« The more prolific the reporting, the more robust the risk assessment
and the more widespread the return optimization, the more rapidly this transition will happen, breaking the Tragedy of the Horizon. »
Mark Carney, ancien gouverneur de la Banque centrale d'Angleterre
et ancien président du Conseil de stabilité financière
(21 mars 2019, A New Horizon)
Transparence des entreprises et transition énergétique et écologique vont de pair, en constituant de manière progressive deux piliers essentiels de la gouvernance des entreprises, dans un monde rythmé par l'accélération de la diffusion de l'information et où éthique et transparence sont invariablement liées. Tandis que les entreprises sont de plus en plus considérées comme acteurs, et non seulement objets, de leur environnement, et ce dans un contexte de transitions multiples (écologique, énergétique, sociale, démographique et numérique), la notion de transparence a pris une importance remarquable. C'est en ce sens qu'au début de 2019, le ministre de l'Économie et des Finances a confié une mission toute particulière sur le développement des standards de rapportage extra-financier aux niveaux international et européen, afin que « l'information extra-financière trouve à terme un statut comparable à celui de l'information financière ».
L'information extra-financière revêt en effet un rôle clé de plus en plus prégnant dans le développement de la finance durable, pour deux raisons majeures. D'abord car la redirection des flux de capitaux vers la transition bas-carbone, que requiert l'article 2.1c de l'Accord de Paris, nécessite pour les acteurs de marché une transparence accrue de l'économie réelle quant à son intégration des facteurs environnementaux et climatiques dans ses processus. C'est également ce que visent à assurer l'ensemble des réglementations en cours au sein de l'Union européenne dans le cadre du Plan d'action de la Commission européenne de mars 2018, notamment quant à l'exposition du secteur financier aux risques issus du changement climatique. Ensuite, par effet rebond, le droit en cours de construction requiert, de manière exponentielle, une transparence accrue des acteurs de marché sur l'impact – tant positif que négatif – des stratégies et des décisions d'investissement sur le climat, l'environnement et la société. Aussi, l'information extra-financière se retrouve-t-elle au cœur des actions, réglementaires ou non, issues du Plan d'action pour la finance durable de la Commission européenne de mars 2018. Elle fait partie intégrante du combat contre la « tragédie des horizons » – s'ajoutant à celle, plus connue, des biens communs – en y ajoutant les « horizons lointains ». Aussi, elle s'inscrit dans la volonté de la Commission de mettre fin au « court-termisme » des entreprises, financières et non financières, tel que cela est précisé dans le Plan d'action lui-même : « Durabilité et long-termisme vont de pair. Par long-termisme, il faut entendre une pratique décisionnelle intégrant des objectifs ou des conséquences à long terme. Investir dans des objectifs environnementaux et sociaux suppose une vision de long terme. À l'heure actuelle, il est pourtant fréquent que les marchés accordent la priorité à la production de rendements élevés à court terme. Une priorité centrale du programme en matière de durabilité est donc de réduire la course injustifiée aux performances à court terme dans la prise de décisions économiques et financières, notamment par une transparence accrue, permettant aux investisseurs, qu'il s'agisse d'entreprises ou de particuliers, de prendre des décisions d'investissement plus éclairées et plus responsables. »
Aussi, traiter le sujet de l'information extra-financière, c'est mettre l'accent sur des enjeux de normalisation, de gouvernance et de responsabilité révélateurs d'un développement exponentiel de la finance durable, que s'attache à explorer cet article.
La transparence des entreprises et la mise
en œuvre de la transition écologique :
l'information comme élément de redevabilité
La seconde moitié du xxe siècle a été le témoin d'une tonalité particulière des entreprises dans leur transparence, reflétant l'ouverture – nécessaire et grandissante – des organisations sur le monde extérieur (Gendron et al., 2004). Dans un mouvement important de concentration et de mutation économique, sociale et politique – inédit dans l'histoire économique récente, les entreprises ont connu une augmentation substantielle de leur taille et, partant, de leur influence sur leur environnement. C'est dans ce contexte que les enjeux de transparence ont pris une dimension sans précédent. D'abord, avec le traité « The Modern Corporation and Private Property » publié en 1933 par les économistes Berles et Means, le rôle « social » clé joué par les entreprises dans l'organisation de la vie économique a trouvé une première interprétation fondatrice : « Corporations have ceased to be merely legal devices through which the private business transactions of individuals may be carried on. Though still much used for this purpose, the corporate form has acquired a much larger significance. The corporation has, in fact, become both a method of property tenure and a means of organizing economic life […] Spectacular as its rise has been, every indication seems to be that the system will move forward to proportions which stagger imagination today […] they [management] have placed the community in a position to demand that the modern corporation serve not only the owners […] but all society. »
Cet élément est devenu graduellement un élément central de toute responsabilité réelle dans la vie des entreprises, concomitamment avec l'apparition du concept de « responsabilité sociale et environnementale », tel que Bowen (1953) l'a souligné ci-dessous, préfigurant la notion de devoir fiduciaire, fixée dans l'arsenal juridique de common law. Ces mots, écrits à l'époque, préludent des débats bien plus actuels : « The individual businessman often fails to apprehend fully the connection between his private decisions and the public welfare […]. He finds difficulty in realizing, therefore, that his actions have an observable relation to the broad sweep of economic affairs. But added together, the decisions of businessmen – in small businesses as well as in big business – in large measure determine for the nation such important matters […]. When the far-reaching scope of consequences of private business decisions are recognized, some questions naturally arise: are businessmen, by virtue of their strategic position and their considerable decision-making power, obligated to consider social consequences when making their private decisions? If so, do they have social responsibilities that transcend obligations to owners or stockholders? The answer to both these questions is clearly yes. »
En outre, une multiplicité de théories, apportées par la littérature économique, a participé à l'intégration croissante des enjeux de développement durable par les entreprises. C'est notamment le cas du concept d'externalité des activités économiques (soulignées par Sidgwick (1880), Marshall (1890) et Pigou (1920)) ; de la théorie des parties prenantes, au sens de stakeholders (Clark, 1916 ; Follett, 1918 ; Berle et Means, 1933 ; Freeman, 1984 ; Charreaux et Desbrières, 1998), de laquelle découle l'appréhension de l'entreprise comme institution sociale, ou encore du capital immatériel de l'entreprise (au sens de Becker (1964) et Cozzarin et Percival (2006)). Par ailleurs, l'adoption des Objectifs de développement durable (ODD) en septembre 2015 par l'Organisation des Nations unies (ONU) à la suite de la définition du « développement durable » issue du Sommet de Rio de 1992 est une étape majeure intégrant les trois piliers économique, social et environnemental dans le monde des entreprises. Présentés par l'ONU comme un « changement de paradigme » et « systémique » (Koehler, 2016), et bien que davantage tournés vers la réalité politique et opérationnelle des États, le contenu et le narratif des ODD intègrent en effet ab initio des éléments issus du monde de l'entreprise. Les travaux que mène le Pacte mondial des Nations unies vont dans ce sens. Surtout, les ODD ont été conçus afin de contribuer à rapprocher les stratégies des entreprises des priorités mondiales, en couvrant un large éventail de thématiques liées au développement durable demeurant pertinentes pour elles (c'est-à-dire pauvreté, santé, éducation, changement climatique, dégradation de l'environnement).
Dans ce contexte, il est apparu, tant au sein de la littérature que dans la pratique de la vie des entreprises, que les décisions de ces dernières devaient, progressivement, converger vers des valeurs acceptées dans la société, et cette convergence doit être le résultat d'une décision volontaire de l'entreprise dans un cadre institutionnel étatique.
Aujourd'hui, la résilience de l'entreprise dépend étroitement de celle de l'écosystème environnemental et sociétal dans lequel elle ancre ses activités : aussi, la convergence suscitée n'est plus uniquement caractérisée de manière discrétionnaire par l'entreprise, mais s'inscrit dans un mouvement de normalisation de la responsabilité sociale et économique des entreprises, parallèlement avec l'affermissement de la politique environnementale et sociale des États à la lumière des enjeux actuels.
Aussi, et tel que l'a souligné un récent rapport du Haut Comité juridique de place (2020), il résulte que le concept d'information sur les enjeux de durabilité (environnement, social, gouvernance, ESG) s'inscrit comme élément central de la responsabilité (au sens anglo-saxon d'« accountability ») dans la vie des entreprises. Ce concept vise ainsi à répondre aux préoccupations en matière de développement durable des parties prenantes de ces dernières (dans l'acceptation, large, de Freeman (1984), comprenant les investisseurs, les agences de notation financières et extra-financières, les salariés, les fournisseurs, la société civile et les États). Les organisations doivent dès lors endosser la responsabilité des conséquences de leurs activités, faire œuvre de transparence et répondre à des attentes ou des obligations, pour certaines inscrites dans le droit formel, et contribuer ainsi au développement durable.
C'est également pour les entreprises une question de résilience, compte tenu des conséquences soulevées par le changement climatique et son impact sur la société, qui n'ont jamais été aussi prégnantes et qui entraînent des modifications en profondeur pour l'activité des entreprises, directement liées à trois enjeux de taille : la reconfiguration du paramètre énergétique, facteur essentiel de développement des sociétés ; l'émergence de risques directement relatifs au changement climatique dont la matérialité est de plus en plus marquante dans certains secteurs clés de l'économie ; et les enjeux relatifs à l'atteinte de la neutralité carbone et la prise en compte des limites planétaires (Rockström et al., 2009).
Or la transition bas-carbone pourrait être désordonnée et incertaine (d'après les travaux menés par le Comité européen du risque systémique, en 2016) : aussi, de la résilience de l'entreprise dans un monde bas-carbone dépend un certain degré requis de connaissance et de prise en considération effective de l'ensemble de ses activités, des risques et des opportunités qu'elles comportent et de leur impact. Sans constituer un remède à l'ensemble de ces enjeux, l'information extra-financière (et l'effort de transparence qu'elle sous-tend) constitue ainsi une première étape considérée comme nécessaire dans une perspective de long terme. C'est également un signal utile aux parties prenantes sur des éléments extra-financiers, en plus d'être un outil de pilotage des transitions.
Elle joue ainsi un rôle croissant dans l'orientation de long terme que doivent prendre les marchés financiers, tel que souligné en introduction.
Le caractère diffus et fragmenté
de l'information extra-financière justifie
la dynamique européenne à l'œuvre
L'information extra-financière des entreprises se caractérise par un morcellement réglementaire, issu d'une diversité d'approches des États en matière de gouvernance des entreprises et de responsabilité des dirigeants, dans des cadres socioéconomiques distincts. Plus largement, la fragmentation juridique entourant cette information met en évidence la confrontation délicate entre les enjeux microéconomiques de l'entreprise et la visée d'ordre macroéconomique de la durabilité.
D'abord, l'analyse des normes juridiques relatives à la responsabilité sociale et environnementale des entreprises distingue celles s'imposant à ces dernières (hard law) de ce qu'elles adoptent sur une base volontaire (soft law), dans un contexte de valorisation croissante de l'autodiscipline. Ce constat se justifie notamment par l'historique de la responsabilité environnementale et sociale des entreprises, qui a peu mis en avant une approche normative (tel que l'illustre l'appel de Jacques Delors de 1993, enjoignant les entreprises européennes à prendre part à la lutte contre l'exclusion sociale, ou encore le Livre vert de la Commission européenne de juillet 2001). Tout en posant les premiers jalons d'une politique européenne en matière de responsabilité sociale et environnementale et en consacrant le rôle du pouvoir économique dans la formation de l'intérêt général, ces éléments ont concouru au constat selon lequel l'ensemble des préconisations initialement retenues par les instances communautaires et internationales (à l'instar des Principes directeurs de l'OCDE à l'intention des entreprises multinationales, des travaux du Groupe des Amis du paragraphe no 47 de la Déclaration de Rio+20 et de la norme ISO 26000 de l'Organisation internationale de normalisation) reposent sur le principe de gestion consensuelle de l'entreprise. C'est en ce sens que diffère leur degré de normativité. Il n'en demeure pas moins que cet ensemble de prescriptions de soft law a été accompagné par le législateur de normes dites de hard law, venant souvent valider ces dernières et créant une complémentarité de fait aujourd'hui admise : aussi, on peut aujourd'hui noter une progressivité possible de la normativité, se traduisant en une échelle de densité normative allant d'un droit très dur à un droit souple (Mekki, 2009 ; Cuzacq, 2012). En matière de diffusion de l'information extra-financière, le degré de normativité des obligations pesant sur les entreprises peut en outre s'analyser à la lumière de l'intégration progressive entre intégration des facteurs ESG et performance financière de l'entreprise : ces deux concepts ont en effet d'abord été exclusifs, dans les années 1950-1960, avant d'être inclusifs, puis de plus en plus étroitement intégrés, depuis les années 1990. Les initiatives réglementaires françaises, que l'on détaillera plus bas, témoignent donc de cette intégration progressive, depuis l'article 116 de la Loi sur les nouvelles réglementations économiques (NRE) de mars 2001 aux lois de 2016-2018 ayant progressivement élargi le champ du reporting exigé des entreprises.
Ensuite, il convient de ne pas faire l'impasse sur les divergences existantes sur la notion même de « durabilité » qui, en appuyant des solutions collectives en faveur du bien commun, concourt à la fluidité et l'élasticité du concept de responsabilité sociale et environnementale, et des exigences de transparence qui en résultent. En particulier, la démarcation entre le concept de durabilité forte – marqueur de l'éco nomie écologique (à l'instar des travaux de François Perroux et Herman Daly, par exemple) et celui de durabilité faible – associé aux approches plus standards de l'économie de l'environnement (dans la continuité des travaux de Robert Solow et William Nordhaus) nourrit ces débats. Ils se reflètent ainsi dans les divergences existantes entre les États-Unis (modèle philanthropique, où l'optionalité prime en matière de transparence) et l'Union européenne (modèle incitatif, voire contraignant) – et, plus largement, dans le degré de responsabilisation des entreprises quant aux conséquences environnementales et sociales de leur activité.
Il n'en demeure pas moins qu'on peut noter un foisonnement d'initiatives en matière d'information extra-financière qui, y compris lorsqu'elles sont d'ordre normatif, demeurent principalement d'origine privée. Il existe en effet une interaction entre droit et pratique, de telle sorte que, de façon fort opportune, la frontière entre les deux est perméable. Aussi, par exemple, l'Union européenne elle-même fait une place dans les lignes directrices sur l'information extra-financière de juin 2017 – prises en application de la Directive sur l'information non financière de 2014 – à des initiatives normatives privées, auxquelles elle fait expressément référence, sans pour autant les consacrer. C'est ainsi également, et en sens inverse, que les initiatives privées s'efforcent de se situer dans le cadre des initiatives publiques lorsqu'elles existent. Les initiatives relevées ont été nombreuses, tant d'ordre général (c'est le cas des ODD suscités et des travaux associés du Pacte mondial des Nations unies, mais aussi de la norme ISO 26000 et de l'Integrated Reporting Council) que tournées vers le contenu de l'information couvrant l'ensemble des enjeux de durabilité (la Global Reporting Initiative – GRI – et le Sustainability Accounting Standards Board – SASB), ou encore des initiatives thématiques tournées vers l'immatériel (le réseau WICI), le climat (le Climate Disclosures Standards Board, notamment, sur le fondement des recommandations de la Task Force on Climate-related Financial Disclosures) ou le capital naturel et la biodiversité (la Natural Capital Coalition, ou le WBCSD). Ces cadres de reporting offrent ainsi non seulement des cadres de référence globaux et des principes fondamentaux à suivre, mais aussi des normes de gestion et des indicateurs clés de performance spécifique, associés à des méthodologies et des points de références spécifiques (à l'instar, sur ces derniers points, de la GRI et du SASB).
Un premier renforcement du cadre législatif européen a eu lieu avec la Directive non financière qui bien que ne prévoyant pas de cadre de reporting associé aussi granulaire qu'ont pu le proposer les initiatives privées susmentionnées laisse une certaine marge de manœuvre à la mise en œuvre lors des travaux de transposition par les pays membres de l'Union européenne. L'approche française se singularise par son caractère précurseur et prescriptif. Longtemps composés exclusivement de données financières visant à informer les actionnaires et les investisseurs de la situation financière des entreprises, les rapports des entreprises (en particulier le rapport de gestion) ont progressivement été complétés par des informations d'ordre extra-financier tenant compte des externalités environnementales et sociales des organisations. Dans un contexte international et européen favorable à l'engagement des entreprises en faveur du développement durable, l'article 116 de la loi NRE du 15 mai 2001 a structuré et rendu obligatoire le dispositif pour les sociétés cotées du reporting extra-financier au sein de leur rapport de gestion, codifié à l'article L. 225-102-1 du Code de commerce. L'article 225 de la loi du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l'environnement (dite « Grenelle II ») a par la suite approfondi ce dispositif en complétant l'article 116, par l'ajout d'un pilier sociétal et l'extension du champ des sociétés concernées, ainsi que par la création, pour les sociétés cotées, d'une liste réglementaire de 42 items de reporting. C'est cet article qui a par ailleurs rendu obligatoire la vérification obligatoire des données par un organisme tiers indépendant. Quant au renforcement en matière de transparence extra-financière, il est ensuite intervenu sous l'impulsion de l'Union européenne, avec la Directive sur l'information non financière, en vigueur au 1er janvier 2018, qui a instauré une obligation de reporting social et environnemental au niveau européen via la publication d'une déclaration non financière consolidée, en modifiant la Directive du 26 juin 2013 relative aux états financiers annuels. Elle a été complétée par les lignes directrices citées plus haut, précisant ainsi les modalités d'application de la Directive de 2014 et prenant en compte les ODD, mais aussi les objectifs de l'Accord de Paris selon des principes clés, tels que celui de la matérialité de l'information publiée, du caractère fidèle, équilibré et compréhensible, concis et complet.
Quant aux pays situés hors de l'Union européenne, la situation demeure particulièrement contrastée et est le plus souvent fonction du degré d'appropriation des enjeux liés au développement durable, et des mécanismes de responsabilité entourant la transparence extra-financière par les États et les entreprises.
Une normalisation de l'information
extra-financière, associée à une révision
du droit en vigueur, apparaît ainsi nécessaire
au vu des enjeux sans précédent que pose
la transition écologique de nos sociétés
La fragmentation normative de la transparence extra-financière des entreprises résulte dès lors d'une conjonction de facteurs, convergeant toutefois sur les caractéristiques intrinsèques de la responsabilité environnementale et sociale des entreprises (un concept de gestion, plus qu'un concept juridique). Le « complexe normatif » de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises, résultante des éléments détaillés ci-avant, se heurte sur un équilibre aujourd'hui délicat entre droit dur et droit souple dans lequel s'inscrit la transparence extra-financière au sein de l'Union européenne. À l'échelle internationale, il s'agit d'un panorama normatif complexe, constitué de normes publiques internationales, communautaires et nationales, mais également de normes privées – à l'image des cadres de reporting suscités, qui offrent une diversité de principes de qualité de l'information extra-financière, de thématiques clés d'information, d'indicateurs et des métriques ainsi que, parfois, de méthodologies associées.
Au vu de la dynamique actuelle et compte tenu du sentiment d'urgence pour une intégration forte des problématiques de durabilité par les entreprises dans leurs modèles d'affaires et, partant, leur transparence, il est apparu crucial de proposer une stratégie en matière de renforcement de la qualité et de la pertinence de l'information extra-financière au sein de l'Union européenne.
L'attente est forte. D'une part, car les limites inhérentes à l'information financière sont acceptées par tous. Et, d'autre part, car il s'agit d'opérer une double transition en matière de gestion et de gouvernance des entreprises : de la transparence rétrospective vers la transparence prospective ; ainsi que de la transparence sur les impacts sur la performance vers la transparence sur les impacts de l'entreprise sur son « écosystème ». En outre, les attentes des parties prenantes sont importantes et croissantes – tant des investisseurs qui émettent le besoin d'une donnée brute que des parties prenantes internes et externes à l'activité de l'entreprise (collaborateurs, clients, fournisseurs, sous-traitants), de la société civile au vu du rôle de l'entreprise comme acteur du corps social, et des autorités publiques.
Notons en particulier que les entreprises elles-mêmes, intéressées au premier chef puisque c'est d'elles qu'il s'agit, expriment un besoin de cohérence d'ensemble afin de situer leur contribution et leur responsabilité dans un cadre clair. Elles sont désormais nombreuses à avoir largement intégré dans leur gestion et dans leur communication la nécessité d'une transparence d'ensemble sur leur performance, leurs risques et opportunités et leur gouvernance. Bien qu'il existe naturellement certaines réticences à une évolution qui ne serait pas maîtrisée, notamment pour des raisons de confidentialité, de surcharge réglementaire ou de coûts ou de compétitivité, elles ne sont pas insurmontables selon les intéressés eux-mêmes et, malgré les nuances relevées et les inévitables questions sur le rythme de l'évolution, la tendance est bien établie et nombreuses sont les entreprises qui souhaitent la porter elles-mêmes plus avant. Au-delà de l'effet d'une communication plus ouverte, c'est le fond qui s'installe. Ce qui peut être perçu initialement comme une contrainte devient ainsi un levier. C'est dans ce contexte que les entreprises ont identifié la double transition vers la transparence prospective et vers celle sur les impacts sur l'écosystème.
Or l'état de maturité atteint par les outils de l'information extra-financière, leur complémentarité et les progrès envisageables en la matière, mais aussi la communauté d'acteurs engagés mentionnée plus haut, laisse grande ouverte la possibilité d'une « synthèse ». Les divergences sur les principes généraux de qualité de l'information apparaissent en effet limitées, le concept de double matérialité s'impose peu à peu, et les niveaux d'exigence différents reflètent la variété des destinataires de l'information, ainsi que des besoins de complexité et de comparabilité divers. Le défi le plus important est sans doute de parvenir à concilier les démarches visant à formaliser des pratiques au service des investisseurs et celles visant à répondre à des impératifs d'intérêt général.
Pour toutes ces raisons, et au regard du lien entre transparence extra-financière des entreprises et développement de la finance durable, il est nécessaire de promouvoir un renforcement de la force contraignante de la norme en matière de reporting extra-financier, mais également la résolution des difficultés techniques qui l'entourent (telles que la diversité des informations publiées et leur impact sur le degré de contrôle externe applicable ; les indicateurs et métriques associés, etc.). Ces arguments ont été portés dans un rapport remis au ministre de l'Économie et des Finances en juin 2019, intitulé « Garantir la pertinence et la qualité de l'information extra-financière des entreprises : une ambition et un atout pour une Europe durable ».
L'objectif d'une telle ambition est double. Il s'agit de préciser le contenu de l'information publiée par les entreprises en vue d'améliorer la qualité et la comparabilité des déclarations non financières afin que, in fine, le statut de l'information extra-financière soit similaire à celui de l'information financière. Il s'agit aussi de faire du reporting extra-financier un outil de pilotage des transitions énergétique, écologique, sociale, par les entreprises.
Ces objectifs se situent par ailleurs en pleine cohérence avec un fort besoin exprimé, celui de « mieux comprendre pour mieux agir ». Le vecteur d'une transparence accrue de l'entreprise est ainsi une information globale (au sens anglo-saxon de comprehensive) sur l'entreprise qui combine, dans un esprit de cohérence, les données financières et les données extra-financières. Néanmoins, une fois le principe de la diffusion d'informations extra-financières acquis, la nécessité d'une parité minimale d'exigence (level playing field) et l'indispensable sécurisation de la comparabilité et de la qualité des données constituent des enjeux majeurs. Tandis que les entreprises soulignent la grande difficulté qu'elles ont à mettre en œuvre leur propre stratégie en la matière et à répondre aux attentes d'une façon intelligible, les investisseurs, qui se trouvent en aval de la production de la donnée, ont beaucoup de difficultés à exercer leur métier de façon satisfaisante et à répondre aux nouvelles exigences qui leur sont imposées, par les réglementations ou par les attentes de leurs clients ultimes. Dans une situation où ils s'efforcent de conduire leurs analyses au mieux, de façon directe et/ou en utilisant les agences de notation et les fournisseurs de données ou d'indices, ils attendent ainsi des progrès significatifs dans la qualité et la comparabilité des données. Aussi, un fort intérêt pour la donnée brute, issue de l'entreprise elle-même, non prétraitée, non « intermédiée », est exprimé par beaucoup, en complément des indices, des synthèses et des notations disponibles.
Dans ce contexte, trois voies d'approfondissement apparaissent nécessaires, en particulier en vue de la révision annoncée, par la Commission européenne, de la Directive sur l'information non financière au premier trimestre 2021.
D'abord, il est urgent d'assurer une meilleure qualité et comparabilité de l'information existante.
À ce titre, il est d'abord nécessaire d'établir un consensus sur les principes de qualité de l'information extra-financière, tant pour une information publiée de manière isolée que pour un ensemble structuré d'informations. Ces principes sont de huit ordres : l'image fidèle (elle doit refléter la réalité qu'elle décrit de façon appropriée, se rapprochant ainsi du principe de neutralité et d'exhaustivité) ; la pertinence (elle doit être suffisante, tant en qualité qu'en étendue, afin de permettre au destinataire de porter un jugement éclairé, se rapprochant en ce sens du principe de matérialité et de manière dynamique) ; le caractère compréhensible (elle doit pouvoir être comprise par tout destinataire disposant de connaissances raisonnables) ; la comparabilité (dans le temps et dans l'espace, se rapprochant du principe de permanence) ; le caractère vérifiable (elle doit être rapprochée d'éléments probants) ; la ponctualité (s'agissant de la cohérence entre la disponibilité de l'information et le moment de la décision de ses destinataires) ; le caractère inclusif (relevant de la pertinence pour les investisseurs et autres parties prenantes) ; et la connectivité (elle vient compléter l'information financière dont le statut et les conditions d'élaboration et de communication sont bien établis).
Surtout, les besoins de standardisation sont prégnants. C'est en ce sens que l'opportunité d'un reporting à trois niveaux se pose, répondant notamment aux différents besoins des investisseurs. D'abord, sur un socle d'informations commun à l'ensemble des secteurs, dans la mesure où la comparaison transsectorielle s'impose, notamment dans le cadre de la définition de la stratégie d'investissement. Une telle approche permet par ailleurs d'imaginer des « paliers de progression » en matière d'exigence. Puis des indicateurs sectoriels, permettant de distinguer, par exemple, les meilleures pratiques pour des entreprises comparables. Enfin, un niveau dédié aux spécificités de chaque entreprise. C'est en ce sens que les travaux initiés en septembre 2020 à la demande de la Commission européenne par une task force dédiée de l'European Financial Reporting Advisory Group (EFRAG) seront particulièrement structurants pour la suite.
Enfin, il est crucial que le cadre européen apporte des clarifications à la notion de double matérialité, et à ses conséquences sur la transparence des entreprises. La notion de matérialité dépendant en effet étroitement du jugement mené par l'entreprise, elle n'en demeure pas moins cruciale afin de hiérarchiser les informations pertinentes dans sa transparence. Élément structurant du reporting extra-financier (et de plus en plus clé compte tenu de son caractère « dynamique », au rythme des évolutions sociales, sociétales et environnementales), la notion de double matérialité – précisée dans les lignes directrices de 2017 et 2019 – demeure peu claire et s'applique, dans le cadre existant, uniquement aux enjeux climatiques. Une définition de cette notion doit ainsi permettre de faire la synthèse des éléments mis en avant au sein des textes réglementaires, obligatoires et contraignants, applicables – tout en précisant la spécificité de sa double acceptation (en mettant en avant l'impact des facteurs environnementaux et sociaux sur la résilience financière de l'entreprise et l'impact de l'activité de l'entreprise sur ces mêmes facteurs), en vue de saisir pleinement les performances de l'entreprise, sa position et l'impact de ses activités.
Ensuite, un contrôle plus étendu et généralisé de l'information extra-financière s'impose, en particulier dans un cadre réglementaire requérant des publications de plus en plus fouillées – à l'instar du règlement sur la taxonomie des activités économiques durables. Aussi, dans la lignée de l'expérience française, un contrôle obligatoire généralisé, par un organisme tiers indépendant, apparaît comme une solution ambitieuse. Elle devrait pouvoir s'accompagner de normes européennes communes en matière de contrôle de l'information.
Enfin, il est urgent d'aligner le traitement de l'information extra-financière sur l'information financière, grâce aux progrès que permettraient la dématérialisation des données, leur diffusion sur une base de données unique européenne et, surtout, leur intégration au rapport de gestion.
Ces éléments sont les ingrédients d'un renforcement ambitieux de la pertinence, de la qualité et de la comparabilité de l'information extra-financière. Le rapport suscité, remis au ministre en juin 2019, a ainsi mis en exergue le rôle décisif que l'Union européenne peut jouer sur ce sujet, correspondant à une forte sensibilité exprimée par ses citoyens et à la dynamique déjà observée, largement portée par les entreprises elles-mêmes. La transparence est d'autant plus cruciale dans le contexte d'un alignement des flux de capitaux sur les besoins d'une économie bas-carbone, résiliente aux crises actuelles et à venir, et prenant en considération les interactions entre la société et le tissu économique. Aussi, l'ambition suggérée est un élément important d'une identité européenne tournée vers l'avenir.
Les évolutions étayées dans cet article doivent ainsi permettre d'atteindre un objectif d'une transparence accrue et pertinente des entreprises, tout en constituant un avantage compétitif pour l'Europe et ses entreprises. Elles doivent pouvoir fonder une économie plus inclusive, plus robuste et plus durable, et ainsi permettre de tirer tout le parti des transitions en cours en termes de développement et d'attirer les investisseurs soucieux de financer le long terme.