un phénomène de type win win (Obstfeld et Rogoff, 2010), il faut reconnaître que la théorie économique non seulement a de la peine à juger du caractère efficient ou pathologique d’une configuration de déséquilibres globaux, mais a finalement peu de chose à dire sur les seuils d’insoutenabilité ou les niveaux appropriés de solde courant pour une économie nationale (Jeanne, 2011). On ne peut donc pas conclure ex ante à l’impératif d’un ajustement rapide ou à la nécessité d’adopter des règles strictes interdisant, par exemple, le dépassement d’un seuil de surplus courant ou d’excédent de 4 % du PIB.
RÉSORBER LES DÉSÉQUILIBRES GLOBAUX : OBJECTIF INTRINSÈQUE OU CIBLE INTERMÉDIAIRE D’UNE COORDINATION ACCRUE DES POLITIQUES MACROÉCONOMIQUES ?
Malgré les incertitudes qui entourent, sur le plan normatif, la notion de déséquilibres globaux excessifs, le G20 a décidé de réfléchir à des critères et à des règles de nature à les réduire. Mais s’agit-il réellement d’un objectif intrinsèque, d’un préalable à respecter, sur la voie d’un nouveau régime de croissance forte, durable et équilibrée ? Dans un contexte de très forte mobilité des capitaux et d’extrême élasticité des financements internationaux (Borio et Disyatat, 2011 ; Prasad, 2011), il est permis d’en douter. Bien sûr, la soutenabilité des déficits courants, même dans le cas américain, n’est jamais définitivement acquise et peut s’accompagner de turbulences sur les marchés financiers sous la forme d’un sudden stop de nature à provoquer un ajustement brutal des taux de change ou un nouveau krach sur les marchés d’actifs, publics ou privés. Mais les pays fortement excédentaires (Asie, Opep) ont finalement peu d’alternatives tant que leurs systèmes financiers s’avèrent incapables d’intermédier en interne leurs excès d’épargne (Brender et Pisani, 2009). Cela ne signifie pas que les lignes directrices indicatives du G20 ne recouvrent qu’un enjeu de faible importance car l’affichage d’un objectif de résorption des déséquilibres globaux excessifs peut jouer le rôle d’une cible intermédiaire sur la voie d’une coordination accrue des politiques économiques.
Les menaces qui pèsent en 2011 sur la configuration macroéconomique mondiale sont légion (Lagarde, 2011). Dans un contexte de chômage très élevé parmi les pays occidentaux, la reprise semble s’essouffler et le rééquilibrage d’après-crise de la demande intérieure, du secteur public vers le secteur privé, s’opère très imparfaitement dans un contexte de crise plus ou moins larvée des dettes souveraines. Aux États-Unis ou en Europe, à l’exception de l’Allemagne, on se trouve dans la pire des situations décrites dans les textbooks de macroéconomie : une situation de sous-emploi ; des politiques d’assainissement budgétaire jouant malheureusement un rôle procyclique ; des politiques monétaires accommodantes et des taux d’intérêt très faibles qui placent nombre d’économies dans une trappe à liquidité alors même que les bilans bancaires sont loin d’avoir été assainis ; des variations de taux de change qui ne jouent que très imparfaitement leur rôle théorique d’ajustement par la modification des prix relatifs. Or il est très improbable que l’économie mondiale puisse retrouver un trend de croissance forte, durable et équilibrée sans une coordination beaucoup plus volontariste des politiques macroéconomiques. Les pays émergents asiatiques refusent l’ajustement des taux de change réels et accumulent des montants considérables de réserves sous l’argument que les États-Unis doivent d’abord assainir leurs finances publiques et augmenter leur taux d’épargne. Les dirigeants américains craignent les effets déflationnistes d’un tel ajustement. Ils y préfèrent les politiques monétaires d’assouplissement quantitatif, aux effets externes déstabilisants, et appellent à la suppression des distorsions de change.
Malgré les incantations figurant dans les communiqués du G20, le statu quo non coopératif l’emporte depuis l’automne 2009 et l’on ne saurait parler d’une coordination internationale des politiques monétaires ou budgétaires, et encore moins des politiques de change. Cela reflète sans doute, en Allemagne, en Chine, aux États-Unis, le poids des contraintes de politique intérieure ou l’existence d’intérêts potentiellement divergents à court terme. Mais cela s’explique aussi par l’absence d’ancrage des politiques macroéconomiques à l’échelle globale en référence à des cibles communément définies. La défiance des marchés financiers à l’égard des dettes souveraines en Europe, depuis l’automne 2009, sanctionne d’ailleurs le même type de phénomène. Car au-delà de la volonté politique de s’y engager pour les gouvernements et les banquiers centraux du G20, la coordination macroéconomique à l’échelle internationale exige l’adoption concertée d’objectifs intermédiaires, comme tel était le cas, par exemple, dans les années 1985-1991 considérées par beaucoup comme l’âge d’or de la coordination des politiques macroéconomiques. L’ancrage des politiques coordonnées avait alors été défini sur la base d’objectifs de change et sur la mise en œuvre de politiques d’intervention coordonnées sur le marché des devises en instaurant des zones cibles implicites entre les grandes monnaies de l’époque, le dollar, le deutschemark et le yen, afin de faire baisser le dollar. Mais ces accords prévoyaient également un infléchissement significatif des politiques économiques : durcissement de la politique budgétaire et forte hausse des taux d’intérêt sur les federal funds aux États-Unis, de l’ordre de 400 points de base entre octobre 1986 et mars 1989 ; choc de demande en République fédérale allemande (RFA) et au Japon sur la base d’allégements fiscaux massifs. Entre 1985 et 1991, on a pu observer une forte baisse du dollar, une réduction significative du solde courant américain, passé de – 3 % duPIB à + 1 %, avec cependant, aux États-Unis, une récession de 1990 à 1991 et une forte montée du chômage, couplées à une très nette accélération de la croissance au Japon et en RFA au-delà de 5 %.
Aujourd’hui, face au refus de la Chine, des États-Unis et même de la BCE (Banque centrale européenne) d’utiliser la politique de change dans un cadre coopératif ou de modifier le régime de change des grandes monnaies, sans doute également parce que l’ampleur des flux financiers internationaux rendrait ces objectifs peu réalistes, une telle stratégie coopérative passe nécessairement par un rééquilibrage d’ensemble de la demande mondiale (King, 2011). Et c’est là qu’apparaît l’intérêt des lignes directrices indicatives visant la réduction des déséquilibres majeurs et persistants et l’établissement de valeurs de référence, tant pour les déséquilibres courants que pour tout un ensemble de facteurs sous-jacents. L’adoption d’un plafond et d’un plancher de solde courant, par exemple de 4 % du PIB comme l’a proposé Timothy Geithner, peut permettre de dresser la « carte » des économies disposant d’une marge de manœuvre en matière de soutien de la demande ou de désincitation à l’épargne et, à l’inverse, celle des économies dont l’assainissement est désormais requis. Elle peut faciliter, sur la base de ces indicateurs (déséquilibres extérieurs, taux d’épargne, niveaux d’endettement public ou privé…), des réorientations coordonnées, mais nécessairement divergentes, des politiques monétaires, budgétaires ou fiscales, contrairement à ce qui s’est passé dans les années 2000 jusqu’à la crise financière (Artus, 2010 ; Catte et al., 2010). Les contours détaillés de cette coordination des politiques budgétaires et des stratégies monétaires, tout comme l’ampleur et la vitesse de leur mise en œuvre, font aujourd’hui l’objet de débats intenses, notamment parmi les banquiers centraux (Bernanke, 2011 ; BRI, 2011 ; Draghi, 2011 ; King, 2011 ; Weber, 2011b), mais l’examen de cette question dépasse très largement l’objet de cet article.
POUR CONCLURE : LES RISQUES D’UNE RÉDUCTION TROP RAPIDE DES DÉSÉQUILIBRES GLOBAUX EN TEMPS DE CRISE
La réduction des déséquilibres globaux dans le cadre d’une stratégie de coordination des politiques macroéconomiques, toutefois, n’est pas sans risques. La stimulation de la demande interne, chez les uns, et la réduction drastique des déficits d’épargne publique, chez les autres, peuvent compromettre une croissance mondiale déjà très fragile. Historiquement, la quasi-totalité des renversements intervenus dans la situation des paiements courants se sont traduits par une diminution significative des taux de croissance (Allen, 2011 ; Edwards, 2005). Une grande partie de l’économie mondiale est en situation de trappe à liquidité et le recours aux marchés pour financer les déficits d’épargne publique atteint des limites évidentes. D’où l’impératif d’une coordination internationale pour sortir du statu quo en respectant deux conditions : un infléchissement progressif (King, 2011) évitant les à-coups et la surréaction des marchés financiers ; un phasage conduisant à infléchir, en premier lieu, les politiques de pilotage macroéconomiques des pays en excédents majeurs et persistants, par exemple en Chine et en Allemagne, et, en second lieu seulement, celles des économies à déficits majeurs et persistants, par exemple aux États-Unis et en Australie (Gagnon, 2011).
Il faut donc retenir que l’objectif de réduction des déséquilibres globaux ne répond pas principalement à un problème de soutenabilité. Mais il peut satisfaire le besoin d’un ancrage coopératif des politiques macroéconomiques de sortie de crise sur la base des marges de liberté que révèle la « carte » des surplus et des déficits courants. Ni plus, ni moins.