La Une de The Economist le 9 mai 2015 « The Fintech Revolution » illustre bien les interrogations sur les changements profonds que peuvent induire les Fintech dans le secteur bancaire.
Les précédents d'autres secteurs, dont la structure de marché a été profondément changée par l'arrivée de nouveaux entrants avec des innovations digitales, amènent à questionner la façon dont les Fintech vont influencer la structure des marchés bancaires. À titre d'illustration, observons comment Amazon a profondément affecté le marché de la vente de livres.
Le recul historique montre cependant que l'arrivée des Fintech ne constitue pas la première « disruption » technologique survenue sur les marchés bancaires. Le développement des distributeurs automatiques de billets et de la banque en ligne a également constitué des changements profonds induits par les nouvelles technologies, qui ont cependant peu modifié la structure des marchés bancaires. Si l'on prend l'émergence de la banque en ligne, il faut rappeler que ce phénomène fut perçu comme un facteur de changement radical de la structure des marchés bancaires du fait qu'il allait permettre l'apparition de nouveaux acteurs proposant leurs services bancaires. Les effets furent non pas un changement du paysage concurrentiel bancaire, mais une évolution des pratiques des consommateurs, avec la mise en place de services bancaires par internet pour les banques déjà en place associée à une nouvelle offre de leur part de banques exclusivement en ligne.
Ces éléments de perspective posés, l'objectif de notre article est d'étudier quel sera l'impact des Fintech sur la structure des marchés bancaires. Les Fintech vont-elles induire une concurrence bancaire plus importante ? Vont-elles changer en profondeur la structure des marchés bancaires ou se révéler des forces modérées de changement pour les acteurs présents comme le fut l'arrivée de la banque en ligne ?
Pour répondre à ces questions, nous allons commencer par en présenter les enjeux en explicitant la nature des Fintech et les spécificités de la concurrence bancaire. Nous expliquerons ensuite pourquoi les Fintech peuvent affecter la structure des marchés bancaires. Nous verrons alors leurs avantages concurrentiels. Ensuite nous analyserons les limites de l'impact des Fintech sur la structure des marchés bancaires. Nous verrons que plusieurs éléments peuvent contribuer à amoindrir l'impact « disruptif » des Fintech sur les marchés bancaires.
Les enjeux
Pour étudier comment les Fintech peuvent influencer la structure des marchés bancaires, commençons par analyser ce que sont les Fintech et ce qu'est la structure des marchés bancaires.
Les Fintech forment un ensemble vaste et difficile à définir. Le Financial Stability Board (FSB) propose une définition large : « Technologically enabled financial innovation that could result in new business models, applications, processes or products with an associated material effect on financial markets and institutions and the provision of financial services ». De façon synthétique, nous pouvons définir les Fintech comme des entreprises de services financiers dont le modèle d'affaires est axé sur les technologies de l'information et de la communication.
Les Fintech regroupent ainsi des entreprises qui proposent des services financiers très divers comme les services de paiement (qui incluent les crypto-monnaies), les produits d'investissement et les produits de financement.
Ici nous focaliserons notre analyse sur les Fintech qui proposent des produits de financement. La raison en est que nous analysons l'impact des Fintech sur la structure des marchés bancaires et que l'activité de prêt est au cœur du secteur bancaire.
Dans le domaine du prêt, l'activité majeure des Fintech est le prêt participatif également appelé peer to peer lending (P2P lending) ou crowdlending. Les entreprises de P2P lending, également appelées plateformes de financement participatif, fournissent des crédits en mettant en contact prêteurs et emprunteurs.
Le financement participatif n'est pas neuf. La statue de la Liberté avait déjà été financée au xixe siècle par un appel à tous les finance ments individuels. La nouveauté réside dans les possibilités offertes par les nouvelles technologies de l'information et de la communication pour faciliter la mise en contact des prêteurs et des emprunteurs.
Il y a différents modèles choisis par les entreprises de P2P lending. Certaines plateformes autorisent les prêteurs individuels à choisir les emprunteurs qu'ils souhaitent financer. Elles permettent alors une mise en relation. D'autres plateformes forment des packages de prêts qui sont proposés aux prêteurs en fonction du type de placement qu'ils souhaitent effectuer (notamment en termes de risque). Ce modèle est de plus en plus répandu dans le monde car le premier modèle requiert plus d'efforts de la part des prêteurs individuels et peut limiter l'échelle et la rentabilité de la plateforme. Ce second modèle est notamment celui adopté par Lending Club, la première plateforme de P2P lending aux États-Unis.
Le processus se passe comme suit. Un emprunteur potentiel fait une demande de prêt. La plateforme de prêt évalue alors le risque de la demande de prêt et donne une notation qui indique le degré de risque du prêt. Toutes les demandes de prêt ne sont pas nécessairement retenues : Bertrand et Weill (2019) observent un taux d'acceptation de 22,3 % pour les demandes de prêt déposées auprès de Lending Club en 2016 et 2017. Plusieurs mécanismes existent alors. Un mécanisme d'enchères peut exister à travers lequel les prêteurs potentiels indiquent quel montant et quel taux d'intérêt ont leur accord. Ces enchères peuvent exister pour un emprunteur spécifique ou un paquet d'emprunteurs. Des entreprises comme Lending Club peuvent ne pas avoir de mécanisme d'enchères, mais peuvent proposer aux prêteurs potentiels d'acheter des parts de portefeuilles de prêts présélectionnés par l'entreprise, sachant que le prêteur choisit le degré de risque.
L'élément de distinction majeur entre un P2P lender et une banque traditionnelle est que le P2P lender n'est pas un intermédiaire financier : il n'investit pas dans le prêt. Une banque traditionnelle combine fonds propres et dette pour financer des prêts. Le P2P lender n'utilise pas ses fonds propres. Il est rémunéré sous la forme de commissions reçues, d'une part, lors de l'émission des prêts et, d'autre part, lors du remboursement des mensualités par les emprunteurs. Ainsi le P2P lender assure des services d'analyse du risque et de mise en relation et est rémunéré pour ces services.
Le peer to peer lending est particulièrement utilisé pour certaines formes de prêt. Thakor (2019) donne des chiffres sur le P2P lending par type de prêt aux États-Unis : 36 % de prêts à la consommation, 26,1 % de prêts commerciaux, 19,4 % d'invoice trading (une technique apparentée à l'affacturage où les entreprises peuvent faire financer leurs créances clients), 18,5 % de prêts immobiliers. Il observe par ailleurs que l'essentiel des prêts effectués par les P2P lenders ne sont pas accompagnés d'une garantie. Lending Club propose exclusivement des prêts personnels non sécurisés d'un montant de 1 000 à 40 000 dollars pour une maturité de trois ou cinq ans. Une analyse des motifs des prêts octroyés par Lending Club pour 2016 et 2017 par Bertrand et Weill (2019) montre que le premier motif (avec 56,4 % des cas) est le regroupement de crédit.
Ainsi les P2P lenders peuvent financer des prêts à la consommation, mais ils peuvent aussi se tourner vers le financement des entreprises. À titre d'exemple, October (ex-Lendix) est une plateforme de financement participatif pour le financement des entreprises qui opère dans quatre pays européens dont la France. Les prêts sont d'un montant de 30 000 euros à 5 M€ et s'adressent à des entreprises d'un chiffre d'affaires minimal de 250 000 euros. Le modèle est ici hybride entre la possibilité ou non de choisir les projets financés dans le sens où coexistent deux types de financeurs : d'une part, des prêteurs individuels qui choisissent les projets et, d'autre part, des investisseurs institutionnels qui fournissent des fonds qui sont prêtés à l'ensemble des projets présentés par la plateforme.
La question de l'impact des Fintech sur la structure des marchés bancaires est en fait double. Il s'agit, d'une part, de savoir si les Fintech vont acquérir une part de marché importante sur ces marchés voire même remplacer les banques traditionnelles et, d'autre part, d'analyser si la venue des Fintech peut affecter le degré de concurrence sur les marchés bancaires. Or pour répondre à cette dernière question, il faut d'abord s'interroger sur le degré de concurrence sur les marchés bancaires. Après tout, si les marchés bancaires sont déjà à des niveaux de concurrence élevée, l'apparition de nouveaux acteurs devrait avoir un impact faible voire insignifiant sur ces marchés.
Les études empiriques effectuées dans les secteurs bancaires occidentaux montrent cependant que les marchés bancaires restent à des niveaux de concurrence qui ne s'inscrivent nullement dans la concurrence pure et parfaite. La concurrence est un concept difficile à mesurer. Deux indicateurs très utilisés dans la littérature académique peuvent cependant apporter des éléments d'appréciation. Tout d'abord, la statistique H proposée par Rosse et Panzar offre un diagnostic de la nature de la concurrence sur un marché : elle est égale à 1 sur un marché en concurrence pure et parfaite, comprise entre 0 et 1 sur un marché en concurrence monopolistique et égale ou inférieure à 0 en situation de monopole. Or l'ensemble des études qui mesurent la concurrence bancaire avec la statistique H conclut à des valeurs entre 0 et 1.
Ensuite, l'indice de Lerner est devenu la mesure la plus couramment utilisée dans les travaux de mesure d'économie bancaire ces dernières années. Il mesure le pouvoir de marché d'une banque en rapportant la différence entre le prix et le coût marginal au prix. La concurrence pure et parfaite implique ainsi un indice de Lerner égal à zéro.
Or, là encore, l'ensemble des études ne concluent pas à un indice de Lerner proche de zéro dans les pays développés. À titre d'exemple, la Banque mondiale fournit une mesure de l'indice de Lerner qui est pour 2014 de 0,13 en France, 0,28 au Royaume-Uni et 0,33 aux États-Unis. De surcroît, dans ces trois pays (comme dans la majorité des pays développés), l'indice de Lerner a augmenté depuis 1996, ce qui tend à montrer une concurrence bancaire réduite.
Ainsi les marchés bancaires ne sont pas caractérisés par une situation de concurrence élevée que l'on pourrait qualifier de parfaite. Plusieurs facteurs structurels des marchés bancaires expliquent le fait que les marchés bancaires soient dans une situation de concurrence imparfaite : l'existence de coûts de changement de banque, le manque de transparence sur les prix pratiqués (les banques ont une offre multiproduits qui complique la comparaison des prix), les barrières à l'entrée formelles, les barrières à l'entrée informelles comme la réputation et les économies d'échelle.
Dès lors, les Fintech peuvent potentiellement influencer la structure des marchés bancaires en influençant le degré de concurrence bancaire. Philippon (2017) résume ce point dans son analyse de l'impact potentiel des Fintech sur la finance. Il observe que « le manque d'entrée et de concurrence, cependant, a été un problème endémique dans la finance dans les dernières décennies » (Philippon, 2017, p. 9). La conséquence en est qu'« il est difficile de ne pas considérer la finance comme un secteur avec des rentes excessives et une efficience globale faible ». Il conclut ainsi que les services financiers restent chers, ce qui explique l'arrivée de nouveaux entrants.
Pourquoi les Fintech peuvent-elles affecter
la structure des marchés bancaires ?
L'élément majeur à travers lequel les Fintech peuvent affecter la structure des marchés bancaires réside dans les coûts plus faibles dont elles disposent par rapport aux banques traditionnelles. Les Fintech disposent en effet de coûts nettement plus réduits que les banques traditionnelles pour octroyer des financements pour plusieurs raisons.
Premièrement, l'utilisation des technologies de l'information et de la communication leur permet d'avoir des techniques d'octroi nettement moins coûteuses en personnel tant sur un plan quantitatif que qualitatif. La procédure d'acceptation du projet peut être entièrement automatisée sans nécessiter nécessairement une intervention humaine : un individu qui souhaite un prêt remplit une demande en ligne. La demande est acceptée ou rejetée en fonction des éléments fournis comme le niveau de revenu de l'emprunteur, en se fondant sur l'utilisation de modèles statistiques qui reposent sur les big data, ce qui permet de sélectionner les emprunteurs. Les Fintech peuvent ainsi proposer des prêts avec des coûts en personnel réduits, mais également des coûts en capital physique amoindris du fait de l'absence d'un réseau d'agences.
Deuxièmement, les Fintech comme toutes les nouvelles entreprises sur un marché ne souffrent pas des systèmes existants qui limitent leurs capacités à réduire les coûts. Le fait de commencer son activité récemment permet de ne pas être dépendant des contraintes du passé et de pouvoir plus facilement avoir la structure de coût adaptée aux produits actuellement recherchés par les consommateurs. Les Fintech peuvent ainsi disposer d'un avantage de coût sur les banques traditionnelles qui leur permettent de transformer en profondeur la structure des marchés bancaires. Welltrado (2018) (cité par Thakor, 2019) estime ainsi que les coûts d'exploitation représentent 2,7 % des prêts en cours chez Lending Club, contre 7 % dans les banques traditionnelles. L'écart très important dans les coûts d'exploitation peut ainsi offrir un avantage concurrentiel majeur aux Fintech pour conquérir une part de marché importante sur les marchés de crédit.
Philippon (2015) a montré que le coût unitaire dans l'intermédiation financière est resté constant au cours des 130 dernières années. Sur cette base, Philippon (2017, p. 10) conclut qu'« il y a (beaucoup) d'espace pour une amélioration », ce qui peut être permis par les améliorations des technologies de l'information à travers l'arrivée des Fintech.
Les coûts plus faibles des Fintech devraient ainsi avoir plusieurs conséquences sur les marchés bancaires. La première conséquence est l'augmentation de la part de marché des Fintech au détriment des banques traditionnelles, leurs coûts plus faibles leur permettant d'attirer de nouveaux clients. La seconde conséquence devrait être le fait de favoriser une baisse des coûts des banques traditionnelles en remettant en cause les rentes du secteur bancaire.
À côté de la dimension-coût, les Fintech peuvent également modifier la structure des marchés de crédit en améliorant la qualité de l'offre de crédit.
Cela peut notamment passer par la vitesse d'octroi des crédits. À titre d'exemple, Younited Credit, une Fintech française spécialisée dans les prêts à la consommation, met en avant le fait que toute demande de crédit reçoit une réponse dans les 24 heures.
Fuster et al. (2019) effectuent une étude sur les prêts immobiliers octroyés aux États-Unis où ils montrent que les Fintech traitent les demandes de prêt 20 % plus vite que les banques traditionnelles. Ils observent par ailleurs que cette vitesse de traitement ne se fait pas au détriment du risque, puisque les Fintech ne souffrent pas d'un plus grand nombre de défauts.
Buchak et al. (2018) font une étude sur les États-Unis où ils concluent que les Fintech bénéficient plus d'un avantage en termes de commodité pour les emprunteurs que de coûts plus faibles. Ils notent ainsi que « la facilité d'émission en ligne apparaît permettre aux prêteurs Fintech de facturer des taux plus élevés, en particulier parmi les emprunteurs au plus faible risque, vraisemblablement les emprunteurs les moins sensibles au prix et les plus sensibles au temps ». (Buchak et al., 2018, p. 482).
Maier (2016) arrive à la même conclusion dans une analyse sur des PME qui empruntent sur une plateforme de financement participatif européenne. La commodité ainsi que la transparence du processus jouent considérablement plus que les critères économiques ou les aspects liés à la relation de clientèle pour favoriser le fait qu'une PME se tourne vers un financement participatif. Ainsi la flexibilité offerte par les Fintech jouerait même plus que l'argument de coût plus faible du financement pour attirer les entreprises emprunteuses.
L'impact des Fintech sur la structure des marchés bancaires devrait être influencé par deux facteurs.
Tout d'abord, les Fintech devraient acquérir une part de marché plus importante auprès des clientèles délaissées par les banques traditionnelles. Elles peuvent être délaissées pour des raisons de manque de rentabilité ou de risque trop élevé, ce qui peut ne pas représenter un problème sur une plateforme de P2P lending où les particuliers choisissent directement les projets à financer, charge à eux d'assumer les conséquences financières de leur choix. Elles peuvent également être délaissées du fait d'une discrimination sur le marché du crédit. De nombreuses études ont montré aux États-Unis l'existence d'une discrimination des Afro-Américains par les banques traditionnelles sur le marché du crédit (Hanson et al., 2016). La littérature montre aussi une discrimination des banques traditionnelles vis-à-vis des femmes (Alesina et al., 2013). Les Fintech de par leur fonctionnement peuvent être moins sensibles à des biais cognitifs qui favorisent la discrimination. Si l'on prend, par exemple, un P2P lender comme Lending Club, le prêt s'effectue en l'absence totale d'information sur l'ethnicité de l'emprunteur dans les documents à fournir et sans le moindre entretien entre le responsable du crédit et l'emprunteur. Ces éléments contribuent ainsi à réduire les biais qui favorisent la discrimination.
Les Fintech devraient bénéficier d'une faible confiance dans les banques traditionnelles. La crise financière a contribué à réduire la confiance dans les banques traditionnelles dans les pays développés (Stevenson et Wolfers, 2011). Cette défiance peut favoriser la volonté des clients de se tourner vers de nouveaux acteurs perçus comme non impliqués dans l'émergence de la crise financière.
Une étude empirique plaide dans ce sens en analysant le comportement du côté des prêteurs : Bröstrom et al. (2018) montrent aux États-Unis que le degré de méfiance dans les banques favorise la participation des prêteurs sur les marchés de P2P lending. L'étude de Fungacova et al. (2019) montre que la confiance dans les banques est la plus faible dans les pays développés. Dès lors, l'expansion des Fintech devrait être favorisée dans de tels pays par la confiance réduite dans les banques.
Pour conclure cette partie, nous observons que la littérature sur l'impact des Fintech sur la structure des marchés bancaires reste à ce jour très limitée.
Jagtiani et Lemieux (2018) montrent que Lending Club a plus développé ses activités dans les régions peu desservies par les banques traditionnelles, comme celles avec un faible ratio d'agences bancaires par habitant et celles où la concentration bancaire est élevée. Cette étude va ainsi dans le sens que le développement des Fintech peut affecter la structure des marchés bancaires.
Tang (2019) cherche à savoir si les Fintech constituent un substitut ou un complément aux banques traditionnelles. Il s'interroge sur le fait de savoir si elles répondent plus aux besoins des clients non couverts par les banques traditionnelles, et dans ce cas il s'agirait d'un complément, ou plus aux besoins des clients qui pourraient obtenir des crédits auprès des banques traditionnelles, ce qui signifierait qu'il s'agit d'un substitut. Il montre que les Fintech constituent un substitut pour les banques traditionnelles. Cette conclusion va ainsi dans le sens d'un impact concurrentiel des Fintech sur les banques traditionnelles, puisque l'expansion des Fintech ne se fait pas par une complémentarité des banques traditionnelles sur le marché des crédits.
Les limites à l'impact des Fintech
sur la structure des marchés bancaires
Jusqu'ici nous avons évoqué les éléments qui peuvent laisser prévoir un impact des Fintech sur la structure des marchés bancaires. Deux limites peuvent cependant être avancées pour nuancer l'idée que les Fintech devraient provoquer une révolution sur les marchés bancaires.
Premièrement, certains éléments vont permettre aux banques traditionnelles de garder des avantages concurrentiels sur les coûts. Les Fintech ont un avantage sur les coûts opératoires, mais les banques traditionnelles disposent d'un avantage sur les coûts financiers de par leur activité de collecte de dépôts.
La collecte de dépôts bon marché est virtuellement possible pour les Fintech. Les évolutions des pratiques bancaires des consommateurs peuvent permettre à une entreprise financière de collecter aujourd'hui des dépôts même en l'absence de présence physique avec un réseau d'agences. La faible fréquentation des agences bancaires le confirme. Les Fintech peuvent ainsi collecter des dépôts auprès d'une grande base de clients par l'intermédiaire des technologies de l'information et de la communication.
Cependant cette collecte est plus compliquée pour les Fintech en raison de la réputation moins bien établie et de la confiance plus réduite qu'ont à ce jour ces établissements. Le degré de confiance dans l'établissement financier doit en effet être plus important pour celui qui souhaite confier son épargne que pour celui qui souhaite emprunter en raison des risques liés. Par ailleurs, la réglementation et les coûts qui y sont liés autour de la collecte des dépôts peuvent se révéler dissuasifs pour les Fintech.
Ainsi les banques traditionnelles peuvent financer leur activité de prêt par l'intermédiaire de dépôts bon marché, alors que les Fintech doivent avoir recours à des financements plus coûteux.
L'existence d'économies de gamme dans le domaine bancaire entre la collecte de dépôts et l'octroi de prêts peut ainsi constituer un avantage de coût pour les banques traditionnelles qui réduit l'avantage en termes de coûts opératoires des Fintech.
Deuxièmement, l'impact des Fintech ne devrait pas être le même sur tous les marchés de crédit. Les marchés de crédit sont caractérisés par des asymétries d'information entre prêteurs et emprunteurs qui engendrent des problèmes comme l'aléa moral ou l'antisélection. Les institutions financières doivent dès lors résoudre ces problèmes de différentes façons.
Elles peuvent pour cela obtenir de la hard information, c'est-à-dire de l'information fondée sur les éléments factuels comme les documents comptables, et de la soft information, qui est une information privée sur l'emprunteur. La soft information s'obtient à travers la mise en place d'une relation de clientèle, conférant ainsi un avantage informationnel qui ne correspond pas au modèle d'affaires des Fintech.
Dès lors, les banques traditionnelles devraient garder un avantage concurrentiel sur les activités de crédit marquées par des asymétries d'information importantes qui requièrent de la soft information comme en particulier le marché des crédits aux PME. Les PME sont en effet des emprunteurs caractérisés par une opacité importante.
En complément de ce point, Thakor (2019) observe que les banques continueront d'avoir un avantage sur les Fintech dans les activités de crédit où la garantie est couramment utilisée pour réduire les problèmes liés aux asymétries d'information. Cela va dans le même sens puisque les garanties sont couramment utilisées dans les prêts aux PME afin de réduire tout risque d'aléa moral et d'antisélection, ce qui n'est pas le cas dans le prêt à la consommation.
Il ne s'agit pas ici de dire que les Fintech ne peuvent pas intervenir sur le marché des crédits aux PME, mais simplement que les banques traditionnelles peuvent conserver un avantage concurrentiel sur ce marché.
À titre d'exemple, Iwoca est une Fintech britannique qui propose des prêts à des petites entreprises au Royaume-Uni, en Allemagne et en Pologne. Les demandes de crédit sont entièrement automatisées et la décision de crédit repose sur l'utilisation des informations comptables transmises par l'entreprise ainsi que les informations obtenues sur internet à travers des sites comme eBay et PayPal. On voit ainsi que l'octroi de prêts aux PME peut se faire par une Fintech, mais qu'il repose sur l'absence de soft information qui résulte d'une relation régulière avec le prêteur.
Ainsi les Fintech devraient concurrencer les banques traditionnelles sur le marché des particuliers où la soft information compte peu de façon plus importante que sur le marché des PME.
Soulignons un dernier point : il convient de remarquer que les banques traditionnelles se distinguent également des Fintech dans le suivi et la gestion des prêts, notamment en cas de défaut. Cette différence entre les deux types d'établissements dans l'activité de financement peut se révéler être une limite à l'expansion des Fintech en permettant aux banques traditionnelles d'avoir une meilleure gestion des risques.
Conclusion
L'avantage technologique des Fintech leur permet de modifier la structure des marchés bancaires. Cet avantage peut cependant ne pas se révéler suffisant pour engendrer une disruption totale où les Fintech remplaceraient les banques traditionnelles.
D'une part, les spécificités des marchés de crédit rendent l'avantage technologique plus ou moins important selon le marché du crédit. Il est ainsi plus utile pour les prêts à la consommation que pour les prêts aux PME. D'autre part, les économies de gamme du secteur bancaire peuvent conférer un avantage en termes de coûts financiers pour les banques traditionnelles du fait de leur activité de collecte de dépôt.
L'avenir peut par ailleurs laisser présager une convergence entre les deux types d'entreprises si les Fintech se mettent à multiplier leurs activités bancaires au lieu de rester des entreprises focalisées sur un nombre réduit voire unique de produits, ou si les banques traditionnelles intègrent progressivement les nouvelles technologies pour modifier radicalement leur processus d'octroi de crédits.
Cette intégration peut se faire de façon indirecte pour les banques traditionnelles si elles choisissent non de modifier leur technologie de prêt à travers les innovations, mais d'intégrer dans leur portefeuille d'activités les Fintech par le biais de prises de participation. Observons ainsi sur le marché français les prises de participation d'Arkea dans Younited Credit ou de la Banque Postale dans Kiss Kiss Bank Bank.