Pouvez-vous expliquer votre engagement européen ?
Mon intérêt pour l'Europe a été précoce : enfant, j'ai été habitué à voyager pour apprendre les langues ; pendant mes études universitaires à Bocconi, j'ai voulu approfondir les conditions de la coopération économique et financière qui existaient à ce moment et leur impact en Italie. C'est dans ce cadre que j'ai été stagiaire à la Commission de la Communauté économique européenne (CEE), en 1964-1965, auprès de la direction générale des Affaires économiques et financières. Je pense que c'est là qu'a commencé mon engagement pour l'Europe et il s'est poursuivi pendant toute ma carrière de professeur universitaire, membre de conseils d'administration d'institutions financières ou d'industries privées, de commentateur politique au Corriere della Sera et, en général, en tant qu'économiste plusieurs fois impliqué dans des choix législatifs importants en matière économique et financière. J'ai toujours été convaincu que l'Italie ne peut prospérer qu'à l'intérieur du cadre européen et que, ensemble, les pays européens ont beaucoup plus de chances d'affronter avec succès les défis sociétaux futurs.
C'était comment à votre arrivée dans la Commission Santer comme commissaire au Marché intérieur, aux Services, au Douane et à la Fiscalité, à la fin de 1994 ?
La vie de la Commission Santer n'a pas été des plus faciles. Le Parlement européen, récemment élu, souhaitait faire valoir la nature politique de l'institution, ce qui n'avait pas été le cas pour la nomination du président Santer. Ce n'est que le 18 janvier 1995 qu'il donna sa confiance à la Commission qui était appelée à opérer dans une Union élargie à l'Autriche, la Finlande et la Suède. Pour ma part, j'aurais souhaité être en charge du portefeuille des Affaires économiques et financières (qui sera attribué à Yves-Thibault de Silguy), mais, finalement, le perfectionnement du marché intérieur (très nécessaire à cette époque) et le développement de la coopération en matière fiscale (encore très limitée) se sont révélés des dossiers présentant d'énormes potentialités.
Quels étaient vos espoirs ?
La création d'un « gouvernement » économique au niveau de l'Union européenne (UE), à savoir la base réelle de l'Union économique et monétaire (UEM), qui se fonde sur l'intégration des marchés. Je voulais aussi influencer la construction de la troisième phase de l'union monétaire. Je me souviens m'être engagé tout particulièrement lors de l'adoption de la proposition sur le Pacte de stabilité, le 18 octobre 1996, où on aurait pu préciser que des politiques budgétaires saines et stables, pour stimuler la croissance et favoriser la création d'emplois, doivent pouvoir considérer l'investissement public de manière différente par rapport aux dépenses courantes.
Quel bilan tirer de cette Commission, notamment pour le Marché unique et pour le lancement de l'UEM ? Quelles déceptions ?
Je pense que le Marché unique, qui était alors considéré seulement comme une création britannique et libre-échangiste, a réussi à démontrer son impact positif sur la vie quotidienne du citoyen européen. La coordination fiscale s'est révélée être un outil pour maîtriser les tentations des États membres d'attirer les activités par des réductions fiscales au détriment de la croissance globale de l'UE, mais aussi des ressources nationales publiques nécessaires pour rééquilibrer les disparités sociales engendrées par la globalisation. Le bilan sur ce dernier point est mitigé, mais ce n'était qu'un début.
Quel était votre état d'esprit au début de votre second mandat de commissaire, en charge de la Concurrence, au sein de la Commission Prodi ? Quels étaient vos espoirs ?
J'étais très heureux de recevoir ce mandat, car les règles de concurrence ont été dès le début une pierre angulaire de l'intégration européenne et du traité de Rome. Il aurait été inutile d'établir ce que l'on appelait à l'époque le marché commun européen, si la concurrence devait être limitée par des cartels ou des accords restrictifs. Il en est de même pour les aides d'État qui créent des distorsions inacceptables dans l'allocation des ressources. La politique de concurrence de l'UE a assuré avec succès, au fil des ans, une solide approche commune au niveau européen et la stricte application des règles. Lorsque le Marché unique a été mis en place, son rôle crucial est apparu encore plus clairement au point qu'il peut désormais être considéré comme un pilier de la soi-disant « Constitution économique » de l'UE basée sur la liberté économique et la stabilité économique. Mon objectif était d'intégrer la politique de concurrence dans toutes les politiques de l'UE et d'« exporter » la politique de concurrence au niveau international, car face à la globalisation, il est primordial d'assurer le respect de principes communs pour l'activité des entreprises.
Quel bilan tirer de la Commission Prodi ?
Il m'est difficile en quelques mots de résumer toutes les avancées qui ont été réalisées par la Commission présidée par Romano Prodi, mais il me semble que la qualité des travaux de la Commission pour le Traité constitutionnel ainsi que pour la Charte des droits fondamentaux (donc la citoyenneté européenne) est unanimement reconnue, tout comme pour son travail important pour l'élargissement.
Comment avez-vous perçu les relations de l'Italie et de l'UE lorsque vous êtes devenu président du Conseil italien en novembre 2011 ? Quels étaient vos espoirs ?
Mon espoir était de sortir l'Italie de la terrible crise financière qui risquait de l'éjecter de la monnaie unique et de la propulser dans la désintégration sociale. C'était d'ailleurs le mandat (de courte durée) que le président de la République Giorgio Napolitano et une très vaste majorité du Parlement m'avaient donné. Par ailleurs, la crise italienne, vu la dimension économique et politique du pays, mettait en cause l'ensemble de la zone euro, et très probablement l'existence même de la monnaie unique.
Quel jugement portez-vous sur l'action de l'UE pendant la période où vous avez été président du Conseil ?
La méthode communautaire a subi, ces derniers temps, maintes distorsions. La crise a frappé en l'absence d'instruments efficaces pour la contrecarrer : dès lors, il y a eu une centralisation des décisions au niveau des chefs d'État et de gouvernement. Il est ainsi plus difficile de trouver des solutions face aux intérêts nationaux divergents. Cela dit, il n'est pas impossible, avec patience et détermination, de faire valoir les raisons de l'intérêt communautaire. Par exemple, j'ai pu, lors du Conseil européen du 28 et 29 juin 2012, faire reconnaître que la stabilité financière dans la zone euro peut impliquer la nécessité d'intervenir afin de stabiliser les marchés pour les États membres qui respectent leurs engagements. Cela a ouvert la voie à la Banque centrale européenne (BCE) pour entamer une politique plus ouverte de rachat des dettes permettant une véritable stabilisation et une reprise de confiance dans l'intégrité de l'euro.
Quel jugement portez-vous sur la politique de l'Italie vis-à-vis de la construction européenne ?
L'Italie est un pays ancré dans la construction européenne depuis toujours. Comme tous les autres citoyens de l'UE, les Italiens souhaiteraient que l'UE soit plus transparente, plus équitable et plus efficace pour appréhender les nouveaux défis. Les craintes concernent notamment la sécurité, l'immigration, l'emploi et la justice sociale, des domaines où l'action de l'UE a du mal à se développer. Il est vrai que certains propos plus musclés que d'habitude ont été récemment prononcés par un chef de gouvernement italien. Ces propos très critiques envers l'Europe sont peut-être surprenants car provenant d'Italie, mais ils ne constituent pas une exception. Les hommes politiques n'expliquent pas assez la politique européenne. Ils sont tous d'accord à Bruxelles pour prendre des décisions qu'ils critiquent dès qu'ils reviennent dans leur pays. Pendant les dix-huit mois de mon gouvernement, j'ai dû imposer des sacrifices aux Italiens, en leur disant toujours qu'ils ne les feraient pas pour Bruxelles, mais dans l'intérêt de leurs enfants.
Comment jugez-vous la situation économique de l'Europe ?
Dans son ensemble, la croissance économique en Europe devrait continuer à un rythme modéré. Le coût du crédit demeure propice à la croissance grâce à une politique monétaire exceptionnellement accommodante. Le déficit budgétaire agrégé de la zone euro devrait poursuivre sa contraction, tandis que la politique budgétaire devrait demeurer non restrictive. L'investissement devrait continuer à augmenter. Mais il y a deux problèmes majeurs : les divergences qui s'approfondissent, certains pays ayant, grâce aux réformes entreprises, des taux de productivité bien plus élevés que d'autres, et les incertitudes politiques tant à l'extérieur qu'à l'intérieur de l'UE. Par ailleurs, dans les années à venir, l'économie européenne ne sera plus en mesure de se reposer sur le soutien exceptionnel de facteurs extérieurs tels que la chute des prix du pétrole et la dépréciation monétaire. À une époque caractérisée par l'instabilité et l'incertitude, tout doit être mis en œuvre pour assurer et renforcer cette reprise – et faire en sorte que toutes les composantes de la société en bénéficient.
Comment jugez-vous la situation institutionnelle ?
Sans doute, faudrait-il améliorer l'équilibre institutionnel de l'UE et sa légitimité démocratique, mais je ne pense pas qu'en cette période d'euroscepticisme croissant, cette modification soit envisageable. Il faudrait aussi modifier les instruments de gouvernance économique qui, actuellement, minent la crédibilité de l'Union, accentuent les disparités entre les États membres et sont à l'origine de la crise de confiance mutuelle. Il faut aussi se doter de nouveaux instruments d'intervention pour appréhender les nouveaux défis et les craintes des citoyens : la sécurité, l'immigration, etc.
Toutefois ce qui est le plus nécessaire, à mon avis, c'est une réaction morale et intellectuelle, une sorte d'insurrection, des leaders d'opinion et des nombreux citoyens qui, après tout, se soucient de l'Europe. Ils voient les dommages mortels qu'une nouvelle génération de dirigeants politiques vigoureux et brillants – qui cependant sont plus conscients de leur propre histoire que de l'histoire de l'Europe – infligent à la maison européenne inachevée que leurs prédécesseurs ont construite il y a plus de soixante ans. Nous devrions tous cesser de nous cacher derrière ce qui est normalement considéré comme politiquement « correct », ce qui est approprié en temps normal. Nous devrions faire l'effort désagréable d'exposer à l'opinion publique le cynisme de nombreuses positions des différents gouvernements, en particulier lorsqu'ils siègent au Conseil. Il faudrait publiquement dénoncer que les positions politiques nationales très souvent non seulement ne répondent pas à l'intérêt général européen, mais aussi, dans la plupart des cas, ne répondent même pas à une notion d'intérêt national. Elles sont principalement motivées par l'intérêt du parti politique auquel appartient l'homme d'État, sinon son intérêt purement personnel.
Comment jugez-vous la place de l'Europe dans le monde d'aujourd'hui (Brexit, Trump, Chine, etc.) ?
C'est une place qui se réduit, d'une part, à cause de tendances qui dépassent les responsabilités de l'Europe, telles les divergences démographiques ou la croissance enfin connue par les pays que l'on appelait « en voie de développement », à laquelle d'ailleurs l'Europe a contribué, et, d'autre part, à cause de l'insuffisance des politiques menées au niveau national ou communautaire dans les domaines, par exemple, de l'innovation ou des réformes structurelles, ce qui a freiné la compétitivité de l'économie européenne.
Tout en se réduisant sur le plan quantitatif, la place de l'Europe dans le monde reste une place de grande importance sur le plan qualitatif, si l'on considère les valeurs de liberté, solidarité, démocratie qui constituent le socle même du projet européen ou encore la méthode de gouvernance politique et économique de l'intégration des marchés, de laquelle la gouvernance de la mondialisation bénéficierait largement.
Si l'influence de l'UE n'est pas en ligne avec ce qu'elle pourrait être eu égard à son poids économique et à ce qu'elle pourrait apporter à la mise en place graduelle d'une gouvernance de la mondialisation, l'Europe elle-même et surtout les États membres en sont responsables. S'ils étaient prêts à conférer des pouvoirs adéquats à l'UE dans tous les domaines des relations extérieures, comme ils l'ont fait pour ce qui concerne le commerce, la concurrence et, plus récemment, la monnaie, l'Europe serait pleinement respectée par les autres grandes puissances, comme c'est le cas lorsqu'elle décide et agit en tant qu'UE dans ces trois domaines.
Quel jugement portez-vous sur un aspect fondamental de la construction européenne dans lequel vous vous êtes beaucoup investi, comme commissaire mais aussi plus récemment, le Marché unique, et en particulier les services financiers (dont vous avez lancé l'harmonisation en 1999-2000) ?
En 2010, à la demande du président de la Commission de l'époque, José Manuel Barroso, j'ai présenté un rapport sur la relance du Marché unique. Beaucoup de progrès ont été accomplis depuis lors. Toutefois, à mon avis, sur un aspect, on n'a pas suivi les suggestions du rapport qui préconisait de s'attaquer aux frictions et aux tensions générées par les interactions entre les règles du Marché unique et la dimension sociale au niveau national. C'est d'autant plus vrai aujourd'hui, face aux inégalités accrues par la mondialisation et l'impact de la discipline financière due à la monnaie unique.
L'union bancaire et celle des marchés des capitaux ont marqué des progrès importants, quoique ni l'une ni l'autre n'aient été encore complétées, comme il se devrait, dans une zone monétaire unique.
Comment l'Europe doit-elle faire face aux nouvelles opportunités ?
Je pense qu'une étape cruciale concerne les moyens d'affronter les nouveaux défis. Le budget est l'un des principaux outils permettant à l'UE d'atteindre ses objectifs, et il devrait être revu en profondeur. Il devrait se concentrer davantage sur des défis communs tels que la sécurisation de nos frontières extérieures, la stabilisation de notre voisinage ou la lutte contre le changement climatique. En même temps, de nouvelles ressources nous aideraient à passer à un système plus simple, transparent, équitable et démocratiquement responsable. Le moment est venu de rendre le financement du projet européen adapté à l'avenir.
Récemment a été publié le rapport du Groupe de haut niveau, que j'ai eu le privilège de présider, créé par les trois institutions de l'UE pour examiner comment rendre les recettes du budget de l'UE plus simples, plus transparentes, plus équitables et plus responsables sur le plan démocratique. Les récentes crises ont mis en exergue les domaines où l'action de l'UE est la plus précieuse et la plus pertinente : la sécurité intérieure et extérieure, la lutte contre le changement climatique et la transition vers une économie à faible intensité de carbone, ainsi que les investissements pour soutenir la croissance et l'emploi.
En même temps, nous devons modifier la manière dont le budget de l'UE est financé. Le système actuel a créé un cercle vicieux où les « bénéficiaires » et les « contributeurs » sont souvent opposés entre eux dans ce que les citoyens considèrent comme un jeu à somme nulle : le gain d'un État membre constitue une perte pour les autres États membres. La vérité est que tout le monde profite de faire partie de l'UE. Si les citoyens pouvaient voir le lien entre les ressources mises à la disposition de l'UE et les avancées dans la résolution des problèmes majeurs auxquels nous sommes confrontés, cela renforcerait la légitimité de l'action européenne.
Le rapport indique clairement qu'une telle réforme du financement de l'UE ne conduira pas nécessairement à une augmentation de la taille du budget. Toute nouvelle ressource éventuelle de l'UE serait plus transparente et plus responsable en comparaison des contributions nationales actuelles fondées sur le revenu national brut (RNB).
Ces nouvelles ressources, qui remplaceraient alors partiellement les contributions basées sur le RNB, pourraient être fondées sur une taxe sur le carbone, une taxe commune sur les carburants ou sur toute autre taxe environnementale, un impôt commun sur le revenu des sociétés, une TVA réformée ou une taxe sur le secteur financier. Ces nouvelles sources de revenus pourraient financer une partie importante du budget de l'UE, tout en soutenant son action et en comblant les lacunes du Marché unique.