La décision1 de la Banque centrale européenne (BCE) du 10 mai 2010 de permettre aux banques centrales nationales de la zone euro de racheter les dettes publiques et privées sur les marchés secondaires marque un tournant décisif dans la pratique de la politique monétaire moderne. Elle a rompu de ce fait, du moins provisoirement, avec le principe qui interdit aux banques centrales de financer les déficits publics. Cette décision remet en cause leur autonomie et pose comme impératif l’urgence d’une redéfinition de leur rôle et mode de fonctionnement, et, plus généralement, la refondation de la politique monétaire (Blanchard et al., 2010 ; Blinder, 2010 ; de Larosière, 2010 ; Betbèze et al., 2012…).
En effet, depuis plusieurs décennies, malgré la pluralité des objectifs possibles, la stabilité des prix a émergé et s’est imposée à la suite de solides travaux théoriques et empiriques comme l’objectif final de la politique monétaire. L’autonomie des banques centrales est alors apparue comme une condition indispensable à la réalisation de cet objectif. Ainsi, pour une banque centrale, l’autonomie fait référence à la marge de manœuvre dont elle dispose dans la définition et la conduite de la politique monétaire sans intervention directe du gouvernement. Il convient de souligner que les rapports entre un État et une banque centrale ne sont pas entièrement saisis par la notion d’indépendance régulièrement utilisée dans la littérature. En réalité, celle-ci fait référence à une opposition binaire traduisant l’absence de toute relation entre deux éléments. La dépendance est consubstantielle à la nature même d’une banque centrale (Blancheton, 2001). En effet, la monnaie qui est créée par la banque centrale est un bien collectif dont le fondement repose sur la confiance que lui accordent les agents économiques. Elle est donc appelée à ne pas totalement échapper à l’influence de l’État. C’est pourquoi le mot « autonomie », moins absolu et plus graduel, convient mieux pour qualifier les relations entre une banque centrale et son gouvernement.
C’est dans cette logique qu’il convient de comprendre le mouvement timidement engagé, au début des années 1980 pour s’accélérer au début des années 1990, par les banques centrales des pays développés et certains pays en développement pour renforcer ou conquérir leur autonomie2. En effet, avant ce mouvement et de manière générale, la banque centrale était considérée comme un instrument stratégique de souveraineté nationale entre les mains des politiques qui décidaient des orientations monétaires dans le cadre de l’élaboration de la politique économique de la nation.
Les pays africains au sud du Sahara n’ont pas totalement échappé à ce vaste mouvement. En effet, profitant ainsi des réformes imposées par la crise économique des années 1980, certains ont procédé à un toilettage des statuts de leurs banques centrales et à la redéfinition des missions assignées à la politique monétaire. C’est dans cette perspective que l’on peut, par exemple, comprendre l’important programme de réformes engagées par la BEAC3 (Banque des États de l’Afrique centrale). Alors que son caractère communautaire la prédisposait à une plus grande autonomie, il est apparu à la lumière des crises récentes qu’elle a fonctionné en marge des règles. En effet, la pratique de la politique monétaire, les modes de désignation de ses dirigeants, le laxisme dans le contrôle interne4… se sont révélés peu efficaces et contre-productifs. Les réformes engagées par la BEAC depuis le début des années 1990 prennent en compte les nouvelles exigences imposées par les contraintes de l’environnement international et l’impératif de développement des pays membres. La brutalité des changements intervenus et surtout les conséquences qui en ont découlé étaient telles que les premières réformes engagées n’ont pas rencontré une adhésion au sein des États et de la banque centrale. C’est ce qui explique que l’on parle aujourd’hui de plusieurs générations de réformes.
L’objectif de cet article est d’identifier dans l’ensemble de ces réformes celles qui tendent à conférer à la BEAC une plus grande autonomie afin de mieux justifier la nécessité et l’urgence de les renforcer pour en faire une banque centrale moderne et véritablement autonome.
Le reste de l’article est organisé de la manière suivante à la suite de cette introduction. Nous présentons dans un premier temps les grandes mutations intervenues dans la Zone franc. Dans un second temps, nous mettons en évidence celles qui concourent à l’autonomie de la BEAC. La troisième partie expose les aménagements nécessaires. Enfin, la quatrième partie conclut.
Un peu d’histoire sur l’évolution récente de la Zone franc
La Zone franc est une survivance coloniale5 dont on peut approximativement dater la naissance en 1939, dans un contexte marqué par un protectionnisme exacerbé en Europe, qui a conduit la France et plusieurs autres pays européens à chercher des débouchés et des marchés dans les colonies. Aujourd’hui, en dehors de la France et des territoires d’outre-mer, la Zone franc compte quinze pays africains indépendants regroupés au sein de trois banques centrales : la BEAC, la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO)6 et la Banque centrale de l’Union des Comores. Quatre grands faits historiques ont marqué son évolution récente.
Le processus d’africanisation des banques centrales
Les mécanismes de fonctionnement de la Zone franc n’ont pas connu des mutations susceptibles de les remettre fondamentalement en cause, même si certaines restrictions sont progressivement apparues au cours du temps. Ils reposent toujours et pour l’essentiel sur les quatre principes suivants : (1) la fixité des parités entre le franc CFA et le franc français jusqu’en 1998 et l’euro à partir de 1999 ; (2) la convertibilité illimitée du franc CFA garantie par le Trésor public français ; (3) la mise en commun des avoirs extérieurs dans le compte d’opérations ouvert dans les livres du Trésor français, où tous les pays membres étaient tenus de déposer initialement 65 % et aujourd’hui 50 % au moins de leurs réserves de change ; (4) la libre transférabilité des capitaux dans la Zone franc.
Les indépendances des pays africains acquises dans les années 1960 ont été l’occasion d’institutionnaliser et de rationaliser le fonctionnement de la Zone franc. À cet effet, la signature des accords de coopération monétaire entre la France et les pays d’Afrique centrale entre 1960 et 1963, d’une part, et ceux de l’Afrique de l’Ouest en 1962, d’autre part, ont donné naissance à deux unions monétaires au sein de la Zone franc. Ces dernières ont été renforcées par la création de la BEAC en 1972 et celle de la BCEAO en 1973 suivies d’un vaste mouvement d’africanisation marqué par le transfert des sièges de la BEAC et de la BCEAO de Paris à Yaoundé et Dakar respectivement, l’intégration et l’implication des cadres africains au plus haut niveau des instances de décisions et, par conséquent, une présence française plus discrète.
La dévaluation du franc CFA
La dévaluation du franc CFA en janvier 1994 constitue le deuxième fait historique important dans l’évolution de la Zone franc. Elle a modifié pour la première fois les règles de fonctionnement de la coopération. Bien que cette mesure relève de la politique de change, c’est plutôt la situation des finances publiques qui n’a pas pu être équilibrée, malgré les politiques d’ajustement structurel préconisées par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, qui a justifié la dévaluation (Guillaumont et Guillaumont Jeanneney, 1995 ; Devarajan, 1996). En effet, au cours de la décennie 1980, les pays avaient accumulé pour la plupart d’importants arriérés de paiement extérieurs et intérieurs, profitant des avantages que leur accordait la garantie de convertibilité du franc CFA à travers le mécanisme du compte d’opérations. La dévaluation était dès lors posée comme condition pour renouer avec les financements extérieurs, gage de la crédibilité7. Cette exigence était fondée sur le diagnostic selon lequel les économies de la zone manquaient de plus en plus de compétitivité8. Bien que les effets attendus sur les économies de la Zone franc aient fait l’objet de discussions, ce sont plutôt les mesures d’accompagnement qui ont participé à l’assainissement des finances publiques et favorisé le retour à des taux de croissance positifs depuis 1995. Le tableau 1 montre assez bien qu’autant la dévaluation paraissait inéluctable en 1994, autant l’amélioration globale du cadre macroéconomique des pays de la CEMAC (Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale), observée depuis 1995, rend peu crédible la rumeur récurrente d’une prochaine dévaluation du franc CFA.
La création de la CEMAC et de l’UEMOA
Le choc de la dévaluation de 1994 a donné l’occasion aux décideurs publics de la Zone franc de relancer le processus d’intégration en panne depuis plusieurs années. Globalement, les réformes initiées visaient à consolider la coopération monétaire en intégrant la dimension réelle de l’intégration économique. La plus importante a été la création, en mars 1994, de la CEMAC pour remplacer l’Union douanière des États de l’Afrique centrale (UDEAC) qui existait depuis 1964, mais dont les résultats en matière d’échanges sont restés parmi les plus faibles du monde. De même, l’Union économique et monétaire ouest africaine (UEMOA) remplace l’Union monétaire ouest africaine (UMOA). La nouvelle stratégie repose sur la définition des règles de coopération dans différents domaines (transport, énergie, forêt...). Elle s’appuie également sur les travaux relatifs à l’intégration qui mettent l’accent sur le rôle des institutions (De Melo et al., 1993). La finalité de ces réformes était de préparer les économies de la Zone franc à l’ouverture internationale imposée par les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Malgré ces importantes réformes, les évolutions enregistrées sont extrêmement plus lentes dans la CEMAC que dans l’UEMOA.
Le rattachement du franc CFA à l’euro
L’amélioration du cadre macroéconomique des pays de la Zone franc consécutive à la dévaluation a permis d’assurer le rattachement du franc CFA à l’euro intervenu en 1999. Malgré les nombreuses incertitudes, cette opération n’a pas abouti à l’éclatement de la Zone franc, encore moins à une nouvelle dévaluation tant redoutée par les populations en souvenir de la douloureuse expérience de 1994. En revanche, cet arrimage contraint les pays à plus de rigueur dans la pratique des politiques économiques. En fait, s’ils ne sont pas formellement tenus de respecter directement les critères du Pacte de stabilité et de croissance en vigueur en Europe, ils subissent toutefois les conséquences des plans de rigueur mis en place en réponse à la crise que traverse la zone euro depuis au moins 2008, ainsi que les variations de la parité euro/dollar. Il convient de rappeler que, au-delà du débat suscité par l’avènement de l’euro sur le plan juridique, le rattachement du franc CFA à l’euro s’est fait en conformité avec les dispositifs du traité sur l’Union européenne dont l’article 103 donne la possibilité à tout État membre de signer les accords avec les États tiers. Un autre argument tenait au fait que l’accord de coopération entre la France et ses partenaires africains était budgétaire. De ce fait, l’impact sur les finances publiques de la France était relativement faible. Par exemple, à la veille du rattachement, la masse monétaire de la Zone franc représentait à peine 2 % de celle de la France.
Les évolutions concourant à l’autonomie de la BEAC
Ces évolutions concernent, d’une part, les institutions et, d’autre part, la politique monétaire.
Les évolutions institutionnelles
Les évolutions institutionnelles observées concernent la clarification de l’objectif de la politique monétaire, ainsi que la mise en place d’un Comité de politique monétaire (CPM) qui devient l’organe de décision de la politique monétaire.
La clarification de l’objectif de la politique monétaire
Selon l’article 21 de la nouvelle convention régissant l’Union monétaire de l’Afrique centrale (UMAC), l’objectif désormais assigné à la BEAC est celui « de garantir la stabilité interne et externe de la monnaie, et sans préjudice de cet objectif, la BEAC apporte son soutien aux politiques économiques générales élaborées dans les États membres de l’Union monétaire ». Avant cette date, l’objectif de la BEAC était de financer le développement des économies de la sous-région. Même si l’adoption de cet objectif ne s’est pas appuyée sur des justifications empiriques spécifiques à la BEAC, la littérature donne aujourd’hui des résultats assez robustes qui peuvent justifier le choix de l’objectif de stabilité des prix par la BEAC.
L’objectif de stabilité des prix est la contrainte que s’assignent les autorités monétaires pour assurer l’ancrage nominal. Il est en outre retenu pour au moins deux raisons complémentaires : (1) le principe de cohérence de Tinbergen et (2) l’existence d’une relation forte entre la quantité de monnaie en circulation et le niveau général des prix. Sur le plan empirique, les études de McCandless et Weber (1995), King (2002) et De Grauwe et Polan (2005) montrent globalement qu’il existe bien une corrélation entre le taux de croissance de la quantité de monnaie en circulation et le niveau général des prix. L’étude menée par Mankiw et al. (1992) a montré que l’inflation a des coûts sur la croissance économique. Mais de profonds désaccords apparaissent cependant à propos du taux d’inflation optimal, en dessous ou au-dessus duquel la croissance est affectée. Par exemple, Khan et Senhadji (2001) montrent que les seuils plafonds pour les pays industrialisés se situeraient entre 1 % et 3 %, alors que pour les pays en développement, ils se situeraient entre 7 % et 11 %.
La réalisation de l’objectif de stabilité des prix, conditionnée par une forte autonomie de la banque centrale, s’appuie sur le concept de crédibilité qui minimise la tentation de l’incohérence temporelle mise en évidence par Kydland et Prescott (1977) et approfondie par Barro et Gordon (1983) dans le domaine de la politique monétaire, et qui peut déboucher sur l’identification du cycle politico-monétaire (Nordhaus, 1975). Malgré la mise en évidence des cycles politico-monétaires au sein de la BEAC (Fouda, 1996), exception faite des épisodes du début des années 1970, de celui observé après la dévaluation de 1994 et, plus récemment, de celui de 2008, historiquement, l’inflation n’a pas été véritablement un problème dans la CEMAC (Baldini et Poplawski-Ribeiro, 2011).
Le graphique 1, qui met en perspective les taux d’inflation des pays de la CEMAC, de l’UEMOA et de certains États hors Zone franc, en donne une parfaite illustration. Les courbes de la CEMAC9 et de l’UEMOA sont relativement aplaties et ne font pas apparaître des pics et des creux par rapport à celles des autres pays. La République démocratique du Congo (RDC) apparaît comme le pays le plus inflationniste malgré les nouveaux statuts qui accordent une autonomie à sa banque centrale, celle-ci étant cependant régulièrement soumise à la forte pression politique pour le financement monétaire du déficit public.
Sans minimiser le risque d’occurrence d’une forte inflation, la BEAC pourrait poursuivre d’autres objectifs comme la promotion de la croissance, la lutte contre la pauvreté et le chômage. En effet, bien que les taux de croissance enregistrés par les pays de la CEMAC aient été positifs depuis au moins dix ans et malgré le fléchissement imputable à la crise observé à la fin de la première décennie de ce siècle, ils restent largement en dessous de ceux requis pour réduire la pauvreté et, plus généralement, atteindre les objectifs du millénaire pour le développement (OMD). De plus, ils sont principalement portés par l’exploitation des matières premières et la bonne tenue des prix de celles-ci.
Alors que la plupart des régions du monde ont réalisé des progrès remarquables pour réduire le niveau de pauvreté au cours des trois dernières décennies, celle-ci n’a pas décliné en Afrique depuis 1980 (CEA, 2005) et reste au-dessus de la moyenne continentale. Ce constat globalement négatif explique que ce fléau soit reconnu comme le défi majeur de développement en Afrique en général, et dans la CEMAC en particulier. Au-delà des mesures classiques (faciliter l’accès à l’eau potable, aux soins de santé et à l’éducation de base), l’une des voies pour réduire la pauvreté demeure la lutte contre le chômage et notamment celui des jeunes. Pourtant, le chômage est quasiment oublié des statistiques officielles, il est absent des programmes de redressement sous-régionaux et des critères du dispositif de la surveillance multilatérale.
La mise en place du CPM
La littérature relative à l’autonomie des banques centrales préconise de confier l’élaboration et la mise en œuvre de la politique monétaire au CPM, arguant que la mise en commun d’informations tend à réduire la variabilité dans les décisions adoptées (Blinder, 2000). Dans les statuts de 1972, le conseil d’administration de la BEAC, composé des ministres en charge de l’économie et des finances des États membres et présidé par l’un d’entre eux, était l’organe qui définissait les grandes orientations de la politique monétaire. Cet organe était plus politique que technique et, par conséquent, extrêmement rigide dans la réactivité de la politique monétaire10. En revanche, avec la création du CPM, la politique monétaire semble retrouver ses vertus. De par sa composition (quinze membres dont le gouverneur qui assure la présidence, deux représentants de chaque État membre, dont le directeur national de la BEAC, et deux de la France), le CPM apparaît comme un organe technique susceptible de diluer les préférences nationales. Alors que les directeurs nationaux sont nommés et révoqués par le conseil d’administration, sur proposition du gouverneur, après agrément de l’État membre concerné (art. 55, statuts, 2010), les autres membres du CPM sont choisis et nommés par le Comité ministériel de l’UMAC exclusivement pour leur compétence dans le domaine monétaire et financier pour un mandat de quatre ans renouvelable une seule fois (art. 40, statuts, 2010). Les statuts restent cependant vagues quant aux modalités de licenciement des membres du CPM. L’article 53 mentionne que « les mandats des membres du gouvernement de la banque centrale sont irrévocables11 ». Pourtant, selon Walsh (1995), l’un des déterminants de l’autonomie des banques centrales est également lié aux procédures de licenciement du gouverneur.
La réforme des instruments de la politique monétaire : l’instauration d’un dispositif à fondements néoclassiques
La réforme des instruments de la politique monétaire porte sur l’institution de la programmation monétaire et le lancement des activités du marché monétaire.
De la politique monétaire discrétionnaire à une politique de règle
Le but poursuivi par la programmation monétaire est d’arrêter les objectifs de croissance des agrégats monétaires et de refinancement compatibles avec la réalisation des objectifs finals de la politique monétaire. Cette procédure repose sur la méthode dite de projection indirecte, qui consiste à déterminer par étapes successives les différents agrégats des secteurs macroéconomiques (secteur réel, secteur des finances publiques, secteur extérieur, secteur monétaire), avant d’assurer la cohérence d’ensemble du cadre macroéconomique. Ainsi, à travers un contrôle de la liquidité bancaire, cette technique confère à la politique monétaire une grande flexibilité dans son objectif de sauvegarde de la stabilité externe et interne de la monnaie. Avec ce nouveau dispositif, la BEAC abandonne définitivement la politique monétaire discrétionnaire pour adopter les instruments à fondements néoclassiques que nous pourrons qualifier, avec Fouda Owoundi (2009), de « politique monétaire de règle déguisée ». En ce qui concerne le pouvoir de gestion monétaire, les nouveaux statuts accordent au gouverneur le privilège et la primauté de la définition des taux d’intérêt applicables sur les avances de la BEAC aux établissements de crédit et aux Trésors nationaux. Par délégation du conseil d’administration, le gouverneur détermine les conditions de banque alors que dans les anciens textes, seul le conseil d’administration était habilité à manipuler les instruments de la politique monétaire. Cette évolution dans la conduite de la politique monétaire de la BEAC s’insère dans les contributions sur l’autonomie opérationnelle qui renvoie elle-même à l’implication effective de la banque centrale non seulement dans la définition des objectifs, mais également dans la conduite de la politique monétaire, ce qui inclut le choix et l’utilisation des instruments (Debelle et Fischer, 1994). Ainsi, une banque centrale accroît son autonomie opérationnelle lorsqu’elle définit ses objectifs et les met en œuvre en toute liberté. Elle renvoie également à sa capacité à contrôler l’offre de monnaie et, plus largement, à utiliser efficacement ses instruments pour atteindre cet objectif. De ce fait, elle se révèle décisive pour apprécier l’autonomie effective d’une banque centrale, puisqu’elle a trait à son action, donc à son véritable pouvoir.
La création d’un marché monétaire sous-régional
Dans le cadre de sa stratégie de régulation de la liquidité bancaire, la BEAC a procédé au lancement des activités du marché monétaire dès le 1er juillet 1994. Le principal objectif poursuivi avec la mise en œuvre d’un tel marché est la modification et l’amélioration des conditions de refinancement des banques secondaires, en reléguant en arrière-plan la banque centrale. Il est organisé en deux compartiments et la démarche pour réguler la liquidité bancaire procède également en deux étapes. Ainsi, dans un premier temps, les banques secondaires ont la possibilité de se refinancer sur le compartiment interbancaire qui correspond au premier niveau du marché, en se prêtant entre elles leurs excédents de liquidité. Bien que ce compartiment soit à vocation nationale, les participants ont cependant la latitude d’effectuer des prêts transnationaux à l’intérieur de la zone CEMAC. Il faut cependant relever que depuis son lancement, le marché interbancaire ne fonctionne que partiellement, les prêts n’étant pas étendus à l’ensemble des banques qui opèrent dans la zone, mais s’effectuent plutôt entre les banques d’un même groupe en raison de l’absence des conditions de place. La BEAC n’intervenant qu’en dernier ressort dans le deuxième compartiment du marché. Ces interventions organisées dans le cadre de la politique d’open market tiennent prioritairement compte de l’objectif de refinancement de chaque pays membre arrêté par le CPM. Cette organisation renforce la politique des taux d’intérêt communautaire, en diversifiant leur structure en fonction de la nature des opérations. Elle élargit et renforce également le champ des interventions de la banque centrale. Les taux acquièrent par conséquent une assez forte incitation à travers le double effet du coût du capital et de richesse pour, d’une part, chercher à maintenir dans la zone les ressources disponibles et, d’autre part, consolider leur influence sur l’allocation, à condition bien entendu que les différentiels de taux avec les marchés financiers extérieurs soient suffisamment attractifs.
Les aménagements indispensables pour renforcer l’autonomie de la BEAC
Malgré les évolutions positives enregistrées dans la quête de son autonomie, la BEAC fait face aujourd’hui à un problème de gouvernance qui apparaît aussi bien à l’intérieur de la banque qu’au sein de l’union (CEMAC) et qui nécessite des aménagements importants.
Les aménagements relatifs à la gouvernance de la BEAC
Les problèmes de gouvernance de la BEAC transparaissent au niveau de la gestion interne, mais également sur la question de la transparence de la politique monétaire.
La question de la gestion interne de la BEAC
Une première réponse à apporter à la question de la gouvernance au sein de la BEAC passe par l’institution de l’obligation de rendre compte de son action. À cet effet, deux actions peuvent être menées : la définition de sa responsabilité et la mise en œuvre de dispositifs et de mécanismes d’une telle obligation. Les développements théoriques récents recensent trois catégories d’obligations de rendre compte des banques centrales : la première fait référence à la gestion de la politique monétaire, la deuxième concerne les missions et les objectifs assignés à l’institution et la troisième s’intéresse aux ressources financières qui lui sont allouées (BRI, 2009). La BEAC semble s'être inspirée de ces récentes avancées théoriques dans la rédaction de ses nouveaux statuts, en définissant ses différentes obligations. Ainsi, afin de renforcer cette responsabilité, il serait indispensable d’instituer un contrôle de la gestion même de la politique monétaire qui est complètement éludé des textes en vigueur. Dans cette perspective, des efforts restent à faire pour rendre plus lisibles les stratégies monétaires de la BEAC. Parallèlement, ses cadres dirigeants devraient périodiquement comparaître devant une autorité publique désignée pour rendre compte de la conduite de la politique monétaire ainsi que des résultats obtenus. Cette responsabilité s’exprimera pleinement lorsque la BEAC rendra directement compte de ses activités au Parlement de la CEMAC par le biais d’auditions spéciales ou bien lors de conférences de presse, comme l’a fait le gouverneur de la BEAC en févier et décembre 2011, respectivement lors du premier anniversaire de sa nomination à la tête de la banque centrale et lorsqu’il a fallu apporter un démenti à la rumeur sur la dévaluation du franc CFA.
La décision des autorités de la CEMAC de permettre désormais une rotation du poste de gouverneur entre les pays membres constitue une avancée majeure vers une plus grande autonomie de la BEAC. Cependant, les dispositions des statuts confèrent un pouvoir excessif aux dirigeants de l’institution en général, et au gouverneur en particulier. Cet excès de pouvoir est aussi bien perceptible dans le domaine assez technique de la gestion de la politique monétaire que dans celui de l’administration au quotidien de la banque. Une telle organisation est de nature à développer des comportements bureaucratiques au sein de la BEAC, avec pour principal corollaire la poursuite des motivations personnelles12 parallèlement aux objectifs d’intérêt général qui sont assignés à l’équipe dirigeante de la banque. Une solution, partielle, à ce problème a été trouvée lors du sommet des chefs d’État de Bangui, en 2010, avec l’institution d’un audit annuel de la BEAC, alors que l’article 66 des statuts de 2007 stipule que le Comité d’audit doit se réunir au moins deux fois par an. De plus, aucune précision n’a été apportée quant à la composition et au mode de fonctionnement de l’organisme qui doit procéder à cet audit. Parmi les améliorations à apporter au dispositif actuel, il serait souhaitable qu’au moins deux tiers des huit membres qui forment le Collège des censeurs et le Comité d’audit de la BEAC soient non seulement extérieurs à l’institution, mais aussi non-ressortissants d’un État de la sous-région, et qu’ils soient recrutés sur appel à candidature lancé au niveau international et agréés par les autorités compétentes de la CEMAC. On pourrait également envisager deux niveaux de contrôle externe, à l’instar de ceux qui sont en vigueur au sein de la BCE : un commissaire aux comptes extérieur indépendant qui vérifie les comptes annuels de la BEAC et la Cour des comptes de la CEMAC qui examine l’efficience de sa gestion.
La question de la transparence dans la gestion de la politique monétaire
La question de l’information est importante en sciences économiques. Certains économistes pensent que plus il y a d’informations, mieux les agents économiques font de bonnes anticipations. En effet, dans un contexte où la banque centrale communique plus largement sur ses objectifs, sa propre évaluation des effets de sa politique monétaire et la situation économique, alors le bien-être de la société s’en trouve amélioré. D’autres spécialistes ont fourni des contre-exemples qui démontrent qu’une plus grande transparence peut ne pas apporter d’amélioration du bien-être social (Jensen, 2002). La transparence se traduit par un ensemble de caractéristiques : un mandat légal de la banque centrale, la publication des données économiques, la divulgation des modèles et des prévisions utilisés par la banque centrale pour aboutir à ses décisions, des annonces faites sans délais, une stratégie de politique monétaire explicite, de l’information sur le processus de décision, des exposés sur la nature des perturbations économiques et des erreurs de politiques économiques qui affectent la transmission de la politique monétaire. Sur le plan empirique, les différentes évaluations relatives à la transparence mettent en évidence son impact sur la réduction de la variabilité de l’inflation ainsi que celle de la production (Eijffinger et Geraats, 2006 ; Eichengreen et Dincer, 2008).
L’élargissement de la marge de manœuvre des dirigeants de la BEAC dans la conduite de la politique monétaire, consacré par les nouveaux statuts, a rendu plus urgente l’obligation de transparence et de responsabilité. Des efforts restent toutefois à faire pour rendre plus lisible la stratégie monétaire de la BEAC. Si elle a fait preuve d’une transparence opérationnelle notamment à travers la publication des opérations qu’elle mène, la transparence procédurale, économique et politique reste cependant très limitée. Elle exige que la BEAC fournisse au public et aux marchés toutes les informations utiles concernant sa stratégie, ses analyses et ses décisions de politique monétaire, ainsi que ses procédures. La structure de ses instances délibérantes doit, dans la mesure du possible, être rendue publique, leurs décisions devant être communiquées dans des délais raisonnables. Des déclarations périodiques doivent être publiées sur les progrès accomplis dans la poursuite des objectifs de la politique monétaire. Des rapports périodiques doivent être publiés sur l’état d’avancement de la mise en œuvre des politiques. Mais dans la réalité, le processus de prise de décisions et les prévisions que la BEAC fait à moyen terme de la situation économique sont très opaques. En outre, elle ne publie pas les minutes de ses réunions, ni n’annonce ses prévisions de taux à moyen terme, ce qui n’est pas de nature à renforcer la visibilité de son comportement futur.
Au niveau des objectifs, la BEAC n’est que partiellement transparente. En effet, selon Geraats (2002), la transparence sur les objectifs fait référence à la manière dont ces derniers sont affichés, ainsi qu’aux arrangements institutionnels qui les accompagnent. Certes, l’objectif de la BEAC est clairement identifié dans les statuts de 2007, mais en ne publiant pas une définition claire de l’objectif de stabilité monétaire, les autorités ne donnent pas un contenu précis à son mandat. Sa responsabilité peut ainsi être mise en cause à propos du non-respect d’un objectif clair et quantifié. Bien que cet objectif soit contestable au sein de la BEAC, il est impératif de lui définir une cible, ou une valeur de référence à atteindre. Cependant, la transparence des banques centrales pourrait également engendrer des effets pervers en suscitant une grande volatilité des anticipations d’inflation et qui doivent être limités. Pour Cukierman (2009), en effet, un niveau élevé de transparence est susceptible de faciliter l’exercice d’une influence politique et de compliquer la réalisation de l’objectif de stabilité.
Les aménagements relatifs à la gouvernance dans la CEMAC
L’efficacité de la politique monétaire conduite par la banque centrale est aussi conditionnée par l’environnement dans lequel elle exerce son action. À cet effet, deux contraintes peuvent être relevées. La première concerne l’environnement des affaires et le processus d’intégration régionale. La seconde est liée à la question de la non-optimalité de la zone BEAC qui rend difficile l’articulation entre les politiques budgétaires nationales et la politique monétaire commune dans le cadre d’un policy mix.
La question de l’environnement des affaires et de l’intégration économique sous-régionale
La CEMAC est une sous-région caractérisée par un mauvais environnement des affaires qui limite le développement du secteur privé. En effet, les statistiques montrent qu’en moyenne, les pays de la CEMAC sont classés parmi les derniers sur tous les critères définis par le rapport Doing Business de la Banque mondiale. Pourtant, l’environnement des affaires joue un rôle fondamental dans la définition et la conduite de la politique monétaire et pourrait expliquer le rationnement de crédit observé dans la zone depuis plusieurs années en raison de nombreuses asymétries d’information qu’il contribue à créer.
Malgré les différentes mesures prises au niveau communautaire et national pour améliorer l’environnement des affaires, les avancées sont faibles et appellent une réaction si l’on veut favoriser l’émergence d’un secteur privé capable de contribuer à la diversification des activités productives. En effet, les faits stylisés sur l’évolution et la structure du commerce de marchandises en Afrique montrent que le commerce intra-africain est peu développé, malgré la longue histoire de l’intégration régionale. Par exemple, entre 2004 et 2006, les exportations intra-africaines ont représenté 8,7 % des exportations totales de la région. Les importations intra-africaines, quant à elles, ne dépassaient pas 9,6 % des importations totales (Cnuced, 2008). Pourtant, plus des trois quarts des échanges commerciaux intra-africains s’effectuent au sein des accords commerciaux régionaux (ACR). Parmi ces derniers, ceux de l’Afrique centrale (Communauté économique des États de l’Afrique centrale – CEEAC13 –, CEMAC) présentent les plus mauvais résultats. À titre d’illustration, la valeur moyenne des exportations au sein de la CEMAC entre 2004 et 2006 était la plus faible de tous les ACR considérés, puisqu’elle se situait à moins de 1 % des exportations totales des membres en raison notamment de la faible diversification, de la mauvaise qualité des infrastructures…
La question de l’optimalité de la Zone franc et du policy mix
Les faits stylisés montrent que la Zone franc ne constitue pas une zone monétaire optimale aussi bien sur la base des critères exogènes qu’endogènes (Bénassy-Quéré et Coupet, 2005 ; Zhao et Kim, 2009). En effet, la mobilité des facteurs de production, notamment le travail, est faible, les économies sont faiblement diversifiées et fortement extraverties, les échanges sont faibles, la nature des chocs est asymétrique et, par conséquent, les cycles sont très peu synchronisés. Dans un tel contexte, l’efficacité de la politique monétaire est fortement contrariée dans la mesure où les canaux de transmission traditionnels deviennent inopérants. De plus, dans le cadre d’union monétaire, cette situation rend d’autant plus difficile la coordination des politiques budgétaires et monétaires que les principales variables macroéconomiques dépendent en réalité autant de ces deux autorités (budgétaire et monétaire) que de la nature des forces qui s’instaurent entre elles. Dans cette optique, la rivalité de leadership au sein d’une union monétaire pourrait empêcher la mise en œuvre d’un policy mix approprié ou son ajustement autour du cycle économique (Demertzis et al., 1999). En affaiblissant ainsi l’efficacité des politiques, ces conflits contribueraient à faire dévier les résultats des cibles fixées par les différentes autorités. Aussi longtemps qu’elles ne coopéreront pas, la politique budgétaire se révélera inefficace pour réduire le déficit en période de récession. Elle contribuera plutôt à le creuser davantage et à élever les taux d’intérêt (Nordhaus, 1994). Le biais de déficit mis en relief par Buti et al. (2001) émergerait de ce cadre non coopératif lorsque les gouvernements, confrontés aux restrictions budgétaires, cherchent à stimuler la production au-delà de son niveau naturel. La gestion du policy mix entraînerait alors une stabilisation inappropriée des chocs si en plus de cette absence de coopération, la politique monétaire poursuivie par la banque centrale ciblait exclusivement l’inflation, comme c’est actuellement le cas dans la majorité des pays, et les politiques budgétaires nationales la production (Andersen, 2005).
Fort de cela, les autorités de la CEMAC ont mis sur pied un dispositif de surveillance multilatérale afin de discipliner les différentes politiques budgétaires nationales. Ce dispositif se décline en un ensemble de critères et indicateurs macroéconomiques que doivent respecter les différents États membres de la CEMAC. Malgré sa simplicité apparente, il souffre néanmoins de sérieuses critiques (Avom, 2007 ; N’Kodia, 2011). Par exemple, l’assiette fiscale, principale source de recettes, est non seulement étroite, mais aussi bien plus difficilement saisissable en raison de la porosité des frontières, de l’importance des activités informelles et de la faiblesse de fonctionnement des administrations fiscales et douanières (Avom, 2011). Finalement, ce critère crée un biais procyclique de la dépense publique pendant les récessions plus fort que dans les autres pays africains (Guillaumont Jeanneney et Tapsoba, 2009)14. Afin de remédier à ces inconvénients, les autorités de la sous-région devraient orienter leurs efforts vers un objectif d’équilibre structurel qui vise à annuler les effets des fluctuations conjoncturelles de l’activité sur le solde des finances publiques, au lieu de se focaliser sur le solde budgétaire de base en vigueur.
Ainsi, pour permettre désormais aux politiques budgétaires des pays de la CEMAC de jouer leur rôle contracyclique, les autorités de la sous-région disposent d’une référence mondiale en la matière : la règle de l’excédent budgétaire structurel adoptée par le Chili depuis 2001, qui consiste à dégager chaque année un excédent structurel de 1 % du PIB. En conséquence, les pays de la CEMAC gagneraient également à associer au nouveau critère d’équilibre budgétaire structurel une disposition qui les contraindrait à dégager un excédent budgétaire structurel, du moins pendant les périodes d’expansion.
L’autonomie d’une banque centrale apparaît comme un gage fort dans la conquête de la crédibilité basée sur l’engagement anti-inflationniste des autorités monétaires. Dans la quête de cette autonomie commencée à la fin des années 1980, la BEAC a réalisé des progrès notables. Néanmoins, il s’avère que les efforts déployés n’intègrent pas suffisamment les récentes avancées de la réflexion théorique relative à la politique monétaire moderne et se situent en conséquence en deçà des standards internationaux des banques centrales jouissant d’une véritable autonomie.
Afin de faire face au défi majeur de consacrer une véritable autonomie à la BEAC, les autorités de la sous-région sont appelées à trouver des réponses satisfaisantes et définitives aux problèmes de gouvernance qui se posent au sein de la BEAC et au niveau de la CEMAC en procédant aux aménagements spécifiques à chacune des institutions. Les aménagements relatifs à la gouvernance de la BEAC concernent la gestion interne de cette institution et la transparence dans la gestion de la politique monétaire. En premier lieu, ils nécessitent d’instituer un mécanisme qui oblige la BEAC à rendre compte de son action sur sa politique monétaire, les missions et les objectifs financiers qui lui sont assignés et finalement les ressources qui lui sont allouées. En second lieu, l’élargissement de la marge de manœuvre des dirigeants de la BEAC dans la conduite de la politique monétaire, consacré par les nouveaux statuts, a rendu plus nécessaire qu’auparavant l’impératif de renforcer la transparence au sein de cette institution. En conséquence, des efforts considérables restent à faire pour rendre plus lisible la stratégie monétaire de la BEAC à travers des actions de communication appropriées.
Les aménagements relatifs à la gouvernance de la CEMAC, quant à eux, requièrent tout d’abord de mettre en place des dispositions propices à améliorer l’environnement des affaires et de renforcer parallèlement le processus d’intégration économique sous-régionale. Ensuite, dans la mesure où cette union ne constitue pas une zone monétaire optimale, la difficile articulation entre les politiques budgétaires nationales et la politique monétaire commune dans le cadre d’un policy mix impose une redéfinition des critères et des conditions d’application du dispositif de la surveillance multilatérale.