La montée quasi continue des inégalités depuis les années 1970 est un phénomène bien documenté grâce à une multitude de recherches réalisées au moins depuis le début des années 1980 (cf. notamment les travaux de Piketty et al., 2011 ; Stiglitz, 2012 ; Alvaredo et al., 2013 ; Piketty, 2013). Les organisations internationales ne sont pas en reste et ont analysé le mouvement des inégalités à l'échelle planétaire (FMI, 2007 et 2017 ; OCDE, 2008 et 2011). Si l'objectif de cet article n'est pas de détailler les causes de cette inégalité croissante, il est pourtant utile de rappeler que des travaux récents soulignent le rôle joué par la croissance du poids de la finance dans le PIB (produit intérieur brut), et l'augmentation considérable des rentes (Philippon et Reshef, 2012 ; Stiglitz, 2013 ; Piketty et Zucman, 2014 ; Lindley et Mcintosh, 2017).
La crise qui a frappé l'économie mondiale depuis 2008 a renforcé la tendance à la polarisation de la distribution (iAGS, 2013), et donc à l'augmentation des inégalités. La plupart des économistes et des politiques pensent qu'une telle évolution n'est pas soutenable, et qu'il convient donc de la contrarier. Il y aurait donc un nouveau consensus en macroéconomie. Mais les faits semblent en dénoncer l'incohérence. On ne peut en effet reconnaître l'importance de la distribution des revenus notamment à l'égard de l'efficacité économique (Fitoussi et Saraceno, 2011), et en même temps prôner des réformes structurelles dont on sait qu'elles auront pour effet d'exacerber l'inégalité, et donc de nuire à la stabilité et à la croissance à moyen terme.
Cet article a pour objectif d'analyser cette contradiction. Le changement du partage entre salaires et profits à l'avantage de ces derniers est supposé produire des effets bénéfiques par la médiation de deux mécanismes : parce qu'il permet la montée de l'investissement et donc l'augmentation de la productivité à long terme ; parce que grâce à la compression salariale, un pays peut améliorer sa compétitivité. Ce sont ces deux arguments qui ont par le passé conduit à négliger les effets de la montée des inégalités. Or même un regard superficiel sur les faits stylisés exposés dans la deuxième partie permet de douter que ces deux canaux aient été à l'œuvre dans les dernières décennies. L'augmentation de l'inégalité n'a pas conduit à plus de compétitivité, ni à plus d'investissement. Elle a plutôt pris la forme d'un détournement de ressources, un « choc négatif d'offre ». La troisième partie discutera donc l'impact macroéconomique de ce choc.
Quelques faits stylisés
Après une longue ère de stabilité, le partage de la valeur ajoutée entre profits et salaires s'est fortement modifié à partir des années 1970 (OCDE, 2015). Le graphique 1 montre l'augmentation de la part des profits dans le PIB (calculée comme la valeur ajoutée moins la part des salaires). En nous arrêtant en 2007 nous pouvons interpréter cette augmentation comme étant structurelle1.
Selon le consensus des années 1980, deux phénomènes interdépendants peuvent expliquer la hausse des inégalités entre salaires et profits, et entre les salariés. Le premier est que la vague de progrès technique récente entraîne une désaffection pour le travail non qualifié. La révolution des TIC est inégalitaire car elle augmente la productivité des travailleurs hautement qualifiés plus que celle de ceux qui sont peu ou pas formés (Katz et Autor, 1999 ; Rajan, 2010). La divergence des salaires refléterait dès lors le creusement de l'écart de productivité. Le deuxième phénomène ayant une incidence sur l'inégalité des salaires est la mondialisation. Les salariés non qualifiés étant désormais en concurrence sur un marché du travail global incluant les économies émergentes et en développement, la productivité marginale du travail diminue en moyenne, ce qui réduit la part des salaires relativement à celle des profits. En outre, le renforcement de la concurrence sur le marché du travail réduit le pouvoir de négociation des travailleurs. Ensemble le biais du progrès technique en faveur des travailleurs qualifiés et l'augmentation de la concurrence sur le marché global du travail peuvent expliquer l'augmentation des inégalités. À ces facteurs communs à la plupart des pays développés s'ajoute une spécificité européenne, la « désinflation compétitive » qui a conduit sur une longue période l'Europe à pratiquer des politiques d'austérité et donc à tolérer des taux de chômage anormalement élevés.
Plus d'inégalité pour plus d'investissement ?
Nous avons analysé ailleurs (Fitoussi et Saraceno, 2011) les effets négatifs que l'augmentation de l'inégalité pourrait avoir sur la croissance de long terme, en conduisant à une compression chronique de la demande agrégée, et contribuant ainsi à la stagnation séculaire (Summers, 2016). Ce lien émerge aussi de la littérature empirique plus récente (Berg et Ostry, 2011 ; Cingano, 2014 ; Ostry et al., 2014). Cet argument peut être contredit en soulignant qu'une augmentation de la part des profits devrait aider à résorber l'excès d'épargne en favorisant l'augmentation de l'investissement et du stock de capital productif qui de surcroît pourrait élever la croissance potentielle.
Le graphique 2 (infra) montre que dans tous les pays que nous considérons, l'augmentation de la part des profits ne s'accompagne pas d'une augmentation du stock net de capital (par rapport au PIB), qui au contraire a stagné ou bien, comme aux États-Unis, a diminué. Donc, au moins pour les grandes économies avancées, il est difficile de croire que la compression salariale ait permis d'augmenter l'investissement et l'intensité capitalistique. Au contraire, il semble que l'effet de substitution classique ait joué et que le facteur travail étant devenu moins cher soit davantage utilisé.
On pourrait même argumenter que le gonflement de la sphère financière a favorisé ce développement. Il se peut en effet que l'investissement ait augmenté, mais pas l'investissement productif, celui financier. Les produits financiers en effet, dont la création a obéi à l'imagination débridée des marchés, offraient la promesse d'un rendement élevé et d'une forte liquidité. Le jeu était donc inégal entre les deux types d'investissement. Et la célèbre formule du chancelier Helmut Kohl n'avait aucune chance de s'appliquer : « Les profits d'aujourd'hui font les investissements de demain, et les investissements de demain font l'emploi d'après-demain. »
Il semble donc que d'autres processus aient joué un rôle important. Galbraith (2012) et Stiglitz (2013) ont fait valoir de manière convaincante que bien plus que les facteurs « fondamentaux », comme la globalisation et le progrès technique, c'est la montée des comportements de prédation qui explique celle des inégalités au cours des dernières décennies. En conséquence, du fait que les entreprises et leurs dirigeants se sont approprié plus que leur juste part de la richesse nationale, la hausse des inégalités n'a pas porté à plus d'investissement et de croissance, mais au contraire a réduit le bien-être social et créé des distorsions économiques. Les observations empiriques semblent également remettre en cause le point de vue traditionnel. Un travail récent (Ostry et al., 2014) met, par exemple, en évidence une forte corrélation négative entre inégalité et croissance et montre qu'en conséquence, les pays qui mettent en œuvre des politiques redistributives ont tendance à croître plus vite. Le dernier Fiscal Monitor du FMI (2017) a tiré les leçons de cette littérature, en montrant que l'augmentation de la progressivité de l'impôt, surtout pour les revenus les plus élevés, a un impact distorsif très limité, et en même temps peut contribuer à relancer la croissance.
Plus d'inégalité pour plus de compétitivité ?
Le consensus qui a dominé en macroéconomie depuis les années 1980 met l'accent sur les réformes structurelles comme moteur de la croissance à long terme, et en particulier sur une flexibilité accrue des marchés des biens et (surtout) du travail, censée augmenter le potentiel de croissance et la résilience de l'économie face aux chocs. Ce consensus est depuis la crise largement remis en cause par la profession et par les grandes institutions internationales (Saraceno, 2017). Pourtant il continue d'influencer les politiques qui sont mises en œuvre dans la plupart des pays avancés. Cela est surtout vrai en Europe qui pendant la dernière crise a été le pays le plus grand consommateur d'orthodoxie économique (Fitoussi, 2013 ; Fitoussi et Saraceno, 2013).
L'insistance des élites européennes sur les réformes du marché du travail, qui ont partout accentué le tassement des salaires, s'explique aussi par l'attention portée dans la plus grande économie du continent à la compétitivité. Les programmes d'ajustement que les pays créditeurs ont demandé aux pays de la périphérie de la zone euro étaient censés, par le biais de la compression du coût du travail et par la réduction du périmètre des dépenses publiques (la rigueur budgétaire), de relancer la demande privée. Il était admis que, comme il a effectivement été le cas, ces réformes structurelles, en réduisant les salaires et la protection sociale, auraient eu un impact négatif sur le pouvoir d'achat des ménages et donc sur leur capacité à générer de la demande. Mais cet effet serait largement compensé par une augmentation de la demande externe : une croissance tirée par les exportations, elle-même induite par les gains de compétitivité.
C'était après tout l'idée reçue qui entourait le « miracle allemand » : des réformes du marché du travail (les réformes Hartz des années 2003-2005) et la rigueur budgétaire avaient, il est vrai, généré une insuffisance presque chronique de demande agrégée. Mais l'excès d'épargne domestique étant plus que compensée par des excédents extérieurs croissants, l'économie allemande a pu sortir de la crise plus tôt et plus forte que ses partenaires européens.
L'attention accrue pour la compétitivité, particulièrement en Europe, a donc fourni une deuxième raison pour plaider en faveur de la compression salariale, en dépit de ses effets nuisibles sur la répartition des revenus.
Le débat européen des dernières années a bien mis en avant les difficultés d'une telle stratégie. Il y a un problème de « sophisme de composition », parce qu'il est impossible que tous les pays aient un surplus commercial en même temps, et donc par définition le modèle de croissance tirée par les exportations n'est pas généralisable. Par définition aussi, il s'agit d'un jeu non coopératif dont l'équilibre résulte en une compression de la demande agrégée partout (ce qui était déjà clair dans les années 1990 ; voir Krugman, 1996). Déjà Keynes en 1936 et Joan Robinson en 1937 avaient évoqué les réductions de salaires, avec les tarifs douaniers et la dépréciation du taux d'échange, parmi les mesures qu'un pays peut mettre en place pour augmenter ses parts de marché (les politiques dites « Beggar-thy-Neighbour »), mais au détriment des autres pays. Et comme l'expérience de l'époque le montra, cela ne pouvait que déclencher des guerres commerciales et une chute généralisée de l'activité économique. Il paraît donc évident que le succès de l'adoption d'un modèle de croissance tiré par les exportations doit beaucoup au contexte : l'Allemagne a profité de la croissance robuste de ses partenaires pour, d'un côté, amortir le coût des réformes et, d'un autre côté, jouir de l'« avantage du précurseur », qui lui a permis de gagner des parts de marché. Les deux conditions ne sont aujourd'hui pas réunies pour les autres pays de la zone euro.
Il serait hasardeux d'affirmer que la compression salariale qui a commencé il y a quarante ans ait été un instrument délibéré de politiques commerciales agressives. La littérature citée en introduction nous montre que les changements séculaires de la répartition ont des causes bien plus profondes. Il n'en reste pas moins que l'argument de la compétitivité en lien avec le coût du travail s'est installé dans le débat européen surtout avec la crise, et est aujourd'hui la principale raison mise en avant pour justifier les réformes (par exemple avec les lois travail en France ou le Jobs Act en Italie). Or le problème est que comme pour les dévaluations des années trente du siècle dernier, la généralisation des baisses de salaire a laissé les positions relatives fondamentalement inchangées.
Le graphique 3 (infra) montre une mesure de la compression salariale, la différence entre le taux de croissance du salaire moyen et la croissance du PIB, en relation avec les soldes de balance courante pour trente-deux pays de l'OCDE (la base sur les salaires commence en 1995 pour la plupart des pays).
Il est évident que dans la plupart des pays les salaires moyens ont augmenté moins que le PIB, ce qui s'est traduit par une chute de la part des salaires.
En revanche, il n'y a pas de régularité qui émerge quant à la position nette sur la balance des paiements. Les pays sont distribués de façon uniforme par rapport au changement des balances courantes. La corrélation est négative, mais non significativement différente de zéro.
Comme pour les autres faits, le manque de corrélation ne constitue certainement pas une preuve définitive. Mais il n'est pas surprenant que des politiques censées avoir des effets grâce à leur impact sur les positions relatives des différents pays ne marchent pas une fois mises en place par tous les pays.
En fait, la compétitivité va bien au-delà des prix et l'Allemagne en est le premier exemple ; les réformes Hartz s'inscrivent dans un cadre institutionnel complexe, dont la flexibilité du marché du travail n'est pas la caractéristique principale (Carlin et Soskice, 2009).
Premièrement, un segment important du marché du travail allemand, la manufacture et les services aux entreprises, a toujours été régi par des accords à long terme entre les employeurs, les travailleurs et les corps intermédiaires. Des travailleurs bien rémunérés avaient accès à la formation professionnelle (à l'intérieur ou à l'extérieur de l'entreprise) et étaient bien protégés par le système de protection sociale global. La formation professionnelle a créé des liens solides entre les entreprises qui avaient souvent investi des ressources substantielles dans la formation, et les travailleurs dont les compétences spécifiques ne pouvaient pas facilement être transférées à d'autres secteurs ou même à d'autres entreprises dans le même secteur.
Face aux crises ce segment du marché du travail réagit par le partage des coûts, avec l'objectif de préserver la stabilité des relations de travail. Le partage du travail, une flexibilité des horaires et la mobilité de la main-d'œuvre, des concessions salariales, des réductions de l'absentéisme peuvent être échangés contre des investissements continus dans l'innovation et la formation (professionnelle) des travailleurs, ainsi que la sécurité de l'emploi. La réforme Hartz n'a pas touché aux relations de travail dans ces secteurs, mais elle a rendu le système de protection sociale moins généreux tout en permettant l'accès aux prestations même pour les travailleurs à faible revenu, ce qui a introduit de facto des incitations à des emplois peu rémunérés. En outre, elle a libéralisé les contrats de travail temporaires et a rendu plus flexibles certains secteurs soumis à la concurrence des travailleurs détachés (comme la construction). La réforme Hartz a entraîné une augmentation des emplois à temps partiel. Mais elle a également élargi l'écart salarial, et les différences de protection sociale, entre les travailleurs dans les secteurs exportateurs et les autres.
La deuxième caractéristique du système allemand qui a permis de résister à la crise est l'existence d'un réseau de caisses d'épargne publiques locales (Sparkassen), qui ont assuré la stabilité des financements à l'économie (Choulet, 2016). Les caisses d'épargne locales ont des missions d'intérêt public spécifiques car elles sont impliquées dans le développement des communautés locales et dans le financement des ménages et des entreprises (en particulier les PME). La loi ne leur permet d'opérer que dans les régions d'appartenance, ce qui les protège de la concurrence tout en les rapprochant de leurs clients. Pour éviter que ces limitations n'entravent leur efficacité et leur solidité, les banques travaillent en réseau entre elles. Le réseau présente des économies d'échelle, tout en restant proche, dans ses composantes individuelles, des communautés locales. De plus, l'existence de mécanismes de solidarité (fonds de secours) permet de s'attaquer aux difficultés temporaires d'une banque sans qu'il n'y ait contagion.
Les grandes banques commerciales privées, très actives sur les marchés internationaux, ont souffert comme dans la plupart des autres pays et ont contracté de manière drastique leurs prêts au secteur productif. Les Sparkassen ont en revanche maintenu leur financement stable (en particulier pour les PME) et n'ont exigé quasiment aucune aide d'État. En conséquence, les caisses d'épargne locales ont atténué l'impact de la crise financière sur l'économie allemande et leur financement ininterrompu des entreprises est certainement un facteur important pour expliquer le rapide rebond de l'économie allemande après 2010.
Pris ensemble, le fonctionnement du secteur bancaire et les institutions du marché du travail forment un système redoutablement efficace, axé sur l'établissement de relations à long terme dans lequel les intérêts et les objectifs (des entrepreneurs et des travailleurs, des banques et des entreprises) sont alignés.
Mais cette efficacité n'a pas été sans coût. D'un point de vue macroéconomique, la rentabilité et la compétitivité ont augmenté, mais aussi l'épargne de précaution, induite par un État-providence moins généreux, et l'incertitude croissante des travailleurs. Le « succès » de l'économie allemande dirigée par les exportations, qui affichait un excédent courant de 9 % du PIB en 2016, repose sur la compression de la demande intérieure et sur un marché du travail de plus en plus dual, où les inégalités augmentent de façon spectaculaire. Le faible taux de chômage qui devrait rendre jaloux les autres pays cache une augmentation massive des travailleurs pauvres.
Le lien entre compression salariale et compétitivité est donc loin d'être robuste. Il peut même être, comme cela a été le cas en Europe pendant la décennie perdue, une liaison dangereuse. Le cas allemand prouve que la compétitivité repose plutôt sur la mise en place d'un « système pays » qui garantit des relations économiques stables et, par ce biais, innovation et croissance.
La réduction des salaires ne s'est donc pas traduite en compétitivité accrue, ni en investissement et progrès technique. Du point de vue macroéconomique, elle s'apparente plus à un choc négatif de demande (par la compression du pouvoir d'achat) et d'offre (par l'augmentation des marges et des rentes).
Un choc de profits ?
Nous pouvons aussi raisonner en considérant une hypothèse complémentaire qui permet de raconter l'histoire d'une manière un peu différente. La rigueur salariale n'est pas le seul déterminant de la compétitivité-prix. Supposons que la baisse du coût unitaire du travail soit compensée par une augmentation du profit unitaire. La compétitivité est alors inchangée. La compétitivité peut ainsi être faible, soit parce que les salaires sont trop élevés, soit parce que les profits le sont. En cette hypothèse, ce ne sont pas tant les marchés du travail qu'il convient de rendre plus concurrentiels, mais les marchés de biens et de services.
Il semble pourtant que la cause soit entendue. Ce sont les coûts salariaux qu'il faut réduire davantage et les moyens pour y parvenir sont multiples : affaiblissement du pouvoir de négociation des salariés en réduisant notamment les protections offertes par le code du travail ; plus grande liberté de négociations, d'embauche et de licenciement donné aux entreprises ; baisse des charges sociales payées par les employeurs etc. Sans compter le bruit de fond du chômage de masse qui met les salariés dans une sujétion plus grande par rapport aux entreprises.
Chacun de ces moyens a pour effet d'augmenter les profits d'une part importante des entreprises. Pas de toutes car le sort des entreprises moyennes et surtout petites est très lié à ce qu'il advient à la majorité la moins riche de la société. Certains justifient une telle politique par l'effet de l'augmentation des profits sur l'investissement (« les profits d'aujourd'hui font les investissements de demain et les emplois d'après-demain »). Mais le moins que l'on puisse dire est que si la relation entre investissement et emploi est bien documentée, celle entre profit et investissement ne l'est pas vraiment. Elle ne semble en tout cas pas avoir caractérisé les dernières décennies.
L'augmentation des profits n'est, elle, pas contestable. La baisse de la part des salaires est un phénomène universel, comme l'est l'aggravation des inégalités. La première signifie très exactement que les profits s'approprient une part toujours plus grande du revenu national ; la seconde que les rémunérations les plus élevées augmentent beaucoup plus rapidement que les autres. Or même si les premières sont fréquemment considérées comme des salaires, elles représentent le plus souvent la rémunération des dirigeants d'entreprises.
La question de la compétitivité-prix est donc plus complexe qu'il n'y paraît. Une augmentation exogène des profits est un choc d'offre négatif puisqu'il déplace la courbe d'offre vers le haut. Cela a pour effet simultanément d'augmenter le taux d'inflation et de réduire le taux de croissance. Il a fallu près d'une décennie pour venir à bout des deux premiers chocs pétroliers en acceptant de compenser l'augmentation du prix du pétrole par la baisse du coût salarial. En Europe, le chômage de masse a joué un rôle déterminant dans cette acceptation.
Le changement de policy mix aux États-Unis au début des années 1980 a eu le même effet sur l'économie européenne. L'augmentation du taux d'intérêt mondial qui en est résulté a conduit les entreprises européennes (qui maximisent une fonction intertemporelle de profit) à augmenter leur profit unitaire. Le marasme européen s'ensuivit (Fitoussi et Phelps, 1988). On pourrait objecter que la situation actuelle est bien différente de celle qui a caractérisé l'après-choc pétrolier, la stagflation. Aujourd'hui le taux d'inflation est si bas que les banques centrales n'en finissent pas de conduire des politiques expansionnistes non conventionnelles, mais la stagnation ou plutôt la Grande Récession a fait perdre à l'Europe une décennie. Mais quelles sont les circonstances exogènes qui ont conduit à l'augmentation des profits unitaires ? Il suffit d'en énumérer certaines pour en comprendre l'évidence : la globalisation, le « grand doublement » de la force de travail incluse dans l'échange international, la politique de réformes structurelles conduite partout, et singulièrement en Europe, pour réduire le coût de la protection sociale et de la protection du travail. À prix inchangé, la pression à la baisse sur les salaires ne peut que conduire à l'augmentation des profits.
Dans cette dynamique récessive tous les pays ne sont pas logés à la même enseigne car, d'une part, l'aggravation des inégalités n'a pas été de même ampleur selon les pays et que, d'autre part, les entreprises n'ont pas partout le même comportement. Pour aller plus loin et construire un indice de compétitivité basé sur les profits, un surcroît de recherche empirique serait nécessaire. La question en effet est de grande importance, car elle détermine les politiques macroéconomiques et structurelles qui sont conduites surtout en Europe. Elle permet de mieux comprendre ce que les recherches sur la mesure des performances économiques et du progrès social ont permis de mieux comprendre : « ce que l'on mesure affecte ce que l'on fait », c'est-à-dire les politiques que l'on conduit. Si l'on disposait d'indicateurs de compétitivité fondés sur les profits et pas seulement sur les coûts salariaux, il est possible que certaines politiques basées sur les recommandations les plus largement répandues soient erronées et que les gouvernements n'auraient d'autre choix que de les changer.
Conclusion
La répartition des revenus dans un contexte de montée des inégalités importe à plusieurs égards : la justice sociale, la croissance économique, l'évolution du chômage et la cohésion sociale. Or les politiques de redistribution des revenus sont fondées sur des a priori dont il conviendrait d'être sûr qu'ils soient vérifiés. Notamment une augmentation de la compétitivité exigerait-elle une redistribution des revenus en faveur des profits ou, au contraire, des salaires ?
On pourrait arguer que ce choix en réalité n'est plus disponible, car les évolutions que nous avons décrites n'auraient pas pu se produire si les pouvoirs de négociation respectifs des salariés et des entreprises n'avaient été profondément bouleversés. La baisse du pouvoir des salariés est due à trois facteurs : les politiques de réformes structurelles, la globalisation et une conversion doctrinale qui pourrait être le facteur le plus important. Cela signifie qu'il ne sera pas simple parcourir à rebours ces évolutions. Autant alors commencer tout de suite.
Les mesures disponibles de la compétitivité ne nous semblent pas suffisantes pour trancher. Nous proposons d'autres voies de recherche empirique.
Une chose en tout cas est certaine, c'est qu'il sera difficile de concilier les politiques ayant pour ambition la baisse des coûts salariaux avec la lutte contre l'aggravation des inégalités.