Les solutions de gouvernance permettent de résoudre des problèmes fondamentaux de coopération dans les structures complexes que sont les sociétés par actions. Dès le Moyen-Âge, à Toulouse et à Montauban, des moulins à blé sur la Garonne et sur le Tarn sont organisés sous la forme de sociétés par action (Sicard, 1953). Ils fonctionneront jusqu'au xixe siècle avec des outils typiques de la société par actions : actions librement négociables, responsabilité limitée, conseil d'administration, auditeurs des comptes, assemblée générale des actionnaires, versement de dividende et mécanismes de recapitalisation. Ces entreprises ont trouvé des solutions de gouvernance pour faire face aux divers conflits inhérents à la séparation entre propriété et contrôle décrits, par exemple, dans Tirole (2001). En utilisant les cadres théoriques récents, nous décrivons l'émergence et le fonctionnement de la gouvernance de ces moulins occitans1.
Les moulins toulousains du Bazacle et du Château Narbonnais forment deux compagnies créées en 1372 et 1373 à la suite de la fusion définitive de différents moulins indépendants situés aux extrémités nord et sud de la ville. Les premières mentions de ces moulins remontent au xie siècle. Reconvertie dans la production d'électricité à la fin du xixe siècle, la compagnie des moulins du Bazacle deviendra une société par actions classique, cotée en bourse qui sera nationalisée en 1946 lors de la création d'EDF. Les moulins du Château Narbonnais, en grande difficulté économique après un incendie, sont rachetés par la ville de Toulouse en 1910. À Montauban, deux moulins dont les parts s'échangent depuis 1235 fusionnent en 1574, puis en rachètent un troisième en 1660 donnant naissance à la Compagnie des trois moulins. Cette société est dissoute en 1935 lorsqu'une partie de ses actifs est rachetée par la Compagnie réunie de gaz et d'électricité, une entreprise lyonnaise qui sera elle aussi nationalisée en 1946 (Ferré, 1935). De l'électricité est toujours produite aujourd'hui sur les sites toulousains et montalbanais.
Nos analyses se basent principalement sur les documents publiés par Germain Sicard pour le Moyen-Âge, mais aussi sur des archives postérieures (1500-1900) notamment les procès-verbaux des assemblées générales d'actionnaires2.
Après avoir présenté le cadre institutionnel et l'apparition de ces sociétés, nous décrivons comment un système sophistiqué de gouvernance s'est mis en place. Améliorer la gubernatione est d'ailleurs la motivation indiquée dans la charte de fusion de 1372 au Bazacle. Cet article présente ensuite l'établissement d'une démocratie actionnariale, la mise en commun d'un capital et le fonctionnement quotidien du gouvernement de ces entreprises.
L'Émergence de sociétés par actions
dans l'Occitanie médiévale
Contexte institutionnel
Le droit de propriété est un préalable indispensable au développement de la société par actions. Il est fréquemment fait l'hypothèse que ces droits n'étaient pas bien établis avant le xviie siècle (North et Weingast, 1989). Les moulins occitans témoignent au contraire d'un système légal protégeant très efficacement cette propriété pourtant fragile car il s'agissait de droits sur une rivière qui, par nature, et selon le droit romain, est un bien public.
Dans le Toulouse médiéval, l'inféodation est un contrat fréquent de location perpétuelle qu'un propriétaire peut consentir ou même sous-consentir devenant ainsi seigneur ; noblesse et seigneurie sont deux concepts distincts3. En échange de ce transfert de propriété, le seigneur reçoit une rente annuelle (cens), un droit en cas de vente ou de mise en gage et une indemnisation en cas de litige sur le bien. En contrepartie, le seigneur garantit une jouissance paisible assurant un suivi du propriétaire légitime et organisant un procès en cas de litige4. Le vassal peut jouir et revendre librement le bien, ici moulin ou part de moulin.
Rapidement, dans le cadre des moulins, le paiement de ces différents droits tombe en désuétude par la chute de leur valeur réelle. Ainsi, au Château Narbonnais, le cens annuel d'un sou toulousain représentait 11,29 grammes d'argent en 1177, mais seulement 0,66 en 1700. Le droit lié à un litige sur la propriété disparaît dans la région au xvie siècle car une justice de type publique s'est imposée.
L'inféodation des parties de rivières sur lesquelles les moulins sont établis prend la forme particulière d'un pariage. Le pariage est une forme de propriété indivise qui survit à chacun des copropriétaires. Les pariages étaient très fréquents en Occitanie pour gérer toutes sortes de biens, le plus connu étant celui établi en 1278 pour Andorre. Ces entités bénéficient du statut d'universitas5. Ainsi, en 1182, c'est à plusieurs individus, appelés « pariers », et à tous ceux qu'ils voudraient s'adjoindre que le comte de Toulouse inféode ce qui allait devenir les moulins du Château. Le terme de « parier » apparaît aussi dans l'inféodation de 1184 au Bazacle et dans celle de 1250 à Montauban.
L'inféodation du Château en 1182 mentionne explicitement la vente de moitié, tiers, quart ou autre part de moulin6. Dès les premières ventes observées au xiiie siècle, le parier apparaît libre de vendre sa part sans le consentement des autres. Par ailleurs, aucune indication ne permet de penser que le créditeur d'un parier pouvait saisir ou agir sur le moulin dont il détenait une part. Cela suggère que dès l'origine, ces pariages bénéficient de la caractéristique dite d'« entity-shielding » leur assurant une existence distincte de celle de ses membres (Hansmann et al., 2006).
C'est aussi dès l'origine que le caractère capitaliste apparaît avec une séparation de la propriété et du travail dans les moulins. Deux sur neufs pariers du Bazacle en 1177 et sept sur huit au Château en 1194 ont été ou deviendront consuls de Toulouse (Capitouls), une fonction qu'un simple meunier avait peu de chance d'exercer. Des noms prestigieux apparaissent également à Montauban.
Ces pariages étaient intégrés dans le contexte juridique plus général du droit romain en vigueur en Occitanie. Des Coutumes communales (rédigées en 1144 à Montauban et en 1286 à Toulouse) indiquaient en quelques articles ce qui différait du droit romain standard. Le cadre juridique demeura inchangé jusqu'à la Révolution. La propriété des compagnies de moulins n'est pas remise en cause par le nouveau cadre légal car c'est seulement la « féodalité dominante » qui est abolie, alors que la « féodalité contractante » est maintenue (Clere, 2005) ; les inféodations des moulins, librement contractées, appartiennent sans conteste à la seconde catégorie.
La défense du droit de propriété
La propriété des moulins sera plusieurs fois attaquée. Une première contestation apparaît dès 1177 lorsque le seigneur du Bazacle, l'abbaye de la Daurade, conteste aux pariers le droit de construire une digue. Les deux parties s'en remettent à trois arbitres qui confirment que les pariers peuvent édifier cette digue, mais accordent au seigneur une rente plus élevée et le droit d'établir des moulins supplémentaires.
En 1428, un autre procès tente de remettre en cause les droits des pariers du Château en invoquant le fait qu'en vertu du droit romain, la Garonne ne pouvait être autre chose qu'un bien public. Le même argument apparaît plus tard à Montauban lors d'un procès intenté par le syndic des marchands protestant contre les complications que la digue faisait au commerce fluvial. Les juges reconnaissent à chaque fois la validité des titres de propriété et le droit de posséder une digue sur la rivière.
L'État a également plusieurs fois voulu remettre en cause la propriété des moulins. En 1666, les agents du fisc royal constatent qu'aucun droit de mutation n'est payé sur les transactions d'actions des moulins du Château dont le roi est seigneur en succession du comte de Toulouse. Les acheteurs d'actions se voient taxés à hauteur de 12 % (le droit de mutation standard sur les fiefs à Toulouse). Les actionnaires contestent expliquant qu'une telle taxe sur les transactions condamnerait leur société à la ruine et obtiennent finalement gain de cause devant le Conseil d'État. Le juge reconnaît que le droit de mutation à percevoir est celui prévu dans le contrat d'inféodation de 1192, soit cinq sous toulzas, autrement dit, presque rien à cause de l'inflation monétaire. Face aux prétentions de l'État, le juge a donc reconnu la validité d'un contrat déjà vieux de près de 500 ans.
Les tentatives d'expropriation par l'État sont parfois plus brutales. À Montauban, l'administration fiscale conteste la propriété des moulins en 1291 et surtout en 1541. À cette date, les agents du roi saisissent même les moulins. Le Grand Conseil du Roi donnera finalement raison aux actionnaires. En 1669, l'ordonnance des eaux et forêts de Colbert affirme que l'ensemble des rivières navigables sont propriété publique. Toutefois, l'administration ne peut remettre en cause les propriétés obtenues avant que les biens de la couronne n'aient été rendus inaliénables en 1566. Nos trois moulins font donc reconnaître l'antériorité de leurs droits. Aujourd'hui encore, EDF produit de l'électricité sur ces emplacements en pleine propriété (et pas sous concession) en vertu des inféodations antérieures à 1566. Le système juridique a donc préservé des droits de propriété depuis maintenant 900 ans.
Paradoxalement, les droits de propriété seront moins bien défendus au xxe siècle. La nationalisation du Bazacle et de l'entreprise propriétaire des moulins de Montauban à l'occasion de la création d'EDF ressemble fortement à une expropriation mal indemnisée. Les propriétaires ont reçu des obligations à taux fixe, alors que les trois années suivantes, l'inflation atteint plus de 50 % par an en France réduisant de près de 90 % la valeur réelle de l'indemnité.
Au final, les moulins occitans ne confirment pas la vision « northienne » classique des droits de propriété faiblement défendus, et donc entravant la sophistication financière et le développement dans la France d'avant la Révolution. Au contraire, ces droits solidement assurés vont permettre l'apparition de sociétés par actions.
La société par actions comme solution
À Toulouse et Montauban, les moulins sont soumis à une réglementation municipale qui fixe le droit de mouture à 1/16 (décision des Capitouls de Toulouse de 1152, droit mentionné dans les statuts de Montauban en 1144). Dans ce contexte, une manière efficace d'augmenter la productivité consistait à répartir les coûts fixes entre moulins. Mais cette répartition impliquait des coûts de transaction entre les différents moulins qui finalement disparaîtront grâce à la fusion perpétuelle. Ces fusions entre différents moulins pour former des compagnies peuvent être interprétées avec la théorie de la firme (Coase, 1937) selon laquelle une entreprise a intérêt à réaliser les opérations en interne lorsque les coûts de transaction externes surpassent les bénéfices d'un achat sur un marché compétitif.
Une première étape dans l'approfondissement de la coopération est une assurance mutuelle, perpétuelle et engageant les successeurs, signée au Château en 1194 : en cas de destruction d'un moulin, il sera reconstruit grâce aux revenus de ceux restants (Sicard, 1953, p. 153). Progressivement, les activités communes que sont l'entretien de la digue ou la gestion des procès prennent de l'importance. Plusieurs fois (au Château en 1296 ou au Bazacle en 1367), l'activité de meunerie est aussi mise en commun à travers la location de l'ensemble des moulins à un unique fermier. Au Bazacle, un élément commun important réside dans la lourde pénalité infligée en 1367 (1 000 livres comparés à une valeur totale de 13 280 livres en 1372) à l'ensemble des pariers. Le paiement de cette pénalité révèle l'existence d'une entité indépendante des actionnaires car les pariers frappés n'étaient pas forcément ceux en place lorsque la faute avait été commise (Sicard, 1953, pp. 109-113 et p. 302).
Ces coopérations renforcées aboutissent finalement à des fusions temporaires, puis perpétuelles. Au Château, l'ensemble des moulins sont détruits en 1346, facilitant une union temporaire après reconstruction, qui deviendra perpétuelle en 1373. Au Bazacle en 1369, le management est unifié pour deux années. Puis en 1372, les douze moulins fusionnent dans une seule société. Le contrat de fusion est toujours conservé aux archives départementales. Un groupe de pariers se nommant « major et senior pars » (un terme de droit canon) décide d'unifier leurs propriétés pour « améliorer la gouvernance, conservation, tuition et défense des moulins ». Le terme gouvernance (gubernatione dans le texte) est donc explicitement mentionné comme motivation première de la fusion. Les propriétaires de chaque moulin reçoivent huit uchaux de la nouvelle société7. Afin de compenser les différences de valeurs entre moulins, trois pariers sont désignés pour estimer les valorisations respectives. Les actionnaires dont les moulins ont une valeur inférieure à la moyenne versent une soulte à ceux dans la situation inverse.
À Montauban, les motivations de fusion sont différentes car il n'y a pas d'activité commune (les trois moulins initiaux sont installés à des endroits différents sur le Tarn), mais plutôt des difficultés partagées. Deux moulins s'affrontent dans un long procès (1507-1532), puis sont partiellement détruits lors des conflits religieux en 1562 (Montauban est un haut lieu du protestantisme) et par des inondations en 1566 et 1573. L'année suivante, ils décident finalement de fusionner ne reconstruisant qu'un moulin en utilisant les matériaux de l'autre. Cette compagnie fusionnera avec un troisième moulin en 1660 pour bénéficier d'économies d'échelle.
Le seul autre cas connu de moulins organisés sous une forme similaire est mentionné à Moissac par le jurisconsulte Troplong (1843) commentant le droit des sociétés8. Pourtant la meunerie était une activité présente partout en France. Bien que répondant à un besoin universel, la meunerie prends des formes variables. Dans la France du Nord, la société est fortement structurée par la féodalité : un puissant seigneur impose l'usage d'un moulin commun à toute la zone sous son contrôle ; le revenu du moulin banal fait partie des diverses taxes perçues par le seigneur en contrepartie des services publics qu'il assure. Cela permet la réalisation de moulins peu nombreux, mais puissants et techniquement évolués. À l'inverse, dans le sud de la France, à la féodalité bien plus superficielle, d'innombrables moulins médiocres sont installés dès qu'une modeste chute d'eau le permet (Parrain, 1965). Cette diffé rence apparaît clairement lors d'une enquête de 1809 sur le nombre de moulins de chaque département. Le Gers dispose d'un moulin pour 160 habitants, alors que la productivité de chaque moulin de l'Yonne permet de nourrir 710 personnes (Rivals, 1984). Par ailleurs, partout en France, certaines institutions religieuses sont propriétaires de moulins importants pour lesquels elles disposent de moyens d'investir.
Au-delà de la meunerie, il est difficile de comprendre pourquoi ce mode d'organisation ne s'est pas répandu à d'autres activités comme cela s'observera quelques siècles plus tard en Europe du Nord. Tout d'abord, il est nécessaire de reconnaître les limites de nos connaissances sur ces périodes anciennes. D'autres entreprises organisées de la même manière peuvent avoir existé sans laisser d'archive. C'est la nature pérenne de l'actif principal, la chute d'eau, qui explique la durée de vie exceptionnelle de nos entreprises meunières permettant à leurs archives de parvenir jusqu'à nous. Ensuite, une hypothèse fiscale peut être avancée. Tout immeuble (c'est-à-dire actif ancré dans le sol) détenu sous la forme de fief, forme commune de propriété, implique que des droits de mutation (lods et ventes) soient versés au seigneur en cas de vente ; c'est ce droit que les agents de l'État tentent de faire payer en 1666. Ce droit, de 12 % à Toulouse, était souvent de 20 % dans la France du Nord (le quint). Un tel niveau de taxation dissuade tout projet de société par actions négociables, les actions étant à l'époque considérées comme des immeubles à l'image des moulins qu'elles représentaient. Cette explication n'est toutefois pas totalement satisfaisante car un seigneur pouvait très bien concéder des droits plus faibles pour favoriser l'activité, comme le firent le Comte de Toulouse et l'abbaye de la Daurade au xiie siècle.
Démocratie actionnariale
Des actionnaires sur un pied d'égalité
La propriété commune d'un actif est rendue délicate par le risque de comportement opportuniste de certains (Hart et Moore, 1990). Les pariers mettent en place différents outils pour éviter que les défauts de la fusion ne l'emportent sur les avantages. Le premier risque est qu'un actionnaire demande la dissolution de la société arguant que le droit romain, tout comme notre actuel droit civil, dit que nul ne peut être contraint à rester en indivision. Ce risque juridique est aisément résolu par une renonciation spéciale des pariers lors des fusions comme couramment pratiqué pour toutes les formes de pariages (Débax, 2012).
Lors de la fusion, les pariers s'engagent à être tous traités sur un pied d'égalité en renonçant à tout droit particulier. La charte de fusion du Bazacle de 1372 expose ainsi que « ceux ayant des droits obtenus du roi, du Pape ou autres, les habitants des bastides, les soldats combattants ou guerroyant contre les compagnies en Occitanie, ceux allant en Terre Sainte et tous les autres canons ou civils, de Dieu ou des hommes, nouveaux ou anciens, publiés et non publiés, écrits ou non écrits, usages, coutumes, statuts, privilèges, dans son ensemble ou en partie, renoncent à tout droit particulier ». Les archives ne permettent pas d'identifier le moindre cas où un actionnaire ait pu tirer profit de son statut bien que le contexte social pût y sembler favorable. Même le roi de France, actionnaire du Château, se plie aux règles communes. Ces engagements écrits semblent donc avoir été suffisants pour permettre une coopération non faussée.
L'assemblée générale
L'assemblée générale constitue le principal outil mis en place pour réduire les conflits d'intérêts induits par la propriété commune. L'esprit des statuts et la pratique documentée dans les archives montrent que les agents du moulin, tout comme les administrateurs représentants les actionnaires, ne disposent que d'une latitude limitée. C'est seulement au cours de ces assemblées que les décisions importantes peuvent être prises. Le mécanisme de l'absence de free-cash flow garantit cette domination de l'assemblée générale (cf. infra). En effet, pour engager toute dépense non prévue en assemblée générale lors du vote de la taille, il est nécessaire de réunir une nouvelle assemblée générale et d'obtenir une contribution supplémentaire.
L'origine de cette assemblée se trouve dans des pratiques féodales. La sentence arbitrale de 1177 déjà évoquée prévoit une assemblée de parier pour donner son avis au seigneur avant qu'il n'autorise de nouveaux moulins au Bazacle. Un autre conseil de douze propriétaires est organisé par le seigneur en 1184 pour résoudre un conflit sur le paiement des coûts de maintenance de la digue. Ce recours fréquent à des conseils pourrait s'expliquer par le fait que le seigneur est ici une institution religieuse donc habituée à ce type de solutions.
Ce conseil devient ensuite permanent et général. En 1308, une règle de majorité est mentionnée dans les documents d'un procès tout comme lors de la fusion de 1372. Mais la première mention explicite d'un cosselh general dels senhors paries dels molis del Castel Narbones de Tholosa am gran deliberacio apparaît en 1417 dans le premier statut signé au Château, à notre connaissance, le statut d'entreprise le plus ancien dans le monde. Les décisions sont prises selon la règle « un homme – une voix », classique dans les instances de représentations médiévales.
L'utilisation de la règle un « homme – une voix » rejoint d'autres observations. Selon Hilt (2008), beaucoup d'entreprises new-yorkaises du début du xixe appliquaient des règles différentes de la règle « une action – une voix » afin de protéger les petits investisseurs. Pour Hansmann et Pargendler (2013), cela s'explique par la nature de « bien public » des actifs concernés que l'on souhaite protéger d'un actionnaire dominant. La Banque de France ou le Crédit foncier avaient également ce type de règle (« un homme – une voix » dans une assemblée réunissant seulement les 200 plus gros actionnaires ; règle inspirant le concept des « 200 familles »).
Ces règles de vote s'affineront ultérieurement. Au Bazacle, en 1639, il faut au minimum une demi-action pour pouvoir participer à l'assemblée générale. Depuis 1618, il faut assister à la présentation du sujet en question pour pouvoir prendre part au vote. En 1771, au Château, un document est imprimé pour préparer le vote afin que « chacun puisse former son opinion en avance ».
Mettre du capital en commun
Limitation de l'aléa moral
À Toulouse comme à Montauban, un système original limite l'aléa moral en retirant l'essentiel des flux financiers des mains des dirigeants. Le chiffre d'affaires des moulins, principalement constitué du prélèvement de 1/16 sur les grains apportés à la mouture, est versé directement aux actionnaires dès que les greniers sont pleins. Une opération appelée « partison » qui intervient environ une fois par mois. L'entreprise ne conserve que les revenus secondaires tirés de la location de certaines meules ou des droits de pêche. Les dépenses de l'entreprise sont en général supérieures à ces revenus secondaires nécessitant pour les actionnaires de réinvestir une partie des revenus sous la forme d'une contribution annuelle appelée « taille ». Son montant est fixé lors de chaque assemblée générale et peut être augmenté en cours d'année en cas de dépense imprévue.
Ce système, qui se met probablement en place au xve siècle (à la fin du xive les moulins conservaient une part du blé pour payer les dépenses), est une solution radicale au problème du free cash-flow identifié par Jensen (1986). Les dirigeants doivent justifier toute dépense future avant de collecter les ressources nécessaires contrastant avec la pratique actuelle dans laquelle les actionnaires ne reçoivent qu'un cash-flow résiduel. Ce système prend fin avec les Assignats car l'inflation empêche d'établir des montants prévisionnels. La taille est alors fixée en pourcentage des partisons avant d'être remplacée par le paiement d'un dividende standard en 1843 au Bazacle et seulement en 1881 à Montauban.
Responsabilité limitée
Un inconvénient important de ce système est qu'un actionnaire peut refuser d'apporter la contribution votée. En temps normal, c'est-à-dire quand la valeur du blé reçue est supérieure au montant de la contribution, l'entreprise peut recouvrir la dette en arrêtant les versements à l'actionnaire mauvais payeur. Mais cette solution est inefficace pour recouvrir une forte taille ou lorsque le moulin est arrêté en attente de réparation. L'entreprise peut alors vendre aux enchères les parts de celui qui n'a pas apporté sa contribution. Cette procédure de saisie-vente aux enchères semble déjà pratiquée dès 1369 (Sicard, 1953 et 2015).
Cette possibilité de saisie-revente des actions assure la responsabilité limitée des actionnaires. Il n'est pas possible de demander aux actionnaires de contribuer au-delà de leurs apports. La responsabilité limitée est donc apparue assez naturellement au xve siècle dans le cas des moulins. Elle sera bien plus délicate à obtenir pour les compagnies des Indes quelques siècles plus tard (Gelderblom et al., 2013). Elle a longtemps été pensée inatteignable par de simples contrats privés, mais comme étant nécessairement un privilège accordé par l'État (Hansmann et Kraakman, 2000) à travers ce que les Anglais nomment « incorporation ».
Pour les moulins, la responsabilité limitée semble émerger du contexte féodal. Le propriétaire d'un fief est toujours libre de l'abandonner (déguerpir est le terme juridique) permettant au seigneur de l'inféoder à nouveau. Dans notre cas d'un fief détenu sous forme de pariage, le nouveau feudataire doit payer la taille arriérée. Ce processus est explicite en 1331 lorsque vingt-six pariers renoncent à contribuer aux réparations à la suite d'une crue destructrice. Le seigneur, ici le roi, ré-inféode à cinq nouveaux pariers (des changeurs) les actions abandonnées. Nous pouvons conjecturer qu'avec le retrait graduel du seigneur, le moulin assure par lui-même cette forme de transfert de propriété. D'autant que la coutume de Toulouse prévoit la saisie et la revente des actifs des mauvais payeurs après approbation par les Capitouls (Castaing-Sicard, 1959).
Apport en capital
Plus tard, le principe de la vente aux enchères des parts des actionnaires ne payant pas leur contribution sera validé par un arrêt du Parlement de Toulouse. Mais ce dernier imposera (première observation en 1597) que le propriétaire saisi bénéficie d'un droit de rachat perpétuel (option d'achat au prix de vente augmenté de la somme des tailles versées ultérieurement par le nouveau propriétaire). Cette option de rachat diminue la capacité à trouver du capital extérieur : qui prendrait le risque d'investir dans le rachat d'action, alors qu'il peut être dépossédé en cas de succès ?
Nos moulins font preuves de flexibilité et de créativité pour trouver des solutions. Les uchaux saisis peuvent rester propriété de la compagnie sans être vendus aux enchères (dès 1365 des compagnies sont parfois propriétaires de certaines de leurs propres actions). Mais cette solution implique que les autres actionnaires contribuent aux dépenses à la place des actionnaires saisis. En 1597, pour éviter ses effets dissuasifs sur de nouveaux investisseurs, le Bazacle obtient du Parlement que l'option de rachat ne puisse pas être exercée avant trente ans.
Mais en situation extrême, des solutions ad hoc sont trouvées pour injecter des capitaux suffisants. En 1643, les moulins du Château sont reconstruits grâce à 50 000 livres apportées par un groupe de seize investisseurs qui obtiennent des droits spécifiques sur la gouvernance et des actions particulières garantissant un intérêt fixe prioritaire pendant six ans (actions duales). Soixante ans plus tard, ce sont les moulins du Bazacle qui, après cinq années d'inactivités, sont reconstruits par un ingénieur en échange de la moitié des actions, dans une opération proche d'un leverage management buy-in. Des financiers genevois apporteront une partie des capitaux pour que la mouture reprenne enfin en 1720.
Côté dette, des obligations (terme désignant le contrat dans lequel une personne s'oblige à rembourser une certaine somme) sont déjà émises par certains moulins de Toulouse avant les fusions de 1372 et 1373. L'émetteur est la compagnie sans aucune mention d'une responsabilité individuelle des actionnaires ; cela contreviendrait à leur nature d'universitas. En 1711, une sorte de Chapter 11 est obtenue par les moulins du Bazacle alors en difficulté pour reconstruire leur chaussée, les protégeant de tout recours de la part de leurs créanciers jusqu'en 1722.
Modernité et originalités
de la gestion quotidienne
Déléguer l'administration
La séparation entre propriété et contrôle permet de confier la direction aux plus compétents et d'allouer le risque à ceux les mieux à même de le porter. Dès le xiie siècle, les pariers sont habitués à déléguer leur pouvoir à certains d'entre eux pour signer un acte pour le pariage ou dans le cadre d'un procès ; par exemple, au Château en 1234, cinquante-neuf pariers (y compris des femmes) signent l'achat d'une terre pour eux, les autres pariers et leurs successeurs9. À la fin du xive siècle, des agents gèrent les revenus et les dépenses, d'autres s'occupent de la trésorerie ou des procès. Mais en général, ces agents étaient eux-mêmes pariers.
Une véritable séparation propriété-contrôle intervient lorsque les aconseilhars, souvent appelés Régents, chargés de surveiller les opérations déléguées à des agents apparaissent. Le manager doit ainsi obtenir l'approbation de quatre des huit aconseilhars pour chaque décision importante. Au Château au xve siècle, différents agents (administrador de la presa et de la despensa, los regidors, gobernado de la recepta, etc.) sont en charge de l'administration de l'activité et sont distincts des représentants des pariers (Sicard, 1953 et 2015). La fonction de trésorier restera longtemps entre les mains d'un parier, alors que les autres agents n'ont pas forcément de parts dans la compagnie. Selon un arrêt du Parlement de Toulouse de 1565, un parier nommé trésorier ne peut refuser cette charge.
Pour aligner l'intérêt des dirigeants avec celui des actionnaires, différentes incitations sont mises en place. En plus d'un salaire fixe, certains agents reçoivent une rémunération variable sous la forme d'une quantité fixe de blé lors de chaque partison : leur intérêt, comme celui des actionnaires, est donc qu'un maximum de partisons ait lieu. En plus d'un revenu fixe, les employés subalternes perçoivent 1/10 du chiffre d'affaires. Ce grain servait notamment à financer la moitié des ânes du moulin. En cas de départ (ou de décès), la valeur de sa part dans les ânes revenait à l'employé (ou à sa famille). En revanche, tout employé devait s'acquitter du droit de mouture standard.
Des incitations plus intrinsèques se fondent sur la religion. Bien que cette dernière ne serve jamais à justifier des décisions, tout nouveau parier ou employé doit jurer sur les Sans Evangelis de Dieu Nostre Senhor de respecter le statut du Bazacle. À Montauban aussi, les statuts indiquent que les employés doivent jurer de faire leur devoir et de travailler au profit du moulin. Parfois Ave Maria ou Jhesus sont aussi écrits en haut des documents de l'entreprise. À la Saint-Martin, le Bazacle offrait du pain à toute la ville ; dépense dûment inscrite dans les comptes.
Surveiller le management
Les régents (administrateurs) sont au nombre de six ou huit, élus chaque année par l'assemblée générale des actionnaires. Pour chaque poste, le régent en place propose deux ou trois noms soumis au vote. Pour éviter des ruptures trop brutales, deux « vieux régents » sont également élus pour rester une année supplémentaire. Au moins deux régents sont présents à chaque partison. Ils préparent l'ordre du jour des assemblées générales et mènent les débats.
L'élection annuelle des administrateurs limite le risque d'une utilisation de cette charge à des fins personnelles ; il y a moins besoin de « surveiller les surveillants ». Cette pratique est un héritage des consuls de la République romaine qui est également en vigueur pour les élus municipaux (Capitouls à Toulouse). De plus, les régents ne peuvent engager des dépenses supérieures à 100 livres sans l'accord de l'assemblée générale et ne peuvent discuter de sujets tranchés par cette dernière. Tout parier peut devenir régent et se doit d'accepter son élection. En cas de refus, il peut se voir privé de son grain et être poursuivi en justice, comme ce fut le cas en 1571 au Château. Ici aussi, c'est le fonctionnement des élus municipaux occitans qui inspire la gouvernance des moulins.
Afin de surveiller le management, les actionnaires ont également à disposition la comptabilité des moulins qui a été pensée pour eux : la première ligne dans les revenus de la compagnie est systématiquement le montant de la taille par uchau demandé chaque année aux actionnaires afin de couvrir les dépenses. Dès 1381, ces comptes sont validés par des pariers nommés auditeurs des comptes.
L'engagement actionnarial est une troisième forme de surveillance. Dès l'origine, certains actionnaires sont des institutions qui se montrent parfois très engagées dans la gouvernance. Le Collège de Mirepoix investit une partie de sa dotation dans des uchaux des deux moulins toulousains. En 1433, il consacre un article de son propre statut à la manière de suivre son investissement dans les moulins. Le Chapitre de la Cathédrale Saint-Étienne est un autre investisseur de long terme qui défend des intérêts parfois divergents de ceux des autres pariers. Le Chapitre étant l'actionnaire principal, il souffrait donc du principe « un homme – une voie » pour les votes en assemblée générale. En compensation, il cherche à nommer un régent chaque année, ce que les autres pariers refusent lors de l'assemblée générale de 1627 rappelant qu'« aucun de ses membres n'a de privilège ». Un procès s'engage en 1660 dont l'ultime procédure aboutit à un compromis autorisant le Chapitre à nommer un régent, mais qui se doit d'être différent chaque année. Cet épisode montre que si les moulins ont réussi à empêcher toute expropriation publique, un outil public, la justice, aurait pu aider un actionnaire à imposer ses vues.
Conclusion
L'existence de sociétés par actions, très proches des nôtres, dans l'Occitanie médiévale a d'importantes implications pour la compréhension du rôle des institutions dans le processus de développement économique. Contredisant certaines vues communément admises, le contexte institutionnel présentait différentes vertus favorisant l'activité économique. Du xiie au xxe siècle, les droits de propriété des actionnaires n'ont jamais été remis en cause. Les actionnaires sont traités sur un pied d'égalité y compris le roi de France ou les institutions religieuses. Le cadre juridique est suffisamment souple pour autoriser des adaptations comme des actions duales en 1644 ou une opération de type leverage management buy-in en 1714 afin de surmonter les crises.
Pour résoudre les intemporelles difficultés de coopération créées par la société par actions, les moulins ont adopté des solutions similaires à celles aujourd'hui pratiquées (assemblée générale, conseil d'administration, auditeurs des comptes, incitations, surveillance renforcée), mais parfois plus originales (mandat annuel des administrateurs, obligation d'accepter un mandat confié, principe du no-free cash flow).