Le Parlement sera saisi en 2019 d'un projet intitulé « Loi d'orientation des mobilités » (LOM). Son contenu est censé moderniser la LOTI (Loi d'orientation des transports intérieurs) votée à la fin de l'année 1982. Le changement de vocabulaire, des transports aux mobilités, est révélateur des évolutions observées au cours des dernières décennies, tant dans les pratiques des voyageurs que dans le contenu et les objectifs des politiques publiques. Aborder les unes et les autres sous l'angle des financements aide à mettre en lumière des transformations qui concernent toutes les échelles spatiales et administratives de la nation.
Nous commencerons par présenter un état des lieux des mobilités et de leurs financements à ces différentes échelles. Nous insisterons notamment sur le rôle du pouvoir périphérique et sa façon de considérer qu'une politique de transport est avant tout une politique d'infrastructures. Ces dernières se sont beaucoup développées en France au cours des dernières décennies. Les mobilités qui s'y déploient en révèlent l'importance, mais aussi les limites car les trafics ne sont pas toujours ceux qui étaient souhaités. Il en résulte des problèmes de financement de plus en plus cruciaux au fur et à mesure que s'accentue la rareté relative des fonds publics.
Cette dernière servira de fil conducteur à notre seconde partie. Elle est d'ailleurs au cœur de la LOM tant pour les « grands projets » que dans la perspective d'une tarification croissante des usages de la route. Une évolution à rebours de celle observée pour les transports collectifs urbains où s'observe au contraire une « marche vers la gratuité ».
La mobilité et son financement : état des lieux
La France reste, malgré les lois de décentralisation, un pays centralisé. Les politiques de transport sont décidées à l'échelon national, notamment en matière d'infrastructures nouvelles, comme va le montrer la LOM. Les collectivités territoriales ont pourtant un rôle important en matière d'organisation des transports collectifs, mais aussi en matière de gestion du réseau routier et de développement des réseaux autoroutiers et ferroviaires. De diverses manières, elles ont acquis un « pouvoir périphérique » (Grémion, 1976) qui a contribué à faire de la voiture individuelle le principal vecteur de la mobilité. Les routes attirent donc une majorité des financements publics, mais un rééquilibrage est en cours depuis une dizaine d'années.
Le « pouvoir périphérique » et la passion pour les infrastructures
Dans les grandes villes, depuis la LOTI (1982), les communes ou les regroupements de communes ont en charge l'organisation des transports collectifs urbains. Des plans de déplacement urbains (PDU) ont été élaborés dans les villes de plus de 100 000 habitants. Cela a donné naissance à des politiques souvent ambitieuses, comme le montre le retour des tramways ou la mise en place de lignes de bus à haut niveau de service (BHNS). Les centres-villes ont ainsi changé d'aspect, la place de la voiture a été réduite, des voies piétonnes ont été créées ainsi que des pistes cyclables. Pour financer ces politiques, les collectivités territoriales disposent d'une taxe affectée, le « versement transport » (VT), payé par les entreprises de plus de onze salariés. Il s'agit d'un pourcentage de la masse salariale, dont le montant varie selon la taille de l'agglomération, de 0,55 % (moins de 100 000 habitants) à 2,85 % (Paris et Hauts-de-Seine). À l'échelle nationale, ce VT a rapporté 8,2 Md€ en 2017, dont la moitié pour la seule Île-de-France. Cette ressource joue aujourd'hui un rôle fondamental dans le financement de nouvelles infrastructures de transport comme les métros, les tramways et les autres voies réservées pour les bus.
La route, autre infrastructure majeure, ne dispose pas d'une ressource fiscale affectée, mais cela n'a pas empêché l'automobile de demeurer le vecteur dominant des déplacements dans les espaces péri-urbains et ruraux. L'entretien du réseau routier est resté une mission centrale des collectivités territoriales.
La France dispose d'un réseau routier dense (1 074 000 km), possédé et entretenu à 98 % par les collectivités territoriales. Les chiffres méritent d'être précisés :
673 000 km de routes et de rues gérées par les communes (62,6 % du réseau) et 379 000 km de routes gérées par les départements (35,3 % du réseau)1. Cet ensemble accueille 66 % du trafic et a nécessité en 2017 des dépenses de 11,8 Md€ pour les administrations publiques locales (5 Md€ en fonctionnement et 6,8 Md€ en investissement) ;
12 000 km de routes gérées directement par l'État (1,1 % du réseau, dont 7 000 km d'autoroutes ou 2 × 2 voies). Elles supportent 19 % du trafic pour 1,2 Md€ de dépenses en 2017, dont plus de 80 % pour le fonctionnement ;
9 000 km d'autoroutes à péage gérées par des sociétés concessionnaires (0,8 % du réseau) sur lesquelles circulent 15 % du trafic.
Les différentes organisations mises en place pour gérer les routes ont été redéfinies à l'issue des lois de décentralisation de 2003. Dans le domaine routier, elles ont conduit à une nouvelle répartition des réseaux entre l'État, les départements et les communes, mais aussi à un transfert complet des moyens dont l'État disposait, y compris les moyens intervenant pour le compte des départements depuis les lois de 1982-3, qui étaient restés au sein des DDE et mis à disposition des départements. Mais ce transfert de compétences ne s'est pas accompagné d'un transfert de recettes fléchées vers la route. Au contraire puisqu'une recette des départements provenant de la route, la vignette automobile, a été supprimée en 2000. Le réseau routier des collectivités territoriales est donc financé intégralement par l'impôt. En dehors de spécificités comme les péages relatifs aux ouvrages d'art (Tunnel Prado Carénage à Marseille ou le Boulevard Périphérique Nord de Lyon), les collectivités locales n'ont pas la possibilité de mettre en place de péage sur leur réseau. La LOM pourrait changer les choses en autorisant la mise en place de péages urbains.
Les péages sont en France le propre des autoroutes concédées, lesquelles ne dépendent pas des collectivités territoriales, mais sont en grande partie un sous-produit du pouvoir périphérique. Grémion (1976) a montré comment, en cumulant les mandats d'élus locaux et d'élus nationaux au Parlement, les « notables » ont su attirer sur leur territoire les fonds nécessaires à la modernisation et au développement des infrastructures nouvelles, notamment autoroutières. La présence d'une administration centrale forte, bien relayée dans les territoires par le pouvoir des préfets, d'une part, et des élus locaux, d'autre part, a débouché dans la seconde moitié du xxe siècle sur des programmes cohérents de planification des infrastructures de transport. Ainsi, dès 1971, était établi un « schéma directeur » du réseau autoroutier où figurait également la mise aux normes du réseau routier national. Ces schémas directeurs ont été ensuite régulièrement actualisés en fonction de l'avancement des projets. Limité à quelques centaines de kilomètres en 1971, le réseau autoroutier dépassait 15 000 km au début des années 2000, dont plus de 9 000 km d'autoroutes à péage.
La concession autoroutière a non seulement permis de développer le réseau structurant, sans faire appel à l'impôt, mais également, dans un second temps, par le mécanisme de l'adossement aux concessions historiques, la réalisation de projets autoroutiers d'« aménagement du territoire » dont les trafics et les recettes perçues n'étaient pas suffisants pour financer le projet. Tout cela en échappant aux contraintes budgétaires puisqu'au début de cette pratique, aucune subvention publique n'était nécessaire. Ce mécanisme de l'adossement reste une référence pour les élus locaux qui continuent à le promouvoir. Pourtant il pose de plus en plus de problèmes car les nouveaux tronçons autoroutiers ne peuvent se réaliser que grâce à des subventions. C'est l'une des raisons pour lesquelles le contexte législatif national et la jurisprudence européenne ne permettent plus de prolonger les durées des contrats existants pour financer de nouveaux tronçons autoroutiers. La fin de l'adossement représente, pour les collectivités territoriales, un changement d'époque (Crozet, 2016), dans la mesure où les nouveaux projets se raréfient. Elles doivent se concentrer sur le réseau existant et optimiser son usage et sa maintenance.
La même situation prévaut dans le domaine du transport ferroviaire qui a connu lui aussi une forme de décentralisation avec le transfert aux régions de l'organisation des transports régionaux, les TER (loi SRU de décembre 2000). Mais les élus locaux ont aussi été fortement demandeurs de lignes à grande vitesse (LGV). Dès 1992, sur le modèle autoroutier, était établi un schéma directeur des LGV. Ce réseau, qui approchait alors les 1 200 km, a atteint, en 2018, 2 650 km alors qu'une cible de plus de 4 000 km avait été envisagée dans la loi Grenelle 1 (2009). Aucune nouvelle ligne n'est actuellement en chantier et la priorité est donnée aujourd'hui au renouvellement du réseau classique. Bien que ce dernier relève de la responsabilité de l'État, les régions sont souvent sollicitées pour financer des travaux sur les lignes les moins fréquentées. Elles représentent un tiers du réseau ferroviaire total (30 000 km), mais elles accueillent moins de 2 % des trafics. Au point que le rapport Spinetta (2018) recommandait la fermeture d'une bonne partie d'entre elles, ou leur transfert aux collectivités territoriales. Au final, pour les routes comme pour les voies ferrées, le pouvoir périphérique peut de moins en moins s'adonner à « l'ivresse des grands projets » (Salini, 2018). Une sobriété obligée les invite à se concentrer sur les réseaux existants.
Que nous apprend l'évolution des mobilités ?
L'apogée de la période des élus bâtisseurs s'est manifestée à la fin de 2003, lors d'un Comité interministériel d'aménagement du territoire (CIADT) qui établissait une longue liste de nouveaux projets d'infrastructures de transport, notamment des LGV et des autoroutes, mais aussi des aéroports comme Notre-Dame des Landes. Le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, incarnation du pouvoir périphérique des notables de Province, s'était laissé convaincre par ses collègues de l'utilité de ces projets. Pour les financer était créée une Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF) dont les ressources principales devaient provenir des bénéfices futurs des sociétés d'autoroutes, alors majoritairement publiques. Malgré la privatisation de ces dernières en 2005, et donc l'absence de ressources pérennes pour l'AFTIF, l'espoir était relancé par le Grenelle de l'environnement qui, s'il limitait les projets routiers, envisageait un fort développement du réseau et du trafic de LGV : 2 000 km de nouvelles LGV à l'horizon 2020 et 2 300 km en plus dans les années suivantes. L'heure était au « report modal », voyageurs et marchandises devaient en quelques années se reporter massivement sur les transports ferrés.
Dix ans plus tard, les évolutions n'ont pas été dans le sens souhaité. La route est restée le vecteur dominant de la mobilité. Elle assure 86 % des transports de marchandises, 87 % des déplacements motorisés de personnes (voitures et autocars) et 41 % des transports collectifs terrestres (autobus et autocars).
Comme le montre le tableau 1 (infra), en vingt-cinq ans, les déplacements en automobile n'ont progressé que de 22 %, alors que le transport ferroviaire a vu ses trafics augmenter de 48 %, grâce aux TGV (+200 %) et aux TER (+81 %). Mais le transport ferroviaire ne représente que 11 % des déplacements domestiques. Ses perspectives de développement sont limitées par l'apparition de nouveaux services routiers (auto-partage, covoiturage, autocars « Macron », etc.), d'une part, et par l'explosion du trafic aérien international, d'autre part, (+40 % depuis 2008, contre +12 % pour le TGV).
Le trafic ferroviaire a connu depuis le début des années 2000 de nombreuses déceptions. En matière de fret d'abord, il a baissé de 40 %, alors que le ministre des Transports envisageait, à la fin des années 1990, un doublement des flux à l'horizon 2015. Dans le domaine des voyageurs, des progrès ont été observés, mais ils sont très en deçà des attentes. Après avoir progressé au début des années 2000, le trafic TGV s'est pratiquement stabilisé après la crise de 2008-2009. Il n'a repris qu'en 2017, à la suite du rebond de la croissance économique, mais surtout grâce à l'ouverture de lignes nouvelles, vers Bordeaux et Rennes notamment. Avec les 650 km de nouvelles LGV ouvertes en 2016-2017, le pouvoir périphérique a obtenu en partie ce dont il rêvait déjà en 2003 puis lors du lancement du Grenelle de l'environnement. Mais l'extension du réseau de LGV est entrée dans l'ère des rendements décroissants. Avec 25 % de réseau en plus, les trafics n'ont pour l'heure progressé que de 11 %. Des questions se posent donc sur la meilleure affectation des fonds publics.
Qui finance quoi ?
Les promesses du Grenelle se sont heurtées à leurs implications financières. Comme l'a indiqué le président de la République lors de l'inauguration des lignes nouvelles le 1er juillet 2017, l'heure n'est plus au lancement de pareils chantiers. Dès le rapport de la commission Duron (2013)2, de nouvelles orientations étaient présentées, donnant la priorité, d'une part, à l'entretien des réseaux existants et, d'autre part, aux investissements dans les nœuds ferroviaires des grandes agglomérations, là où se concentrent tous les types de trafic. Depuis les gouvernements successifs ont validé cette idée que ce sont les déplacements de proximité qui doivent avoir la priorité, qu'il s'agisse des transports collectifs, là où ils ont une pertinence, ou de l'automobile qui, en zone peu dense, demeure la « colonne vertébrale des mobilités » pour reprendre une récente expression de la ministre des Transports, Élisabeth Borne.
Après l'élection présidentielle de 2017 a été créé un Conseil d'orientation des infrastructures (COI) placé, lui aussi, sous la présidence de Philippe Duron. Il a publié un rapport qui confirme la priorité à donner aux déplacements de proximité (COI, 2018). Les grands projets d'infrastructures sont limités et leur réalisation est étalée dans le temps. Ce rapport fournit aussi des données peu connues sur les coûts, marchands mais aussi non marchands, des transports. Ils intègrent les dépenses publiques, nettes des taxes perçues, et les coûts externes (insécurité, bruit, pollution, etc.). Le lecteur sera sans doute surpris de constater dans le tableau 2 :
que la route ne couvre pas tous ses coûts, mais n'est pas loin de le faire car elle rapporte plus de 40 Md€ de recettes fiscales. Pour couvrir l'intégralité des coûts, elle devrait payer 3,66 centimes de plus par passager ou tonne.km (unité kilométrique), soit seulement 14 % de ce qui déjà est payé par les utilisateurs ;
il n'en va pas de même pour le rail qui ne couvre que 25 % des coûts engendrés, notamment du fait des subventions publiques. Retirer une tonne ou un passager-km à la route fait gagner à la collectivité 3,66 centimes, mais son transfert sur le ferroviaire lui coûte 11,4 centimes.
On comprend mieux ainsi l'échec relatif des politiques de report modal, pour les marchandises comme pour les voyageurs, que ce soit pour la mobilité à grande distance ou pour les déplacements quotidiens. Dans les deux cas, la zone de pertinence du ferroviaire est limitée aux axes où une massification est possible, c'est-à-dire aux grandes zones urbaines, d'une part, et sur quelques axes ferroviaires majeurs, d'autre part. De réels succès ont été enregistrés par les premiers TGV et par les trains, RER et métros en région parisienne ainsi que par les transports collectifs au cœur des grandes agglomérations. Mais l'Insee (2016) a récemment rappelé que 80 % des navetteurs, c'est-à-dire des personnes qui travaillent hors de leur commune de résidence, se déplacent en voiture, contre 15 % seulement en transport en commun.
La route est donc le vecteur dominant des mobilités et, logiquement, elle est aussi une importante source de revenus pour les budgets publics, plus de 40 Md€ en 2017, dont les deux-tiers provenant de la TICPE (taxe intérieure sur la consommation de produits énergétiques). Notons que la TVA sur les produits pétroliers et les services de transport n'est ici pas prise en compte car ce n'est pas un impôt spécifique. Ces 40 Md€ de recettes couvrent les dépenses publiques pour la voirie qui se sont élevées à 13 Md€ en 2017. Mais il n'y a pas d'affectation à la route des ressources de la route. Ainsi, en 2017, la TICPE a rapporté 30 Md€. Sur ce total, l'État en a conservé plus de la moitié. Le reste a été transféré aux régions (6 Md€) pour les aides aux entreprises, aux départements (5 Md€) pour le RSA et la dépendance, et à l'AFITF (1,5 Md€). Du point de vue des élus locaux et nationaux, la TICPE ressemble de plus en plus à une « vache à lait » fiscale. Chacun souhaite bénéficier d'un pactole dont la taille augmente avec les hausses des taxes. Un centime de TICPE en plus rapporte environ 500 M€ par an.
La TICPE est donc déjà largement redistribuée aux collectivités territoriales, mais une fragilité paradoxale subsiste pour le financement de la route qui n'a aucune recette dédiée, à la différence des transports en commun. Cela se traduit dans l'évolution des dépenses annuelles d'investissement des administrations publiques dans le réseau routier. De 2010 à 2016, elles ont baissé de 26 % (de 14,5 Md€ à 9,2 Md€), ce qui a conduit à une dégradation de la qualité du réseau. Il est vrai que dans le même temps, les dépenses publiques d'investissement ont progressé de 44 % pour le réseau ferroviaire (de 2,8 Md€ à 4 Md€) et de 85 % pour les transports collectifs urbains (de 2,3 Md€ à 4,2 Md€). Pourtant ces modes de transport n'ont pas accru leur part de marché, alors que c'était l'objectif central de la priorité donnée aux transports collectifs. La question du financement est ainsi, plus que jamais, au cœur des politiques de mobilité.
Des infrastructures de transport aux services de mobilité : quels financements pour quelle politique ?
En juin 2017, la ministre des Transports, Élisabeth Borne, déclarait à la presse : « La contrainte budgétaire est salutaire car elle nous oblige à raisonner en termes de services de mobilité plutôt qu'en termes d'infrastructures. » On ne pouvait mieux résumer les défis auxquels sont confrontées les politiques de mobilité. Peut-on substituer à la passion coûteuse des notables pour les infrastructures de transport de nouvelles priorités à la fois moins dispendieuses et facilitant l'émergence de nouvelles mobilités essentiellement routières (deux roues, auto-partage, covoiturage, véhicules autonomes, etc.) ? Nous répondrons à cette question en l'abordant sous l'angle budgétaire. La rareté relative des fonds publics va-t-elle aider à l'émergence des nouveaux services de mobilité ? Rien n'est moins sûr.
Les nouvelles mobilités et le financement public de la mobilité
Ce qu'il est convenu d'appeler « nouvelles mobilités » résulte de la révolution digitale et de son application dans la production de services de mobilité. Les applications destinées à optimiser la mobilité se multiplient. Il devient aisé de louer pour une courte durée la voiture d'un particulier, de savoir où il y a des places de parking, des stations de vélos en libre-service (avec les disponibilités), des bornes de recharge pour un véhicule électrique tout en disposant en même temps des informations sur les transports collectifs (horaires, retards). Parce qu'elle est emblématique de ces transformations, la « maraude électronique » développée par Uber, entre autres, nous apprend aussi que la digitalisation de la mobilité n'est pas un « long fleuve tranquille » car elle bouscule les acteurs d'une profession étroitement réglementée, les taxis.
Citons aussi le succès du site de covoiturage longue distance Blablacar (plus de 1 million de voyageurs par mois en France) qui se prolongera peut-être par le développement du covoiturage dynamique, de courte distance, pour les trajets urbains et périurbains. Depuis l'été 2015, il y a eu aussi la libéralisation des services d'autocar longue distance qui ont transporté près de 8 millions de personnes en 2018. Mais leur rentabilité est encore très incertaine (Crozet et Guihéry, 2018). La SNCF a dû vendre sa filiale OUIBUS qui accumulait les pertes. Le fait que l'acheteur soit justement Blablacar laisse perplexe dans la mesure où cette société est elle-même à la recherche d'un modèle économique durable.
Avec ces nouveaux services, l'automobile, autrefois mode de transport privé, peut être transformée en mode collectif. La frontière entre transport collectif et transport individuel devient floue. Il en va de même pour la distinction entre services marchands et non marchands, mais aussi entre initiative privée et initiative publique. Face à cette nouvelle donne, les pouvoirs publics sont interpellés car de nouveaux acteurs privés affirment qu'ils peuvent prendre partiellement en charge des services qui relevaient des missions de service public et étaient de ce fait gourmands en subventions publiques.
C'est le cas des transports collectifs urbains, qui pourraient être en partie remplacés par des offres privées de covoiturage, utilisant à termes des véhicules autonomes. C'est en tout cas ce qu'ont montré des études conduites à Lisbonne, à Helsinki ou à Dublin par le Forum International des transports (ITF-OECD, 2016). Le modèle proposé laisserait exister les transports collectifs sur les axes lourds, notamment les métros et les trains. Mais la plus grande partie des bus serait remplacée par des automobiles partagées gérées par des entreprises privées devenues, sans subvention, organisateurs de transports collectifs. Ce schéma peut sembler utopique4, mais notons tout de même que c'est ce qui est en train d'émerger avec les vélos et les trottinettes électriques en « free floating », c'est-à-dire non dépendants de stations car le repérage et la prise en charge peut se faire avec un smartphone. Le fait que ces services soient proposés sans recours à des subventions publiques interpelle quand on sait qu'à Paris, chaque Vélib implique pour la collectivité un coût de près de 4 000 euros par an.
Les nouveaux services de mobilité vont-ils aider à résoudre le casse-tête du financement des mobilités ? C'est peu probable car les pouvoirs publics resteront en charge de l'entretien et de la modernisation du réseau routier, qu'il faudra sans doute adapter aux véhicules connectés (à quel coût ?). De leur côté les transports collectifs de la vie quotidienne, trains, métros, tramways et autobus, ne vont pas disparaître et vont continuer à peser sur les finances publiques, d'autant que depuis plusieurs décennies, la pratique en la matière consiste à réduire progressivement la part des coûts supportés par l'usager. Cette « marche vers la gratuité » va rendre plus aigu le besoin d'argent public.
Transports collectifs urbains : une marche irréversible vers la gratuité ?
La gratuité a été instaurée dans plus de 20 villes entre 1975 et 2011, près de 30 aujourd'hui (cf. annexe). Après avoir été l'apanage des petites villes, la gratuité concerne désormais des agglomérations de plus de 100 000 habitants comme Aubagne (2009), Niort (2017) et Dunkerque (2018). En première analyse, ces entités sont des exceptions, des villes rentières bénéficiant de fortes contributions des entreprises. Mais on peut aussi considérer qu'il s'agit de villes pionnières qui ne font qu'anticiper de quelques années les implications d'une tendance lourde : la baisse du ratio recettes commerciales sur dépenses d'exploitation (R/D). En 1975, le R/D était supérieur à 70 % dans les agglomérations françaises de plus de 100 000 habitants. Il est aujourd'hui inférieur à 30 %. Pour la région Île-de-France, si l'on décompte le remboursement de la moitié de l'abonnement par les employeurs, les usagers des TC (transports collectifs) supportent moins de 28 % des coûts de fonctionnement, un peu plus de 20 % du coût total (Rapoport, 2008).
La dégradation du R/D peut d'abord s'expliquer par des préoccupations à la fois sociales et commerciales : ne pas pénaliser l'utilisateur des TCU (transports collectifs urbains) et attirer de nouveaux clients. Dans la plupart des agglomérations, le prix des tickets et des abonnements a augmenté un peu moins que l'inflation depuis 2000. Cette quasi-stabilité en euros constants est à comparer à des hausses de 40 % pour l'eau et d'au moins 60 % pour les ordures ménagères, l'électricité ou le gaz. Mais le résultat en termes de trafic a rarement été au rendez-vous. Dans les 12 plus grandes villes de province, le nombre de voyages en TC a bien progressé de 92 % entre 1995 et 2015. Mais si l'on raisonne en nombre d'habitants constants, la hausse est seulement de 56 %, à peu près du même ordre de grandeur que l'accroissement de l'offre, mesurée en nombre de véhicules-km. La fréquentation ne progresse pas plus que l'offre, il n'y a pas de rendements croissants des transports collectifs. Or, comme dans le même temps la productivité baissait (–7 % pour les véhicules-km par agent) et que les coûts de personnel progressaient (+18 % par agent en euros constants), l'écart entre les recettes et les coûts n'a cessé de se creuser.
Nous découvrons ainsi que la marche vers la gratuité résulte d'une double fuite en avant : d'une part, au numérateur du R/D avec une tarification en baisse (recette par voyage : –30 % dans les douze plus grandes villes de province) et, d'autre part, au dénominateur avec l'accroissement des dépenses. La poursuite de ce processus conduit logiquement à présenter la gratuité comme une solution. Bien sûr, il s'agit d'une forme d'alchimie politique visant à transformer en or électoral le plomb des déficits. Mais quand le R/D tombe à 25 %, voire à 20 %, pourquoi ne pas envisager la gratuité ?
Une telle « solution » renvoie à un imaginaire de la mobilité emprunté au modèle routier en zone rurale. Elle repose sur une combinaison simple : financement par l'impôt plus régulation par la congestion. S'il est logique dans les zones peu denses, ce modèle est problématique dans les zones urbaines comme le montrent la pollution et la congestion routières. Penser la mobilité urbaine en présentant comme une solution la gratuité des TCU est donc une approche simpliste qui oublie que, dans les grandes agglomérations, toutes les mobilités motorisées impliquent des coûts pour la collectivité :
du point de vue de l'économiste, dans les grandes villes, la tarification des TC tout comme celles des automobiles est nécessaire pour échapper au carré infernal de la gratuité : usagers déresponsabilisés, saturation en heure de pointe, autorités organisatrices impotentes et dépendance à l'égard du VT, lequel pèse sur le coût du travail. Par ailleurs, le prix des TCU n'a qu'un impact très faible sur le choix modal si ne s'améliore pas durablement la qualité de l'offre. Pour cela, il est nécessaire d'investir comme le montre en Île-de-France le coûteux projet du Grand Paris Express. Les 38 Md€ d'investissements annoncés ne pourront se passer de recettes commerciales comme on l'observe à Lyon où, de 2005 à 2015, le R/D est passé de 44,3 % à 54,9 % et pourrait atteindre 70 % en 2025, ce qui permet la poursuite des investissements sur le plus important des réseaux de province ;
mais du point de vue des décideurs publics, la gratuité des TC pourrait avoir un grand intérêt : rendre acceptable un accroissement du coût de la mobilité automobile, que ce soit par la taxation, l'instauration de redevances d'usage de l'infrastructure, mais aussi la création de nouvelles taxes.
À la recherche de nouvelles ressources publiques
La route contribue fortement aux budgets publics sous la forme de taxations diverses, mais les dépenses publiques de voirie diminuent car les pouvoirs publics ont d'autres contraintes, notamment sociales et économiques. Lors des Assises de la mobilité, à la fin de 2017, il a donc été proposé de protéger la route en obligeant les pouvoirs publics à lui affecter des recettes sanctuarisées. Cette proposition conduirait à créer un organisme ad hoc, percevant une partie des recettes provenant de la route pour les redistribuer ensuite aux entités en charge de l'entretien du réseau. Logique, cette proposition a pourtant peu de chances de voir le jour, et cela pour deux raisons principales.
La première raison est le respect du principe d'unicité budgétaire. Les taxes affectées échappent au budget général et le ministère des Finances ne souhaite pas voir se développer pour les routes l'équivalent du VT ou des redevances aéroportuaires. Le pactole fiscal de la route ne doit pas être préempté.
La seconde raison est qu'une telle tentative a échoué il y a quelques années, malgré son adoption par le Parlement dans le cadre du Grenelle de l'environnement. Il s'agit de la fameuse écotaxe poids lourds (PL) que le gouvernement a abandonnée face à la protestation de nombreux transporteurs routiers. Le produit de cette taxe, rebaptisée tardivement redevance, devait alimenter l'AFITF, notamment pour aider au financement des LGV. Cette affectation indirecte d'une recette routière au secteur ferroviaire a joué un rôle dans l'opposition qui a conduit à son abandon.
Pour compenser les pertes de recettes liées à l'abandon de l'écotaxe PL et pour instaurer officiellement une taxe carbone, il a été décidé en 2014 d'accroître la TICPE. Cette dernière a ainsi rapporté (hors TVA) 33 Md€ en 2018, contre 23 Md€ en 2018. La trajectoire prévue dans le projet initial de loi de finance 2019 envisageait des hausses annuelles portant ce chiffre à plus de 40 Md€ en 2022. Le mouvement des « gilets jaunes » a obligé le gouvernement à remettre en cause ces orientations. Cette vigoureuse protestation a surpris car le coût de la mobilité automobile ne cesse de décroître dans le budget des ménages, 9 % en 2017, contre 10,2 % en 2000. Cette réduction est directement liée à la baisse relative des prix des carburants qui représentaient 3 % du budget des ménages en 2000, contre 2,3 % en 2017. Mais les moyennes cachent des situations contrastées. Pour une personne qui touche un salaire net de 1 200 euros par mois, le seul budget carburant (pour 1,5 euro le litre) représente 10 % du revenu s'il est nécessaire de faire 70 km en voiture chaque jour. En ajoutant cela aux autres dépenses incompressibles, qui représentent une part croissante du revenu (plus des deux tiers pour les revenus modestes), on comprend pourquoi une étincelle sur le prix du baril de pétrole a suffi à mettre le feu aux poudres de la frustration sociale et économique.
Il est ainsi évident que les taxes sur les carburants ont atteint leurs limites. Mais comme personne, ni les élus ni les électeurs, n'envisagent un instant de réduire les dépenses publiques, d'autres sources de financement sont envisagées.
La première source de financement serait un retour de l'écotaxe poids lourd dans une version adoucie sur le modèle d'une vignette. Son montant ne serait pas lié à la distance parcourue, ce que souhaite pourtant le nouveau projet européen d'Eurovignette, mais appliquerait l'ancienne logique d'une vignette temporelle. Elle serait payée par tous les camions, français et étrangers, à la journée, à la semaine, au mois ou à l'année. Récemment évoquée par le ministre de l'Écologie, elle a déjà suscité de vigoureuses réactions, d'autant que ses recettes ne seraient pas affectées à la route, mais plutôt à l'AFITF.
La deuxième source de financement était inscrite dans le projet initial de LOM sous la forme d'une possibilité pour les grandes agglomérations d'instaurer des péages urbains sur les modèles déjà développés à Londres ou à Stockholm. Les collectivités territoriales seraient responsables de leur mise en œuvre et elles en percevraient les recettes. Quand elle a récemment envisagé la gratuité des TC à Paris, la maire de la Capitale a aussi évoqué le péage urbain comme recette compensatoire. Mais cela reviendrait à accroître sensiblement le coût de la mobilité automobile. Les recettes commerciales des transports en Île-de-France correspondent à environ 700 euros par an pour chaque voiture immatriculée dans cette zone.
La troisième source de financement mobilise les anciennes solutions sous la forme d'un accroissement du VT. C'est ce qui s'est passé en Île-de-France récemment. Le Conseil régional ayant décidé de dézoner le Pass Navigo (2015), l'abonnement mensuel est désormais au même prix pour tous les usagers, quelle que soit la distance parcourue. Il en a résulté une perte annuelle de recettes d'un peu plus de 400 millions d'euros pour l'autorité organisatrice des transports. Elle a été opportunément compensée par une hausse du VT accordée par le Premier ministre, Manuel Valls, à laquelle a été ajouté un versement partiel de TICPE.
La quatrième source de financement est discrètement évoquée dans les derniers articles du projet de LOM. Pour trouver les fonds nécessaires à la réalisation de grands projets comme la LGV Bordeaux-Toulouse ou le Canal Seine-Nord, il est envisagé de créer des entités calquées sur le modèle de la Société du Grand-Paris (SGP). Bénéficiant de nouvelles taxes affectées (sur les bureaux dans le cas de la SGP), de telles entités peuvent ensuite emprunter pour financer les nouvelles infrastructures. Une telle solution consiste pour les élus locaux à trouver un substitut à l'impossible adossement, d'une part, et à l'abandon de l'écotaxe PL, d'autre part, en créant de nouvelles taxes.
Conclusion
Le pouvoir périphérique est donc plus que jamais à l'œuvre, tout comme la passion pour les infrastructures. Chassez le naturel, il revient au galop. Malgré les alarmes de la Cour des comptes (2017) et les promesses électorales de réduction de la pression fiscale, les politiques de mobilité comptent toujours sur l'accroissement des taxes pour financer tant le fonctionnement que les investissements dans le champ des transports. De 2004 à 2016, hors voiries routières, les dépenses des administrations publiques locales pour les transports ont progressé de 47 % alors que dans le même temps, le PIB nominal n'a lui augmenté que de 35 %.
Le financement local de la mobilité doit donc opérer des prélèvements accrus sur la richesse nationale. On aurait pu imaginer (Crozet, 2015) que cela se fasse par une entrée progressive de la route dans le champ de l'économie marchande, avec l'instauration de redevances d'usage de l'infrastructure (vignettes, péages urbains, etc.) pour l'ensemble des véhicules motorisés utilisant le réseau routier.
Ainsi la Suède et la Norvège ont développé les péages urbains. En Allemagne ou en Autriche, les poids lourds paient en fonction de la distance parcourue sur les autoroutes, sachant que par ailleurs les propriétaires d'automobiles paient une vignette annuelle. Comme ces redevances sont modulées en fonction de la puissance du véhicule, de son poids ou de l'énergie utilisée, cette tarification est un signal clair en faveur des véhicules les moins polluants.
Mais en France, échaudés par les « bonnets rouges » et maintenant par les « gilets jaunes », les élus locaux et nationaux ne sont pas incités à parler un langage de vérité aux utilisateurs des routes ou des transports collectifs. Ils préfèrent annoncer la gratuité pour ces derniers et pour les automobiles créer des réglementations environnementales plutôt que d'envisager la solution de la tarification. En matière de financement, ils recourent aux taxes (VT et TICPE) ou à l'endettement, fût-ce en l'adossant à des taxes nouvelles sur les entreprises. Comme le ras-le-bol fiscal s'exprime à chaque fois sur des cas d'espèce, mais ne s'accompagne pas d'une demande de moindre dépense publique, il faut bien trouver des solutions. L'innovation dans le champ des transports est donc aussi et souvent principalement fiscale.