Cet article propose une relecture de la crise de la zone euro au travers des mécanismes de partage des risques économiques (ou d’assurance contre les risques) au sein de l’Union économique et monétaire européenne (UEM).
En premier lieu, je décrirai les mécanismes de partage des risques qui existaient dans l’UEM avant la crise financière mondiale de 2007-2008. Les architectes de l’euro escomptaient que l’union monétaire favoriserait la flexibilité des économies nationales ainsi que la convergence entre ces économies, mettant l’accent sur la nécessité pour la politique économique d’accompagner et d’accélérer ce processus. Ils soulignaient en outre que les niveaux des dettes publiques nationales devraient être modérés en moyenne afin que les politiques budgétaires puissent atténuer les effets des chocs économiques défavorables. Ils estimaient enfin que les chocs ayant affecté les économies nationales avant la mise en place de l’UEM étaient, pour la plupart, la conséquence des décisions de politique monétaire et de change et ils s’attendaient par conséquent à ce qu’ils soient moins prononcés une fois que l’union monétaire serait instaurée. La réalité a été bien différente. Dans les premières années d’existence de l’euro, les mécanismes d’assurance au travers des marchés financiers ont connu un essor étonnamment rapide, trop rapide peut-être. La politique économique n’accordait de son côté pas assez d’importance au renforcement de la flexibilité et de la convergence, le tout sur fond de dysfonctionnement des institutions budgétaires nationales.
Dans un second temps, j’analyserai les effets de la crise financière mondiale de 2007-2008 et j’évoquerai la crise de la dette souveraine européenne qui a éclaté en 2010. Les deux crises ont rendu inopérant le partage des risques par les marchés financiers. Les économies n’ayant pas atteint le degré nécessaire de flexibilité ou de convergence et les politiques budgétaires nationales disposant d’une capacité d’auto-assurance limitée, la zone euro s’est retrouvée sans mécanisme d’assurance. Les mesures prises par la Banque centrale européenne (BCE) et les autres institutions publiques, dans leurs domaines de compétences respectifs et conformément à leurs mandats, ont permis de combler temporairement ce vide.
Dans la dernière partie de cet article, je soulignerai qu’il est nécessaire de rétablir et de renforcer ces mécanismes d’assurance si l’on veut donner à l’UEM une assise saine et durable. En outre, les responsables politiques doivent prendre au sérieux la nécessité de promouvoir la flexibilité et la convergence et de mettre en œuvre des politiques budgétaires nationales responsables. La mise en place de nouvelles institutions paneuropéennes est également souhaitable à condition qu’elles complètent et non qu’elles remplacent les mesures prises au niveau national.
Le partage des risques dans la zone euro avant la crise
Les architectes de l’euro étaient parfaitement au fait de la théorie des zones monétaires optimales. Sur la base de cette connaissance et des études empiriques alors disponibles, ils escomptaient que les entreprises et les ménages de la zone euro réagiraient avec beaucoup moins de souplesse aux chocs économiques que ne le font, par exemple, ceux des différents États américains. Cette jeune union monétaire était caractérisée, on le savait, par des marchés financiers comparativement moins développés, des marchés du travail plus rigides, une faible mobilité de la main-d'œuvre entre les économies participantes et l’absence d’un système fédéral de prélèvement et de transfert comparable à celui des États-Unis.
Les marchés financiers étant comparativement moins développés et les marchés du travail relativement rigides, la plupart des économistes s’attendaient à ce que les mécanismes de marché jouent un rôle limité pour répondre aux chocs économiques au sein de l’UEM, tout au moins dans un premier temps. Pour faire face à cette situation, les gouvernements européens se sont engagés par le traité de Maastricht à promouvoir la flexibilité et la convergence de leurs économies et à coopérer en matière de politique économique. En outre, les pays adoptant la monnaie unique étaient convenus d’appliquer des règles budgétaires. Le raisonnement était qu’un gouvernement d’un pays de la zone euro affichant sur la durée un niveau d’endettement public modéré serait en mesure, en cas de choc défavorable, de lisser la fiscalité et les dépenses publiques au cours du temps. Le déficit budgétaire fluctuerait au gré du cycle économique, mais la dette se maintiendrait aux alentours de ce niveau modéré et stable. L’histoire a montré qu’une union monétaire couronnée de succès va habituellement de pair avec une union budgétaire (Bordo, 2010), comme en témoigne l’expérience des États-Unis. L’opinion qui prévalait en Europe au moment de la création de l’euro était que des règles budgétaires nationales, à condition qu’elles fussent suffisamment contraignantes, pourraient se substituer à une union budgétaire.
Que s’est-il passé en réalité au cours des premières années d’existence de l’euro, avant le déclenchement de la crise financière mondiale ? Les engagements n’ont pas été tenus et les responsables de la politique économique n’ont guère fait d’efforts pour promouvoir la flexibilité ou la convergence.
L’intégration des marchés des biens et des services entre les pays de la zone euro s’est poursuivie, le processus se faisant pour l’essentiel indépendamment des mesures de politique économique et découlant des engagements pris antérieurement, comme, par exemple, l’Acte unique européen. Dans une certaine mesure, il s’agissait d’une conséquence endogène de l’union monétaire. Les échanges commerciaux au sein de la zone euro se sont intensifiés et leur nature a changé, une partie beaucoup plus importante du commerce prenant place à la marge intensive et avec une compression des prix à l’exportation (Fontagné et al., 2009).
Toutefois, les marchés du travail sont demeurés peu flexibles dans la quasi-totalité des pays de la zone euro. La main-d'œuvre y est traditionnellement beaucoup moins mobile qu’aux États-Unis. Il ressort de certaines études économiques qu’aux États-Unis, au cours de l’année qui suit un choc ayant affecté la demande locale de main-d'œuvre, la mobilité des salariés compte pour la moitié environ de la réaction de l’emploi local à ce choc. Au sein de l’Union européenne, il faudrait trois fois plus de temps – trois ans – pour que la mobilité de la main-d'œuvre contribue dans des proportions similaires à la variation de l’emploirégional. La réaction aux chocs y est due pour l’essentiel aux variations des taux d’activité1. Presque partout, l’adoption de l’euro n’a été suivie, dans le meilleur des cas, que par des réformes à la marge. Un marché du travail dual a vu le jour, une proportion importante des créations d’emplois étant de nature temporaire et, par conséquent, fragile (Arpaia et Mourre, 2009).
Fait peut-être encore plus important, de nombreux pays avaient adhéré à l’UEM avec un niveau de dette publique élevé et ils ont fait peu ou pas d’efforts pour le réduire. À titre d’exemple, la France enregistrait un ratio de dette publique de 57 % en 2000 et de 64 % en 2006. Celui de l’Allemagne atteignait 60 % en 2000 et 68 % en 2006. Le même ratio se situait pour l’Italie à 108 % en 2000 et 106 % en 2006 et pour la Grèce à 103 % en 2000 et 106 % en 2006. Le Pacte de stabilité et de croissance a été conçu en 1998 pour garantir que les situations budgétaires seraient proches de l’équilibre ou en excédent, afin que les budgets nationaux puissent de nouveau permettre aux États de faire face à des chocs macroéconomiques. Il n’a pas fonctionné.
Alors que les progrès réalisés en matière de flexibilité de la main-d'œuvre et de politique budgétaire étaient, au mieux, très lents, les mécanismes de partage des risques fondés sur le marché ont connu une expansion très rapide. L’intégration des marchés financiers s’est renforcée à un rythme soutenu permettant aux entreprises et aux ménages en Europe de profiter de coûts de financement plus faibles et plus uniformes.
La BCE a mis au point sa propre gamme d’indicateurs de prix et de quantités afin de suivre les progrès de l’intégration financière dans la zone euro2. Dans certains compartiments du marché, l’intégration a été immédiate et totale ; dans d’autres, elle s’est réalisée plus progressivement. C’est sur les marchés monétaires de la zone euro que l’intégration a été la plus rapide et la plus forte. L’écart type entre pays des taux des prêts interbancaires « en blanc » a quasiment disparu juste après l’introduction de l’euro. Quoiqu’un peu plus fragmentés, les marchés d’actions présentent également un degré d’intégration élevé, notamment à la suite de l’application du Plan d’action pour les services financiers. C’est ainsi que la part des actions émises par les résidents d’un pays de la zone euro et détenues par des résidents d’autres pays de la zone euro a plus que doublé entre 1997 et 2006, pour atteindre 29 % (BCE, 2008).
Le simple fait que les déficits et les excédents des paiements courants des pays de la zone euro ont fortement augmenté est peut-être le signe le plus tangible du rôle croissant des marchés financiers dans la mutualisation des risques au cours des premières années d’existence de l’euro. Ces déficits et excédents courants ont été financés au sein même de la zone euro. Au cours de la période comprise entre le lancement de l’UEM et le déclenchement de la crise financière mondiale, le déficit courant de la Grèce est passé d’environ 7 % à 15 % du PIB, celui de l’Espagne de quelque 3 % à 12 %, celui de l’Irlande de 0 % à 7 % environ et celui du Portugal de quelque 3 % à 5 %. Ces déficits ont été financés par des emprunts sur les marchés, principalement auprès des investisseurs d’un seul pays, l’Allemagne. Cette dernière, qui a adhéré à l’UEM avec un solde courant pratiquement équilibré, a vu son excédent des paiements courants progresser, pour s’établir à environ 8 % du PIB en 2007.
On peut ainsi affirmer que le « paradoxe de Feldstein-Horioka » au sein de l’UEM a rapidement disparu au cours des premières années d’existence de l’euro. Cette évolution avait une explication théorique simple : les pays les moins riches de la zone euro offraient de meilleures perspectives de croissance et, par là, une rentabilité plus élevée des investissements. Une intégration financière plus poussée permettrait une baisse de l’épargne et une augmentation de l’investissement dans ces pays (Blanchard et Giavazzi, 2002).
Les pays les plus déficitaires ont en apparence prospéré. Le PIB en volume s’est sensiblement accru dans les économies largement déficitaires, à l’exception du Portugal. Entre 2001 et 2007, le PIB en volume a progressé de 35 % en Irlande, de 30 % en Grèce et de 25 % en Espagne. À titre de comparaison, il a augmenté de 10 % en Allemagne durant la même période. Mais de plus en plus d’indices donnaient à penser que les taux de croissance élevés du PIB ne s’accompagnaient pas d’une évolution comparable de la productivité. Les déficits des paiements courants étaient amplifiés par des anticipations excessives de revenus futurs, soutenues par un environnement international favorable. La poursuite du boom s’est traduite par un écart croissant entre les prix relatifs. Entre 1998 et 2007, les coûts unitaires de main-d'œuvre en Grèce, en Irlande, au Portugal et en Espagne ont augmenté d’au moins 10 %. Dans le même temps, les coûts unitaires de main-d'œuvre ont baissé en Allemagne de plus de 10 %. L’ampleur de cet écart de prix relatifs ainsi que l’importance des déficits courants auraient pu – et même dû – être interprétées comme des avertissements. Ces prêts entre pays reflétaient en effet probablement une gestion des risques insuffisante de la part des institutions financières plutôt que l’attrait de véritables opportunités. L’ampleur du financement des investissements transfrontaliers à long terme par des prêts à court terme suffisait pour s’en convaincre. Les dettes masquées se sont accumulées, y compris dans les pays où les statistiques budgétaires officielles se voulaient rassurantes. Ces dettes émanant du secteur privé, il n’était pas compris à l’époque qu’elles iraient gonfler le passif des administrations publiques dès lors qu’elles deviendraient systémiques.
En résumé, les mécanismes d’assurance, ou de mutualisation des risques, au sein de l’UEM étaient les suivants à la veille de la crise économique mondiale. Des marchés financiers qui s’étaient développés à un rythme très rapide, peut-être trop rapide, eu égard à l’importance des flux de capitaux transnationaux dans la zone euro. Une surveillance insuffisante par les gouvernements des déséquilibres de paiements courants et une gestion des risques insuffisante de la part des opérateurs de marché. Parallèlement, peu d’effort des autorités publiques pour favoriser la flexibilité, la convergence et la responsabilité budgétaire en raison d’un contexte mondial favorable et peut-être aussi de la perception erronée que l’union monétaire engendrerait par elle-même la convergence. La combinaison de capitaux très mobiles, de marchés du travail peu flexibles et de sous-performance budgétaire rendait la zone euro vulnérable à un dysfonctionnement soudain des marchés financiers. Les capitaux pouvaient s’envoler d’un jour à l’autre des pays en déficit qui n’étaient pas préparés à s’ajuster.
On pensait que l’UEM deviendrait de manière endogène une zone monétaire optimale et le risque d’une segmentation des marchés le long des frontières nationales était sous-estimé. Ces lignes de fracture auraient pourtant dû apparaître clairement.
La crise
Lorsque la crise financière mondiale de 2007-2008 a frappé le système financier européen, les mécanismes de mutualisation des risques par les marchés financiers dans la zone euro ont cessé de fonctionner. Le marché interbancaire récemment créé, en particulier le marché des prêts interbancaires « en blanc », s’est instantanément figé et quand il s’est remis à fonctionner, il s’est fragmenté en autant de marchés nationaux. Le compartiment des prêts garantis, qui résiste généralement mieux aux tensions sur les marchés, s’est également détérioré. Aujourd’hui, les rendements des instruments du marché monétaire divergent entre les pays de la zone euro et plus encore ceux des obligations souveraines. Les banques ont liquidé en partie leurs portefeuilles obligataires transfrontaliers et les groupes bancaires paneuropéens sont tentés d’allouer les liquidités à des pools nationaux. Sur les marchés d’actions, l’incidence de la crise financière sur l’intégration transfrontalière semble avoir été plus limitée, mais dans l’ensemble, une grande partie des progrès réalisés avant 2007 en matière d’intégration financière risquent d'être réduits à néant (BCE, 2012).
Un degré suffisant de flexibilité et de convergence n’ayant pas été atteint et les politiques budgétaires nationales étant en partie démunies pour protéger les économies contre les chocs, la zone euro n’était pas dotée des dispositifs d’assurance nécessaires. Les mesures prises par la BCE et d’autres institutions publiques – dont certaines ont été créées pour l’occasion – dans leurs domaines de compétences respectifs et conformément à leurs mandats ont temporairement permis de combler ce vide.
Les programmes d’assistance officiels – mis en œuvre par le Fonds européen de stabilité financière (FESF) et le Fonds monétaire international (FMI) – ont fourni les outils permettant ex post un partage du risque en faveur de la Grèce, de l’Irlande et du Portugal, qui n’avaient plus accès aux marchés internationaux. D’autres mesures ont été prises pour rétablir la confiance dans les marchés financiers et la solidité des banques. On peut citer à titre d’exemple l’exercice de renforcement des fonds propres mené par l’Autorité bancaire européenne (ABE) et les injections de capitaux publics dont les banques ont profité dans certains pays de la zone euro.
Dans le même temps, les mesures décidées par la BCE et les banques centrales nationales de la zone euro – l’Eurosystème – visaient à assurer une transmission uniforme de la politique monétaire unique et un bon fonctionnement des systèmes de paiement de la zone euro, remédiant dans les faits au dysfonctionnement du marché interbancaire de cette même zone. J’aimerais maintenant décrire brièvement ces mesures.
La BCE a abaissé ses taux d’intérêt pour les ramener à des niveaux historiquement bas et a décidé de répondre sans limite à l’augmentation de la demande de réserves des banques, afin de soutenir l’activité économique, de prévenir les tensions déflationnistes et d’assurer une transmission uniforme de la politique monétaire unique. En outre, la BCE a allongé la durée de ses opérations d’apport de liquidités aux banques en lançant deux opérations de refinancement à très long terme à trois ans. Pourquoi cette décision ? À l’automne 2011, les banques rencontraient de plus en plus de difficultés à se financer sur le marché en euro. Du point de vue de la BCE, les opérations de refinancement à très long terme ont permis d’éviter que ces difficultés de refinancement ne déclenchent un processus de désendettement désordonné qui aurait pu conduire à une réduction significative des prêts bancaires aux ménages et aux entreprises et présenter un risque à la baisse pour la stabilité des prix.
À certains moments, la BCE est directement intervenue sur certains compartiments de marché. Ces interventions ont été temporaires et limitées, sur des marchés clairement défaillants et jugés essentiels à la transmission de la politique monétaire de la BCE.
L’ampleur des tensions financières et des pressions à la baisse sur l’activité économique a varié selon les pays de la zone euro. Généralement, les banques confrontées à des difficultés de financement opéraient dans les pays qui affichaient d’importants déficits courants avant la crise. Les interventions de la BCE ont eu pour objectif d’assurer que chaque banque, où qu’elle soit située dans la zone euro, dispose de réserves suffisantes lui permettant de faire face à l’éventualité d’un refus par ses créditeurs de renouveler les financements arrivant à échéance. Concrètement, dans certains cas, les réserves empruntées par les banques en difficulté ont été transférées à leurs créditeurs, en général des banques situées dans le principal pays excédentaire de la zone euro, l’Allemagne. La BCE s’est temporairement substituée aux marchés décentralisés de la zone euro (Merler et Pisani-Ferry, 2012).
À la suite de ces évolutions, des déséquilibres sont apparus au sein du système Target2 qui est, comme on le sait, un système d’enregistrement, de compensation et de règlement géré par la BCE. Les banques centrales nationales de la zone euro, en tant que membres de l’Eurosystème, peuvent accumuler des créances vis-à-vis de Target2. Celles-ci ne sont que le reflet de déséquilibres économiques et financiers sous-jacents : si le marché interbancaire fonctionnait correctement, aucune créance ne verrait le jour dans Target2 alors que les conditions économiques sous-jacentes seraient identiques. Limiter les flux financiers transitant à travers Target2 répondrait à un symptôme de la crise, mais n’en résoudrait pas les causes profondes. Cela affecterait à la fois la libre circulation des capitaux et le bon fonctionnement des systèmes de paiement, dont l’Eurosystème est le garant conformément à ses statuts.
La situation actuelle ne saurait être pérenne. Le partage des risques entre les pays de la zone euro s’effectue aujourd’hui largement à travers les institutions publiques et de façon limitée à travers les marchés. C’était la meilleure réponse possible à un dysfonctionnement temporaire des marchés. Mais l’intégration financière demeure essentielle pour l’efficience et la compétitivité de l’économie européenne. L’Union européenne est une économie de marché. C’est d’abord le rôle des marchés d’allouer les ressources économiques entre les pays, de formuler des signaux de prix et de surveiller les risques associés, à condition d'être correctement supervisés.
Le partage des risques dans la zone euro après la crise
Je voudrais à présent évoquer les défis que nous devrons relever au cours des mois à venir. Il s’agit notamment de savoir, premièrement, comment restaurer et renforcer les mécanismes de partage des risques fondés sur le marché entre les pays de la zone euro et, deuxièmement, comment rendre ces pays plus résistants à l’avenir aux chocs économiques. Pour les besoins de l’analyse, je distinguerai quatre dimensions.
Premièrement, certains pays de la zone euro doivent résorber un déficit budgétaire ou des transactions courantes non soutenables. Les autres pays doivent continuer de soutenir ce processus d’ajustement, pour autant que la conditionnalité associée à ce processus et son suivi soient appropriés. Actuellement, le reste de la zone euro accompagne, à travers le FESF, l’ajustement budgétaire en Grèce, en Irlande et au Portugal, et le reste du monde apporte son soutien via le FMI. La création du Mécanisme européen de stabilité a pérennisé la possibilité d’un soutien extérieur à un pays de la zone euro en difficulté. Le suivi ex ante et la pression des pairs sont encore plus importants. La nouvelle procédure concernant les déséquilibres excessifs élaborée par la Commission européenne doit être rigoureusement appliquée afin de les identifier à un stade précoce et de rechercher une solution commune avec le pays concerné.
Deuxièmement, le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’UEM – également appelé « Pacte budgétaire » – doit être rapidement ratifié et mis en œuvre de façon cohérente. Une mise en œuvre cohérente de ces dispositions, notamment de la règle d’équilibre budgétaire, rétablira la confiance des marchés et redonnera aux politiques budgétaires nationales toute leur capacité à lisser les effets des chocs économiques défavorables. Notons que les règles définies dans le Pacte budgétaire ont trait au déficit structurel et non à la composante conjoncturelle du budget. L’intention n’est pas de paralyser les autorités budgétaires nationales, mais de fixer des objectifs clairs et réalistes de politique budgétaire à long terme, tout en permettant de réagir aux chocs négatifs au cours du cycle conjoncturel. C’est une invitation à la responsabilité budgétaire.
Troisièmement, l’Europe doit rétablir et renforcer le partage des risques par l’intermédiaire des marchés financiers et des institutions financières. Comme le précisait le rapport Delors, l’UEM a été conçue comme le complément indispensable du marché unique (Delors, 1989). Il y a quelque ironie à observer que le résultat de cette crise est une UEM avec, de fait, une faible mobilité du capital entre les pays. Mais nous ne pouvons revenir simplement à l’intégration financière d’avant la crise. J’ai eu l’occasion à plusieurs reprises de souligner la nécessité pour les responsables européens d’adopter un « pacte financier » en complément de l’union monétaire et du Pacte budgétaire et de tenter de créer, ou de recréer, un véritable marché des capitaux paneuropéen. Remettre sur pied le marché unique des capitaux est une entreprise collective à laquelle la BCE peut participer, en coordination avec la Commission européenne et les autorités européennes de surveillance.
Permettez-moi de formuler quelques idées à cette fin. Les objectifs d’adéquation des fonds propres fixés par l’ABE doivent être une priorité. Les banques sortiront renforcées de ce processus, ce qui non seulement bénéficiera au financement de l’économie, mais aussi réduira le risque de contrepartie et, ce faisant, contribuera à relancer les transactions interbancaires. De plus, le ratio de liquidité à court terme prévu par Bâle III doit être mis en œuvre de façon à ne pas entraver le redémarrage du crédit interbancaire, notamment dans sa dimension transnationale. Il est également vital de briser le cercle vicieux entre crédits bancaires et dettes souveraines qui est au cœur de la crise actuelle3. Je pense par conséquent que le pacte financier doit inclure un régime harmonisé de résolution des défaillances bancaires et permettre, le moment venu, la création d’une agence européenne unique chargée de garantir les dépôts et de procéder à la liquidation des banques en faillite4.
Quatrièmement, les responsables politiques européens doivent comprendre qu’il est de leur responsabilité de rendre les institutions des marchés du travail plus flexibles, de favoriser la mobilité des travailleurs entre les régions et les pays de la zone euro et de renforcer l’intégration des marchés européens des biens et des services. Il reste d’énormes progrès à faire pour que les Européens vivent dans un véritable marché unique. Des initiatives politiques pour relever le potentiel de croissance économique au sortir de cette crise seront nécessaires. Il est crucial que leurs promoteurs les inscrivent dans le cadre du marché unique et non dans une vision étroitement nationale.
Vous l’aurez noté, ma discussion des futurs mécanismes de partage des risques au sein de la zone euro ne donne pas un grand rôle à la BCE. C’est que la politique monétaire unique peut, tout au plus, accompagner les réformes nécessaires. Ce que la BCE peut faire de mieux est de continuer à alimenter en liquidités les banques de la zone euro, pour autant qu’elles soient financièrement saines et disposent des garanties nécessaires, de veiller au bon fonctionnement des systèmes de paiement et, surtout, de continuer à assurer la stabilité des prix.
Réfléchir à la crise dans la zone euro sous l’angle des mécanismes assurantiels conduit à faire les observations suivantes.
Au cours des années qui se sont écoulées entre la création de la monnaie unique et la crise financière mondiale, le partage des risques par les marchés s’est développé à un rythme étonnamment rapide. Les gouvernements n’ont cependant pas surveillé de manière adéquate les déséquilibres des transactions courantes et les risques pris par les opérateurs financiers n’ont pas été bien compris. Contrairement à ce que préconisait le traité sur l’Union européenne, ces années ont aussi été marquées par un manque d’engagement politique en faveur de la flexibilité, de la convergence et du redressement des finances publiques. L’histoire établira les responsabilités respectives d’un environnement international favorable, d’une confiance excessive dans les effets endogènes de l’union monétaire et d’un cadre institutionnel mal conçu. La zone euro s’est alors retrouvée vulnérable face à la dislocation des marchés financiers.
Les interventions publiques ont créé des dispositifs temporaires de partage des risques en Europe, mais il faudra bien un jour rétablir et renforcer les mécanismes de marché. En outre, les responsables politiques doivent prendre au sérieux la nécessité d’accroître la flexibilité et la convergence et de mener des politiques budgétaires responsables. De nouvelles institutions paneuropéennes peuvent, sans s’y substituer, soutenir les décisions prises au niveau national.
En guise de conclusion, je voudrais partager avec vous cette citation de James Ingram, qui concluait ainsi il y a trente-neuf ans, ici même à Princeton, son étude visionnaire de l’intégration monétaire européenne : « À l’évidence, la nécessité d’une confiance absolue dans la fixité permanente du taux de change dans la phase d’intégration monétaire telle que définie dans cet essai se trouve finalement confrontée à la réalité de la souveraineté nationale qui confère à chaque nation le droit et le pouvoir de changer d’avis. L’Europe a jusqu’à présent résolu le conflit potentiel entre souveraineté et fédéralisme par la négociation et le compromis. Cette voie peut devenir de plus en plus difficile à mesure du renforcement de l’intégration. En l’absence des prémices d’une union politique, il pourra s’avérer particulièrement difficile de convaincre les marchés de capitaux que les taux de change sont irrévocablement fixés. » (Ingram, 1973).
Ingram avait raison : la négociation et le compromis sont devenus de plus en plus difficiles avec le renforcement de l’intégration. Mais l’Union européenne est une union de démocraties et elle devrait davantage croire dans la capacité de la démocratie à fournir les solutions aux causes profondes de cette crise. Les prémices d’une union politique sont plus que jamais indispensables pour combattre la fragmentation européenne, résister à la tentation d’ériger des barrières nationales et agir ensemble pour la stabilité et la croissance.