Quelle est la place prise par les territoires dans les stratégies de financement et de redistribution de l'Union européenne (UE) ? Les politiques de cette dernière n'ont pas seulement vocation à définir et promouvoir de grands équilibres macroéconomiques, comme la monnaie unique ou la PAC (Politique agricole commune), qui s'appliquent à l'ensemble du périmètre européen, mais aussi elles présentent des déclinaisons beaucoup plus territoriales. C'est le cas de la Politique de cohésion, qui cible les régions et les villes et vise à favoriser la compétitivité des entreprises, la création d'emplois, la croissance économique, le développement durable et l'amélioration de la qualité de vie des citoyens. Aujourd'hui, un peu plus d'un tiers du budget total de l'UE est réservé à cette politique, pourtant relativement récente, fondée dans la seconde moitié des années 1980, et dont les objectifs et les ressources ont été périodiquement modifiés. Bien que la plupart des études démontrent que la Politique de cohésion a eu des impacts positifs sur la croissance régionale (McCann, 2015 ; Dall'Erba et Fang, 2017 ; Bourdin, 2018a), elle reste encore menacée à bien des égards. Un éventail d'universitaires, d'analystes, de praticiens et de gouvernements européens continuent à remettre en question sa logique, son organisation et son efficacité (Tarschys, 2003 ; Sapir et al., 2004). Critiques et partisans s'accordent toutefois sur la nécessité d'une modernisation, reconnaissant les faiblesses de l'approche actuelle et les défis émergents auxquels l'économie, la société et le processus d'intégration plus large sont confrontés en Europe.
Dans ce contexte de réformes et de profonds changements, il importe de revenir sur les évolutions de la Politique de cohésion de l'UE au regard des injonctions économiques et politiques sous-jacentes, et de s'interroger sur l'évolution du concept de cohésion dans le cadre des réorientations politiques ainsi opérées. On peut également s'interroger sur les dynamiques qui la caractérisent, et tout particulièrement sur son tournant territorial pris à la suite de la définition des politiques « place-based ».
La cohésion comme premier objectif de l'UE : des justifications économiques et politiques
L'Acte unique de 1986 définit trois grands objectifs que sont l'intégration, la convergence et la cohésion. Tondl (1995) souligne que le concept de cohésion est intimement lié au processus d'intégration dans l'UE et que la convergence peut être considérée comme un prérequis pour la cohésion. Cette dernière est souvent associée au principe d'équité. Malgré tout, la cohésion est souvent perçue comme un concept imprécis et nébuleux, ouvert à des interprétations multiples et parfois concurrentes, très largement multidimensionnelles (Begg, 2010). Si la définir est une tâche impossible (Wishlade et al., 2011), l'engagement de l'UE en sa faveur repose sur des raisons politiques et économiques, avec des différentes interprétations.
La justification politique de base concerne la nécessité d'agir pour réduire les disparités économiques concernant la justice sociale, la redistribution de la richesse des régions les plus riches vers les plus pauvres et la juste répartition des avantages et des inconvénients découlant de l'intégration, à partir des principes de « solidarité » et d'« équité ». De ce point de vue, elle peut être comprise comme une forme de tolérance politique des niveaux de disparités économiques et sociales existants et attendus. Une autre interprétation considère que l'utilisation du financement au titre de la cohésion vise à apaiser les inquiétudes des États membres les plus pauvres, selon lesquels une intégration économique accrue apporterait des avantages disproportionnés aux États membres plus riches, ou plus généralement dans le cadre de négociations entre les États membres et la Commission européenne sur le budget global de l'UE (Sbragia, 2010).
La justification économique est également nuancée. D'un côté, il y a la conviction que l'intégration de l'UE peut contribuer à concentrer la richesse, accroître les inégalités et avoir un impact négatif sur le progrès économique global de l'espace communautaire. L'engagement en faveur de la cohésion est donc un corollaire nécessaire à la création du marché unique et de l'Union économique et monétaire (UEM), une forme de contrepoids interventionniste à la logique dominante du marché. Cependant, au cours des deux dernières décennies, l'importance croissante des objectifs de la Politique régionale en matière de compétitivité met l'accent sur l'exploitation du potentiel régional en tant que facteur de croissance nationale davantage que sur la réduction des disparités entre régions.
Ainsi les niveaux de disparités économiques et sociales tolérables varient selon les perceptions différentes des personnes, des groupes ou des acteurs politiques. De plus, les paramètres ont beaucoup évolué au fil du temps concernant les objectifs assignés à la Politique de cohésion (cf. tableau 1 infra), sous l'effet d'une série de facteurs internes et externes (Manzella et Mendez, 2009). Les facteurs internes comprennent les processus d'apprentissage des politiques, les élargissements successifs de l'UE, l'intégration et l'unification du marché, ainsi que les négociations budgétaires. Les facteurs externes comprennent l'accélération de la mondialisation, les contextes économiques changeants, les tendances à la décentralisation institutionnelle (Torre et Bourdin, 2014) et l'évolution des théories de la Politique régionale et des paradigmes de développement (McCann, 2015).
Mise en perspective historique de trente années de Politique régionale
Au début des années 1970, la Politique régionale est à l'ordre du jour de la Communauté européenne. Les États membres souhaitent donner la priorité absolue à la correction des déséquilibres structurels et régionaux qui pourraient entraver la réalisation de l'UEM. Afin de trouver une « solution communautaire aux problèmes régionaux », la Commission européenne présente des propositions de réformes, en faveur de la création d'un Fonds de développement régional : elles sont exposées dans le Rapport sur l'Europe élargie de mai 1973, plus connu sous le nom de Rapport Thomson. Il affirme que la mise en place d'une Politique régionale communautaire est bien plus qu'un simple outil de compensation des retombées de l'intégration et que la réduction des inégalités existant entre les différentes régions et du retard des régions les moins favorisées constitue une « exigence humaine et morale de première importance ».
En 1975 est créé le Fonds européen de développement régional (FEDER). L'objectif est de corriger les déséquilibres régionaux dus (1) à la prédominance de l'agriculture, (2) aux mutations industrielles et (3) au chômage structurel. En 1988, le Conseil européen affecte 64 milliards d'ECU aux fonds structurels sur une période de cinq ans et adopte le premier règlement intégrant les fonds structurels, dont la première période de programmation débute officiellement en 1989 pour se terminer en 1993. Le contexte et les temps sont favorables au changement, notamment liés à deux facteurs interdépendants. Le premier est le Programme du marché intérieur, pivot de la stratégie de Jacques Delors pour le lancement de l'intégration européenne après « l'ère du marasme ». Le renforcement de la cohésion est présenté par la Commission européenne comme la condition sine qua non de cette initiative d'intégration ambitieuse et le message trouve le soutien de deux rapports influents parrainés par la Commission (rapports Padoa-Schioppa, 1987 et Cecchini, 1988). Le second facteur de facilitation concerne l'élargissement à la péninsule ibérique : l'adhésion de l'Espagne et du Portugal amène deux membres beaucoup plus pauvres que le reste de la communauté européenne. Préoccupés par la menace concurrentielle du marché intérieur pour leurs économies – qui souffraient déjà d'importants problèmes de développement régionaux (et nationaux) –, les deux pays présentent des arguments solides en faveur d'une politique de développement régional remaniée et jouent un rôle essentiel dans la coalition des intérêts communautaires en faveur de la cohésion.
Après l'achèvement du marché intérieur, le traité de Maastricht (approuvé en février 1992) marque un nouvel âge pour l'intégration européenne en prévoyant la création de l'UEM. Il renforce également la priorité accordée à la cohésion économique et sociale, en en faisant un objectif central de l'UE, au même titre que le marché intérieur et l'UEM. Dans ce contexte a lieu en 1993 la première série de réformes de la Politique régionale. Un nouvel instrument – le Fonds de cohésion – est introduit pour cofinancer des projets d'infrastructures dans les États membres les plus en difficulté (Grèce, Irlande, Espagne et Portugal) et les aider à satisfaire aux critères de convergence de l'UEM. En outre, la priorité accrue accordée à la cohésion dans le traité se traduit par un important coup de pouce financier (Commission européenne, 1992). Un accord sur le paquet Delors II – lors du Conseil européen d'Édimbourg en décembre 1992 – permet de doubler les ressources allouées à la Politique de cohésion pour la période 1994-1999 (soit un tiers du budget communautaire).
La réforme suivante a lieu en 1999 pour couvrir la période de programmation 2000-2006. D'une part, les réformes sont développées et convenues lors des négociations sur l'élargissement, même si le nombre exact de nouveaux États membres à rejoindre reste incertain. D'autre part, le climat économique est également difficile, avec une préoccupation croissante pour le chômage, comme en témoignent l'ajout d'un nouveau titre sur l'emploi dans le traité d'Amsterdam en 1997 et de fortes pressions sur l'assainissement budgétaire dans l'UE, en partie liées à l'introduction de l'euro. Ces conditions économiques difficiles expliquent largement pourquoi la part des fonds alloués à la Politique de cohésion pour la période 2000-2006 reste relativement stable.
La Politique de cohésion pour la période 2007-2013 doit être envisagée dans le contexte d'une combinaison de considérations politiques, économiques et financières, qui ont de profondes implications sur sa forme et son contenu (Bachtler et Wishlade, 2004). L'élargissement en 2004 à dix nouveaux États membres avec des niveaux de développement nettement inférieurs, puis l'adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie en 2007 modifient de manière significative la géographie des inégalités européennes (Bourdin, 2010), avec deux conséquences inévitables et politiquement sensibles : (1) une modification de la contribution des différents États membres au budget européen et (2) une réorientation des ressources de la Politique de cohésion de l'UE15 vers les nouveaux États membres. Un autre facteur concerne l'importance grandissante accordée à la croissance économique et à l'emploi durable dans l'UE. La stratégie de Lisbonne a été lancée en 2000, mais les performances médiocres de l'économie de l'UE et les difficultés de mise en œuvre du programme deviennent rapidement évidentes.
Le rapport Kok (2004), commandé par le Conseil européen, relance l'idée de la stratégie dite de « la croissance et l'emploi ». Un rapport indépendant dirigé par Sapir et al. (2004) et commandé par Romano Prodi ravive le débat en appelant à un recentrage majeur des dépenses de l'UE pour mieux refléter ses priorités en matière de croissance et d'emploi. Outre la suppression de la Politique agricole commune (PAC), il appelle à une réforme radicale de la Politique de cohésion en (1) renationalisant les aides européennes et en (2) remplaçant le système existant par deux nouveaux fonds : un fonds de convergence pour soutenir le renforcement des institutions et le capital humain et physique dans les pays à faible revenu (essentiellement l'Europe centrale et orientale) et un fonds de restructuration pour soutenir la restructuration économique dans l'ensemble de l'UE.
Dans le même ordre d'idées, certains États membres – en particulier les Pays-Bas et le Royaume-Uni – font des propositions visant à limiter l'appui à la Politique de cohésion aux États membres les moins développés, faute de capacités institutionnelles suffisantes pour absorber les fonds. En avril 2006, le montant total des ressources disponibles pour la Politique de cohésion au cours de la période de programmation 2007-2013 est fixé à une somme totale de 347 Md€, soit 35,7 % du budget de l'UE. Dans le cadre de cette nouvelle architecture, trois nouveaux objectifs s'imposent : convergence (80 % du budget, y compris le Fonds de cohésion), compétitivité régionale et emploi, et coopération territoriale (cf. tableau 1 supra).
Le contexte économique joue un rôle important dans le changement majeur qui s'opère pour la période 2014-2020 (Berkowitz et al., 2015). La crise économique et financière de 2008 a eu un impact considérable sur la zone euro, et en particulier sur la Grèce, l'Irlande, le Portugal, l'Italie et l'Espagne. La grave récession qui a sévi dans l'UE a porté le chômage à un niveau sans précédent, en particulier dans le sud, et creusé le fossé entre les pays dits « contributeurs nets » – ils versent plus d'argent qu'ils n'en reçoivent – et « bénéficiaires nets », un peu comme si la logique Thatcher s'était propagée (Bourdin, 2014). Le débat sur les solutions possibles divise les États membres sur l'adoption de mesures d'austérité ou plutôt de solidarité. Dans ce contexte, alors que la Politique de cohésion a permis au moins en partie d'amortir ce choc (Camagni et Capello, 2015), les négociations sur son budget sont tendues. Le raisonnement en faveur de la « place » (au sens du territoire) et de la qualité des institutions dans l'explication de la croissance inégale dans l'UE gagne du terrain et s'impose (OCDE, 2009 ; Williamson, 2009 ; Farole et al., 2011 ; Rodriguez-Pose, 2013). Le rapport Barca (2009) prône une approche davantage territorialisée de la Politique de cohésion, avec une stratégie de place-based policy, c'est-à-dire une approche dite de « spécialisation intelligente » favorisant des interventions ciblées et adaptées aux caractéristiques des régions européennes (Bourdin, 2019). Le 2 décembre 2013, le cadre financier pluriannuel est adopté et la somme de 351,8 Md€ est dédiée à la Politique de cohésion, dans une déclinaison maintenant beaucoup plus régionalisée (cf. tableau 3 de l'Annexe pour observer l'évolution des fonds de la Politique de cohésion en fonction des dernières périodes de programmation).
La cohésion territoriale : quelques clarifications conceptuelles
Avec le traité d'Amsterdam (1997) est ajouté, à côté du principe de cohésion économique et sociale, celui d'une cohésion territoriale (Baudelle et Elissalde, 2007 ; Elissalde et al., 2013) dont l'objectif est de « parvenir à une distribution géographiquement équilibrée de la croissance sur le territoire de l'UE » (article 16). Plus tard, le concept de cohésion territoriale, qui traduit l'objectif de développement équilibré et durable des territoires, est également intégré comme un objectif de l'UE, au même titre que la cohésion économique et sociale, dans le traité établissant une Constitution pour l'Europe (2004) ou encore dans le traité de Lisbonne (2007).
Pour Niebuhr et Stiller (2003), la cohésion territoriale concerne la réduction des disparités (économiques) entre les différents territoires européens (approche multiniveaux). Vogelij et Nauta (2004) considèrent que la cohésion économique et sociale tente de réduire les différences économiques et sociales entre les régions et les pays, tandis que la cohésion territoriale se focalise au contraire sur la stimulation des différences en créant des opportunités de développement. L'Agenda territorial de l'UE (2007) fournit des explications sur l'adjectif « territorial » (bien que la signification de la notion même de territoire varie de manière significative au sein de l'UE). Selon ce document, (1) le contexte géographique et les lieux comptent, (2) les politiques européennes doivent être différenciées en fonction du contexte territorial, (3) la thématique de l'intégration des différentes politiques sectorielles ayant un impact sur les territoires (peu importe le niveau) est souhaitable, mais difficile à réaliser, et (4) l'implication des acteurs des collectivités locales et régionales est fondamentale dans le succès des stratégies adoptées.
Pour Davoudi (2005), la cohésion territoriale est un principe politique complexe et « brouillon », souvent difficile à saisir, combinant les notions de développement spatial et de planification territoriale émanant de sources largement divergentes, s'étendant de la tradition française d'aménagement du territoire (Husson, 2002) au Raumplanung allemand, qui met l'accent sur l'intégration et la coordination des impacts spatiaux potentiels des politiques sectorielles. Faludi (2004 et 2007) montre que l'influence française est déterminante dans l'inclusion de la cohésion territoriale dans l'agenda politique de l'UE, afin de soutenir l'idée d'un modèle de société européen (pour reprendre l'expression de Jacques Delors), face au modèle de développement libéral anglo-saxon.
À ce titre, Michel Barnier – le Commissaire européen en charge de la Politique régionale entre 2000 et 2004 – a joué un rôle déterminant dans l'inclusion de la cohésion territoriale dans le Deuxième rapport sur la cohésion économique et sociale (Commission européenne, 2001) en invoquant les principes développés deux ans plus tôt dans le Schéma de développement de l'espace communautaire (SDEC)1. Il identifiait ainsi plusieurs composantes : (1) le souci d'équité (le lieu où vivent les gens ne doit pas influencer radicalement leurs opportunités socioéconomiques ou leur qualité de vie), (2) la compétitivité (les régions et les villes jouent, chacune à leur niveau, un rôle clé dans la croissance et la création d'emplois), (3) la durabilité et (4) la bonne gouvernance.
Le tournant territorial
Pratiquement absente du traité de Rome, la Politique de cohésion repose aujourd'hui sur un cadre constitutionnel confortable. Le traité de Maastricht, qui n'a pas encore été ratifié par tous les États membres, a ajouté une dimension « territoriale » à la cohésion économique et sociale, permettant d'élargir le champ d'action de la politique pour traiter de questions spatiales plus vastes (Bourdin, 2019).
Le terme de « place-based policy » est crédité à Winnick (1966), qui a inventé l'expression « place prosperity » pour illustrer les tensions dans les politiques fédérales américaines concernant la redistribution géographique des activités économiques. Ce dilemme politique classique – à savoir si les politiques doivent cibler des zones géographiques ou bien des individus en difficulté – a depuis été débattu par des universitaires provenant de différentes disciplines. La réflexion théorique a permis de souligner l'importance d'aspects tels que le capital humain et l'innovation (théorie de la croissance endogène), l'agglomération et le rôle de la distance (nouvelle géographie économique) ou les institutions (économie institutionnelle). Ces modèles explicatifs permettent un regard nouveau sur les inégalités territoriales (Rodriguez-Pose et Crescenzi, 2008 ; Capello et Nijkamp, 2010 ; Farole et al., 2011 ; Barca et al., 2012) et mettent en évidence l'importance des spécificités locales et des atouts matériels et non matériels sur lesquels repose la compétitivité des régions (Camagni et Capello, 2009).
Les éléments clés de la politique de développement régional de l'ancien paradigme reposaient sur des projets d'infrastructures tels que les routes, les chemins de fer, les infrastructures portuaires dans les régions en retard et périphériques, la création d'emplois par le biais d'une industrialisation fondée sur l'aide de l'État et des stratégies d'investissement destinées à soutenir et à attirer des filiales de grandes sociétés internationales. Ces éléments avaient la faveur des décideurs en raison de leur simplicité, de leur tangibilité et de leur popularité (Bachtler et Yuill, 2001). Les limites de ces politiques de développement traditionnelles – fondées sur les théories de la croissance et du développement des années 1950 – ont été mises en lumière : un manque de cohérence, avec un lien limité ou nul entre les dépenses consacrées à la Politique régionale et la répartition régionale des dépenses dans d'autres domaines (Crescenzi et Rodriguez-Pose, 2012). En outre, les mêmes solutions ont été appliquées à des problèmes similaires, dans différents territoires, sans tenir compte de la spécificité du contexte régional et local (Barca et al., 2012 ; McCann et Ortega-Argilés, 2015). Enfin l'OCDE (2009) souligne que l'approche du développement régional « par le haut » n'a pas eu l'efficacité escomptée. Elle n'a pas permis d'atteindre les principaux objectifs de la Politique régionale, à savoir la lutte contre le chômage, l'amélioration de la situation économique des régions et la réduction des disparités entre pays.
C'est dans ce contexte qu'un débat très dynamique sur la Politique régionale – partagé selon deux points de vue radicalement différents (Tomaney et al., 2010 ; Barca et al., 2012) – a émergé. D'une part, une idée « spatially-blind » de la politique de développement régional, mettant l'accent sur les avantages de l'agglomération et des retombées découlant de la concentration géographique de la croissance (Banque mondiale, 2009). D'autre part, une approche « place-based » qui suppose que le contexte géographique compte, en termes de caractéristiques institutionnelles, culturelles et sociales (Barca, 2009 ; OCDE, 2009). L'OCDE (2009) a résumé les principales caractéristiques de la « place-based policy », à savoir le passage (1) de l'octroi de subventions compensant les désavantages à l'investissement à l'appui des capacités/spécificités régionales, (2) d'approches sectorielles aux approches multisectorielles, (3) d'un rôle dominant pour le gouvernement central ou local à une approche de gouvernance à plusieurs niveaux et impliquant davantage de parties prenantes.
Un agenda territorial réformé : la spécialisation intelligente et ses implications territoriales
L'approche dite « place-based » est cohérente avec la stratégie « Europe 2020 » pour une croissance « intelligente, durable et inclusive » (Commission européenne, 2010b). Encore fallait-il la traduire dans la Politique régionale. L'une des questions difficiles auxquelles sont confrontées toutes les interventions est de savoir comment choisir les priorités en matière de financement des politiques. La solution présentée par David et al. (2009), conseillers auprès du commissaire européen chargé de la recherche, Janez Potocnik, reposait sur l'idée que les régions de l'UE devaient accorder la priorité à l'alignement des actions et des interventions afin de maximiser les possibilités de favoriser les « processus de recherche entrepreneuriale ».
Le programme de « spécialisation intelligente » (smart specialization) ou de « développement intelligent » (smart development) qu'ils ont proposé est axé sur la recherche des moyens d'exploiter les réseaux de connaissances et les effets d'échelle dans les domaines où les régions possèdent à la fois des atouts existants et un potentiel de diversification dans des secteurs, activités ou technologies connexes et liés. Selon le rapport Barca (2009), la spécificité de chaque région exige que les interventions économiques et sociales soient adaptées aux lieux plutôt que d'être a-spatiales ou ciblées sur des secteurs spécifiques et sans liens locaux avérés. Les propositions de Foray et al. (2009) permettent de décliner cette stratégie via le concept de spécialisation intelligente, adapté à chaque région.
Cette idée, qui provient de réflexions sectorielles sur les externalités de connaissances et la valeur créée découlant de la R&D (recherche et développement), s'est adaptée au contexte du programme de la réforme de la Politique régionale de l'UE, comme Foray et al. (2009) l'avaient recommandé. La réforme a donc été axée en privilégiant une approche à la fois place-based et fondée sur les avantages différenciatifs imaginés dans le cadre de la spécialisation intelligente. De manière concrète, pour que les régions reçoivent des fonds de développement, elles doivent établir des programmes et des projets visant à encourager l'esprit d'entreprise et l'innovation, sur la base d'une stratégie explicitement élaborée à partir d'un état des lieux des forces du territoire, et tout particulièrement des fameux domaines régionaux et territoriaux et des réseaux qui leur sont liés. La logique du processus de priorisation des politiques n'est pas censée être exclusive ou exhaustive, mais plutôt de nature thématique et conçue pour favoriser la concurrence dans les propositions d'allocation des ressources (McCann, 2015).
Aujourd'hui le concept de spécialisation intelligente a acquis une importance politique et analytique centrale en Europe (Commission européenne, 2010a ; McCann et Ortega-Argilés, 2015). Selon la Commission européenne, les stratégies régionales de spécialisation intelligente conduisent à un ensemble plus complet d'objectifs de développement afin d'« exploiter le potentiel sous-utilisé dans toutes les régions pour renforcer la compétitivité régionale » (OCDE, 2009). Elles encouragent les régions à élaborer leurs stratégies d'innovation à la fois à partir de la structure existante et en fonction des possibilités de diversification potentielle.
Conclusion et réflexion sur les enjeux du futur budget de la Politique de cohésion
L'objectif politique de la lutte contre les disparités régionales remonte au traité de Rome, alors que la Politique régionale ou de cohésion de l'UE est née de la reconnaissance du fait que les avantages et les coûts du marché unique n'étaient pas répartis de manière égale et généraient des disparités régionales. Ainsi la promotion de la cohésion économique, sociale et territoriale consisterait en la réalisation du marché intérieur, en veillant à ce que tous puissent en ressentir les avantages et à ce que toutes les régions du territoire de l'UE soient compétitives. Ces dernières années, la Politique de cohésion a subi de profondes modifications et les négociations actuelles sur le futur budget européen dépendront très largement des deux enjeux majeurs que sont le Brexit et l'émigration.
Bien que le Royaume-Uni, en tant qu'État membre riche, soit un contributeur net au budget de l'UE, il présente des variations importantes au niveau régional, et les régions les plus pauvres sont bénéficiaires nettes de l'UE en raison de leur éligibilité au financement de la cohésion. L'impact du Brexit variera donc selon les régions et dépendra des réponses politiques, de la priorité accordée aux inégalités sociales et territoriales et de la capacité institutionnelle aux niveaux national et infranational. À cet égard, le bilan du Royaume-Uni n'est pas prometteur (Bachtler et Begg, 2017 et 2018). La première question est de savoir si le cofinancement national (provenant de sources publiques et privées) continuera d'être disponible, en particulier pour les nombreux projets sociaux à petite échelle, qui ne seraient pas viables sans lui. Les dépenses publiques subissant actuellement de fortes pressions, plusieurs territoires britanniques devront rechercher des sources de financement alternatives. Par ailleurs, la sortie du Royaume-Uni de l'UE laissera les régions britanniques les plus pauvres sans accès aux fonds structurels de l'UE, alors qu'ils sont pourtant nécessaires pour le développement territorial. Di Cataldo (2017) met notamment en évidence l'accent sur deux régions qui ont voté pour quitter l'UE lors du référendum sur le Brexit, bien qu'elles aient bénéficié de la Politique de cohésion de l'UE pendant de nombreuses années. Par exemple, il montre qu'une région comme le Cornwall, qui bénéficie depuis longtemps des politiques de l'Objectif 1, est exposée à des chocs à court terme sur l'économie locale et le marché du travail.
Un second enjeu pour le budget 2021-2027 est celui de la crise migratoire qui traverse le continent. L'exécutif de l'UE a proposé de dépenser plus d'argent pour l'Italie et les autres pays du sud touchés par les crises économiques et migratoires, tout en donnant moins aux quatre pays de Visegrad (la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie), sur la base d'une nouvelle répartition des fonds tenant compte des niveaux de chômage et de l'accueil des migrants et pas seulement du PIB par habitant comme précédemment. Cela se traduira par des allocations moins élevées pour les pays d'Europe orientale, qui ont mieux surmonté la crise économique et financière que les pays méditerranéens (Bourdin, 2018b). Par exemple, dans un projet de budget global de 373 Md€ pour la cohésion entre 2021 et 2027, 72,7 Md€ seraient alloués à la Pologne, la part la plus élevée parmi les États de l'UE, ce qui représente une réduction par rapport aux 82,1 Md€ engagés au cours de l'actuelle période budgétaire 2014-2020. Cette politique visant à réorienter une partie des fonds européens des régions centre-orientales vers les régions méditerranéennes s'explique aussi par le fait que la Grèce, l'Italie et l'Espagne sont confrontées à un chômage à deux chiffres, tandis que les taux de chômage sont inférieurs à 5 % de la population active en Pologne, en Hongrie et en République tchèque. Par ailleurs, l'Italie et la Grèce sont également les principaux pays d'arrivée pour les migrants et les réfugiés du Moyen-Orient et d'Afrique, alors que les pays d'Europe centrale, menés en particulier par la Pologne et la Hongrie, ont refusé d'accueillir des réfugiés dans le cadre d'un plan de relocalisation de l'UE. Alors que ces pays (de l'Europe méditerranéenne et d'Europe centrale et orientale) sont tous considérés comme des pays dits « Amis de la cohésion » (bénéficiaires nets), il semblerait que des désaccords entre eux sur le futur budget pourraient remettre en cause leur volonté d'aller vers plus de solidarité entre les États membres. Dans un contexte mouvant et instable, la cohésion européenne est aujourd'hui plus que jamais réinterrogée, et ses stratégies de redistribution soumises à des processus de décision politique toujours plus instables.