Depuis le début de la crise, l'univers de la finance mondiale a connu une profonde recomposition qui n'a pas épargné la (ré)assurance, même si celle-ci constitue une institution financière particulière qui a pu traverser cette crise sans dommage majeur, à l'exception des déboires d'AIG, lesquels étaient cependant liés à des activités quasi bancaires étrangères à toute opération d'assurance. De fait, l'assurance et la réassurance ont fait preuve d'une grande résilience dans la crise, par comparaison à la banque et à la crise du début des années 2000 qui avait particulièrement affecté l'assurance. La place de la (ré)assurance dans l'économie a continué de progresser, ce qui ne veut pas dire que le gap de protection des ménages et des entreprises, qui a été identifié depuis plusieurs années, a eu tendance à se résorber. Pour autant, la (ré)assurance a souffert de la crise financière et continue à souffrir de ses conséquences, notamment des politiques monétaires accommodantes menées par les banques centrales. Et même si elle n'a pas été à l'épicentre de la crise, les pouvoirs publics à travers le monde ont néanmoins cru bon de renforcer les réglementations prudentielles du secteur. Ces réformes sont intervenues en même temps qu'un accroissement significatif de l'intensité capitalistique du secteur, auquel elles n'ont pas pu contribué et qui a fortement accru la résilience globale du secteur. Ce renforcement des réglementations prudentielles n'est probablement pas étranger à la concentration du secteur durant la crise, qui est allé de pair avec le renforcement de son internationalisation. La crise et les politiques monétaires qui ont suivi ont aussi altéré les comportements d'investissement des (ré)assureurs : elles les ont notamment incités à réduire le poids des actions et des obligations souveraines dans leur portefeuille d'actifs et à se tourner vers les investissements « alternatifs », souvent plus risqués, pour compenser les effets des taux d'intérêt nuls ou négatifs. De ce point de vue, la capacité de la (ré)assurance à compenser les déséquilibres macroéconomiques générés par la crise et par les politiques économiques est bien réelle, mais elle ne saurait être surestimée. Enfin, la résilience du secteur et de sa profitabilité a permis d'accroître son attractivité auprès des investisseurs, avec pour conséquence des capacités de couverture accrues et des pressions à la baisse sur les tarifs de certaines lignes d'activité en assurance non-vie et en réassurance, notamment en catastrophes naturelles. Aujourd'hui, le secteur de la (ré)assurance se trouve confronter à des défis majeurs qui sont susceptibles de prolonger la recomposition du secteur dans les années à venir :
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le modèle de l'assurance vie va devoir être repensé non seulement parce que la politique monétaire de quantitative easing oblige à concevoir de nouveaux produits qui peuvent absorber des périodes relativement longues de taux d'intérêt nuls ou négatifs, mais aussi parce que la fortune des produits actuels a reposé sur la baisse tendancielle des taux d'intérêt sur une longue période, baisse qui touche a priori à sa fin ;
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les soubresauts financiers couplés aux évolutions démographiques, notamment à l'allongement de la durée de vie aux âges plus élevés, mettent à mal les systèmes de pension par répartition qui ont distribué leur surplus par anticipation, mais aussi les systèmes de pension par capitalisation en entreprise ou dans le cadre de fonds de pension, qui sont peu ou pas diversifiés, contrairement aux (ré)assureurs ;
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la couverture du risque de dépendance reste partielle et insuffisante, alors même que les effectifs de personnes dépendantes croissent rapidement avec le vieillissement de classes d'âge plus nombreuses ; c'est un marché d'avenir important qui demande à la fois de l'imagination de la part des assureurs et de la flexibilité de la part des pouvoirs publics ;
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le blocage des pouvoirs publics par rapport à l'accès et à l'utilisation des données personnelles par les (ré)assureurs en vue de proposer des offres mieux adaptées aux besoins des assurés maintient le secteur dans un état de sous-développement technique qui fige les positions concurrentielles et l'empêche de bénéficier de la révolution du big data ; l'évolution inévitable des pouvoirs publics à ce sujet pourrait conduire à une importante redistribution des cartes dans le secteur ;
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la digitalisation, même si elle n'a pas la même potentialité disruptive que dans d'autres secteurs de l'économie, devrait néanmoins imposer d'importantes adaptations aux acteurs du secteur : les marchés bifaces sont ainsi susceptibles d'altérer significativement les conditions d'accès des assureurs directs à leurs clients ; les objets interconnectés et le développement des produits driverless, des drones, etc. obligent à redessiner de nombreux produits, notamment en assurance auto ; la robotisation des nombreuses tâches intellectuelles routinières encore gérées par des emplois qualifiés devrait modifier la nature des recrutements, notamment dans les directions financières et des risques ;
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la montée des risques environnementaux, avec leurs incertitudes juridiques et financières, nourrit tout un courant d'innovation financière en matière de transfert alternatif de risque, qui pourrait à terme bouleverser, ou à tout le moins remodeler en profondeur, les stratégies de couverture, surtout pour les marchés de l'assurance et de la réassurance des grands risques extrêmes ;
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enfin, ne l'oublions pas, l'univers des risques poursuit sa mue et son expansion, au niveau tant de la société dans son ensemble que de la (ré)assurance qui est confrontée notamment à l'explosion de nouveaux risques, comme le cyber-risque ou les tempêtes solaires, à la complexification de la responsabilité civile, à la montée des incertitudes géopolitiques, autant de défis qui sont susceptibles de modifier profondément le paysage du secteur.
Pour autant, l'opération de (ré)assurance restera ce qu'elle a toujours été, c'est-à-dire une opération microéconomique de couverture des risques souscrits. Si elle peut contribuer à atténuer les déséquilibres macroéconomiques du financement de l'économie en assurant, notamment dans le cadre de l'assurance vie, une allocation plus optimale de l'épargne des ménages, si ceux-ci le veulent bien, il n'en demeure pas moins que sa fonction sociale, contrairement à celle de la banque, n'est pas macroéconomique, mais microéconomique. Elle ne pourra jamais se substituer à la banque ou aux ménages, quand ils sont défaillants du fait d'incitations inadaptées.
L'objectif de ce numéro de la Revue d'économie financière est de rendre compte des profondes mutations qui affectent ou affecteront l'industrie de l'assurance, d'en proposer une vision synthétique axée autour de cinq thématiques et d'identifier les pistes de recherche intéressantes pour que ces mutations soient créatrices de valeur. Ce numéro ne prétend évidemment pas à l'exhaustivité, mais met l'accent sur des sujets innovants qui n'ont encore pas fait l'objet de publications récentes, notamment dans la littérature académique. Il explore donc les frontières du sujet, même quand il le fait sous les oripeaux des théma tiques traditionnelles. Il se décompose en cinq parties correspondant chacune à un thème, ce qui permet d'appréhender les mutations de l'industrie et d'en mesurer les enjeux.
La première partie propose un panorama de la situation de l'industrie de l'assurance dans le monde
Le premier article de José Bardaji dresse un panorama du secteur de l'assurance en France et rend compte de l'efficacité de celui-ci dans les services qu'il rend pour améliorer le quotidien des Français malgré la petite taille apparente du secteur, en pourcentage du PIB. Malgré ce succès incontestable, l'article conclut par une mise en garde sur la nécessité d'innover pour l'industrie française de l'assurance, afin de relever les nouveaux défis technologiques et réglementaires, et de rester ainsi compétitive face à l'offre internationale.
Steven Weisbart s'intéresse aux enjeux auxquels sera potentiellement soumise l'assurance américaine après l'élection de Donald Trump. Il analyse particulièrement les effets de la politique annoncée par le nouveau président américain sur l'assurance santé, le régime fiscal et les contraintes réglementaires et conclut à des effets significatifs, encore pas totalement prévisibles.
Nicolas Desombre, Denis Duverne et Amélie de Montchalin constatent que les grandes compagnies internationales d'assurance sont confrontées à quatre défis majeurs : environnement financier défavorable, révolution numérique, évolution des comportements des assurés et réglementation qui les obligent à suivre une stratégie d'internationalisation efficace pour renforcer leur positionnement. Leur article décrit les différentes formes que revêtent actuellement les stratégies d'internationalisation et discute les facteurs d'efficacité de chacune d'entre elles.
La deuxième partie analyse l'impact des contraintes réglementaires sur le secteur de l'assurance après la mise en place de Solvabilité II
L'article d'Olivier de Bandt et Frédéric Hervo soulève la question du bon niveau de capital. Après avoir souligné les spécificités du secteur de l'assurance, notamment la complexité de l'évaluation des fonds propres des compagnies d'assurance, il démontre que la contrainte sur le niveau de capital n'est pas un critère suffisant pour éviter le risque de faillite, mais que cette contrainte doit être accompagnée d'une bonne gouvernance.
L'article de Dominique Henriet et Jean-Charles Rochet analyse le phénomène des cycles de souscription et la dynamique des primes dans un contexte de marché des capitaux imparfaits. Il montre que les primes sont fonction de la capacité de couverture du secteur mesurée par le niveau agrégé des fonds propres. Ainsi, lorsque les fonds propres sont élevés après une période pauvre en sinistres, les primes baissent sous l'effet de la concurrence entre assureurs. Symétriquement, après une période de forte sinistralité, les assureurs augmentent les primes afin de reconstituer leur capital. Ces mouvements sont à l'origine du cycle en assurance et réassurance.
La troisième partie concerne l'assurance vie et s'attache à analyser deux chocs, l'un d'ordre financier provenant du maintien de taux d'intérêt bas et l'autre d'ordre démographique avec l'augmentation du risque de longévité
L'article d'Antoine Lissowski et Jean-Baptiste Nessi montre que malgré l'incertitude sur la durée du cycle actuel de taux bas, qui pèse sur le rendement des contrats et, dans une certaine mesure, sur la solvabilité des assureurs, la demande d'assurance vie en France continue de croître. Cette demande soutenue par l'allongement de la vie humaine et l'absence de fonds de pension oblige les assureurs à réduire leurs coûts de fonctionnement et à innover à la fois dans le design et dans la couverture des produits.
L'article de Nicole El Karoui et Stéphane Loisel étudie la question de l'assurabilité du risque de longévité à travers le prisme de l'enterprise risk management. Il identifie les différentes composantes du risque de longévité et présente les manières de le modéliser. Pour détecter les déviations correspondant à ce risque, il recommande d'utiliser la technique du cusum (cumulated sums) et de définir le niveau de la barrière en choisissant une fréquence probable de fausse alarme. Finalement le transfert de risque dans le cadre de la titrisation ou la réassurance reste l'instrument le plus simple et efficace pour contrôler le risque, sachant toutefois qu'ils ne pourront absorber les quinze trillions d'engagements de longévité.
Philippe Trainar analyse l'intérêt économique lié au développement des fonds de pension dans des économies avancées où leur présence est marginale. À condition que le problème d'aléa moral entre cotisants et gestionnaire de fonds soit correctement géré par une régulation adéquate qui réduit les risques financiers, les avantages économiques du développement des fonds de pension résident dans la diversification des risques des cotisants par rapport au régime par répartition et par un afflux de ces capitaux dans le financement des entreprises nationales. Il en conclut à l'actualité des propositions de création de fonds de pension à la française, appuyés sur un régime fiscal et social adéquat.
La quatrième partie est consacrée à la (ré)assurance non-vie et aux défis technologiques et jurisprudentiels auxquels elle est confrontée
Le premier article de Pierre-Alain de Malleray explique comment les politiques traditionnelles de marketing de masse sont remises en cause par la révolution digitale qui permet un bien meilleur ciblage. La montée en puissance de l'offre digitale renforce le rôle du prix, paramètre objectivement mesurable par les assurés. Néanmoins l'accès aux données massives fait que ce prix est lui-même une fonction spécifique à chaque assureur. Il dépend de nombreuses variables qui permettent de différencier les offres.
Si la digitalisation de l'économie offre de nouvelles perspectives de croissance, elle génère aussi un nouveau risque : le cyber-risque qui est très difficile à quantifier et pourrait, au même titre que les risques environnementaux et les pandémies, appartenir très vite à la classe des risques majeurs, notamment à cause de son caractère systémique. L'article de Sébastien Heon et Didier Parsoire analyse les déterminants du marché de l'assurance des cyber-risques et invite à repenser l'économie du risque à l'ère de la révolution digitale qui rend quasiment impossible la détermination de la responsabilité des risques.
Pour autant, l'histoire nous apprend que plus que les évolutions techniques ou économiques, ce sont les comportements des juges, plus précisément leurs modifications, qui peuvent constituer l'une des principales sources de risques difficiles à maîtriser, voire un risque systémique quand l'ensemble du monde s'aligne sur une même jurisprudence. L'article de Jérôme Kullmann confirme l'importance de ce risque pour la responsabilité civile dont il montre qu'au gré des évolutions législatives, des transformations de l'univers des risques et des réactions de juges, il flirte en permanence avec les limites de l'assurabilité. L'article donne par la même occasion un panorama exhaustif de l'assurabilité du risque de responsabilité.
La dernière partie de ce numéro étudie plus particulièrement les défis de l'assurance face à la mutation des techniques
David Bardey et Philippe de Donder étudient les conséquences sur le marché de l'assurance santé d'une médecine personnalisée incluant en particulier les tests génétiques. La question primordiale est de savoir dans quelle mesure la révélation des résultats d'un test génétique doit être révélée aux assureurs. La révélation du risque entraîne de la discrimination, le contraire provoque de l'antisélection. Le but de cet article est de comparer les conséquences économiques de deux régulations existantes.
Les risques environnementaux sont des risques majeurs pour l'industrie de la (ré)assurance et un partage efficace de ces risques via un marché financier est un enjeu majeur de la recherche actuelle. Ces marchés ont vu se développer de nouveaux produits comme les obligations catastrophes, la réassurance collatéralisée et les autres formes de transferts alternatifs de risques. Milo Bianchi, Augustin Landier et Michal Zajac analysent les déterminants du prix des catastrophes bonds et leurs corrélations avec le marché des actions et le marché obligataire. Malgré un bêta faible qui rend l'achat de ces titres intéressant à des fins de diversifications, leur étude reste prudente sur les effets positifs de l'investissement en cat bonds car ces derniers semblent présenter une composante systémique due aux réactions des investisseurs après un événement catastrophique.
Le dernier article de Jean-Paul Décamps et Stéphane Villeneuve s'appuie sur la théorie économique de l'agence pour proposer une réflexion sur l'opportunité que constitue le marché de la dette privée non bancaire pour les assureurs. Le développement de ce marché est une réponse favorisée par les pouvoirs publics aux besoins de financement des entreprises dans un contexte réglementaire qui réduit le rôle de financement des banques. Cet article insiste sur le fait qu'une condition nécessaire pour la réussite de ce mécanisme de financement est une bonne maîtrise et une bonne quantification du problème d'agence entre investisseurs et gérants de fonds, et de son coût.
Pour conclure, ce numéro de la Revue d'économie financière en décrivant dans le détail les profondes mutations de l'industrie de la (ré)assurance contribue à l'effort de recherche dans le domaine de l'économie du risque et pourra sans doute aider cette industrie à trouver des solutions souples et efficaces face aux nouveaux défis qui l'attendent.