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 Entretien avec


Odile RENAUD-BASSO * Présidente, BERD (Banque européenne pour la reconstruction et le développement). Contact : renaudo@ebrd.com.

Il est essentiel que la communauté internationale planifie la reconstruction de l'Ukraine. Bien que le calendrier de la reconstruction reste incertain, des mesures doivent être prises dès maintenant pour jeter les bases d'une reconstruction plus rapide et plus facile à l'avenir.

Une reconstruction efficace devra poursuivre un objectif de “building back better” (reconstruire en mieux) en se concentrant sur la reconstruction des infrastructures endommagées ; une augmentation des investissements dans la sécurité énergétique ; la décarbonisation de l'économie ; le renforcement du secteur financier et l'apport de liquidités pour relancer l'activité économique ; un soutien aux PME ; un soutien fort aux réformes de modernisation de l'économie notamment par le biais du programme « Ukraine Reforms Architecture » de la BERD.

Comment pouvons-nous mesurer le degré de destruction des infrastructures en Ukraine ? Comment prioriser leurs reconstructions à l'avenir ?

 

Le chiffre de 130 Md$ de dommages directs aux infrastructures en Ukraine est largement considéré comme une évaluation réaliste, mais il pourrait augmenter en fonction de l'évolution de la guerre, et ces dommages devront être réparés au cours du processus de reconstruction.

Pour une reconstruction efficace de l'Ukraine, il semble que plusieurs conditions devront être réunies : tout d'abord, la cessation des hostilités et le retour à un environnement sécuritaire stable, ensuite un soutien de la communauté internationale pour maintenir un niveau suffisant de réserves de change et enfin une évaluation des besoins pour déterminer le niveau des dommages causés aux infrastructures nationales et municipales suivant une méthodologie qui devra être acceptée par toutes les parties prenantes.

S'il est essentiel que la communauté internationale continue de se concentrer sur la fourniture d'une aide immédiate à l'Ukraine pendant la guerre, nous devons également planifier la reconstruction. Bien que le calendrier et les circonstances de la reconstruction de l'Ukraine après la guerre restent incertains, des mesures doivent être prises dès maintenant pour jeter les bases d'une reconstruction plus rapide et plus facile à l'avenir.

Une reconstruction efficace devra poursuivre un objectif de building back better (reconstruire en mieux) en se concentrant sur les besoins suivants :

  • la reconstruction des infrastructures nationales et municipales endommagées ;

  • une augmentation des investissements dans la sécurité énergétique, compte tenu des dommages subis par les infrastructures. Cela inclut la sûreté nucléaire des sites de Tchernobyl, de Zaporijia et des autres sites en Ukraine ;

  • l'accélération de la décarbonisation de l'économie ;

  • le renforcement du secteur financier et l'apport de liquidités à l'économie réelle pour relancer l'activité économique ;

  • une intensification du soutien aux PME, qui constitueront l'épine dorsale de l'économie dans la phase de reconstruction, afin de créer des emplois ;

  • un soutien fort aux réformes dans tous les domaines, notamment par le biais du programme « Ukraine Reforms Architecture » géré par la BERD.

Mais l'action la plus importante est de mettre en place une gouvernance pour coordonner le soutien à la reconstruction, avec les autorités ukrainiennes et l'ensemble de ses partenaires internationaux. C'est essentiel pour obtenir les meilleurs résultats possibles de cette entreprise complexe impliquant de nombreux acteurs.

Le gouvernement ukrainien travaille d'ores et déjà sur un programme de reconstruction. À la BERD, nous apportons notre soutien au gouvernement par le biais du programme « Ukraine Reforms Architecture ». La Commission européenne a également présenté des idées pour une plateforme de coordination. Sur cette base, il est essentiel d'opérationnaliser une structure de gouvernance inclusive et efficace pour la reconstruction.

La conférence de Lugano en juillet a été un événement important pour sensibiliser les partenaires internationaux de l'Ukraine. Elle leur a montré les efforts engagés par le gouvernement ukrainien, qui s'est fortement mobilisé pour préparer un plan de reconstruction ambitieux. Cette conférence constitue une base importante pour créer une dynamique et poursuivre les discussions avec les principaux donateurs et investisseurs.

La BERD devrait être appelée à jouer un rôle central dans la reconstruction. Elle travaille et investit en Ukraine depuis trente ans déjà et est l'investisseur institutionnel le plus important du pays. Compte tenu de son actionnariat multilatéral, elle est naturellement un vecteur de coordination et de coopération entre les pays de l'Union européenne (UE) et les autres pays impliqués dans le soutien à l'Ukraine, tels que les États-Unis, le Canada, le Japon, la Norvège, la Suisse, etc. Compte tenu de l'importance d'un effort international coordonné pour reconstruire l'Ukraine, cette spécificité de la BERD sera particulièrement utile. C'est d'ailleurs ce que la Banque a déjà fait dans le cadre du projet international visant à nettoyer Tchernobyl et à rendre le site sûr pour l'avenir.

Compte tenu de son histoire et de son rôle actuel, la BERD est prête à contribuer pleinement à la gouvernance internationale pour préparer et mettre en œuvre la reconstruction de l'Ukraine, lorsque le moment sera venu, en partenariat solide avec l'UE, le G7 et tous les partenaires internationaux.

 

Combien de temps durera, selon vos estimations, la reconstruction de l'Ukraine ?

 

Il est trop tôt pour répondre à cette question avec un calendrier, car la situation évolue encore.

Mais ce qui est déjà clair, c'est que l'ampleur du défi est sans précédent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pour compliquer encore les choses, il se peut qu'il n'y ait pas de moment précis où les hostilités cesseront complètement et où une reconstruction dans le cadre d'un traité de paix pourra commencer. Il nous faudra donc être agiles pour pouvoir nous adapter à tous les scénarios.

L'essentiel est d'assurer une coordination optimale entre les autorités ukrainiennes qui planifient la reconstruction et la communauté internationale qui apporte un soutien indispensable.

 

Comment articuler le rôle des institutions financières internationales (BERD, BEI – Banque européenne des investissements –, Banque mondiale, instruments de l'UE) et celui des financeurs publics et privés au sein de la gouvernance de la reconstruction ? Pensez-vous qu'un nouveau plan Marshall est souhaitable pour l'Ukraine ?

 

Nous pensons que les organisations internationales joueront un rôle clé dans la coordination avec les autorités ukrainiennes et dans leur soutien à une reconstruction la plus efficace possible.

La coopération entre l'Ukraine et les organisations internationales par le biais d'une plate-forme de reconstruction devrait d'abord et avant tout préserver l'autonomie de décision de l'Ukraine. Il appartient bien sûr à l'Ukraine de déterminer son propre avenir et son gouvernement démocratiquement élu devra copiloter cette plate-forme de reconstruction, dont la structuration devra être étroitement alignée sur le plan de reconstruction proposé par l'Ukraine. Un large soutien national sera indispensable et devra associer les collectivités locales et la société civile.

Outre l'Ukraine, cette plate-forme doit inclure les principaux partenaires institutionnels du pays, l'UE et le G7 bien sûr, mais aussi tous les pays impliqués dans le soutien à l'Ukraine et les institutions internationales, dont l'apport sera indispensable à la mise en œuvre du programme de reconstruction.

La reconstruction devra s'accompagner d'un programme de réformes ambitieux, avec le soutien coordonné de tous les partenaires internationaux de l'Ukraine. Il ne pourra pas y avoir de programme massif d'investissements dans la reconstruction sans des principes de réforme et un cadre solide et transparent. À cet égard, le processus d'adhésion de l'Ukraine à l'UE revêt une importance fondamentale. Cette perspective et ce processus fourniront un ancrage solide aux efforts de l'Ukraine pour devenir un pays moderne, démocratique et prospère et garantir un soutien extérieur durable. La reconstruction doit donc être sous-tendue par des réformes ambitieuses contribuant à l'intégration européenne.

 

Quels sont les risques que vous identifiez durant la phase de reconstruction des infrastructures ukrainiennes ? Comment, par exemple, lutter contre la corruption et l'emploi inapproprié des fonds ?

 

Les ressources consacrées à la reconstruction devront être déployées de manière efficace et transparente. Ce sera à n'en pas douter une exigence des partenaires internationaux et, de ce point de vue, l'engagement de l'Ukraine en faveur des réformes et d'un suivi rigoureux de la reconstruction sera essentiel.

Par ailleurs, la planification et le suivi de la reconstruction devront couvrir l'ensemble des dimensions : la plateforme de coordination devra définir les priorités de la reconstruction, organiser la mise en œuvre (« qui fait quoi ») et prévoir un système de suivi solide pour garantir que les financements sont mis en œuvre de manière efficace et suivant les normes les plus élevées de transparence et de responsabilité.

De ce point de vue, la BERD a une longue expérience de travail avec les autorités ukrainiennes en matière de transparence. Elle a joué un rôle déterminant dans la mise en place d'un médiateur des entreprises en Ukraine peu après la révolution de la dignité et la formation d'un gouvernement réformateur désireux d'améliorer le climat des affaires. En partenariat avec le gouvernement ukrainien, l'OCDE et cinq associations d'entreprises ukrainiennes, elle a également lancé une initiative de lutte contre la corruption.

Un exemple concret en la matière est le soutien de la BERD en 2020 à l'Agence ukrainienne des routes – Ukravtodor –, qui visait à la fois à améliorer l'infrastructure routière nationale grâce à un prêt de 450 M€ et à lutter contre la corruption. Dans le cadre de ce projet, le gouvernement ukrainien s'est engagé à améliorer le système de passation de marchés d'Ukravtodor et à renforcer ses contrôles internes et ses procédures afin de prévenir la corruption. Ce programme pilote s'inscrivait dans le cadre d'un protocole d'accord signé en octobre 2020 entre le gouvernement ukrainien et la BERD, visant à renforcer la gouvernance d'entreprise dans le secteur public et à mettre en œuvre des contrôles robustes en matière de lutte contre la corruption et de passation des marchés dans les entreprises publiques. Cette coopération prometteuse visant à renforcer les mesures de lutte contre la corruption dans le secteur routier a servi de pilote – et de test décisif – pour un programme plus large de lutte contre la corruption et de bonne gouvernance soutenu par la BERD et ciblant toutes les entreprises d'État et les entités du secteur public ukrainien.

De même que la lutte contre la corruption était au cœur de nos préoccupations avant le conflit et que nous avions mis en place un certain nombre d'initiatives en partenariat avec les autorités sur plusieurs fronts, elle restera une priorité pour nous et pour nos partenaires ukrainiens dans la phase de reconstruction, qui doit permettre de faire des progrès décisifs dans ce domaine.

 

Comment faire de la reconstruction un levier pour améliorer l'efficacité énergétique et logistique de l'économie ukrainienne ?

 

Si la BERD finance avant tout le secteur privé, le financement des infrastructures est également l'une de nos priorités en Ukraine. Avant la guerre, la BERD a soutenu la construction de routes, la modernisation de ports, l'achat de matériels roulants ferroviaires, des projets dans le secteur de l'énergie, des villes vertes et l'amélioration de la logistique.

Près de 60 % de notre portefeuille d'investissement en Ukraine concerne le secteur des infrastructures durables – un domaine prioritaire pour la BERD. Nos investissements dans ce secteur vont de la production d'électricité renouvelable à la réhabilitation de systèmes de chauffage urbain, en passant par le renouvellement des lignes de métro et de tramway et la construction de sites modernes de gestion des déchets. Tous ces projets ont une forte composante verte et contribuent à l'engagement de l'Ukraine à atteindre les objectifs climatiques fixés dans l'Accord de Paris. Ce sont des secteurs qui auront besoin d'un soutien encore plus fort dans la phase de reconstruction après la guerre et la BERD sera un partenaire majeur de l'Ukraine dans ce domaine.

À l'heure actuelle, l'amélioration de la sécurité énergétique en Ukraine – pour que les lumières restent allumées et que les systèmes de chauffage fonctionnent – est une condition préalable essentielle pour permettre au secteur privé de continuer à fonctionner et pour garantir l'accès quotidien des citoyens aux services vitaux.

C'est pourquoi la sécurité énergétique est l'une des priorités de la BERD dans son soutien à l'Ukraine, pendant la phase actuelle de guerre. En plus d'endommager les infrastructures ukrainiennes, la guerre a fortement aggravé l'insécurité énergétique dans tous les secteurs. Cela inclut les dommages causés aux sites nucléaires de Tchernobyl et de Zaporijia.

C'est la raison pour laquelle la BERD a décidé de fournir près de 150 M€ de liquidités d'urgence à Ukrenergo, la compagnie d'électricité du pays, avec le soutien de donateurs comme l'UE et les pays du G7. Ce soutien vise à garantir le bon fonctionnement du réseau électrique ukrainien et à maintenir l'approvisionnement en électricité des industries et des ménages. Depuis le début de la guerre, la compagnie d'électricité est confrontée à d'importants impayés de la part de ses clients, ainsi qu'à une réduction de 30 % de la consommation d'électricité et aux pertes de revenus qui en découlent. Malgré toutes ces difficultés, Ukrenergo a achevé l'intégration technique de son réseau électrique avec celui de l'UE au début de la guerre et prévoit maintenant d'utiliser cette nouvelle connexion pour vendre de l'électricité sur le marché européen.

Pour soutenir la sécurité énergétique de l'Ukraine, la BERD s'est également engagée à prêter jusqu'à 300 millions d'euros à la compagnie gazière Naftogaz. Ce prêt vise à aider Naftogaz à compenser la perte de production de gaz naturel et à approvisionner le système gazier du pays à temps pour la prochaine saison de chauffage. Il s'agit d'une mesure essentielle pour garantir une quantité suffisante de gaz dans le réseau et préserver l'accès aux services pour les personnes dont les moyens de subsistance et la sécurité économique sont menacés par la guerre. Le prêt contribuera également à soutenir l'intégration plus étroite du marché ukrainien du gaz avec l'UE. Naftogaz sera en mesure d'utiliser un mécanisme de passation de marchés concurrentiel pour s'approvisionner en gaz naturel auprès de négociants en gaz basés dans l'UE.

Le soutien aux infrastructures vitales est une autre préoccupation majeure de la BERD, avec des financements de près de 150 M€ à la compagnie ferroviaire ukrainienne UkrZalyznitsa. Non seulement cette compagnie fournit un mode de transport crucial pour aider les gens à se déplacer en Ukraine et soutenir la poursuite de l'activité économique, mais aussi elle apporte une contribution cruciale aux flux d'importations et d'exportations.

Bien que le blocus russe des ports ukrainiens de la mer Noire ait été partiellement levé au cours de l'été, la situation reste incertaine. Des alternatives logistiques viables doivent être recherchées pour les importations et les exportations via l'Europe, par la route ou le rail – en particulier les exportations de denrées alimentaires, étant donné que l'Ukraine est le « grenier de l'Europe », fournissant 10 % du blé et du maïs commercialisés dans le monde et plus du tiers de l'huile de tournesol. Malgré le conflit, les agriculteurs ukrainiens continuent de produire des céréales, à des niveaux estimés à environ trois quarts d'une année normale. Nous travaillons avec les parties prenantes concernées en Ukraine et dans les pays voisins – en particulier en Pologne, en Roumanie et en Moldavie – pour supprimer les goulets d'étranglement logistiques. La levée du blocus portuaire est une étape essentielle mais la résilience du système logistique européen nécessite une diversification des routes logistiques à moyen terme.

Outre les besoins urgents en Ukraine auxquels nous répondons de manière déterminée et notre ambition de soutenir la reconstruction du pays après la guerre, la BERD reste attachée à ses priorités stratégiques à plus long terme, à savoir le soutien à l'économie verte, la numérisation et l'égalité des chances. Nous sommes fermement convaincus que les projets axés sur ces trois aspects amélioreront la compétitivité de nos pays d'opérations, relèveront le potentiel de croissance et renforceront la cohésion sociale.

(2 septembre 2022)