La crise financière de 2007-2008 a provoqué un bref retour en grâce des politiques macroéconomiques actives que bien peu d’éléments de la théorie macroéconomique contemporaine venaient étayer. Cette embellie et la quasi-unanimité des soutiens qu’elle a suscités parmi les économistes n’auront duré qu’un moment, même pas le temps qu’il fallait au PIB des principales économies développées pour retrouver son niveau de 2007 : la crainte de l’inflation, du côté des banquiers centraux européens notamment, a encouragé une remontée, certes modeste mais significative, du taux directeur européen dès le premier semestre 2011. Et l’angoisse soudaine des marchés financiers et des agences de notation face à l’envolée des ratios d’endettement public dans la plupart des pays développés a incité les gouvernements de ces pays à entreprendre très précocement – parfois dès 2009 – des cures de « consolidation budgétaire » destinées à réduire au plus vite les déficits publics considérables, que l’on avait laissés se creuser au plus fort de la récession, et à mettre un terme à la hausse brutale de l’endettement public, pour partie attribuable à ces déficits, mais souvent aussi à des plans massifs de sauvetage des secteurs bancaires et financiers, notamment dans les pays anglo-saxons. Bien que la crise fût mondiale et qu’elle présentât, de ce fait, des traits communs avec la Grande Dépression des années 1930, les similitudes sont également nombreuses avec les crises bancaires qui ont frappé les pays anglo-saxons et surtout les pays scandinaves au début des années 1990, en particulier dans l’ampleur du surcroît d’endettement public lié aux recapitalisations bancaires (Lambert, Le Cacheux et Mahuet, 1997).
Alors que le ralentissement de l’économie mondiale est avéré, que la récession s’est installée dans les pays du Sud de l’Europe et qu’elle menace les principales économies développées, les autorités publiques semblent à court de moyens d’action : les politiques monétaires sont demeurées, pour l’essentiel, très accommodantes – à l’exception notable de celle de la BCE (Banque centrale européenne) qui a repris depuis un semestre la hausse de son taux directeur tout en continuant de procurer d’abondantes liquidités aux banques et d’intervenir ponctuellement sur les marchés de dettes publiques des pays les plus menacés par la spéculation ; les politiques budgétaires sont désormais soumises aux humeurs des marchés financiers et des agences de notation, presque entièrement conditionnées par les exigences de réduction des endettements publics. Le retour de l’austérité budgétaire a-t-il été trop précoce ? La prochaine récession sera-t-elle vécue dans la passivité ? Et avec quelles conséquences, alors que les taux de chômage sont partout élevés et souvent croissants, dépassant même 20 % en Espagne et étant supérieurs à 9 % aux États-Unis et en France, deux pays qui font face, en 2012, à une élection présidentielle ?
Des politiques contracycliques actives
Alors que la « culture de la stabilité », qui prévalait jusqu’à la veille de l’éclatement de la crise financière, au début de l’automne 2008, avait relégué les politiques macroéconomiques de régulation conjoncturelle au magasin des accessoires inutiles, voire le plus souvent nocifs, la brutalité de l’effondrement de l’activité au cours des derniers mois de 2008 et au début de 2009 les a remises partout au goût du jour : les gouvernements nationaux et les institutions internationales, même ceux qui s’étaient montrés jusqu’alors les plus rétifs à l’activisme macroéconomique, ont élaboré dans l’urgence des plans de relance budgétaire, certes très disparates (cf. infra), mais rapidement mis en œuvre pour la plupart ; les banques centrales ont réagi avec vigueur, hantées par le spectre de la Grande Dépression des années 1930 et le souvenir des erreurs de politique macroéconomique qui avaient considérablement aggravé les tendances déflationnistes consécutives au grand krach boursier de l’automne 1929.
Le consensus macroéconomique avant la crise : Washington-Bruxelles-Francfort
Au sein de la profession des macroéconomistes, le courant de pensée majoritaire à la veille de la crise se retrouvait autour d’une représentation du fonctionnement de l’économie d’inspiration classique et il était – il est toujours, semble-t-il – confiant dans la pertinence empirique et la robustesse de ce cadre analytique1. Cette représentation, directement issue d’une conception, que l’on pourrait qualifier de « newtonienne », des mécanismes à l'œuvre dans l’économie, peut être résumée, très schématiquement, de la manière suivante : un sentier d’équilibre sous-jacent, déterministe – le sentier de « croissance potentielle » – dont les déterminants sont essentiellement les dotations en ressources et les technologies, auxquelles il faut ajouter les politiques dites « structurelles », celles qui modifient les incitations des agents privés ; des fluctuations plus ou moins amples autour de ce sentier, qui sont engendrées par des chocs aléatoires exogènes, de caractère imprévisible et dont la nature peut être soit technologique – chocs de productivité, comme dans les modèles de « cycles réels » (real business cycles – RBC) –, soit de demande – chocs monétaires, conséquences des chocs sur les prix d’actifs… Mais si les réalisations des chocs sont elles-mêmes imprévisibles, les processus qui les engendrent présentent une certaine régularité dont on suppose que les agents privés connaissent les lois ou sont capables de les inférer de l’observation. Des imperfections et des rigidités, plus ou moins importantes selon les écoles de pensée, peuvent freiner les ajustements, engendrer de la persistance dans les effets des chocs exogènes et éventuellement permettre aux politiques macroéconomiques d’avoir un rôle bénéfique d’accélération du processus de retour vers le sentier d’équilibre, comme dans les modèles dits « nouveaux keynésiens » ; leurs bienfaits ne sont toutefois que transitoires dans la mesure où elles ne modifient pas les niveaux « naturels » de l’emploi et de l’activité productive2.
Cette représentation repose elle-même sur la manière dont les exigences de fondements microéconomiques de la théorie macroéconomique ont été mises en œuvre depuis quatre décennies3. Il convient en effet de rappeler brièvement que la « nouvelle synthèse »4 dans laquelle se reconnaissaient la plupart des macroéconomistes à la veille de la crise était le fruit d’un ralliement progressif à l’idée que la théorie macroéconomique devait avoir la même rigueur et les mêmes hypothèses comportementales que la théorie microéconomique, ce qui peut sembler raisonnable, en lieu et place du hiatus qui existait jusqu’à la fin des années 1960 entre une microéconomie fondée sur la rationalité individuelle et une macroéconomie dans laquelle elle ne trouvait guère sa place sinon peut-être du côté des choix d’épargne et des effets de richesse. Mais la manière dont cette exigence de cohérence analytique a été satisfaite par la théorie macroéconomique est tout à fait particulière : pour des raisons qui tiennent en grande partie à la recherche de modèles analytiquement commodes et mathématiquement élégants, on a privilégié des hypothèses qui ont subrepticement évacué toutes les caractéristiques qui dans une économie complexe composée d’un grand nombre d’agents, de biens et d’actifs font précisément la spécificité de la macroéconomie. Les modèles macroéconomiques ont ainsi adopté, sans se soucier des problèmes d’agrégation pourtant soulignés par les théoriciens de l’équilibre général, un modèle de la macroéconomie fondé sur l’hypothèse de l’agent représentatif, rationnel et omniscient : autrement dit, l’économie est conçue comme un ensemble d’agents rationnels, tous identiques et interagissant sur des marchés le plus souvent concurrentiels – avec parfois, ici ou là, une ou deux petites imperfections de concurrence ou d’information pour engendrer un peu de persistance dans les ajustements aux chocs exogènes – et dotés des mêmes connaissances des mécanismes de l’économie et d’une information très complète – voire parfaite – sur les événements et les états de cette économie. On aura reconnu les hypothèses – anticipations rationnelles et agent représentatif – du modèle désormais canonique DSGE (dynamic stochastic general equilibrium), dont les modèles « nouveaux keynésiens » ne s’écartent qu’assez peu, se contentant d’y inclure quelques rigidités ou imperfections.
Dans ce cadre analytique, il n’y a ni inégalités économiques entre agents, ni problème de coordination des agents, ni incertitude radicale – sur la nature du modèle, les réactions des autres aux chocs et les réactions systémiques… Au prix de quelques efforts d’imagination, on peut y introduire de la monnaie – qui n’y aurait pas sa place en principe – et même des banques ou des marchés financiers, mais de tels intermédiaires n’ont en commun avec leurs contreparties dans la réalité que le nom car dans un monde où les agents sont identiques, rationnels et bien informés, comment la monnaie et le crédit pourraient-ils jouer les rôles multiples qu’ils interprètent dans les économies contemporaines ? Ainsi, les agents du modèle ne peuvent-ils pas détenir simultanément des créances et des dettes, contrairement à ce que l’on observe couramment ; ils n’ont généralement pas non plus d’épargne de précaution ; ils ne se trompent pas sur les évolutions qu’ils prévoient, du moins pas systématiquement…
Dans ce monde théorique, les marchés concurrentiels sont toujours préférables aux autres modes d’affectation des ressources et les marchés financiers sont une manière d’améliorer l’efficacité car ils « complètent » l’ensemble des marchés – en offrant aux agents la possibilité de faire des transactions sur les biens futurs – et ils permettent de mieux mutualiser les risques, de diversifier et donc de mieux s’assurer contre les risques individuels. Dès lors, l’émergence de nouveaux actifs et de nouveaux instruments d’assurances, pourvu qu’ils puissent être échangés sur des marchés libres, est toujours une bonne chose : les marchés de produits dérivés, la titrisation… sont donc nécessairement des vecteurs d’améliorations dans l’efficacité du système.
Il n’y a de place dans ce monde ni pour les évolutions atypiques, voire catastrophiques, ni pour les politiques macroéconomiques actives. Celles-ci peuvent tout au plus faciliter les ajustements vers le sentier d’équilibre sous-jacent qu’elles ne peuvent pas, par hypothèse, affecter en présence d’imperfections, mais de manière temporaire, puisque ces dernières ne font elles-mêmes que les retarder. Le plus souvent, les politiques sont nocives soit parce qu’elles sont manipulées par des décideurs publics poursuivant des objectifs personnels – de réélection, d’enrichissement personnel ou autre –, soit parce qu’elles sont sujettes aux erreurs de ces décideurs – pourquoi supposerait-on qu’ils en savent plus que les agents du modèle ? –, soit du fait des problèmes d’incohérence temporelle des choix5.
Dès lors, le rôle des politiques macroéconomiques doit être strictement circonscrit et leurs marges de manœuvre encadrées. La politique monétaire doit se concentrer sur la stabilité des prix et être confiée à une banque centrale indépendante des autorités politiques dirigées par un banquier central inflexible et « conservateur » – c’est-à-dire visant une inflation très basse. La politique budgétaire doit se contenter de laisser agir les stabilisateurs automatiques tout en étant soumise à des règles strictes d’équilibre à moyen terme, mais visant le désendettement public en tendance – variantes des « règles d’or » discutées ou adoptées récemment dans nombre de pays de l’Union européenne ou du Pacte de stabilité et de croissance (PSC) réformé proposé pour la zone euro. Une hygiène de vie en somme pour un corps en bonne santé et qui n’a aucune raison de ne pas l'être s’il suit les préceptes du modèle. Mais que faire en cas d’évolutions pathologiques sérieuses ? On ne sait, mais qu’importe, puisqu’elles ne peuvent survenir6.
Instruments et règles de politique macroéconomique avant la crise
De ce cadre analytique découlent donc quelques préceptes forts de politique macroéconomique. Concernant d’abord la politique monétaire, il s’ensuit qu’elle doit se concentrer sur l’objectif de stabilité monétaire, le seul qu’elle influence durablement, et qu’elle doit être confiée à une banque centrale indépendante des autorités politiques car ces dernières sont toujours tentées d’agir sur ses possibles effets de court terme sur l’activité et l’emploi, ce qui engendrerait davantage d’inflation sans gain durable sur le front du chômage, dont la politique monétaire n’influence pas le niveau « naturel »7. Pour ce qui est des instruments, l’idée monétariste d’un contrôle de la quantité de monnaie en circulation a été abandonnée – notamment en raison de l’impossibilité de le faire dans un contexte de libéralisation et d’ouverture financière, où la liquidité n’est plus l’apanage de la monnaie. De même n’est-il pas souhaitable de chercher à influencer le taux de change car de telles politiques seraient vouées à l’échec en raison des faibles moyens des banques centrales face à des marchés des changes sur lesquels les volumes échangés sont gigantesques et qui finissent toujours par ramener les parités monétaires vers leurs valeurs d’équilibre. Les banques centrales sont donc vivement encouragées à pratiquer des politiques de « ciblage d’inflation », censées « ancrer les anticipations » des agents privés et garantir la crédibilité des banquiers centraux, en utilisant le seul instrument qu’elles contrôlent directement (le taux directeur, c’est-à-dire le taux du marché interbancaire, à très court terme) puisque le financement des déficits publics est prohibé, ce qui les oblige à détenir principalement des actifs privés à l’actif de leur bilan. Leur comportement, prévisible dès lors, peut simplement être représenté par une règle : la fameuse règle de Taylor8.
Quant à la politique budgétaire, si les agents privés sont parfaitement informés et rationnels, elle est totalement inopérante : le mode de financement des dépenses publiques – impôts ou déficits budgétaires – est indifférent ; c’est le « théorème d’équivalence ricardienne » énoncé par Barro (1974). Et même dans les cas où les hypothèses nécessaires à la validité de cette équivalence ne sont pas réunies, le maniement discrétionnaire du solde budgétaire n’est pas souhaitable : tout au plus, les autorités doivent-elles laisser agir les stabilisateurs automatiques budgétaires qui engendrent des variations de recettes et de dépenses publiques en réponse aux fluctuations conjoncturelles de l’activité autour du sentier d’équilibre de la croissance potentielle afin d’amortir ces fluctuations. Pour éviter que les autorités politiques abusent du financement à crédit des dépenses publiques, il convient donc également de les contraindre par des règles : règles constitutionnelles limitant les possibilités de recours aux budgets déficitaires ou inscrites dans des traités, comme le PSC au sein de l’Union européenne censément calibré pour laisser aux gouvernements nationaux des marges suffisantes pour le jeu des stabilisateurs automatiques9.
Hélas, cette belle mécanique qu’est le monde selon la théorie macroéconomique contemporaine, prodigieusement bien conçue, efficace et homéostatique par essence, sécrète en son sein des processus parfois cumulatifs qui la précipitent dans des spirales de dépression et de déflation, que la théorie n’envisage pas, laissant les responsables des politiques macroéconomiques fort dépourvus.
Politiques monétaires : conventionnelles ou non conventionnelles
Les premières évolutions annonciatrices de difficultés sont apparues dès 2004 aux États-Unis quand après une longue période de politique monétaire très accommodante et de taux directeurs très bas pour rétablir la santé du secteur bancaire ébranlée par l’éclatement de la bulle Internet (2000) et la récession de 2001-2002, la Federal Reserve a entrepris de relever progressivement son taux d’intérêt. Les premiers symptômes de dérèglement grave n’ont pourtant été perçus qu’au printemps 2007 avec une montée des défaillances bancaires10. En août 2007, la défiance entre les banques commerciales a pris, face à la montée des mauvaises créances dans les bilans de certaines d’entre elles, un tour si sérieux que la liquidité du marché interbancaire européen s’est brutalement tarie, obligeant la BCE à une première intervention d’urgence dans un rôle, inédit pour elle, de prêteur en dernier ressort, fournisseur de liquidités : c’est bien sûr historiquement la raison d'être des banques centrales, mais elle ne trouve pas place dans la théorie macroéconomique standard où toute notion de liquidité est absente.
Toutefois, ni la BCE, ni la Federal Reserve ne semblaient croire à la nécessité d’assouplir la politique monétaire face à ce qui paraissait n'être qu’un problème de liquidité bancaire, sévère certes, puisque les défauts de paiement sur les crédits américains subprimes augmentaient dangereusement et que le marché de l’immobilier résidentiel américain était orienté à la baisse depuis 2006, mais dans un contexte où l’activité économique connaissait une croissance relativement vigoureuse, notamment en Europe, et où la hausse des prix à la consommation s’accélérait en raison de tensions naissantes sur les marchés mondiaux des matières premières, en particulier des hydrocarbures. En réalité, la BCE a même, conformément à son objectif prioritaire de lutte contre l’inflation, poursuivi jusqu’en juillet 2008 le processus de resserrement monétaire entamé dès 2003, portant son principal taux directeur à 4,25 % lors de la réunion mensuelle de son Conseil.
C’est l’effondrement boursier déclenché en septembre 2008 par les défaillances successives de la banque d’affaires américaine Lehman Brothers et de la compagnie d’assurances AIG qui a incité les banques centrales, désormais convaincues des risques de contraction sévère de l’activité économique dans tous les pays développés et peut-être même dans les pays émergents, à assouplir rapidement et massivement leur politique monétaire en utilisant à plein leur principal instrument : tandis que la Federal Reserve et la Banque d’Angleterre abaissaient, en quelques semaines, leur taux directeur à un niveau proche de zéro, la BCE portait le sien à 1 %. Mais le recours à cet unique instrument de la politique monétaire conventionnelle ne pouvait suffire face à l’ampleur de la crise financière et des stocks de mauvaises dettes privées accumulés, notamment au bilan des banques, dans les pays développés notamment anglo-saxons ; la baisse des taux directeurs butait inévitablement sur sa borne inférieure dans une situation que l’on peut qualifier de « trappe à liquidité ».
Le dogme de l’indépendance des banques centrales a, dès les premiers jours de la crise financière, été mis à mal, du moins aux États-Unis. En effet, la Federal Reserve a très tôt recouru à des « politiques non conventionnelles » destinées, de concert avec les interventions du Trésor (cf. infra), à décharger les banques d’une part de leurs actifs les plus « toxiques » – ceux présentant les risques les plus élevés –, à la fois pour restaurer la confiance et la liquidité sur le marché interbancaire et pour éviter les risques d’une spirale déflationniste engendrée par la « déflation des bilans » des agents privés. Ces opérations « non conventionnelles », dont le montant total dépasse les 1 500 Md$11, ont considérablement gonflé le bilan de la Federal Reserve, donc la base monétaire, et la pratique prolongée de taux courts voisins de zéro a permis aux banques américaines de restaurer rapidement leurs bilans et leur rentabilité : c’est la Federal Reserve qui, avec le Trésor, a joué le rôle de bad bank, autrement dit de structure de défaisance.
Face à la relative mollesse de la reprise américaine, à la persistance d’un chômage élevé aux États-Unis et à la montée du ratio d’endettement public américain (cf. infra), la Federal Reserve s’est ensuite résolue, comme l’avait déjà fait la Banque d’Angleterre, à abandonner un autre dogme des années de « grande modération »12 – pas de financement monétaire des déficits publics – en annonçant, au printemps 2010, puis à l’automne 2010, deux grands programmes d’achat de titres publics, les célèbres QE1 et QE2 (quantitative easing), qui ont encore accru la taille de son bilan laquelle a doublé entre septembre 2008 et septembre 2011.
La BCE s’est longtemps montrée beaucoup plus attachée à la conduite d’une politique monétaire conforme à ses statuts et aux pratiques orthodoxes. Elle a certes abaissé son taux directeur au début de la crise, mais moins que ses homologues anglo-saxonnes et nippone. Elle a également joué son rôle de « prêteur en dernier ressort » en injectant de la liquidité dans les secteurs bancaires européens chaque fois que cela semblait nécessaire – y compris de manière ciblée par pays. Il est vrai qu’elle a aussi assoupli, temporairement en principe, les critères d’éligibilité des titres qu’elle accepte de prendre en pension. Mais ce n’est qu’avec l’aggravation de la crise des dettes publiques, au cours du printemps 2011 et de l’été 2011, et pour permettre aux gouvernements nationaux des pays de la zone euro, attaqués sur les marchés obligataires, de se financer à des coûts non prohibitifs que la BCE a fini par se livrer, elle aussi, à du quantitative easing explicite : elle a, en violation de ses statuts qui lui interdisent de financer, directement ou indirectement, les secteurs publics des États membres13, procédé à des achats ponctuels d’obligations publiques – grecques, espagnoles et italiennes – pour quelques dizaines de milliards d’euros. Mais elle a stérilisé ces opérations de sorte que la taille de son bilan – et de la base monétaire – ne s’est accrue, en trois ans, que d’un peu plus de 20 %.
L’éphémère retour des politiques budgétaires keynésiennes
Les autorités budgétaires n’ont pas été en reste et ont fait preuve d’une réactivité voire d’un activisme qui peuvent surprendre au regard des orientations affichées par les gouvernements des principaux pays. Les interventions publiques ont en premier lieu ciblé les banques au moyen de prêts – comme en France –, de reprise d’actifs « toxiques »14, en étroite coordination avec leur banque centrale (cf. supra) – comme dans le cas du plan du Trésor américain dit « Plan Paulson » ou TARP (Troubled Asset Relief Program) pour un montant de près de 800 Md$, mais aussi en Allemagne –, voire de nationalisation, partielle ou totale, de banques – notamment au Royaume-Uni et en Irlande. Ainsi, dans de nombreux pays, les renflouements de banques sont à l’origine d’une part substantielle de l’accroissement de l’endettement public au cours des trois années écoulées depuis le déclenchement de la crise15.
Concernant la politique budgétaire proprement dite, les autorités publiques ont, dans presque tous les pays16 développés, mobilisé, dans une orientation résolument expansionniste, tous les outils disponibles. Non seulement les stabilisateurs automatiques budgétaires ont été laissés libres de jouer pleinement leur rôle amortisseur – et le PSC qui limite en principe à 3 % du PIB les déficits publics nationaux des pays membres de l’Union européenne a été suspendu pendant un peu plus d’un an –, mais aussi la plupart des gouvernements nationaux, y compris dans les pays émergents, ont mis en œuvre des plans de relance budgétaire d’ampleur il est vrai variable selon les pays et peu ou pas coordonnés (cf. infra).
Le lancement, la durée et le contenu de ces plans de relance budgétaire ont ainsi varié sensiblement d’un pays à l’autre : alors que les pays anglo-saxons et la France ont été très prompts à la relance, le gouvernement allemand a beaucoup plus hésité, la conjoncture se révélant meilleure en Allemagne qu’ailleurs au premier semestre 2008 ; de même, les plans de soutien à l’activité ont été ciblés sur une durée relativement courte en France et en Angleterre, par exemple, alors que celui de l’Allemagne courait jusqu’à la fin de 2010 (cf. tableau 1 ci-après) ; enfin, certains plans de relance budgétaire ont privilégié le soutien à la consommation intérieure – notamment celui du Royaume-Uni, axé sur une baisse temporaire du taux normal de TVA17 – tandis que d’autres mettaient davantage de moyens budgétaires dans les dépenses publiques d’infrastructures ou de recherche – la relance française et le « grand emprunt » qui a pris sa suite – ou dans les allégements de charge pour les entreprises – à nouveau la France, mais aussi l’Allemagne, avec notamment les subventions publiques au chômage partiel – ou encore dans les mesures de soutien à l’investissement productif privé ou au logement – l’Allemagne et la France, de nouveau – (cf. tableau 2).
En moyenne, les relances budgétaires « discrétionnaires » – par opposition au jeu des stabilisateurs automatiques – des principaux pays développés ont représenté un peu moins de 2 % du PIB au cours de chacune des deux années 2009 et 2010, avec des variations selon les pays et les dates. Elles ont fort heureusement eu l’effet escompté, amortissant très sensiblement la chute de l’activité et favorisant sa reprise en soutenant la demande et, dans certains cas, en améliorant les conditions de l’offre : la contraction de l’activité a été plus brève et d’une ampleur bien moindre que lors de la Grande Dépression des années 1930. Et conformément à ce que montrent les analyses empiriques détaillées des multiplicateurs budgétaires (Creel, Plane et Heyer, 2011 ; FMI, 2010c), les mesures réduisant les recettes ont eu un effet relativement moindre sur l’activité que celles augmentant ou soutenant les dépenses.
Il reste qu’au cours des deux premières années de la crise, le PIB des principales économies développées s’est contracté, en moyenne, de plus de 3 points et que trois ans après le début de son déclenchement, le PIB demeurait presque partout – sauf en Allemagne – inférieur d’environ 3 % à son niveau de 2007 ; l’emploi a également subi partout une contraction très marquée et les taux officiels de chômage demeurent proches ou supérieurs à 10 % de la population active dans la plupart des pays développés – sauf en Allemagne avec 6 % environ au troisième trimestre 2011. Les soldes budgétaires se sont partout profondément dégradés, dépassant 11 % du PIB en 2009 aux États-Unis et au Royaume-Uni, 6 % en moyenne pour la zone euro et 7,5 % pour la France. Globalement, les mesures de renflouement des banques – et parfois d’entreprises non financières –, notamment aux États-Unis, et le creusement des déficits budgétaires ont énormément accru les stocks de dette publique : en moyenne, dans les pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), le ratio d’endettement public a augmenté de près de 25 points de PIB entre 2007 et la fin de 2010 (plus de 35 points de PIB au Royaume-Uni, 33 au Japon, 32 aux États-Unis, 19 dans la zone euro et 18 en France)18.
L’Absence de coordination internationale et notamment européenne
Les mécanismes qui expliquent le caractère bénéfique des politiques macroéconomiques contracycliques actives en période de contraction généralisée de l’activité et de l’emploi, qui reposent sur l’existence d’effets multiplicateurs des politiques budgétaires et sur l’absence de politiques non coopératives – de type dépréciation externe de la monnaie ou amputation des coûts salariaux (dévaluation ou désinflation compétitive) –, permettent de comprendre pourquoi le policy mix mis rapidement en place au moment du déclenchement de la crise dans les principaux pays a pu efficacement limiter les enchaînements déflationnistes cumulatifs et suggèrent aussi que l’absence de coordination, internationale et européenne, de ces politiques a probablement limité leur succès et en a sans doute alourdi le coût notamment en termes d’accroissement des dettes publiques.
En effet, malgré des discours très volontaristes et la convocation de nombreux sommets internationaux, notamment dans le nouveau cadre du G20, les proclamations sont, en ce domaine comme en de nombreux autres, restées largement lettre morte. Au sein de l’Union européenne où pourtant la présidence française au second semestre 2008 avait activement milité pour une relance budgétaire coordonnée, les politiques budgétaires nationales ont été très disparates (cf. tableau 2 ci-avant et Le Cacheux, 2010). Ainsi, alors qu’en octobre 2008, la Commission européenne avait plaidé pour un plan de relance budgétaire coordonné de quelque 200 Md€ pour 2009, soit environ 2 points de PIB, ce n’est finalement qu’un peu plus de 1,5 point de PIB qui a été mobilisé par les États membres, la Commission elle-même ne parvenant à débloquer qu’une douzaine de milliards d’euros de dépenses supplémentaires en raison de la faible taille et de la grande inertie du budget européen.
Retour à l’orthodoxie et à la récession ?
L’épisode d’activisme des politiques macroéconomiques a indéniablement eu des conséquences bénéfiques, mais laisse les autorités publiques dépourvues de toute marge de manœuvre du moins dans le maniement de leurs outils traditionnels, alors que ni l’activité, ni l’emploi n’ont, dans la plupart des pays, retrouvé leurs niveaux d’avant la crise et que la reprise donne des signes d’essoufflement, voire de retournement, au second semestre 2011. Non seulement la parenthèse semble se refermer, mais aussi les signes d’un retour aux conceptions de la régulation macroéconomique qui prévalaient avant la crise sont nombreux.
La BCE revient à ses objectifs de stabilité monétaire
Les banques centrales des pays développés ont utilisé toutes les possibilités que leur confère leur position dans le secteur bancaire et financier : elles ont abaissé autant qu’il est possible les taux directeurs – à l’exception de la BCE – et n’ont pas hésité à mobiliser des instruments non conventionnels pour des montants très substantiels. Les principales banques centrales poursuivent d’ailleurs dans cette voie au début de l’automne 2011 et ne donnent aucune indication laissant entendre qu’elles se préparent à changer le cours de leur politique monétaire. Seule la BCE a, dès le printemps 2011, en réponse à une accélération de la hausse mesurée des prix à la consommation – entièrement imputable à l’augmentation des prix des matières premières sur les marchés mondiaux, elle-même conséquence, pour l’essentiel, de la reprise de l’économie mondiale –, décidé d’augmenter par deux fois d’un quart de point son principal taux directeur pour rappeler sa détermination à poursuivre son objectif prioritaire de stabilité monétaire et « ancrer » les anticipations des agents privés, notamment les salariés, afin d’éviter les « effets de second tour » de la hausse des prix. Bien qu’elle ait suspendu ce mouvement de hausse de taux d’intérêt depuis l’annonce d’une nouvelle dégradation de la conjoncture et des turbulences boursières de l’été 2011, elle marque ainsi sa différence à l’égard des autres grandes banques centrales et le caractère moins activiste de ses orientations.
Les craintes de défaut sur les dettes publiques et le retour à l’orthodoxie budgétaire
La BCE continue toutefois de soutenir les cours des dettes publiques des pays de la zone euro en proie aux attaques motivées par la crainte de risques de défaut ; les taux d’intérêt sur les dettes publiques des grands pays ont d’ailleurs rarement été aussi bas même si, bien sûr, les primes de risque sur celles des pays inspirant des craintes sont plus élevées que jamais. La dépendance des gouvernements nationaux à l’égard des marchés financiers pour le financement de leurs déficits et le refinancement de leurs dettes désormais très élevées rend l’exercice des choix en matière de politique budgétaire plus délicat que jamais. Les marges de manœuvre des gouvernements nationaux, notamment ceux dont le ratio d’endettement public s’est le plus accru pendant la crise, sont très faibles car il ne peut être question de laisser les ratios d’endettement public s’accroître sans limites, sauf à provoquer une nouvelle crise grave, ne serait-ce que parce que les banques et de nombreuses institutions financières détiennent des titres de dettes publiques. Le choix fait par tous les gouvernements, spontanément ou sous la menace, réelle ou anticipée, des marchés financiers et des agences de notation, est donc de donner désormais la priorité à la réduction des soldes budgétaires : après ceux de l’Irlande et du Royaume-Uni en 2010, les plans de rigueur annoncés au cours du printemps 2011 et de l’été 2011 sont presque tous d’une ampleur exceptionnelle19, menaçant un peu plus la fragile reprise de l’activité sans garantir la réduction des endettements publics, comme l’ont bien perçu les investisseurs sur les marchés financiers. Et en cas de nécessité – pour soutenir des banques défaillantes, par exemple –, que pourront faire les gouvernements nationaux déjà dos au mur ?
Le choix d’une stratégie de consolidation budgétaire rapide est également l’option privilégiée par les autorités européennes – Commission européenne, Conseil européen et BCE. Le lancement par la Commission européenne, dès le début de 2010, de procédures de « déficits excessifs », en application du PSC, illustre ce « nouveau tournant de rigueur » à l’échelle de l’Union européenne tout entière. La réforme du PSC et de l’ensemble de la gouvernance européenne entreprise au printemps 2011 accentue nettement l’orientation « disciplinaire » présentée comme une exigence pour assurer la soutenabilité des dettes publiques et une contrepartie nécessaire aux différents dispositifs d’assistance financière mis en place depuis le printemps 2010 pour venir en aide aux États qui font face à des difficultés de financement, du fait de la défiance des marchés20. Il faut pourtant rappeler que les « plans d’ajustement structurels » qui accompagnaient l’assistance financière du FMI aux pays en difficulté ont souvent été jugés peu efficaces et ont engendré des coûts sociaux considérables, que l’on inflige aujourd’hui aux populations des pays en crise de la zone euro. Il faut également rappeler que la soutenabilité d’une dette publique, quel qu’en soit le montant, dépend uniquement de « l’écart critique », c’est-à-dire de la différence entre le taux d’intérêt nominal sur la dette publique et le taux de croissance nominale de l’économie considérée : ce sont donc le coût prohibitif du financement et la faiblesse de la croissance – puisque l’on exclut toute accélération durable de l’inflation – qui posent problème et que ne résolvent en rien les stratégies adoptées, sauf à supposer un très hypothétique effet de crédibilité qui résulterait de l’adoption de règles strictes et réduirait la rémunération que les investisseurs exigent pour accepter de détenir ces dettes.
Bien qu’elle ait semblé donner un nouvel essor aux politiques macroéconomiques actives de régulation conjoncturelles, la crise de ces dernières années en a aussi souligné les faiblesses et brutalement montré les limites. La transmission de la politique monétaire à l’activité semble particulièrement aléatoire dans le contexte de finance globalisée et libéralisée car les liquidités que les banques centrales injectent dans les secteurs bancaires en période de difficultés sont, pour l’essentiel, aiguillées vers les marchés d’actifs – marchés financiers, immobiliers ou de matières premières –, émoussant l’efficacité des instruments de la politique monétaire, même « non conventionnelle », et risquant de nourrir des bulles spéculatives dont l’éclatement provoquera la prochaine crise. Les réglementations imposées aux banques et aux institutions financières régulées ont, en outre, tendu ces dernières années à conférer une importance croissante aux valorisations de marché – donc aussi aux agences de notation –, ce qui oblige à repenser l’exercice de la politique monétaire dans un tel contexte, sauf à modifier en profondeur les règles du jeu des secteurs bancaires et de la finance de marché.
L’accumulation des dettes publiques et leur caractère parfois insoutenable posent aux autorités publiques des pays développés des problèmes non moins considérables. En effet, depuis le début de la crise grecque, au printemps 2010, les États sont fortement incités – pour ne pas dire contraints – à adopter des orientations budgétaires restrictives et des « politiques de rigueur », plus ou moins sévères selon les pays, mais toutes simultanément orientées vers la baisse des dépenses publiques et, plus ou moins selon les cas, la hausse des prélèvements obligatoires. Or on sait depuis longtemps (Anyadike-Danes, Fitoussi et Le Cacheux, 1983) que de telles politiques ne peuvent pas, en période de ralentissement, voire de récession, réduire les déficits et les dettes publics et que leur mise en œuvre simultanée dans un ensemble de pays étroitement interdépendants – comme c’est le cas des pays membres de la zone euro – ne peut qu’aggraver leurs effets dépressifs21 et donc rendre encore plus improbable la consolidation budgétaire qu’elles sont censées poursuivre.
Dans de telles circonstances, la tentation d’un retour à l’orthodoxie et du recours à des règles simples, conformément aux préceptes d’une théorie macroéconomique dont la crise a pourtant démontré la faible pertinence, est forte. Dans l’Union européenne, les tenants d’un durcissement des règles de politique budgétaire – la Commission européenne et le gouvernement allemand en tête, mais pas uniquement – proposent donc de réduire encore un peu plus les marges de choix des autorités budgétaires nationales. L’expérience du PSC a pourtant montré qu’une telle démarche est inopérante : les pays qui ont le mieux respecté les critères du PSC – Irlande, Espagne, notamment – sont parmi ceux dont la fragilité est aujourd’hui la plus grande. Et aucune règle budgétaire, constitutionnelle ou inscrite dans les traités européens, ne fera disparaître la nécessité pour les autorités politiques démocratiquement élues de jouer pour leurs citoyens le rôle d’assureur en dernier ressort contre les risques systémiques, par nature non diversifiables et non assurables par les marchés privés. Dès lors, si des contraintes plus strictes devaient être imposées aux politiques macroéconomiques nationales, notamment au sein de la zone euro – ce qui pourrait être la contrepartie naturelle d’une plus grande solidarité financière –, cela ne pourrait se faire qu’à la condition de faire émerger cette faculté d’assurance ultime à un échelon supérieur, c’est-à-dire de progresser vers un véritable « fédéralisme budgétaire » pour la zone euro.