À l'échelle internationale, le dollar américain est la monnaie qui surpasse très nettement les autres monnaies nationales dans toutes les fonctions monétaires, notamment dans la facturation et le règlement des échanges internationaux (Ilzetski et al., 2017). Ces derniers sont réalisés par les firmes transnationales, qui sont influencées par diverses variables dans leur choix de monnaie, parmi lesquelles le pouvoir de négociation dans les relations commerciales, la taille de l'économie émettrice de la monnaie, ou encore la puissance militaire et diplomatique de celle-ci. Comme le montrent les travaux empiriques faisant autorité à ce sujet (Kamps, 2006 ; Goldberg et Tille, 2016), les relations qu'entretiennent les firmes transnationales avec le système financier sont également déterminantes dans ce type de décision. L'économie dans laquelle elles évoluent étant aujourd'hui caractérisée par la financiarisation à l'échelle mondiale,1 les firmes transnationales se retrouvent associées à de nombreux niveaux à leur appareil financier, en particulier en ce qui concerne l'accès au capital ou la gestion de leur épargne.2 Cet article s'intéresse à l'évolution du système financier au cours de la seconde moitié du xxe siècle et montre que les innovations et les bouleversements qui l'ont concerné durant cette période ont favorisé la résilience du dollar américain dans les échanges internationaux en répondant aux besoins de ces firmes transnationales.
Le mouvement de libéralisation financière, initié aux États-Unis et au Royaume-Uni principalement à la fin des années 1970, a été largement suivi autour de la planète, dans les pays industrialisés d'abord, où il s'est accéléré durant les années 1980, avant de s'étendre aux pays dits « émergents » dans les années 1990, impliquant de ce fait une interconnexion croissante des différents systèmes financiers nationaux. Dans ce nouveau paysage, les marchés des changes ont été libéralisés et la plupart des devises sont maintenant librement convertibles entre elles. Depuis la suppression de la convertibilité entre le dollar américain et l'or en 1971, l'économie mondiale aurait dû connaître une concurrence des monnaies pour libeller et régler les échanges internationaux ; c'est du moins ce que beaucoup de commentateurs ont affirmé à cette époque (Strange, 1987). Or si, théoriquement, la concurrence entre monnaies existe au niveau international, dans la pratique, les coéchangistes qui effectuent des opérations financières ne se trouvent pas face à autant de choix de monnaies qu'on pourrait le penser. Les opérateurs de change n'offrent en effet qu'un nombre limité de hubs, c'est-à-dire de paires de devises directement échangeables entre elles, le dollar restant incontournable. Comme l'affirmait en 2013 un ancien officiel de la Banque de Chine (Zhongxia, 2013), les coéchangistes continuent de solliciter le dollar américain car il est trop complexe et coûteux de contourner le système de paiement américain.
La complexification des relations financières, leur décomposition et leur décentralisation poussée à un niveau inédit n'ont pas entamé la domination du dollar américain, et ont au contraire fait de celui-ci un élément majeur du recentrage nécessaire à la cohérence de cet échafaudage. Par exemple, les références des marchés internationaux de contrats pétroliers à terme, le WTI et le Brent, cotées respectivement sur les places financières de New York et de Londres, sont libellées en dollars américains depuis leur lancement. Loin d'être un cas particulier, ce type de phénomènes est représentatif du système financier international contemporain, raison pour laquelle le présent article cherche à comprendre comment le système financier américain a conservé et renforcé son importance depuis la fin du régime de Bretton Woods en 1971.
Pour ce faire, nous mettons d'abord en évidence les besoins en matière d'instruments financiers résultant de la financiarisation des firmes transnationales. Nous nous intéressons ensuite aux structures du système financier international, qui sont une expression des tensions caractérisant le système monétaire international : c'est grâce à l'évolution du système financier global que le dollar peut continuer à être utilisé à l'échelle internationale. Ce constat invite notamment à se pencher sur le phénomène de l'eurodollar, mais également sur la croissance du système bancaire parallèle, entendez (en anglais) le shadow banking. Rendu possible par les premières mesures de libéralisation financière remontant à la fin des années 1950, l'eurodollar n'a cessé de prendre de l'importance et est intimement lié à l'usage du dollar américain dans les échanges internationaux. En ce qui concerne le shadow banking, nous montrons qu'il répond à des impératifs du régime d'accumulation actuel (marqué par la financiarisation) en complétant le système bancaire américain au niveau de l'intermédiation financière et de la sécurisation de l'épargne.
Les firmes transnationales
et leur rapport au dollar américain
Il y a tout d'abord lieu de rappeler le rapport très particulier qu'entretiennent généralement les firmes transnationales avec le dollar américain. Puisque le dollar sert à la facturation et au règlement des échanges internationaux, il représente également la monnaie qui libelle en majeure partie l'épargne accumulée par les firmes transnationales, laquelle sert le plus souvent aux opérations financières de court terme (Claessens et al., 2012, p. 6). Un groupe minier transnational anglo-australien, la compagnie Rio Tinto, décrivait ce constat de la manière suivante : « Compte tenu du rôle dominant de la devise américaine dans les affaires du Groupe, le dollar américain est la devise dans laquelle les résultats financiers sont présentés tant en interne qu'en externe. Il s'agit également de la devise la plus appropriée pour emprunter et détenir des excédents de trésorerie, même si une partie des liquidités excédentaires peut également être détenue dans d'autres devises, notamment en dollars australiens, en dollars canadiens et en euros. (…) Le Groupe finance ses opérations principalement en dollars américains, soit directement, soit en utilisant des swaps de taux d'intérêt croisés. » (cité par Choi et Meek, 2011, p. 165).
S'agissant d'un phénomène observé dans la majeure partie des pays industrialisés, l'épargne des sociétés non financières s'est accrue depuis les années 2000. Tandis que le secteur public est globalement endetté, une fraction importante de la contrepartie comptable de cet endette ment se situe dans l'épargne des grandes entreprises. Une étude de l'institut québécois IRIS (Institut de recherche et d'informations socioéconomiques) s'est intéressée au phénomène de l'accroissement de l'épargne des grandes entreprises canadiennes, qu'elle assimile à une « surépargne » (Pépin, 2015). L'étude montre notamment que cette surépargne ne s'est pas formée, comme on pourrait s'y attendre, dans la période d'incertitude extrême qui a suivi la crise financière de 2008, mais bien durant la période de relative stabilité qui la précédait, principalement durant les années 2000. Ce phénomène ne concerne pas que le Canada. À cet égard, le graphique 1 montre la part en pourcentage de la trésorerie sous la forme de dépôts liquides dans le total des actifs des entreprises non financières du S&P 500 (soit aux États-Unis) entre 1990 et 2010.
Pour la même période, le graphique 2 (infra) montre la moyenne (en Md$) des dépôts liquides des entreprises non financières du S&P 500 (Top 10, Top 100, et le reste), du S&P 400 et du S&P 600, ce qui témoigne de la croissance de l'épargne (principalement détenue sous forme liquide) des plus grandes entreprises américaines durant les années 1990 et 2000. Plus la société est importante en termes de capitalisation, plus ses dépôts sont importants. Ainsi une société figurant parmi les dix plus grandes sociétés du S&P 500 disposait en moyenne d'une trésorerie de 17 Md$ en 2009.
L'accumulation d'une épargne
par les firmes transnationales
L'épargne croissante des firmes transnationales suscite alors de nombreuses interrogations et tentatives d'interprétation. Pour Chen et al. (2017), l'épargne de ces firmes a progressé rapidement car la part des salaires dans la valeur ajoutée a décliné, tandis que la part des dividendes a été relativement constante. Pépin (2015) avance par ailleurs six causes possibles pour expliquer la suraccumulation de l'épargne dans les grandes entreprises.
1. La contrainte de liquidité imposée par les marchés financiers : s'agissant d'une forme de convention validée par les acteurs financiers, la détention de liquidité s'apparente ici à un produit d'appel sur les marchés boursiers. Les entreprises, qui sont en concurrence sur les marchés financiers, sont ainsi incitées à accumuler une surépargne supérieure au maintien de leur bonne santé financière.
2. Le motif de précaution : la surépargne permet aussi aux entreprises de tenir compte d'une possible volatilité des flux de revenus futurs et, ainsi, de faire face aux problèmes d'accès au crédit en cas de crise économique ou financière. Dans un environnement incertain, il s'agit d'une réaction « en apparence rationnelle, mais en fait pathologique » (Pépin, 2015, p. 27), qui est encouragée par un régime de financiarisation particulièrement instable.
3. Le motif de spéculation : l'épargne peut servir d'effet de levier aux entreprises et leur permet de faire bonne figure en vue d'un endettement futur. Elle peut alors leur servir à absorber les pertes qui résulteraient de ce type de stratégie afin, là aussi, de pouvoir se refinancer à l'avenir.
4. L'accumulation d'un trésor de guerre : il s'agit, en d'autres termes, de « patienter pour mieux attaquer » (Pépin, 2015, p. 28), c'est-à-dire de conserver une épargne pour pouvoir financer ensuite un achat de brevets, d'opérer une fusion-acquisition, ou de faire face à d'éventuels frais judiciaires et à d'autres charges exceptionnelles.
5. Les contreparties d'engagements financiers : les engagements des entreprises sur les marchés financiers, en particulier le marché des produits dérivés, les poussent à détenir des réserves d'épargne en regard de ces risques, que les actionnaires ne veulent pas du tout subir. Ces réserves servent aux entreprises pour sécuriser certaines obligations à l'égard des actionnaires ou pour se conformer aux règles comptables adoptées en interne.
6. L'épargne involontaire : une partie de la surépargne correspond à une différence entre les profits de certaines entreprises et leurs dépenses d'investissement car celles-ci ne parviendraient pas à trouver des débouchés à ces profits, c'est-à-dire des investissements dépassant le seuil de rentabilité demandé par les actionnaires.
Quels que soient effectivement les motifs invoqués à cet effet, les firmes transnationales (et les acteurs institutionnels) recherchent pour cette épargne l'équivalent d'une assurance sur les dépôts, que le système bancaire classique ne peut leur offrir que de façon limitée. Le problème réside en effet dans le plafond des dépôts garantis par le gouvernement américain à travers la Federal Deposit Insurance Corporation (FDIC) : jusqu'en 2008, il s'élevait à 100 000 dollars par titulaire de compte bancaire, un niveau faible en regard de l'épargne accumulée par les firmes transnationales.
Dans ce contexte, l'épargne des firmes transnationales a rejoint celle qui résulte (et qui s'avère également en augmentation) des inégalités de revenus sous le régime courant de la financiarisation de l'économie (Bazillier et al., 2017), ceci pour s'orienter vers des cash-pools institutionnels, entendez des fonds centralisant cette trésorerie. Le rôle des cash-pools est de gérer l'épargne de façon à assurer sa sécurité par le biais des mécanismes du shadow banking, en particulier grâce aux accords de rachat de titres (repurchase agreements).
« Entre 2003 et 2008, la demande cumulée des cash-pools institutionnels pour les instruments garantis par l'État à court terme (en tant qu'alternatives aux dépôts garantis) a dépassé l'offre de ces instruments d'au moins 1,5 trillion de dollars. Le système bancaire “de l'ombre” a émergé pour combler ce vide, grâce à la création d'instruments sûrs, à court terme et liquides. (...) De ce point de vue, la montée du “shadow banking” contient une dimension demande sous-étudiée. » (Pozsar, 2011, p. 24).
En définitive, l'épargne accumulée par les firmes transnationales alimente un besoin (à savoir la « dimension demande » évoquée par Pozsar, 2011) en matière d'instruments financiers émis en dollars américains depuis (plus ou moins) trois décennies. À ces besoins répond alors une disponibilité (c'est-à-dire une dimension offre) d'instruments financiers (libellés dans cette même monnaie), qui réside en particulier dans le développement du marché des eurodollars, ainsi que dans l'essor plus récent du shadow banking.
La première mutation du dollar américain
et l'essor des eurodollars
Notre thèse est que le shadow banking renforce le statut international du dollar américain en répondant (en tant que mutation du système bancaire traditionnel) aux évolutions de la financiarisation de l'économie. La diffusion du shadow banking n'est pas sans rappeler une première mutation sur laquelle s'était appuyé le système monétaire américain, à savoir le développement des eurodollars dès les années 1950. L'ouverture de plateformes offshore adaptées aux besoins des acteurs privés (en particulier les firmes transnationales situées en dehors des États-Unis) d'emprunter et de prêter en dollars était alors nécessaire au statut international du dollar américain.
Toute monnaie est une créance sur un système bancaire national qui naît, subsiste et disparaît dans ce même système ; elle prend un caractère « international » lorsqu'elle est utilisée afin de régler une transaction qui concerne des non-résidents. Or, bien qu'elle soit utilisée pour éteindre des dettes exprimées en dehors de son territoire d'émission (pour le dollar américain, les États-Unis), elle continue d'être une créance sur le système monétaire national. Dans le cas du dollar américain, les dollars détenus par un agent non résident restent liés à une banque correspondante à New York, laquelle est en quelque sorte un passage obligé.
Les eurodollars peuvent alors être définis comme des dollars américains émis (à la manière de tout dollar) par le système bancaire américain, mais utilisés comme des instruments de dette-créance par des institutions financières non résidentes. Comme le soulignent He et McCauley (2012, p. 34), les flux d'eurodollars s'inscrivent principalement dans deux ordres de logique, le premier étant lié à l'arbitrage réglementaire et le second se référant aux transactions purement offshore. En ce qui concerne la question de l'arbitrage réglementaire, cela fait notamment référence à un emprunt en dollars auprès d'institutions financières américaines par une institution financière non résidente, laquelle prête à son tour les fonds obtenus à d'autres institutions américaines (tirant ainsi parti de la réglementation américaine en la matière). Le second ordre de logique, celui des transactions purement offshore, est le plus commun, par exemple lorsqu'une banque française (qui est client d'une banque américaine) prête (en tant qu'intermédiaire financier) ses fonds en dollars à une banque japonaise ou à une banque brésilienne. La principale contrainte de ce prêt se présente au niveau des opérations de clearing et de règlement (en matière de débit-crédit), qui nécessitent toujours un accès au système de paiement américain (à travers CHIPS – Clearing House Interbank Payments System –, voir infra pour des précisions), donc un recours au système bancaire des États-Unis. On retrouve ici la distinction entre la banque commerciale (une banque de clearing, qui est nécessairement située aux États-Unis) et les établissements de collecte et de gestion de l'épargne (qui, en tant que purs intermédiaires financiers, peuvent être situés en dehors des États-Unis, mais doivent posséder un compte auprès d'une banque de clearing américaine).
Le phénomène des eurodollars est survenu dans les années 1950, lorsque le dollar américain était la seule monnaie convertible en or et que, de là, elle revêtait logiquement et incontestablement le rôle de monnaie internationale. Lelart (1978) identifie à cet égard six étapes chronologiques dans la constitution du système des eurodollars.
1. L'URSS avait des craintes que ses avoirs en dollars américains, qui étaient utilisés pour les transactions internationales, soient gelés par les autorités américaines durant la Guerre de Corée en 1953. La Gosbank soviétique a donc utilisé ses deux banques à Londres et à Paris, respectivement la Norodnyi Bank et la Banque Commerciale pour l'Europe du Nord, pour y placer ses dépôts en dollars. Ces deux banques ont alors conservé les avoirs dans des banques américaines, mais elles ont prêté ces sommes à d'autres institutions européennes, « substituant ainsi à un avoir sur les États-Unis une créance sur une institution européenne » (Lelart, 1978, p. 3). Le terme « euro-dollar » vient d'ailleurs du code télex de la Banque Commerciale pour l'Europe du Nord, qui est « Eurobank ».
2. Avec la crise de Suez en 1956, le blocage des avoirs en dollars, tant redouté par l'URSS, est décidé à l'encontre de la Grande-Bretagne, de la France et d'Israël, ce qui augmente les craintes de manipulation de la monnaie américaine à des fins politiques et appuie le recours aux mécanismes de l'eurodollar. Par ailleurs, la pénurie de dollar et la situation financière dégradée de la Grande-Bretagne amènent cette dernière à imposer des contrôles des changes, qui pénalisent le rôle international de la livre sterling, cela au profit du dollar américain. Les banques européennes ont donc préféré opérer en dollars puisque le dollar est resté convertible.
3. Les États-Unis, en réaction à une balance des paiements déficitaires (un déficit récurrent à partir de 1950), décident, à compter de 1963, un certain nombre de mesures contraignantes pour tenter d'enrayer les déficits commerciaux vis-à-vis du reste du monde. L'emprunt de dollars par des filiales à l'étranger est alors rendu plus cher et plus complexe, ce qui incite les banques européennes à prêter des dollars depuis l'Europe, et les banques américaines à ouvrir des filiales en Europe pour en faire de même.
4. L'instauration (de 1966 à 1970) de la règle Q pour les banques américaines plafonne la rémunération des dépôts et, par conséquent, rend celles-ci moins attractives que d'autres institutions financières, telles que les caisses d'épargne. Les caisses d'épargne ont nécessairement des comptes auprès des établissements bancaires, mais ce ne sont pas des dépôts d'épargne ou des dépôts à terme, comme c'est le cas pour les clients individuels. Il s'agit de dépôts à vue, qui exigent alors des réserves obligatoires plus importantes pour se conformer aux règles en vigueur de la Federal Reserve (Fed). Pour contourner ce problème et conserver leurs clients, les banques américaines vont utiliser leurs filiales étrangères, qui ne sont pas soumises à un plafond de rémunération des taux d'intérêt (en outre, les dépôts des filiales étrangères ne sont pas sujets à un ratio de réserves obligatoires en « monnaie de banque centrale » américaine)3. Comme le résume Kindleberger (1990, p. 18), « on pouvait faire du profit en déplaçant les dépôts en dollars de New York à Londres dans des banques qui les conservaient en dollars redéposés à New York »4.
5. À ce qui précède, Lelart (1978) relate encore la succession de périodes de flux et de reflux financiers au gré des réglementations américaines, en particulier les réserves obligatoires demandées aux filiales étrangères des banques américaines. Ces variations rendent plus ou moins attractifs les eurodollars eux-mêmes, mais elles ont, quoi qu'il en soit, renforcé l'intérêt de disposer d'un portefeuille en eurodollars.
6. Le premier choc pétrolier de décembre 1973 a été une étape décisive dans le renforcement du système des eurodollars, puisqu'il y a amené une épargne abondante en provenance d'économies incapables d'absorber les recettes pétrolières. Les économies de l'Opep ont recyclé leur épargne dans ce système qui offrait des rémunérations attractives (Stigum et Crescenzi, 2007, p. 222).
S'il ne fait plus l'objet d'aussi nombreux travaux académiques que durant les années 1970, le phénomène des eurodollars est toujours central dans le système monétaire international des années 2000 et 2010, raison pour laquelle son actualité doit être considérée, notamment en regard de la crise financière des subprimes de 2008.
L'actualité des eurodollars
Par définition, les eurodollars font figure de dollars américains de second rang : dans le système de paiement international, ils sont conçus comme des instruments de liquidité de moindre qualité permettant de contourner (ceci temporairement) les acteurs traditionnels du système américain.
Comme expliqué supra, les eurodollars s'apparentent à une quasi-monnaie. Les exigences de réserves en « monnaie de banque centrale » associées à des dollars redéposés à New York, par des caisses ou des banques étrangères, ont été plus faibles que les réserves sur les dépôts des banques commerciales américaines « classiques ». Un tel écart a incité les institutions financières à emprunter et à effectuer des opérations depuis des comptes en dollars du type offshore, entendez des eurodollars. Devant les assouplissements réglementaires et les exigences de réserves plus faibles que pour les autres types de dépôts, l'encours des prêts libellés en eurodollars a continué d'augmenter. Toutefois, en bénéficiant d'une régulation plus souple, ils ne sont nullement considérés par les autorités monétaires comme des dollars à part entière : la législation concernant les eurodollars ne leur permet pas de bénéficier des mêmes conditions au niveau de la supervision et de l'assurance des dépôts, raison pour laquelle leur liquidité est moindre5.
La crise financière de 2008 a fait apparaître une hiérarchie entre les différentes dettes-créances existantes, dont l'élément déterminant est l'accès au « filet de sécurité » des autorités monétaires américaines. À cet effet, MacAndrews (2009) décrit la manière dont cette crise a amplifié le spread entre le taux d'intérêt sur le Fed Funds et le taux d'intérêt en vigueur sur le Libor6, le second se retrouvant nettement supérieur au premier. Cette hiérarchie entre le système « conventionnel » du dollar américain et le système offshore des eurodollars s'est exprimée lors de la crise financière de 2008, quand les dollars et les eurodollars se sont distingués face à la recherche d'une liquidité supérieure. Elle a pu être atténuée par la mise en place des lignes de crédit Foreign Exchange Swaps Lines entre la Fed et les principales banques centrales occidentales, à savoir le « C6 » (Mehrling et al., 2015)7. L'intervention a eu pour effet de réduire le spread entre les taux d'intérêt sur les dollars américains et les taux d'intérêt sur les eurodollars, mais aussi de maintenir un accès au dollar pour les banques internationales (Carré et Le Maux, 2018). Comme le montre le graphique 3, les crédits en dollars octroyés en dehors des États-Unis ont alors pu poursuivre leur croissance, cela en dépit d'une légère diminution de l'encours entre 2008 et 2009.
Sur un plan plus opérationnel, les eurodollars peuvent indirectement régler des transactions en dollars grâce au système de paiement CHIPS, dont la création remonte à 1970, et qui dépend de la Clearing House de New York. Son fonctionnement permet de régler en moyenne 500 dollars américains de transactions avec un dollar de dépôts en début de journée (il s'agit d'un prefunding), cela grâce au principe du netting multilatéral (Mengle, 1992). La procédure du netting met en correspondance dans une même journée les dettes de chaque banque membre à l'égard des autres banques prises comme un ensemble, et les compense pour ne faire apparaître finalement qu'un solde net de chaque banque à l'égard de la chambre. Aussi la sophistication du système monétaire aboutit-elle à une économie des moyens de paiement utilisés effectivement, mais aussi à une augmentation des risques de contrepartie.
De par leur appartenance à la chambre de compensation, les banques américaines et les branches américaines des principales banques étrangères ont la possibilité de s'engager sur d'importants montants journaliers en dollars (Stigum et Crescenzi, 2007, p. 214). Les banques du reste du monde, connectées aux banques membres de la chambre de compensation à travers leur branche américaine, peuvent donc effectuer des transactions (1,5 trillion de dollars réglés par jour en moyenne) qui ne mobiliseront finalement, en fin de journée, qu'une fraction des dollars américains restés en dépôt à New York. Cette dernière sera transférée via le système de paiement Fedwire de la Fed (Faudot, 2018).
Stigum et Crescenzi (2007, p. 853) expliquent ainsi le recours à CHIPS : « En pratique, les banques étrangères opèrent la majeure partie de leurs paiements par le biais du système CHIPS car les sommes qu'elles transfèrent et reçoivent tendent à générer un découvert journalier important sur les comptes qu'elles détiennent auprès des banques de clearing. La Fed n'autoriserait pas les banques étrangères à laisser croître de larges découverts envers elle. Sa raison : pourquoi devrait-elle prendre un tel risque ? Les grandes banques new-yorkaises sont disposées à prendre ce risque pour les banques étrangères (qui sont leurs clientes), puisqu'elles pensent être indemnisées dans le cadre de cette relation-client. (...) L'une des raisons pour lesquelles les banques étrangères recourent au système CHIPS est qu'elles disposent d'une plus grande latitude pour bénéficier de facilités de découverts, par rapport au système Fedwire. »
Sans ce type d'opérations bancaires et la Clearing House de New York, il est raisonnable de penser que le dollar américain éprouverait des difficultés à conserver son statut de monnaie internationale, notamment en raison de l'indisponibilité des instruments de liquidité qui en découlerait immanquablement en dehors des États-Unis. Les eurodollars, en tant que créances de moindre qualité sur le système bancaire américain, représentent une quasi-monnaie qui, dans le même temps, répond aux besoins de l'économie mondiale. Témoignant de l'usage d'instruments financiers de qualités différentes, ces caractéristiques se retrouvent dans le shadow banking contemporain, qui constitue en quelque sorte un prolongement du phénomène des eurodollars dans le cadre du système financier international. Le shadow banking représente, pour reprendre les termes de Mehrling (2017, p. 8), « la forme institutionnelle typique de la banque adaptée à la globalisation financière ».
La seconde mutation du système financier
international : le shadow banking
et la sécurisation de l'épargne
des firmes transnationales
Comme le fait le système bancaire « traditionnel », les institutions impliquées dans le shadow banking opèrent une transformation de maturité, en empruntant des titres à court terme et en prêtant à un terme plus long. Bien sûr, la différenciation entre une véritable banque et un simple intermédiaire financier n'a pas disparu : les shadow banks ne sont pas des banques au sens de banques commerciales, puisqu'elles ne peuvent pas octroyer des crédits bancaires « à découvert » (c'est-à-dire émettre de la monnaie), mais doivent se contenter d'activités d'intermédiation. Leurs activités, et tous les montants qui transitent à travers elles, supposent en amont l'émission de monnaie de la part des banques commerciales qui, par opposition, ont ce droit. Dans ce cadre, ce qui suit tente alors de répondre à trois questions :
1 – En quoi consiste précisément le shadow banking ?
2 – Les activités du shadow banking peuvent-elles tout de même se rapporter à une forme de création monétaire ?
3 – En quoi le développement du shadow banking aurait-il pu favoriser le statut international du dollar américain ?
Le shadow banking existe parce qu'il répond à un certain nombre de besoins qui, selon Pozsar (2011), remontent à des lacunes du système bancaire traditionnel. D'une part, les agents disposant d'une épargne considérable (notamment les firmes transnationales), qui ont vu leur fortune augmenter très rapidement depuis les années 1980, sont réticents à placer leur épargne dans un système bancaire qui non seulement n'offre pas une rémunération des dépôts suffisamment intéressante, mais aussi et surtout ne garantit pas la sécurité de leur épargne au-delà d'un certain seuil (pour rappel, la garantie des dépôts aux États-Unis était de 100 000 dollars jusqu'en 2008). D'autre part, le gouvernement américain n'offre qu'une protection limitée de l'épargne à travers les bons du Trésor, qui ne sont disponibles qu'en quantité relativement restreinte. Reposant alors sur une forme d'« usine à collatéral »,8 dans la mesure où les collatéraux les plus sûrs, qui sont fournis par le Trésor américain, sont trop rares pour alimenter le repo market (Gabor, 2016, p. 3), le shadow banking vient combler ce vide en formant une assurance privée de dépôts. Aussi faut-il produire d'autres collatéraux, éligibles, qui serviront cette quête de sécurisation de l'épargne.9
Pour qu'une telle duplication paraisse acceptable, et que les passifs des shadow banks soient considérés comme des réserves de valeur liquides, facilement convertibles au pair en dollars, le système repose sur une croyance collective (Michell, 2017, p. 370). Comment parvenir à produire une illusion de sécurisation de l'épargne ? Pour Gabor (2016), le shadow banking repose sur deux éléments, à savoir la titrisation et le repo market. La titrisation est l'élément qui a suscité le plus de travaux académiques, dans la mesure où elle a été identifiée comme un canal central de la bulle financière, qui résultait des crédits hypothécaires subprime aux États-Unis dans les années 2000. Le shadow banking correspond dans cette vision à des opérations bancaires effectuées par des agents non bancaires grâce à la titrisation, laquelle permet de rehausser la qualité des créances et d'en faire des titres éligibles à l'octroi de nouveaux financements. Là où, dans les systèmes bancaires classiques, les épargnants et les emprunteurs ont recours à une seule entité pour les opérations d'intermédiation, ce n'est plus le cas dans le système du shadow banking, qui est constitué de plusieurs étapes distinctes, dans lesquelles la titrisation est mobilisée à plusieurs reprises (Pozsar et al., 2012). À plusieurs niveaux, on retrouve des activités de structuration pour créer de nouveaux produits, mais aussi des activités de stockage des créances et des activités d'intermédiation. « Le système des shadow banks décompose le processus simple des prêts financés par les dépôts et conservés jusqu'à maturité, alors mis en œuvre par les banques, en un processus plus complexe, reposant sur les financements de gros et fondés sur la titrisation. Par ce processus d'intermédiation, les shadow banks transforment des prêts à long terme risqués (les prêts hypothécaires subprime, par exemple) en des instruments apparemment sans risque de crédit et de court terme, semblables à de la monnaie (…) » (Pozsar et al., 2012, p. 167). Les engagements des shadow banks sont semblables à de la monnaie, mais ils n'en sont pas : ils sont des promesses de monnaie, dont la circulation effective se fonde sur la croyance que les promesses seront tenues, ces promesses de rembourser au pair reposant sur le repo market.
Le repo market a un rôle extrêmement important dans le système financier actuel et dans la formation des crises financières. Il est un marché sur lequel des agents appelés « dealers » vont distribuer des collatéraux en échange d'une certaine somme, tout en faisant la promesse de racheter à une date convenue et à un montant fixé à l'avance les mêmes titres. La différence entre la valeur du collatéral et le montant du prêt est exprimée en pourcentage, il s'agit du haircut. Quelles sont les motivations derrière le repo market ? Une transaction peut être cash driven, c'est-à-dire guidée par la volonté d'emprunter de l'argent, ou security driven, quand un agent en capacité de financement cherche à se procurer des titres particuliers (Garbade, 2006). Lorsqu'un prêt sur le repo market est collatéralisé au moyen d'un titre, la fluctuation de la valeur marchande de ce titre va générer des flux financiers supplémentaires entre les deux parties, ceci par le biais des appels de marge. Si le collatéral voit sa valeur diminuer, il faut que celui qui en a fait le dépôt mobilise une quantité supplémentaire de garanties en conséquence (Gabor, 2016, pp. 5-6).
La combinaison de la titrisation et du repo market implique-t-elle une création monétaire ? Les dettes des banques commerciales (c'est-à-dire les banques de clearing) et celles des banques d'investissement et des banques d'épargne (les savings banks) ne se valent pas. Les banques commerciales, dont le passif est accepté en tant que moyen de paiement, émettent la monnaie, alors que les banques d'investissement et les banques d'épargne font circuler entre les épargnants et les investisseurs une monnaie existante (Sawyer, 2016, p. 305). Les shadow banks, qui appartiennent à la seconde catégorie, n'émettent donc pas de monnaie au sens strict, « plutôt que de la monnaie (au sens des moyens de paiement), les passifs émis par le shadow banking sont des quasi-monnaies, à savoir des réserves de valeur liquides et à court terme » (Michell, 2017, p. 355). Les engagements des shadow banks disposent toutefois de certaines caractéristiques des quasi-monnaies (near monies ou money-like claims). Non comptabilisées dans l'agrégat monétaire M1, ni dans l'agrégat M2, ils représentent néanmoins des promesses d'échanger au pair, sur demande, ce qui leur donne une forme de qualité monétaire (Pozsar, 2014, p. 9). Ils ne peuvent toutefois pas servir d'instruments pour éteindre une dette, c'est-à-dire comme un moyen de paiement final.
Par égard à ce qui précède se pose alors de question de savoir en quoi le développement du shadow banking aurait favorisé le statut international du dollar américain, ce sujet n'ayant pas fait l'objet d'études approfondies. En tant qu'ensemble d'innovations financières majeures, largement adoptées par les institutions financières opérant en dollars10, le shadow banking a été un élément stimulant pour l'attractivité du système financier américain. L'innovation financière peut se définir comme la création et l'adoption, par les institutions financières, de nouveaux types de produits, et/ou de nouvelles façons d'opérer la transformation. Tout progrès technologique se conçoit comme un défi pour une structure institutionnelle existante, qui encourage ou non son développement. L'innovation financière ne déroge pas à cela : pour être intégrée à une structure institutionnelle, elle doit remplir un certain nombre de conditions, en particulier l'acceptation par la communauté des usagers, ainsi que la codification des nouvelles règles de fonctionnement que l'innovation implique nécessairement pour les usagers (Papadopoulos, 2015, pp. 136-138).
En réalité, le shadow banking a représenté une opportunité pour le système financier américain et pour le dollar. Comme le défendent Tokunaga et Epstein (2018), le shadow banking a renforcé le statut du dollar à travers sa dynamique, que les autres monnaies concurrentes n'ont pas suivi, bien que celles-ci aient été lancées par la suite dans des opérations semblables. Leur travail montre que dans la dénomination des titres financiers « traditionnels », telles que les actions et les obligations, le dollar américain a été concurrencé par le yen et, surtout, par l'euro (ce dernier passant, pour la dénomination des titres de dette internationale, de 29,5 % en 2000 à 46,8 % en 2004, soit devant le dollar américain dont la part avait diminué à 37 % en 2004). La dynamique d'innovation financière associée au shadow banking a favorisé le dollar, puisque ses propriétés permettent, hors période de crise, d'augmenter la liquidité des titres financiers, et donc la vitesse de circulation des actifs servant de collatéraux.
« Semblable à la vitesse de la monnaie, la vélocité des collatéraux – définie comme le rapport entre les collatéraux nouvellement émis et le total des collatéraux reçus – rend possibles de multiples transactions financières dans le shadow banking system mondial. » (Tokunaga et Epstein, 2018, p. 74).
La liquidité présente sur les marchés en dollars, permise par la circulation des actifs (en particulier sur le repo market), est un attribut recherché par les firmes transnationales, et donc un atout pour la monnaie américaine. Le dollar américain a aussi bénéficié de l'intervention des autorités monétaires et budgétaires dans le shadow banking, indispensables à la liquidité du système financier.
L'implication de la Fed
et du Trésor américain
La Fed a assuré dans les temps forts de la crise de 2008 la fonction essentielle de prêteur en dernier ressort au niveau international. Parmi les diverses mesures entreprises, l'une des plus significatives a été la signature de contrats swaps avec des banques centrales étrangères pour ouvrir des canaux supplémentaires d'accès aux facilités de refinancement en dollars américains. Les banques centrales du reste du monde ont alors pu bénéficier d'un accès au guichet de la Fed, cela moyennant un intérêt payé à cette dernière, et en assumant elles-mêmes les risques associés aux crédits octroyés par la suite via ces nouvelles lignes. Ces swaps ont toutefois été accordés à un nombre restreint de pays : quatorze accords, signés entre décembre 2007 et octobre 2008 avec la Banque centrale européenne (BCE), la Banque d'Angleterre, la Banque du Japon, la Banque nationale suisse et la Banque du Canada, auxquelles s'ajoutent les autorités monétaires de neuf autres pays (Brésil, Corée du Sud, Suède, Danemark, Norvège, Australie, Nouvelle-Zélande, Mexique, Singapour). Avec les cinq premières banques centrales, l'accord a été renouvelé et considéré comme permanent en octobre 2013, ce qui a formé le « C6 », tandis qu'avec les neuf autres, l'accord a pris fin à sa date d'expiration, en février 2010.
La Fed est venue au secours des banques étrangères pour tenter de les empêcher de liquider leurs créances en dollars américains les plus mauvaises, et pour relâcher la pression sur le Fed funds rate, c'est-à-dire sur les correspondants bancaires américains. Par ailleurs, elle a joué un rôle nouveau : face à un système financier de plus en plus basé sur le marché (un système dit « market-based »), la banque centrale a joué le rôle de dealer of last resort. Elle est qualifiée par Mehrling (2017) de dealer en dernier ressort, cela par opposition au prêteur en dernier ressort (lender), car elle doit dorénavant « distribuer » de quoi maintenir les échanges au sein d'un système financier désormais largement basé sur le marché. Les dealers sont caractérisés par la détention de titres négociables à l'actif et d'instruments de financement à court terme garantis (ou collatéralisés), tels que des repos au passif (Adrian et al., 2009, p. 5). Par conséquent, le fonctionnement du shadow banking, loin d'effacer la banque centrale, lui confie un rôle primordial, en particulier en ce qui concerne la stabilité financière. Aussi McCulley et Pozsar (2013), et plus récemment Gabor (2016), invitent-ils à abandonner l'approche considérant les banques centrales comme indépendantes de la sphère politique et de la politique budgétaire : il est aujourd'hui largement accepté, parmi les analystes du shadow banking, que les bons du Trésor américain sont déterminants pour la liquidité des marchés financiers.
Le rôle du Trésor américain et de la Fed dans l'encadrement du système du shadow banking a été réaffirmé à travers plusieurs mécanismes mis en place en urgence pour stabiliser les systèmes financiers au niveau américain et au niveau mondial. Les différentes étapes du shadow banking ont ainsi bénéficié de garanties mises en place par la Fed entre le mois de mars 2008 et le mois de décembre 2010, le tableau infra les décrivant succinctement. En bref, sur le marché des repo, plus précisément sur le tri-party repo market, la Fed est intervenue pour fournir un filet de sécurité aux échangistes, cela afin de mettre un terme au gel des transactions que subissait ce compartiment du marché11. La solution proposée par la Fed a été la création, en mars 2008, quelques heures après la faillite de Bear Sterns, de la Primary Dealer Credit Facility (PDCF). Il s'agissait alors de faciliter l'approvisionnement en liquidité des contreparties et d'étendre le spectre des collatéraux éligibles à ces liquidités sur le tri-party repo market (Adrian et al., 2009, p. 7). L'élargissement du spectre des collatéraux éligibles sur le repo market a permis de stabiliser le marché : le refinancement en collatéraux par les parties privées subissant des appels de marge a été facilité, évitant à celles-ci de vendre à leur tour des actifs pour dégager de la trésorerie.
La Commercial Paper Funding Facility (CPFF) a été mise en place pour garantir l'émission de commercial papers (des titres de créances négociables émis sur le marché monétaire) et d'asset-backed commercial papers pour les originateurs et les stockeurs de prêts (Adrian et al., 2011 ; Pozsar et al., 2012, p. 179). Son objectif était de résoudre les problèmes de liquidité au moyen d'un filet de sécurité destiné aux émetteurs de titres de créances négociables. À ces différentes facilités peut être ajoutée la Term Asset-Backed Loan Facility (TALF), qui offre des garanties dans le processus d'émission des ABS (Asset-Backed Securities). La Term Securities Lending Facility (TSLF), l'Asset-Backed Commercial Paper Money Market Fund Liquidity Facility (AMLF), la Money Market Investor Funding Facility (MMIFF) sont d'autres facilités conçues pour offrir des garanties de la Fed dans le cadre du shadow banking.
Peut-on pour autant penser que toutes ces mesures ont favorisé l'adhésion au dollar américain au niveau international ? Au xixe siècle, Bagehot (1874) avait décrit l'importance que revêt l'existence d'un prêteur en dernier ressort pour le fonctionnement pérenne du système financier. Mehrling et al. (2015) ont réactualisé cette analyse en l'appliquant au fonctionnement du système actuel du shadow banking, c'est-à-dire un système de financement basé sur le marché. La différence entre le monde de Bagehot (1874) et celui de Mehrling et al. (2015) se trouve dans la définition de l'assurance de la liquidité : il existe désormais de multiples contrats swaps, passés entre acteurs privés, qui généralisent les assurances contre les risques. La promesse de remboursement au pair d'un titre ne fait pourtant que déplacer la contrainte de liquidité : comment parvenir en période de crise à faire face à ses obligations de remboursement au pair sur demande ? Obligé de vendre des actifs pour obtenir de la monnaie et ainsi faire face à ses promesses, un agent économique sera contraint par la valeur (fluctuante) des actifs sur le marché. Cela explique la nécessité d'une banque centrale soutenant la valeur de marché des collatéraux, et acceptant d'élargir son bilan avec des actifs financiers nouveaux, raison pour laquelle elle devient le dealer en dernier ressort.
L'intervention de l'autorité monétaire est une étape indispensable à la cohérence et à l'intégrité de ce système financier intrinsèquement instable. Pour Mehrling et al. (2015), elle doit s'adapter à un système de crédit développé à une échelle internationale, parce que le dollar américain est internationalisé. Progressivement, la communauté financière internationale a reconnu que la fourniture de bons du Trésor américain permettait de stabiliser (en période de crise) les marchés repo en facilitant les opérations réalisées par le secteur privé (Gabor, 2016, p. 14). La Fed a en effet renforcé cette coopération avec le Trésor américain à l'occasion de la crise de 2008 pour tenter de stabiliser les marchés financiers. Les bons du Trésor ont été très sollicités, rappelant ainsi que le statut international du dollar fait du cas américain un cas particulier, ceci tant dans sa dimension que dans le mode de sa régulation.
Gabor et Vestergaard (2016, p. 29) insistent sur l'ampleur particulière du shadow banking aux États-Unis, intrinsèquement liée au statut international du dollar américain, affirmant ainsi que le fonctionnement du shadow banking américain doit sa liquidité à la demande de dollar (et de bons du Trésor) exprimée par le reste du monde. Le déficit budgétaire du gouvernement américain, en coopération avec une politique monétaire expansive de la part de la Fed, est donc plus aisé du fait du statut international du dollar américain (McCulley et Pozsar, 2013, p. 27). Cette affirmation vaut également dans l'autre sens, soit que le dollar renforce son statut grâce à l'existence d'un système financier de type shadow banking lui-même consolidé par la coopération entre le Trésor américain et la Fed. Comme nous l'avons vu, le shadow banking vient répondre à la demande de sécurisation de l'épargne des firmes transnationales : en répondant aux attentes des marchés financiers, les autorités américaines ont dans le même temps renforcé l'adhésion de ceux-ci au système-dollar.
Gabor (2016, p. 8) invoque à cet égard une relation « symbiotique » entre le repo market et le marché des bons du Trésor américain. Le shadow banking ne doit donc pas son existence à un simple arbitrage réglementaire mené par les institutions financières, qui aurait pour aboutissement l'émergence d'un système bancaire parallèle : il traduit la mutation du système financier vers une forme dominante basée sur les activités de marché, et une quête de sécurisation d'une épargne abondante. À compter de la crise de 2008, les autorités monétaires américaines sont venues au secours du système bancaire parallèle au moyen de politiques dites non conventionnelles, à travers lesquelles elles ont renforcé une attraction déjà grande pour le dollar américain.
Conclusion
Au terme de cette analyse, nous pouvons affirmer que l'internationalisation du dollar américain et la financiarisation de l'économie mondiale ont été complémentaires. La mutation du système financier qui opère en dollars, telle que nous venons de l'analyser, était une nécessité dans un monde qui utilise, pour des transactions internationales, une monnaie nationale, car la logique des paiements internationaux appelle à une création de liquidités à laquelle un système monétaire national ne peut faire face qu'avec la construction d'un échafaudage intrinsèquement instable, ce qui apparaît plus clairement lors des épisodes de crises majeures tels que celui de 2008.
Les échanges internationaux de biens et de services se tiennent dans ce cadre. Les firmes engagées dans les échanges internationaux gèrent leur trésorerie de telle sorte qu'elles ont abondamment recours à des instruments financiers, que seuls peuvent fournir les systèmes financiers les plus sophistiqués. La globalisation (marchande et financière) créé un besoin de sécurité et de couverture auquel le système financier américain pourvoit.
Le système financier international est amené à un usage massif du dollar américain, non seulement du fait de la taille (et donc l'attraction) que représente le marché américain en dollars, non seulement du fait de la prépondérance historique des États-Unis, mais aussi parce que l'économie mondiale a épousé une trajectoire à laquelle le dollar américain a su répondre en faisant évoluer son système de paiement vers une souplesse plus grande et en multipliant les instruments liquides dont a pu disposer le reste du monde.