Note de l'éditeur : les propos ci-dessous ont été recueillis par la Revue d'économie financière, le 17 décembre 2016, à l'Institut Jacques Delors, au moment où Pascal Lamy mettait la dernière main à son ouvrage avec Nicole Gnesotto (Où va le monde ?, Éditions Odile Jacob, 2017). Il nous expose ici son expérience et son engagement européen, d'abord comme chef de cabinet de Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, puis en tant que commissaire européen au Commerce dans la Commission Prodi. Il dresse ensuite un état des lieux de l'Union européenne et des principaux défis auxquels elle est aujourd'hui confrontée.
L'engagement européen et les débuts de la Commission Delors (1985-1994)
Jacques Delors a été désigné comme président de la Commission européenne en juin 1984. Il sortait du gouvernement à l'occasion du remplacement de Pierre Mauroy par Laurent Fabius. J'avais travaillé à son cabinet comme conseiller technique à l'Économie et aux Finances, puis comme directeur adjoint, avant mon transfert à Matignon en 1983 pour la mise en œuvre du plan de rigueur. Tous mes bons amis à l'époque ont tenté de me dissuader de partir à Bruxelles, faisant valoir que ma carrière administrative serait définitivement compromise. Mais ma famille et moi avions envie de prendre l'air et on a suivi Jacques Delors.
Ça s'est fait comme cela… Je n'avais rien de spécifiquement européen, si ce n'est d'avoir couvert les affaires européennes comme directeur adjoint du cabinet du Premier ministre avec le conseiller Europe de l'époque et d'avoir accompagné le Premier ministre à un sommet européen à Stuttgart. À la différence de Jacques Delors, j'étais ignare au plan technique et souverainiste au plan idéologique, comme l'administration française de l'époque qui m'avait formé.
Mon arrivée à Bruxelles fut un choc culturel considérable ! Je n'ai connu ensuite d'épreuve similaire, quoique amortie, que quand je suis passé au niveau international, à Genève, à l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Et j'ai souvent dit : « J'ai eu la chance de connaître les trois états de la gouvernance : le solide, le liquide et le gazeux. Le solide c'était la France, le liquide c'était l'Europe et le gazeux ce fut l'OMC. » Mais passer du solide napoléonien hiérarchisé, rompu à l'arbitrage, à un système décentralisé et basé sur le compromis, quel voyage ! Je suis arrivé parachuté, avec une organisation clé en main, préparée pendant six mois et avec des méthodes qui sentaient fortement la centralisation française. Et puis j'ai dû apprendre à composer, à participer à un système de palabres, à écouter, à prendre le temps de laisser mûrir une décision, et aussi à jouer au billard à bandes.
J'ai donc dû mettre beaucoup d'eau européenne dans mon vin français. On a mis en place une organisation efficace, avec des professionnels, et bien évidemment multinationale. Quand j'ai dû expliquer au Quai d'Orsay que j'avais choisi un directeur adjoint allemand, cela n'a pas été facile. J'ai été considéré, et je crois que c'est encore le cas, comme un « technocrate apatride », comme le disait le général de Gaulle.
Donc, pour résumer, à l'époque, mon engagement européen était fort tiède et mon but était avant tout de servir mon chef. L'espoir était que Jacques Delors, président de la Commission européenne, réussisse aussi bien que Jacques Delors ministre.
Au moment de notre arrivée à Bruxelles, au début de 1985, le contexte européen était plutôt favorable. François Mitterrand avait réussi son Conseil européen, à Fontainebleau, en juin 1984, c'était la fin de la longue saga d'adhésion britannique qui durait depuis plus de dix ans et du faux plat des commissions Jenkins et Thorn. Il a alors obtenu l'accord de principe du Conseil pour que le prochain président de la Commission européenne soit un Français. Il y voyait Claude Cheysson, mais Margaret Thatcher s'y est opposée. Et c'est à ce moment-là que Helmut Kohl a suggéré le nom de Jacques Delors dont il avait pu apprécier les qualités, la ténacité, la capacité de travail et, aussi, la fibre européenne.
Le marché unique
Jacques Delors avait bien conscience que le moment était propice à la relance de l'idée européenne. Pendant les six mois précédant son installation à la présidence de la Commission européenne, il a donc fait le tour de toutes les capitales européennes, y compris celles des deux pays en négociation d'adhésion à l'époque, le Portugal et l'Espagne. Il avait fait une liste d'une dizaine de thèmes – la défense, l'Europe des citoyens, le marché, la monnaie, etc. – susceptibles de relancer l'Europe et qu'il a présentée partout. Il est apparu que le point de convergence, c'était la relance du marché intérieur, le marché unique. Ce n'était pas une idée très nouvelle, mais il lui a donné un corps, un contenu, un lustre qui ont tout changé, et c'est comme ça qu'en 1985, il a annoncé ce projet du marché intérieur en 1992, dans son discours au Parlement européen. Selon la bonne vieille méthode de Jean Monnet, il fallait une date, une date lointaine pour que ça passe, mais pas trop lointaine pour que ça arrive, d'où l'échéance de 1992. On l'a enveloppée d'un imaginaire qui paraissait enthousiasmant et attractif à l'époque, la disparition des frontières. Quand on y repense trente ans après, cela fait drôle. Et c'est à ce moment-là que l'on a fait réaliser par un économiste sérieux, Paolo Cecchini, le fameux rapport sur les coûts de la « non-Europe », afin d'étayer nos propositions.
À l'époque, Jacques Delors n'avait pas établi de séquence prédéterminée. Il avait bien cette idée de davantage de solidarités régionales et sociales pour contrebalancer les effets sur l'offre d'ouverture des marchés et il songeait évidemment à la monnaie, mais c'était encore loin. Une fois l'accord obtenu sur le livre blanc de Lord Cockfield sur les mesures à mettre en œuvre pour aboutir à un marché unique, il a obtenu la révision des traités pour passer de l'unanimité à la majorité qualifiée pour les décisions à prendre au Conseil européen pour la mise en œuvre du marché intérieur.
Dans le mécanisme constitutionnel nécessaire à l'Acte unique, il avait essayé de loger quelques autres dispositions, notamment sur l'environnement, la recherche, la monnaie, au moyen de déclarations de principe. Mais dans l'Acte unique, il ne restait de sa proposition monétaire qu'un petit bout d'article, un modeste crampon, dont il s'est servi par la suite pour passer à l'Union monétaire.
Le Comité Delors et l'Union économique et monétaire (UEM)
Le marché unique a véritablement provoqué une dynamique qui a permis le moment venu de revenir à cette UEM. L'idée datait du rapport Werner en 1969 qui avait à peu près cadré, intellectuellement, économiquement et académiquement, la nécessité d'une UEM dans un schéma de marché unique et son incompatibilité avec des dévaluations compétitives. Les sérieuses turbulences monétaires des années 1980 avaient validé ce raisonnement, rappelons-nous le casse-tête des montants compensatoires monétaires. On est donc passé à l'UEM, lancée au Conseil européen de Hanovre, en juin 1988.
Jacques Delors avait décidé avec Helmut Kohl de préparer, sans le dire, une discussion pour qu'il en sorte cette idée du Comité Delors. Il a obtenu de mettre dans ce Comité les banquiers centraux, et notamment Karl Otto Pöhl1 qui était le plus réticent. Il le souhaitait en fonction du vieux principe que mieux vaut avoir les opposants « dans la tente » plutôt que « dehors ». Il a fini par arriver à un consensus suffisant de ce Comité après de nombreuses et longues séances de travail pas à Bruxelles, mais, pour ménager la majesté des gouverneurs, au siège de la Banque des règlements internationaux (BRI) à Bâle. Hélas, une fois terminé, le rapport a dû passer par les filtres diplomatiques qui n'ont retenu que ce qui les arrangeait, c'est-à-dire la politique monétaire unique qui n'était pas un problème. Les banques centrales nationales étaient en effet toutes devenues indépendantes au cours des dix années précédentes et la banque centrale européenne des banques centrales nationales pouvait donc l'être sans renoncement de souveraineté.
Par contre, les États n'ont pas accepté la partie sur la coordination macroéconomique, budgétaire et fiscale qui était proposée. Comme Jacques Delors l'a souvent dit ensuite d'ailleurs : « On a fait une union économique et monétaire qui était très monétaire et pas très économique. Quand on a une grosse jambe et une petite jambe, on boîte ; boîter ce n'est pas gênant quand on marche, mais quand il faut courir on se casse la gueule. » C'est d'ailleurs ce qui a failli arriver en 2008. Il est donc clair que le côté bancal de l'UEM n'avait pas échappé à Jacques Delors.
Et dans la catégorie sinon des déceptions, du moins des surprises, il y a eu la très mince majorité en France sur le traité de Maastricht. François Mitterrand et Jack Lang avaient axé toute la campagne sur le thème « l'Europe protège », « l'Union économique et monétaire va nous protéger du reste du monde ». Il aurait plutôt fallu avancer que l'Europe est le bon niveau d'exercice de la souveraineté dans le monde d'aujourd'hui. Cela aurait été, et reste, à mon sens, plus convaincant.
La Commission Prodi (1999-2004)
Après cinq années passées à nettoyer les écuries d'Augias au Crédit Lyonnais, aux côtés de Jean Peyrelevade, j'ai été nommé commissaire européen au Commerce en 1999, dans la Commission Prodi. C'était la cohabitation, Michel Barnier et moi avons été nommés commissaires, lui à la Politique régionale et moi au Commerce.
Je suis donc reparti à Bruxelles et, en cinq ans, ça avait beaucoup changé, notamment du fait de l'adhésion de la Finlande, de la Suède et de l'Autriche en 1995, et de la perspective du grand élargissement à l'Est. Je me souviens très bien de l'une des premières réunions auxquelles j'ai participé comme commissaire en charge du Commerce. C'était à Varsovie avec les pays d'Europe centrale et orientale, candidats à l'adhésion, pour leur faire comprendre qu'ils ne devaient plus négocier d'accords commerciaux sans nous en référer. En entrant dans la salle de réunion que je devais présider, j'ai vu une table aussi grande que celle du Conseil des ministres à Bruxelles que j'avais quitté cinq ans auparavant. Ils étaient douze autour de la table. Ce jour-là, j'ai compris que l'Union européenne ne serait plus la même.
J'ai aussi senti qu'à la Commission européenne, la culture institutionnelle avait changé. Tout le côté verrouillage institutionnel – « On a le droit de retirer une proposition. », ou encore « On va aller chercher les Belges ou les Luxembourgeois pour éviter l'unanimité contre notre proposition. », etc., tout ce savoir-faire de la Commission qui utilisait toutes les ficelles du traité de Rome pour faire avancer les choses, tout cela avait largement disparu en cinq ans.
L'esprit intergouvernemental était revenu, alors qu'il s'était effacé dans les grandes années Delors. Les représentants des États faisaient leur cuisine, la Commission européenne faisait ses propositions, mais la pratique qui voulait que les diplomates du Comité des représentants permanents (COREPER) aillent un peu au-delà de leurs instructions pour arranger les bidons sans être grondés par leurs ministres s'était perdue.
La Commission Prodi a fait bien et moins bien. Le principal échec, c'est l'agenda de Lisbonne. Cette idée britanno-britannique, la « méthode ouverte de coordination », fut un échec car contraire à la « méthode communautaire ». C'était en fait une inter-gouvernementalisation, et donc une régression, dans la mise en œuvre et la surveillance d'un programme d'action, et ça n'a pas marché. Du côté positif, même si ça n'a pas abouti, c'est la Convention sur l'avenir de l'Europe. Mario Prodi a bien défendu les conceptions communautaires qui étaient attaquées de tout bord. Par Valéry Giscard d'Estaing en premier, fort européen mais pétri d'intergouvernemental, et par John Kerr, secrétaire général de la Convention, aujourd'hui militant anti-Brexit.
La position de la France et les relations franco-allemandes
La position de la France à la Convention était qu'il fallait que l'Europe soit une grande France, sinon le jeu n'en valait pas la chandelle. Il faut bien constater que l'Europe n'a avancé sous la houlette française, en réalité franco-allemande, qu'à chaque fois que le président de la République a tordu le bras du Quai d'Orsay. Ça a été le cas de Valéry Giscard d'Estaing avec Jean-François Poncet et de François Mitterrand avec Claude Cheysson et avec Roland Dumas. C'est la manifestation d'une pesanteur historique qui réunit la France et la Grande-Bretagne – deux très anciens pays centralisés à coups de force, avec des empires coloniaux perdus, un siège au Conseil de sécurité – dans un duel surréaliste qui ne disparaît pas.
Heureusement, la classe politique française reste attachée au couple franco-allemand, à juste titre parce que rien n'est possible autrement. La raison bien connue est que l'on est tellement différents qu'une fois que l'on est d'accord, l'ébauche du bon compromis européen est sur la table… Il y a eu des hauts et des bas dans cette relation. Actuellement, on est dans une situation où les Allemands ont pris une place considérable. Mais ce n'est pas un complot allemand. De fait, ils occupent le vide. C'est vrai à la Commission européenne, c'est vrai au Parlement, c'est vrai au Conseil. Pour l'instant, la France n'est pas de taille. L'Allemagne a été la malade de l'Europe à un certain moment, tout comme la France l'est en ce moment. Ça peut changer. Mais il y a maintenant un problème de confiance, qui ne date d'ailleurs pas du mandat de François Hollande. À chaque fois que je rencontre de hauts responsables allemands, les premières questions sont : « Alors, où va-t-on ? Où en est-on ? Est-ce que ça va s'arranger à un moment ? ». Je les sens toujours préoccupés, soucieux d'une France travaillée par le doute et la division et qui ne va pas bien.
La situation actuelle de l'Europe
Le handicap de croissance : démographie, frontière technologique et élargissement du marché intérieur
La situation économique actuelle de l'Europe est préoccupante pour ce qui compte, c'est-à-dire l'horizon de moyen à long terme. Préoccupante parce que le potentiel de croissance annuelle européen est à dix ans de 1,5 % ; pour les Américains, il est à 3 % et pour les pays émergents à 6 %. On est donc vraiment en queue de peloton, et pour des raisons qui sont des raisons structurelles, en plus des questions de crise ou de sortie de crise.
Tout d'abord, une raison évidente, la faiblesse et le déclin de la démographie européenne, comparée bien sûr à celle des pays émergents, mais aussi à celle des États-Unis.
Mais également la place de l'Europe sur la frontière technologique qui a nettement régressé depuis trente ans au profit des États-Unis et de l'Asie. C'est un problème fondamental, mais il est identifiable et traitable. L'Europe produit presque un tiers de la découverte scienti fique mondiale, pour 7 % de la population, c'est une très bonne part de marché. Cependant on ne la retrouve pas dans l'innovation. On sait faire de la connaissance avec de l'argent et on ne sait pas bien faire de l'argent avec de la connaissance. Cette formule est trop lapidaire, mais elle met le doigt sur l'essentiel pour notre avenir.
Or une croissance annuelle de 1,5 % ne paye pas le modèle social européen, qui est fortement redistributif et donc coûteux, sans aucun équivalent sur cette planète. En outre, à partir du moment où on redistribue 50 % de ce que l'on produit, le débat sur la redistribution est forcément beaucoup plus difficile à 1,5 % de croissance qu'à 3 %. On a donc un problème surtout si l'on considère – ce qui est mon cas – que la civilisation européenne est celle de l'économie sociale de marché, de l'intolérance relative aux inégalités, de la sensibilité à l'environnement, de l'accès à la culture, toutes caractéristiques qui impliquent de l'intervention et de la dépense publique.
Autre handicap de croissance, l'insuffisante profondeur du marché unique. Le marché unique est effectif à 80 % pour les biens et à 40 % pour les services, dans une économie qui est faite à 70 % de services. On a donc fait en réalité 80 % de 30 %, c'est-à-dire 24 %, plus 40 % de 70 %, c'est-à-dire 28 %, donc à peine plus de 50 %. En trente ans ! Il reste donc beaucoup à faire. Il y a un énorme gisement de croissance dans le marché intérieur des services, aujourd'hui inexploité. Pourquoi ? Le plombier polonais, donc l'anthro-politique, manipulée par du souverainisme assez primaire, de l'appartenance, de la peur, l'idée qu'un polonais mal payé va me piquer mon boulot.
Un problème anthro-politique plus que de fonctionnement des institutions
Je suis par contre beaucoup moins préoccupé des ratés ou du bon fonctionnement des institutions, même si Jean-Claude Juncker est un meilleur mécanicien institutionnel que son prédécesseur.
Je pense que le problème est ailleurs. Comme le dit Elie Barnavi, « L'Europe est frigide. », elle n'est ressentie ni émotionnellement, ni affectivement. Que faire ? On va chez le docteur institutionnel, il vous examine sous toutes les coutures et dit :
« Tout va bien. Rien à signaler. Vous avez bien un Parlement élu, un Sénat des États membres, un quasi-gouvernement que le Parlement peut renvoyer, une Cour de Justice, etc.
Oui, mais Monsieur le docteur institutionnel, ça ne marche pas.
Je vous ai bien examiné, pour moi il n'y a pas de problème. Allez donc voir mon collègue psychiatre, c'est lui qui s'occupe des troubles mentaux. »
Le problème de l'espace politique européen, pour moi, c'est un problème anthro-politique, ce n'est pas une difficulté institutionnelle. On peut toujours améliorer les institutions à la marge. Le vrai problème est de l'ordre de l'imaginaire, de la fiction, du narratif.
Aussi longtemps que l'on n'aura pas compris la face nord de la construction européenne, c'est-à-dire celle des représentations, celle des émotions, celle des appartenances et des identités, on va continuer à frotter le silex institutionnel, mais il n'y aura pas d'étincelle démocratique, et donc pas de feu. J'en parle en l'ayant vécu de l'intérieur et aussi de l'extérieur. L'identité européenne, je ne l'ai jamais aussi bien comprise qu'au cours de mes années passées à Genève. Là, j'ai très bien vu que les non-Européens avaient un regard, une définition de l'identité européenne beaucoup plus précise que les Européens.
Si l'on regarde le monde d'aujourd'hui, il y a énormément de travail à faire, notamment à la suite du vote en faveur du Brexit, qui a été un coup de tonnerre à l'extérieur que l'on n'imagine pas à l'intérieur. Pour les Chinois, les Américains, les Africains, le Brexit c'est le début de la fin. En gros, dans leur esprit, l'Europe c'était deux miracles : la France et l'Allemagne qui ne se font plus la guerre, et l'Angleterre qui est avec le continent. Donc, si les Anglais sortent, c'est la moitié du miracle européen qui s'évanouit. C'est un choc de dé-crédibilité considérable. On mettra longtemps à le surmonter à un moment où l'Europe peine à se structurer sur le plan extérieur. Sur les questions de politique étrangère et de sécurité, de la défense, l'Union européenne est balbutiante. Que de scènes mondiales sur lesquelles l'Europe est impuissante ! Si, de plus, Donald Trump se révèle aussi isolationniste qu'il le dit, des espaces importants pour les Européens vont entrer en turbulences. Penser que les Chinois vont dans le monde de demain prendre la place que les Américains laisseraient vacante, ce n'est pas totalement rassurant… Dans les idées de Donald Trump, que je suis loin de partager pour la plupart, il y a celle qu'il serait normal que les Européens payent un peu plus pour leur défense. Même si les chiffres avancés (le fameux 2 % de dépenses militaires) sont trompeurs, il y a du vrai.
Faux et vrais problèmes de la construction européenne
L'hyperréglementation du marché unique
C'est l'idée que les bureaucrates de Bruxelles s'occupent de tout. Si l'on réglemente le fromage au lait cru au niveau européen, ça n'est pas pour embêter les producteurs français de fromage au lait cru, c'est qu'ils ont réclamé une régulation européenne pour pouvoir vendre leur fromage au lait cru partout en Europe. C'est la réalité et je la connais pour l'avoir vécue. L'excès de détails de certaines réglementations est d'ailleurs largement à mettre au débit des États membres qui, souvent, sur-réglementent par rapport à Bruxelles. Le marché intérieur a remplacé beaucoup de régulations nationales, ce qui est une bonne chose. Y a-t-il toujours eu la bonne dose ? Qui est juge de la subsidiarité ? Il faut aussi que la Commission européenne fasse preuve d'une certaine retenue à certains moments, mais enfin les États membres sont assez bien placés pour juger de la subsidiarité.
L'élargissement regrettable car nuisible au bon fonctionnement de l'Europe
C'est une fable. Cette idée qu'on a élargi trop vite, qu'on avait le choix entre approfondir et élargir quand le mur de Berlin est tombé est une absurdité. Pour paraphraser Bismarck, quand le vent de l'histoire passe, il faut s'accrocher à sa chemise. Il n'y avait en réalité pas de choix. La plus grosse erreur au niveau européen a été une erreur de communication : il fallait parler du rétrécissement de la non-Europe au lieu de parler de l'élargissement de l'Europe. Je ne suis pas d'accord avec l'idée que l'Europe a été victime de son succès, parce que l'Europe à vingt-huit est impossible à gérer à l'inverse de l'Europe à douze, à six ou à dix. L'élargissement n'a pas empêché beaucoup de chantiers d'avancer.
Par contre, il est vrai que l'intégration des anciens pays de l'Est pose des problèmes spécifiques, comme on le voit actuellement avec les menaces pesant sur les libertés publiques, en Hongrie et en Pologne, et qu'il manque dans les traités des moyens de réponse appropriés. Il existe bien l'article 50 inventé pour permettre de faire sortir un État. Mais c'est l'arme atomique et il n'y a pas d'armes tactiques parce que les diplomates imaginent difficilement qu'il faudrait que les institutions européennes fassent pression sur les États membres sur des questions de mise en œuvre des libertés publiques. C'est hors de leur univers mental. Tout cela révèle que la relation à la supranationalité des pays qui sont sortis de la tutelle de Moscou, il y a trente ans, n'est pas la même que ceux qui ont décidé, après la guerre, de faire la Communauté du charbon et de l'acier pour faire la paix entre eux. Et, après tout, c'est assez compréhensible, donc, là aussi, on est dans le domaine de l'anthro-politique. Mais, en même temps, quand les femmes polonaises vont défiler dans la rue pour résister à la législation sur l'avortement, qu'est-ce qu'elles ont dans les mains ? Un drapeau européen parce qu'elles sentent qu'elles ont des droits européens.
La politique commerciale pas assez protectionniste
Une fable ! Chiffres en main, l'Europe ne se protège ni plus ni moins que ses équivalents américains, voire maintenant les Japonais. Ce n'est pas tout à fait la même topographie, on est plus protégés sur certains secteurs de l'agriculture et moins sur certains secteurs des services. En gros, on a le niveau de protection qui correspond à l'ouverture d'une économie développée, ce qui n'est évidemment pas encore le cas de la Chine. Mais j'ai toujours pensé que la balance commerciale n'était pas le juge de paix d'une politique commerciale. L'ouverture des échanges est une affaire de transformation du tissu productif. L'Europe a une balance commerciale excédentaire et les Américains, une balance commerciale déficitaire. En réalité, sur le plan macroéconomique, les Américains n'épargnent pas assez et nous épargnons probablement un peu trop, d'où un surplus extérieur. C'est vrai même quand on regarde l'antidumping, si on le rapporte en proportion de nos importations… Évidemment les Américains font plus d'antidumping que nous, mais ils importent aussi beaucoup plus que nous. Donc c'est un faux procès. En France, cela est regardé au travers d'un prisme très particulier parce que la France reste protectionniste, parce que 70 % des Français trouvent que le capitalisme, c'est très mal, même si je ne suis pas de ceux qui trouvent que c'est très bien, parce que 60 % des Français trouvent que l'économie de marché, c'est dangereux, ce qui nous distingue nettement de nos voisins. Donc c'est un réflexe franco-français, il n'y a pas beaucoup d'autres pays européens où la politique commerciale européenne est critiquée pour n'être pas assez protectionniste.
L'UEM mal conçue
Sur ce point, l'Europe est réellement en risque. Ce que l'on a fait à la hâte au niveau intergouvernemental pour rééquilibrer un peu les deux jambes depuis la crise est insuffisant et ne tiendra pas en cas de tempête du même type qu'en 2008. C'est comme le grand loup et les petits cochons. L'intégration monétaire européenne est trop fragile. Même avec l'Union bancaire, on est encore loin du compte.
L'immigration
C'est exactement la même chose. On a fait la partie facile qui consiste à retirer les frontières intérieures qui, de toute façon, n'avaient aucun sens puisqu'elles n'ont jamais arrêté un terroriste. Puis on n'a pas fait la partie difficile concernant la coopération des services de renseignement ou les frontières extérieures. C'est vrai que c'est compliqué en raison des symboles, l'idée de confier aux Roumains la protection d'une partie de la frontière française ne va pas de soi. J'entends le micro-trottoir : « Ces gens-là, je ne les connais pas, moi je ne leur fais pas confiance. » Il faudra pourtant bien y parvenir, petit à petit.
Nouveaux défis, nouvelles opportunités
La transition énergétique
Ce qu'il faut faire est connu. L'Institut Jacques Delors a publié, il y a quelques années, un superbe blueprint (Andoura et al., 2015), qui d'ailleurs a été très utilisé par la Commission européenne, sur l'union de l'énergie. Donc on sait pourquoi on doit le faire, on sait que l'Europe doit le faire plus que les autres parce qu'elle a été leader dans la bataille pour le climat, on sait ce que ça lui rapporterait et on sait qu'elle est en retard dans certaines technologies. On est bons dans les turbines pour l'éolien, ce qui n'est quand même pas une technologie ultra-compliquée, on est assez mauvais dans le stockage de l'hydrogène. Et donc là on retombe sur ces problèmes d'innovation.
La révolution numérique
L'Europe n'est pas d'équerre sur le marché intérieur du numérique. La Commission européenne a mis des propositions sur la table reposant sur l'idée qu'il faut des standards et des normes de l'économie numérique en matière de protection des données privées, en matière d'accès à telle ou telle information. Pour l'instant, on n'y est pas. C'est un peu comme sur le marché interne des services, c'est-à-dire que l'on est sous notre potentiel d'économies d'échelle de cinq cent millions (moins soixante-cinq millions de Britanniques). Or il est évident que l'idée de base rationnelle de la construction européenne, on fait mieux ensemble que tout seul, trouvera très largement à s'appliquer dans le domaine. C'est là que se trouvent les grandes économies d'échelle avec la recherche, l'innovation, les infrastructures, le marché intérieur des services. Mais nous n'avançons pas assez vite à Bruxelles sur ces terrains nouveaux.
Les réformes les plus urgentes au niveau européen
Pour la France
Les réformes les plus urgentes relèvent pour les trois quarts du niveau national et pour un quart seulement du niveau européen. La France a deux fois plus de chômeurs que l'Allemagne… Au niveau européen, cela aidera la France (et les autres pays) si l'on développe la recherche l'innovation, le marché unique des services, l'économie numérique et la réforme énergétique.
Un ministre des Finances de la zone euro ?
Oui, en « phase trois », comme nous l'indiquons dans un récent rapport qui a fait du bruit (Enderlein et al., 2016). C'est une réforme institutionnelle importante. Mais seulement plus tard, après avoir exploité les potentiels de coordination, y compris sur les investissements.
La manière d'aborder et de faire les réformes
Delors pensait : un projet, un traité ; un projet, un traité. Mais on est sorti de ce schéma avec le projet de constitution européenne. On a sombré dans l'hubris et les Dieux se sont vengés. On a voulu monter sur l'Olympe trop vite. La construction européenne est une œuvre d'une ambition historique, gigantesque, surtout dans un continent sur lequel ont cohabité pendant cent cinquante ans des États Nations, pour la plupart d'entre eux, et depuis beaucoup plus longtemps pour certains d'entre eux. Il ne s'agit pas de remplacer les États Nations. L'histoire des États-Unis de l'Europe qui vont remplacer les États Nations est une impasse sur le plan anthro-politique. De même, d'ailleurs, que l'unité dans la diversité qui est aussi une incongruité anthropologique. On touche là à des choses très lourdes, fondamentales, liées aux cultures, aux mythes, aux récits, à ce qui fait l'identité des peuples. On en revient à l'idée que l'intégration des marchés est très importante, elle permet des économies d'échelle donc de l'efficience, donc de la croissance et donc de la redistribution. Mais s'il n'y a pas les transferts nécessaires pour compenser les perdants, ça ne marche pas. Or les transferts, c'est de la solidarité, et la solidarité est fonction de l'appartenance. Pourquoi les petits États, Suisse, Suède, etc. sont-ils beaucoup mieux gérés que les grands ? En raison de leur taille. Exercer de la solidarité au niveau d'un ensemble de cinq cent millions d'habitants est une idée très compliquée. Il n'y a pas que la réticence allemande à l'union des transferts, il y a d'autres raisons plus profondes qu'il faut vraiment avoir en tête.
Une véritable Europe de la défense
Elle commence car les Allemands y sont maintenant favorables. Il faut beaucoup de travail pour y arriver, mais c'est indispensable. Mais la défense n'est que la queue de la politique étrangère et de sécurité. Cela repose sur un système d'armes. Il n'y a pas de système d'armes qui ne soit asservi en amont à une politique étrangère de sécurité. On n'a pas le même système d'armes pour aller au Mali ou en Ukraine. Il faut donc aboutir d'autant que les enjeux strictement financiers sont considérables. Faute d'un système d'armes unique et cohérent, l'Europe qui dépense aujourd'hui 200 Md€ en armement en obtient en réalité pour 100 Md€ en termes d'efficacité, alors que les États-Unis qui dépensent 500 Md$ en obtiennent pour 500 Md$.
Façonner un démos européen
À mon sens, c'est de loin la question majeure. Créer de l'appartenance, à commencer par cesser de faire mal, mettre fin à cette schizophrénie permanente des dirigeants qui prennent des décisions à Bruxelles et qui reviennent en disant « Bruxelles a décidé que… », sous-entendu « Je n'en suis pas et ça ne va pas. ». On fait porter à l'Europe tous les constats négatifs, par exemple l'austérité. Ce qui est bien, c'est pour l'espace national, et ce qui n'est pas bien, c'est l'européen. On ne peut pas faire moins pédagogique dans l'entretien de l'idée qu'il y a une solution de continuité entre l'espace politique national et l'espace politique européen.
D'une certaine manière, faire aimer l'Europe, c'est rendre Frankenstein sympathique ! C'est un travail considérable sur lequel la Commission européenne a toujours buté et qui est aussi hors de portée de la championne des agences de publicité. Vous faites un bon communiqué en allemand, vous le faites traduire par de bons traducteurs en anglais, il ne vaut rien. Il faut tout refaire du début. Il faut raisonner en amont, en pensant aux codes culturels qui sont ceux de l'anglais, de l'allemand, etc. et le meilleur des traducteurs ne fait pas ça, on lui reprocherait de faire de la poésie ! Souvenons-nous des difficultés de la naissance du programme Erasmus, pourtant ô combien sympathique ! Jacques Delors a dû se battre comme un chien en menaçant de démissionner pour emporter le morceau. Aujourd'hui tout le monde considère que c'est un succès. Pourquoi ? Parce que Erasmus a créé de l'appartenance qui n'existait pas auparavant. C'est tout le défi anthropologique européen !