La séquence ouverte par la crise financière de 2008 marque le retour des grands chocs économiques. La crise européenne des dettes souveraines en 2012, qui a conduit au défaut de la Grèce sur sa dette publique, le Brexit, la crise énergétique à la suite de la guerre en Ukraine : ces crises ont été gérées par des politiques fiscales dynamiques qui ont conduit à un niveau élevé de dettes publiques. Après les politiques européennes de 2012, un débat a eu lieu sur le rythme de consolidation fiscale, et des contributions essentielles de ce numéro reviennent sur celui-ci. L'objet de ce chapitre est autre, il concerne la soutenabilité de ce niveau élevé des dettes publiques et les conséquences pour la politique économique.
Le débat sur la soutenabilité des dettes publiques souffre de son imprécision. En effet, la soutenabilité, souvent mal définie, est confondue avec le « bon » niveau des dettes publiques. Les dettes publiques peuvent être trop élevées tout en étant soutenables. Par exemple, dans le débat français, le thème de la France en faillite émerge de manière cyclique, que la dette soit à 60 % du produit intérieur brut (PIB), à 90 %, à 100 %, comme argument rhétorique pour défendre une baisse des dettes publiques. Le cadre européen souffre aussi de cette ambiguïté, s'il est pensé au départ pour assurer la soutenabilité des dettes publiques, il s'est transformé en outil de coordination budgétaire et donc en prescriptions de bonnes politiques budgétaires nationales (Martin et al., 2021).
L'objet de ce texte est de montrer que la distinction entre optimalité et soutenabilité conduit à identifier un nouveau paradoxe pour la gestion des dettes publiques, que l'on appelle « pseudo-paradoxe de Triffin ». Il repose sur trois constatations, développées dans l'article. Premièrement, le statut d'actifs sûrs ou de réserve de valeur internationale permet des coûts de financement réels faibles des dettes publiques des pays développés, même avec une inflation maintenant élevée. Les dettes publiques sont des actifs sûrs si, et seulement si, elles sont évidemment soutenables. Ensuite, la hausse internationale de la demande d'actifs sûrs depuis vingt ans conduit à une hausse de l'endettement public pour bénéficier des taux bas. Enfin, le retour des chocs macroéconomiques peut faire brutalement perdre le statut d'actifs sûrs. En d'autres termes, le paradoxe repose sur la hausse de la dette optimale de court terme et la baisse de la dette soutenable à long terme. On présente ce paradoxe et développe les implications pour le cadre européen.
Qu'est-ce que la soutenabilité des dettes publiques ?
La notion même de dettes publiques, dont on essaie de déterminer la soutenabilité, doit tout d'abord être définie. Les engagements financiers des États sont de différentes natures. Ils incluent des dépenses publiques, dont les engagements du système de retraite ou le financement des services publics, par exemple, mais aussi le paiement d'intérêts sur la dette financière. Ce paiement des intérêts est une catégorie spéciale, car il repose sur des engagements contractuels des États. L'émission de dettes financières permet le financement d'un écart entre les dépenses et les recettes budgétaires, et repose sur la promesse du remboursement du principal et des intérêts fixés contractuellement.
La soutenabilité des dettes publiques doit être comprise de manière restreinte comme la capacité d'un État à respecter ses engagements contractuels concernant la dette financière. Dès lors, la non-soutenabilité des dettes publiques est une probabilité élevée du non-respect des engagements des États sur leur dette financière ou, en d'autres termes, une probabilité élevée de défaut souverain. Le défaut souverain n'est que très rarement l'absence totale de remboursement. Il s'agit le plus souvent d'un retard de paiement, d'un paiement partiel des intérêts et donc du non-respect des engagements contractuels des États. En moyenne, par exemple, les événements de défaut souverain dans les pays dits émergents conduisent à une perte de l'ordre de 40 % pour les prêteurs (Yue, 2010).
Le but de ces précisions est de déplacer dans un premier temps l'analyse vers la notion de défaut souverain, qui est l'envers de la notion de soutenabilité. Pourquoi les dettes publiques sont-elles non soutenables, ou en d'autres termes pourquoi les États font-ils défaut ? Un retour sur l'histoire des défauts souverains permet d'éclairer plus précisément les situations historiques de défaut.
Le défaut dans les pays émergents
L'histoire du xxe siècle est marquée par 250 événements de défaut souverain (Tomz et Wright, 2013 ; voir aussi les données de Cruces et Trebesch 2013), qui sont la manifestation évidente de la non-soutenabilité des dettes publiques. Il existe un débat sur le nombre exact de défauts, car un pays faisant défaut à dix ans d'intervalle, par exemple, est compté par certains comme deux événements de défaut, ou par d'autres comme une seule séquence. Le niveau de dette publique au moment du défaut est faible pour certains pays émergents, de l'ordre de 40 % du PIB, et l'événement de défaut conduit à une renégociation de la dette, dont on a mentionné la réduction moyenne de 40 %. Les événements de défaut concernent les pays dits émergents, avec des richesses par tête faibles en comparaison internationale. Le défaut est souvent la conséquence de chocs macroéconomiques et d'États ne voulant pas ou ne pouvant pas trouver les ressources fiscales pour honorer leurs engagements. Les conséquences d'un défaut sont une exclusion temporaire des marchés financiers internationaux et une réduction, temporaire, des échanges commerciaux. Les données récentes montrent que le défaut conduit à une réduction de l'activité, sans toujours conduire à une réduction substantielle du montant de dettes (Arrelano et al., 2022). Il est important de garder en mémoire que le défaut le plus élevé à ce jour dans l'histoire du xxe siècle, en termes de volume total de dettes publiques annulées, est le défaut de la Grèce en 2012 (Tomz et Wright, 2013). Le défaut d'un grand pays comme l'Italie, par exemple, serait un événement inédit dans l'histoire financière mondiale. En effet, pour penser le défaut sur les dettes publiques et donc la notion de soutenabilité, il faut distinguer les pays qualifiés d'émergents des pays qualifiés de développés. La différence entre les deux est la taille du secteur financier.
Organiser la possibilité du défaut pour les pays émergents
Le défaut sur les dettes est-il une bonne ou une mauvaise chose ? L'économie du défaut souverain est complexe dans ses mécanismes (Aguiar et Amador, 2015, pour une revue de littérature). Les États s'engagent à payer des montants futurs de manière inconditionnelle, c'est-à-dire indépendamment de la situation de leur économie. Lorsque des chocs macroéconomiques ou politiques surviennent, réduisant les recettes fiscales, les États ne peuvent pas respecter leurs engagements. La notion de choc politique peut sembler singulière : il s'agit ici d'un changement de majorité politique avec la volonté des nouveaux gouvernements de ne pas honorer les engagements financiers passés. Les défauts sur les emprunts russes au début du xxe siècle sont un exemple fameux.
Les investisseurs, connaissant cette possibilité de défaut, forment des anticipations quant à l'occurrence de ces chocs macroéconomiques (et donc du défaut), afin que le rendement attendu du prêt au pays soit acceptable par rapport aux autres opportunités d'investissement. De fait, les investisseurs appliquent au taux d'intérêt du prêt une prime de risque calculée à partir de la probabilité d'occurrence des chocs macroéconomiques.
Revenons sur ces éléments, car ils conditionnent des innovations financières en cours. La raison fondamentale du défaut est que les États s'engagent sur des remboursements inconditionnels (et non dépendants de la situation de leur économie). De manière contractuelle, les États pourraient conditionner le paiement à la situation fiscale chaque année. Les dettes conditionnelles peuvent être des obligations dont le rendement est indexé au PIB du pays, à son taux de chômage ou à son taux d'inflation (ce qui est plus courant). Pour les agents privés, de tels contrats contingents existent, de manière bien plus sophistiquée. De fait, lorsqu'on regarde la structure du passif des États, la nature de leur dette financière, on peut être surpris de sa nature peu sophistiquée : l'État s'engage à payer un montant fixe de monnaie nationale dans le futur. On verra plus loin que cette nature de la dette de l'État (des engagements inconditionnels) répond en fait à une demande économique profonde en matière de sécurité des actifs.
Dans un tel cadre, le défaut des pays est analysé par la théorie économique comme une bonne chose, car elle permet de « compléter les marchés ». Avant de nuancer cette affirmation, il faut en expliquer la logique. Pour un pays connaissant un choc macroéconomique de grande ampleur, il est économiquement efficient de ne pas rembourser sa dette publique, réalisant un transfert des prêteurs vers l'emprunteur (qui est le pays endetté) dans cet état du monde. Les prêteurs sont compensés par ce transfert par des taux d'intérêt élevés (du fait de prime de risque de crédit) payés dans les états du monde où les États ne font pas défaut sur leurs dettes publiques.
L'utilité du défaut si elle semble peu intuitive pour les États apparaît plus naturelle pour les autres acteurs privés. Le même raisonnement s'applique aux ménages et aux entreprises. En France, les ménages peuvent faire défaut sur les engagements financiers dans le cadre des procédures des commissions du surendettement dont le secrétariat est assuré par la Banque de France. Le défaut conduit à une perte de rendement des institutions financières et bancaires qui ont prêté aux ménages, qui sont compensés par des taux d'intérêt élevé sur ces crédits payés par des ménages qui ne font pas défaut. De même, les défaillances de paiement d'entreprises permettent aux entreprises de ne pas honorer des engagements financiers, évitant la faillite, au prix de coûts futurs du crédit plus élevés. C'est exactement cette logique qui est ici discutée pour les États.
De ce fait, certains économistes plaident non pas pour un système financier international qui garantisse la totale soutenabilité des dettes publiques, mais au contraire pour une organisation efficace des conditions de défaut souverain, par une réglementation adéquate (Krueger, 2001). Ces politiques ont pour objectif de réduire le coût du défaut pour les pays et donc augmenteraient très probablement le nombre de défauts souverains. Cette politique est probablement souhaitable pour les pays émergents, qui ne peuvent réduire à zéro la probabilité de défaut. Elle est cependant d'une autre nature pour les pays développés.
Les pays développés doivent assurer une complète soutenabilité des dettes publiques
Les pays émergents ont une faible épargne nationale et leur dette publique est en grande partie détenue par des non-résidents. Le défaut est donc un transfert du reste du monde vers le pays qui fait défaut. Les pays développés ont au contraire une grande épargne nationale drainée vers le financement de la dette publique par des systèmes bancaires et financiers développés. De ce fait, le défaut est une réduction des transferts aux résidents, avec possiblement des transferts internationaux réduits. Les incitations d'un État à faire défaut sont donc d'une tout autre nature. Économiquement, le défaut est dans ce cas une taxe implicite sur les détenteurs d'actions publiques : si l'État rembourse 70 euros alors qu'il devait rembourser 100 euros, c'est comptablement équivalent à une situation où l'État rembourse 100 euros, mais taxe de 30 euros les détenteurs des dettes publiques. Dès lors, le défaut est le signe de l'incapacité des États de mettre en place une telle taxe, et donc d'États faibles. Pour les pays développés avec des États susceptibles de faire payer les taxes, le défaut auprès des résidents est inutile. Ainsi, la dette publique de l'Angleterre après les guerres napoléoniennes atteignait 250 % du PIB avant de décroître sur le xxe siècle. De même, la dette publique du Japon est mesurée à 230 % du PIB sans que l'opportunité du défaut ne soit discutée. Dans un tel environnement, un défaut souverain n'est possible que si des fractions politiques accèdent au pouvoir alors que la dette publique est détenue par des fractions concurrentes. Ce qui est ici en jeu est l'économie politique du défaut dans des États conflictuels, qui concernent des situations particulières.
Ensuite pour les pays ayant de fortes relations économiques, le défaut souverain entraînerait des réactions adverses des partenaires commerciaux. Si un pays européen décide de manière unilatérale de ne pas honorer ses engagements financiers envers les détenteurs européens de sa dette publique, il est fort à parier que des mesures de rétorsion directe ou indirecte réduiront les gains financiers pour ce pays. La quantification précise demande une spéculation sur l'économie politique internationale qui est toujours délicate.
L'importance de l'actif sûr
Le gain direct du défaut est donc faible pour les pays ayant une épargne nationale forte. À l'inverse, il y a un gain indirect important au non-défaut (et donc à une soutenabilité incontestable des dettes publiques). En effet, une approche naïve conduit à penser que le coût du financement réel des États inclut de manière continue une prime de risque compensant la probabilité de défaut. Les travaux récents pointent cependant vers une forte discontinuité : les pays pour lesquels le défaut est totalement exclu connaissent des coûts de financement bien plus faibles que les pays pour lesquels la probabilité de défaut est très faible (mais perçue comme non nulle). En effet, la dette publique des premiers est considérée comme un actif sûr, dont les économies de marché ont besoin.
Si une vision « financière » du monde conduit à accepter tous les risques, tant qu'ils sont inclus dans les prix des crédits, les travaux récents montrent au contraire que les ménages, les entreprises, voire les institutions financières ont besoin d'actifs de réserve, d'actifs sûrs pour lesquels la question du risque ne se pose pas (Gorton, 2016). Ces actifs sûrs sont des ancrages cognitifs autour desquels le risque des autres actifs est mesuré1. Il y a dès lors un fort gain pour un pays à être considéré comme un actif sûr.
Il est facile d'identifier les actifs sûrs au niveau international. Lorsqu'un choc macroéconomique a lieu, qui augmente l'incertitude globale, les taux d'intérêt des pays considérés comme risqués augmentent, alors que le taux d'intérêt des pays considérés comme sûrs diminue car ils sont une réserve de valeur (Gorton, 2016). On assiste à une quête de valeur refuge (flight-to-quality)2. La recherche en économie est animée par une question essentielle : les économies de marchés produisent-elles assez d'actifs sûrs ? (Caballero et al., 2017). Les États et la réglementation doivent-ils augmenter la quantité d'actifs sûrs pour que les économies fonctionnent de manière adéquate ? Une manière certaine d'augmenter la quantité d'actifs sûrs est de garantir la soutenabilité des dettes publiques. Des actifs sûrs peuvent aussi être fournis par des institutions internationales. Le FMI (Fonds monétaire international) émet des titres, les droits de tirage spéciaux (DTS) qui peuvent prétendre à un tel statut (c'était l'ambition de Keynes lors des débats initiaux du FMI avec la création d'une monnaie mondiale le bancor). La dette européenne émise pendant la période récente, par le package du Resilience and Recovery Fund, a comme ambition affichée d'augmenter la quantité d'actifs sûrs (Gossé et Mourjane, 2021, pour une présentation des débats européens). Dans une contribution récente, Le Grand et Ragot (2021) étudient la quantité optimale d'actifs sûrs dans le monde, qui est plus grande que la seule quantité fournie par les marchés. Il n'est pas lieu ici de présenter le détail des causalités, qui ont été en partie résumées plus haut. Il suffit de dire qu'il y a un gain important à être considéré comme actif sûr au plan international.
Ces considérations conduisent à une conclusion importante, qui n'est pas consensuelle. Pour les pays européens, il est important, voire essentiel, d'assurer la soutenabilité des dettes publiques, et de faire des dettes publiques des États européens des actifs sûrs. On ne défendra donc pas ici des mesures susceptibles d'organiser des défauts souverains en Europe, comme des réformes bancaires pour isoler les banques, mais des mesures susceptibles d'assurer la soutenabilité des dettes.
La dette optimale et l'actif sûr : le nouveau dilemme
Assurer le statut d'actif sûr à la dette publique française doit donc être une priorité. Cet objectif se confronte à une profonde difficulté pour bénéficier de taux d'intérêt faibles. La hausse de la demande d'actifs sûrs, qui est évidente du fait de la baisse des taux d'intérêt réels, explique la hausse des dettes publiques. Cependant, le retour des chocs macroéconomiques devrait conduire à réduire ces dettes pour pouvoir émettre de nouvelles dettes en cas de crise pour stabiliser l'économie. Cette réduction est une forme d'épargne de précaution (ou de non-endettement de précaution) face aux risques de chocs macroéconomiques. La difficulté est que ces deux tendances contradictoires concernent des horizons différents : la faiblesse des taux d'intérêt réels est actuelle, alors que les risques macroéconomiques sont à l'horizon de cinq ou dix ans. Cette discordance des horizons crée de nouveaux dilemmes pour la politique économique.
En effet, l'approche comptable des dettes publiques n'est pas suffisante pour comprendre la hausse des dettes publiques depuis vingt ans. Le point singulier de la période n'est pas tant l'accroissement de ces dettes que la hausse plus grande encore de la demande par les acteurs privés. Lorsque la quantité d'un bien augmente sur un marché, pour déterminer s'il s'agit d'une hausse de la demande qui stimule l'offre ou, au contraire, d'une hausse de l'offre qui stimule la demande, l'écono miste observe l'évolution des prix. Si les prix augmentent, c'est très probablement la demande qui précède l'offre, tandis que si les prix baissent, ce sont les producteurs qui veulent vendre plus et se font concurrence en baissant les prix.
Cette simple observation appliquée à la dette publique montre que la demande d'actifs a été bien plus importante que l'offre. En effet, on assiste de manière continue depuis maintenant quarante ans à une décroissance du taux d'intérêt réel sur les dettes publiques, ce qui correspond en finance à une croissance du prix des dettes publiques3. Depuis plus de quarante ans, les acheteurs de dettes publiques sont de plus en plus nombreux, se font concurrence et acceptent des rendements réels (c'est-à-dire corrigés de l'inflation) de plus en plus faibles. Cette observation a donné lieu à des travaux divers auxquels on renvoie pour les mesures et les débats (Ragot et al., 2016). Le retour d'une inflation forte au début de 2022 ne change pas cette tendance ; au contraire, la hausse des taux d'intérêt nominaux reste bien inférieure à la hausse de l'inflation, de sorte que l'on assiste en 2022 à une baisse additionnelle du taux d'intérêt réel. Pour donner un ordre de grandeur des effets, il a été estimé qu'une hausse de 10 % des dettes publiques rapportées au PIB augmente, en temps normal, le taux d'intérêt réel de 0,3 %. Depuis vingt ans, la dette publique française a augmenté de 50 % du PIB, ce qui aurait dû conduire à une hausse des taux réels de 1,5 %, alors que le taux d'intérêt réel baissait de 3 % (Ragot, 2021).
Cette hausse de la demande des dettes publiques correspond à une hausse des actifs sûrs dont on a vu qu'elle bénéficiait de manière discontinue aux pays dont la dette publique est perçue comme sûre. Elle provient de facteurs cumulatifs, dont il est difficile de mesurer précisément la contribution. Le vieillissement démographique, la hausse des inégalités de patrimoine, le développement de pays émergents avec des taux d'épargne élevés, le relatif recul de l'investissement mondial, entre autres. L'analyse de ces tendances est importante pour formuler une prévision sur la dynamique des taux d'intérêt mondiaux dans les dix ans à venir, mais est hors du cadre de cet article. Dans tous les cas, et sans prendre trop de risques, il semble improbable que les taux d'intérêt réels (corrigés de l'inflation) remontent rapidement.
Comme le coût budgétaire des dettes publiques pour les pays développés, qui ne font pas face à des problèmes de liquidité, est le paiement des intérêts dans le budget de l'État, la baisse des taux d'intérêt conduit à la possibilité d'un accroissement du volume des dettes publiques à coût constant. À l'inverse, on pourrait avancer l'idée que cette baisse est l'occasion de faire baisser le volume des dettes en profitant de la baisse de leurs coûts4. Les arguments en faveur de la hausse des dettes reposent sur l'existence d'opportunités d'investissement dont le rendement social est supérieur au taux d'intérêt réel en vigueur. Les investissements ou les dépenses publiques pour la transition énergétique, la santé, l'éducation, les dépenses militaires génèrent soit du revenu, soit une utilité sociale qui rend acceptable, voire souhaitable, le financement par l'impôt futur (pour rembourser les dettes publiques nouvelles) plutôt que par l'impôt actuel. Les arguments en faveur d'une réduction plus rapide des dettes publiques soulignent, parfois de manière très attendue, le montant déjà substantiel des intérêts de la dette publique dans le budget de l'État.
La question centrale pour la gestion de la dette peut donc être formulée de manière concise : la conservation nécessaire du statut d'actif sûr de la dette publique française est-elle compatible avec un accroissement de la dette publique permettant d'utiliser les taux d'intérêt réels faibles pour augmenter les investissements publics avec de forts rendements sociaux ?
Un pseudo-dilemme de Triffin
Il faut voir dans cette question une variante d'un problème récurrent en finance internationale qui est le paradoxe de Triffin. Ce paradoxe stipule qu'un pays dont la monnaie est une réserve de valeur internationale, typiquement les États-Unis, voit la demande de monnaie s'accroître par les non-résidents, ce qui conduit à des politiques laxistes, qui contribue à augmenter l'offre de monnaie, puis à faire décroître la confiance dans cette monnaie abondante par le reste du monde. On peut formuler le même paradoxe pour les pays développés : la demande d'actifs sûrs conduit à un accroissement de l'offre de dettes publiques, qui va provoquer des fragilités lors de chocs macroéconomiques de grande ampleur.
Cette même tendance concerne la dette des pays développés. La hausse de la demande mondiale conduit à une hausse de l'offre de dettes publiques, qui fragilisera ces mêmes dettes en cas de choc macroéconomique. Certes Robert Triffin faisait référence à un processus endogène de crise internationale, tandis que la situation actuelle est une hausse endogène, dans une période de retour de grandes crises. La même logique préside cependant à la difficulté dans la gestion de la dette publique. Pour cette raison, ce nouveau dilemme est appelé « pseudo-dilemme de Triffin ».
L'analyse économique ne peut répondre qu'imparfaitement à la question du volume optimal des dettes publiques dans un tel environnement du fait de la multiplication des incertitudes. Quel est le rendement social des investissements publics mentionnés et les effets futurs sur les assiettes fiscales (effets multiplicateurs) ? Quels seront le niveau et la volatilité des taux d'intérêt réels dans cinq ou dix ans ? Enfin, et de manière centrale, quelle sera la nature des prochaines crises macroéconomiques et quels volumes de dette faudra-t-il alors émettre pour stabiliser les économies ? Ces questions montrent l'incertitude économique qui préside à la formulation de la politique économique. L'optimalité de la gestion de dettes publiques doit s'ouvrir sur un concept plus large de soutenabilité, qui est la capacité à gérer l'occurrence de crise de grande ampleur. Il faut alors penser différemment l'architecture financière internationale pour mieux permettre le partage des nouveaux risques. Par sa taille et la convergence des intérêts, le niveau européen est l'échelon naturel.
Actifs sûrs et règles européennes
La question de la soutenabilité des dettes publiques est au cœur de la construction européenne, avec les critères dits de Maastricht (3 % de déficit public et 60 % de dettes publiques maximales rapportées au PIB) qui ont placé la soutenabilité des dettes publiques comme une condition nécessaire et suffisante de la coordination européenne. Cette vision, bien trop restrictive, a conduit à sous-estimer l'importance de la coordination des politiques budgétaires en union monétaire. Plus encore, elle a contribué à la confusion entre dettes publiques soutenables et dettes publiques optimales, que l'on a évoquées dans la partie précédente. Les limites du cadre européen initial ont donné lieu à de nombreuses évolutions (Martin et al., 2021). La question des actifs sûrs européens et le pseudo-dilemme de Triffin changent la perspective et doivent conduire à des évolutions nouvelles.
Tout d'abord, il faut écarter une première approche qui tend à envisager une facilitation des restructurations des dettes européennes, en limitant l'exposition des secteurs bancaires nationaux aux dettes publiques nationales ou en créant des titres dont le rendement est conditionnel à des chocs macroéconomiques (qui permettent aux pays de rembourser moins lors de l'occurrence de ces chocs). En effet, les deux parties précédentes conduisent à des recommandations opposées : il faut assurer aux dettes publiques européennes le statut d'actifs sûrs et donc assurer la soutenabilité des dettes publiques. La gestion du pseudo-dilemme de Triffin, qui est d'assurer à la fois la soutenabilité des dettes en présence de chocs majeurs tout en assurant la fourniture adéquate d'actifs sûrs, conduit à repenser l'articulation entre le niveau national et européen. En d'autres termes, il s'agit de bénéficier des taux d'intérêt réels faibles tout en assurant la soutenabilité des dettes publiques5.
De fait, la régulation européenne devrait permettre le maximum d'émission de dettes publiques (permettre ne veut pas dire ici souhai ter), sous la condition expresse que ces dettes publiques soient sûres et donc non soumises à des primes de risque. Plus qu'une règle uniforme par pays (comme un critère unique de 60 % de dette sur PIB, par exemple), il faut un principe unique, qui est la soutenabilité des dettes publiques, et définir des seuils différents par pays et dans le temps, suivant la situation économique. Ces montants maximums de dettes publiques ne sont pas nécessairement des montants souhaitables. Il reste aux pays et au débat démocratique national de décider le montant adéquat des dettes publiques en considérant les effets distributifs induits.
Cette proposition est celle de Blanchard et al. (2021) et Martin et al. (2021) qui proposent de faire reposer la soutenabilité sur une analyse économique (plutôt que comptable) et d'en faire une condition d'émission des dettes publiques. Cette analyse économique devrait être réalisée de manière indépendante au niveau européen, par une institution compétente. Le Comité budgétaire européen (European Fiscal Board) semble l'institution actuelle la plus pertinente.
Des stress tests macroéconomiques
Pour conclure, l'élaboration de montants maximaux de dettes publiques assurant le statut d'actifs sûrs, différenciés par pays, doit reposer sur une nouvelle doctrine économique d'analyse de la soutenabilité en présence de chocs macroéconomiques. L'outil actuel d'analyse des soutenabilités provient des analyses des pays émergents (outils DSA – Debt Sustainability Analysis – du FMI, par exemple6). Cependant, celles-ci ne sont pas adaptées aux pays développés, pour les raisons mentionnées dans la première partie de cet article (forte épargne nationale, diversité de détenteurs de dettes publiques). La soutenabilité provient en effet de la capacité à absorber des chocs macroéconomiques de grandeur ampleur et communs aux pays développés. Il convient donc de réaliser des stress tests macroéconomiques (c'est-à-dire des simulations de crise économique) en se concentrant sur les variables clés de la soutenabilité. Pour les pays développés, il ne s'agit pas de la liquidité des dettes publiques, car les banques centrales peuvent trouver les instruments pour émettre une quantité de monnaie adéquate. Les différents plans de la BCE (Banque centrale européenne) depuis dix ans en sont des exemples. Il s'agit plutôt du montant des charges d'intérêts dans le PIB qui est la bonne mesure du coût budgétaire des dettes publiques et donc de l'acceptation du paiement de l'impôt adéquat par les opinions publiques (Ragot, 2021). L'utilisation des données historiques, comme l'analyse des interconnexions commerciales et financières, demande un cadre d'analyse renouvelé.