La plupart des analyses de la crise financière ont été centrées sur les responsabilités des acteurs et le récent rapport de la commission d’enquête créée en 2009 par le président Obama et le Congrès américain pour examiner les causes et le déroulement de la crise financière va dans ce sens. Il se termine par cette affirmation : « La crise a été le résultat d’actions ou d’inactions humaines, pas celui de […] modèles informatiques qui ont déraillé. » Outre le fait que la notion de modèle est ici réduite à sa dimension informatique, cette conclusion ignore totalement un phénomène pourtant simple à comprendre : la gestion financière et donc les actions humaines sont des pratiques professionnelles instrumentées, c’est-à-dire équipées par des outillages techniques et mentaux dont l’articulation est supposée rationnelle (Chiapello et Gilbert, 2009). Ces outillages variés mettent très concrètement en forme l’action des professionnels, au point que la relation entre la gestion effective, les outils de gestion et les gestionnaires qui les utilisent a été qualifiée de « technologie de gestion » (Gilbert, 1998). Beaucoup de travaux ont montré qu’il existe une véritable emprise des outils de gestion sur les comportements et les principes de normalisation organisationnelle (Berrebi-Hoffmann et Boussard, 2005). Même si l’on privilégie des analyses par la volonté – qui pourrait être pervertie par la cupidité, ou le pouvoir – qui serait ici perverti par l’avidité, ou le commandement (la gestion serait une seule affaire d’hommes), il n’en reste pas moins que ceux qui décident, ceux qui ont le pouvoir, ceux qui commandent sont aussi dotés d’outillages techniques et mentaux. Il importe donc de rechercher comment le commandement et l’action humaine sont équipés. Sont, par exemple, constitutifs de ces outillages techniques ou mentaux des structures de postes, des systèmes d’évaluation de performance, des règles de rémunération, des méthodes d’évaluation de performance, des calendriers, des échéances… Il a été montré que la finance moderne doit être traitée comme une véritable filière scientifique et industrielle du risque (Armatte, 2009), c’est-à-dire une activité qui met en œuvre à la fois des idées, des théories, des modèles, des mécanismes et des institutions. L’équipement des décisions des acteurs de ce secteur est en particulier constitué par les représentations du risque : une vigilance sur les composantes de cet équipement est donc nécessaire dans le cas de la surveillance du système financier.
Dans cet article, nous présentons – et insistons sur – l’importance de l’inclusion de ces outillages techniques et mentaux de représentation du risque dans le champ de la vigilance à mettre en œuvre sur le système financier. Pour cela, nous utilisons la notion de performation des pratiques professionnelles par la théorie financière à travers le canal des dispositifs de gestion des établissements financiers – les outillages techniques et mentaux des professionnels de ces établissements, mais aussi des régulateurs et des normalisateurs. Tout d’abord, nous présentons la notion de performation par la manière dont les outils de gestion façonnent la finance professionnelle et constituent en ce sens une véritable « technologie invisible » (Berry, 1983) d’autant plus dangereuse qu’elle est ignorée. Ensuite, nous proposons les grandes lignes d’un programme de surveillance des activités financières par une extension du champ de la vigilance aux outillages techniques et mentaux de représentation du risque des professionnels.
Le logos financier et la rationalité calculatoire
Les outillages techniques et mentaux prescrivent les formats de l’action et construisent une unité d’action dans des groupes aux intérêts parfois divergents : ils produisent en quelque sorte de l’action organisée. Il s’agit certes d’une vision unifiée de l’entreprise, présentée comme une organisation orientée sur une finalité définie clairement, perspective sociologique qui évacue tous les conflits et les manques éventuels de coordination entre les différents services ainsi que les enjeux internes de pouvoir, et qui peut donc passer pour peu réaliste (Cyert et March, 1963). Cependant, quels que soient ces situations particulières ou ces conflits internes, ce qui reste d’unifié et de finalisé dans l’entreprise est porté par les actes et les instruments de gestion. La stratégie d’une entreprise est traversée par un système de gestion et d’information (par exemple, les progiciels de gestion intégrés – entreprise ressources planning – ERP) qui construit au jour le jour des actes et des décisions de gestion en incarnant une philosophie gestionnaire dans des dispositifs techniques (Hatchuel et Weil, 1992). Les hommes de la gestion peuvent ainsi être considérés comme les « serviteurs d’une règle rationnelle » (Boussard, 2005). En cela, l’entreprise se trouve insérée dans le courant de rationalisation de la modernité décrit par Max Weber, dans le sens où le projet gestionnaire est rationnel et technique. Cette intention de rationalité a été accentuée dans la finance mathématique contemporaine dont la rationalité est essentiellement calculatoire, ce qui favorise l’automatisation des prises de décisions, dont les transactions des programmes de trading à haute fréquence en sont la dernière illustration.
Les trois dimensions du projet gestionnaire, maîtrise, performance et rationalité, constituent ce qui a été qualifié de « Logos gestionnaire » (Boussard, 2008), c’est-à-dire à la fois un principe organisateur de pratiques professionnelles et un discours justificatif de ces pratiques. Ce discours est composé de trois sortes de productions : écrites (comme par exemple, la formalisation de règles de placement ou de dispersion des risques), orales (comme les discours sur ce que doit être la bonne gestion financière d’une caisse de retraite ou d’une banque d’investissement) et techniques (comme des méthodes de calcul de risque ou de fonds propres). Nous appliquons et étendons cette notion à la sphère financière, caractérisée par une exacerbation de la rationalité calculatoire, et introduisons le terme de « Logos financier ». Ce dernier est une parole structurante qui s’incorpore dans les dispositifs de gestion financière des banques, des compagnies d’assurances et des sociétés de gestion d’actifs et dans les pratiques de surveillance et de contrôle des activités financières.
Cette parole structurante concerne en particulier les représentations du risque, une culture spécifique du risque contrôlé par des autorités épistémiques de normalisation financière (Lebaron, 2009 ; Vanel, 2010), c’est-à-dire un savoir obligatoire partagé. Issu d’une école de pensée du risque consistant à poser des mesures probabilistes simplistes sur des situations d’incertitude, le Logos financier a eu pour effet de contracter le temps sur le court terme le plus immédiat (profitabilité, solvabilité) et de contaminer de manière hégémonique les normes prudentielles et comptables. Aujourd’hui, malgré la crise, il continue de « parler » et influence toujours les conceptions à l'œuvre dans les tentatives de refondation du système économique. Comprendre comment il structure les activités professionnelles (la praxis financière) nécessite d’appréhender la manière dont il s’incorpore dans les systèmes et les outils de gestion de la finance professionnelle.
Une technologie invisible, mais dangereuse
Une technologie de gestion a deux fonctions principales (Berry, 1983). D’une part, la réduction de la complexité : pour répondre à la complexité des situations et aux nécessités de l’action, les professionnels se fondent sur des « abrégés du vrai » et des « abrégés du bon » (sous la forme d’énoncés devenus vulgates de la pensée comme, par exemple, « la rentabilité attendue sur les fonds propres doit être de 15% »), des raccourcis qui font gagner du temps, des « évangiles portables » (Guillaume, 2002), des « idées simples » (Lordon, 2000). D’autre part, la mise en place d’automatismes de comportements : pour parer au plus pressé et optimiser les jugements dont ils font l’objet, les professionnels s’appuient sur des routines organisationnelles. Ces dernières les conduisent à faire des choix échappant à leur volonté, voire à leur conscience.
Dans la compréhension commune de la technologie de gestion, les outils sont traditionnellement appréhendés au travers de leur seule dimension technique, circonscrits dans un monde de pure rationalité. Les outillages techniques et mentaux sont considérés comme neutres, comme des moyens de transmettre le long de toute la hiérarchie des décisions et des objectifs pris à son sommet. L’outil de gestion est une sorte de courroie de transmission sans défauts de la volonté des dirigeants, comme un moyen d’appliquer de manière sûre ce que veut l’utilisateur. Selon cette compréhension de l’action des dirigeants et des outils de gestion, le gestionnaire est assimilé à un ingénieur de l’économie qui doit choisir les bons outils correspondant au problème qu’il doit résoudre, l’équipe dirigeante de l’entreprise à l’équipage d’un navire qu’il s’agit de piloter au mieux grâce aux instruments de navigation qui permettent d’avancer dans la bonne direction. Les outils de gestion sont perçus comme des bons et loyaux serviteurs de la volonté des dirigeants : décidons correctement et l’intendance suivra. Aux lois économiques du marché incluant des contraintes diverses éventuellement étendues à la sphère non financière (environnement, enjeux sociétaux, considérations éthiques…) répondraient des outils appropriés mis en œuvre par ceux qui prennent des décisions de gestion. Dans cette vision mécaniste du monde financier, les sciences de gestion sont aux décideurs ce que la balistique est aux artilleurs (Berry, 1996) : des méthodes efficaces pour atteindre un but précis par le calcul de la meilleure trajectoire. L’effet visé (au sens balistique) est obtenu si le choix de l’outil et son utilisation sont corrects. C’est la raison pour laquelle le rapport américain insiste sur la volonté des dirigeants : à partir du moment où les outils de gestion financière sont considérés comme neutres, seule une volonté corrompue par l’avidité et la cupidité peut expliquer la débâcle du système financier.
Le danger résidant dans l’approche technicienne de la gestion vient de ce qu’elle ne voit pas comment cette technologie embarque les acteurs sur une direction qu’ils n’ont pas nécessairement voulue, elle n’entend pas parler de Logos financier dans les outils techniques. Plusieurs raisons sont avancées pour expliquer cet aveuglement (Berry, 1983). Premièrement, l’idée que les décisions seraient issues mécaniquement de l’effet des instruments installés par l’homme – ceci éventuellement dans une direction qui n’avait pas été voulue initialement par ce dernier et selon une logique qui peut lui échapper – semble être une atteinte à l’exercice de la volonté libre et peut heurter le sentiment de la dignité humaine. Deuxièmement, le mécanisme de déhiscence des décisions par des routines provenant des outillages techniques n’apparaît ni à ceux qui exécutent, ni à ceux qui décident. Les uns comme les autres n’en perçoivent pas les déterminismes cachés et ne cherchent pas à contester les instruments de gestion : les premiers parce qu’ils s’en accommodent d’autant mieux que cela leur octroie des espaces de liberté (plus un instrument de gestion est simpliste, plus grande sera la marge de manœuvre laissée à son utilisateur) et les seconds parce que ce n’est pas dans leur champ de préoccupation stratégique, car ils sont occupés par d’autres enjeux ou manquent de temps pour y réfléchir (« c’est l’affaire des techniciens, voyez cela avec les experts »). Enfin, les savoirs théoriques nécessaires à l’exercice de la gestion ignorent en général la question de l’impact des outils sur le fonctionnement des organisations et il s’est constitué un cadre de pensée pour dirigeants dans lequel est niée l’inertie propre des dispositifs de gestion, conception mécaniste qui correspond à une position épistémologique datant du XIXème siècle (Hatchuel, 2010).
La performativité du logos financier
Cette technologie est d’autant plus dangereuse qu’elle est invisible et qu’elle aura des effets « d’autant plus redoutables qu’on la laisse jouer dans l’ombre » (Berry, 1983). Il est donc de première importance pour la surveillance des activités financières de quitter la vision mécaniste du xixème siècle et de comprendre non seulement que l’intendance ne suit pas les décisions des dirigeants, mais aussi que dans certains cas, elle les trahit. Les analyses purement comportementales de la crise qui proposent des explications à base d’arguments d’irrationalité ou de cupidité qui corrompent les décisions des acteurs sont incomplètes car elles oublient les impacts des outillages techniques et mentaux de représentation du risque (issus de la théorie financière) dont ces décisions sont dotées. C’est cet équipement intellectuel ou matériel qui favorise des décisions désastreuses ou empêche des bonnes décisions d'être prises par un formatage cognitif des catégories de jugement. Par exemple, si l’on estime que la perte probable d’une position de marché est de l’ordre de 100 alors qu’un autre calcul ferait apparaître un ordre de grandeur plus raisonnable de 500, la représentation du monde issue de l’équipement ayant produit 100 n’incitera pas à la prudence l’établissement financier exposé au risque, voire même, dans le cas où l’enveloppe de fonds propres le permettrait, sera un argument supplémentaire pour augmenter davantage l’exposition prise (pas de danger puisqu’on reste à l’intérieur des limites possibles). Pour caractériser cette dimension d’embarquement des acteurs par des outillages techniques ou mentaux, on peut parler d’un « effet de théorie » (Bourdieu, 1982) décrivant ce phénomène particulier selon lequel une théorie devient une force sociale dès lors qu’elle modifie les pratiques des professionnels. Plus généralement, aujourd’hui, on utilise les notions englobantes de performativité et de performation.
Les termes « performativité » et « performation » ont été utilisés pour la première fois en économie par Callon (1998) pour décrire et généraliser le phénomène selon lequel des effets de réalité sont produits par une activité scientifique. Ces termes, provenant de l’ancien français « parformer » – mettre en forme –, désignent le façonnage des pratiques professionnelles par des théories qui les fondent. La capacité potentielle d’une théorie à façonner les pratiques au travers de dispositifs matériels et concrets est appelée la « performativité » de la théorie, tandis que la performation désigne l’acte de mise en forme effectif. Ces termes sont issus de la philosophie du langage et de la théorie des actes de langage, actes appelés « énonciations performatives » (Austin, 1962). À la différence des énoncés constatifs (« il fait beau »), descriptifs (« cette maison a trois étages »), prescriptifs (« il faut laisser les œufs trois minutes dans l’eau bouillante pour qu’ils soient à la coque ») et normatifs (« il faut suivre la règle de placement écrite sur la notice du fonds »), les énoncés performatifs produisent un effet sur le monde social, ils construisent socialement un phénomène (« je vous déclare mari et femme »). Une parole créatrice a produit un effet social. Par extension de ce sens linguistique, la performativité des sciences économiques (ou financières) désigne le rôle que prennent des théories dans la formation des pratiques, dans le sens précis où « les théories scientifiques, les modèles et les énoncés ne sont pas des constats et sont activement engagés dans la construction de la réalité qu’ils décrivent » (McKenzie, Muniesa et Siu, 2007). Paraphrasant le psaume 32, nous dirons que « le Logos financier parle et ce qu’il dit advient ».
On a pu vérifier la pertinence et la fécondité de l’étude de la performation avec la mise en évidence du rôle de la théorie financière dans plusieurs cas : la construction sociale des marchés financiers contemporains (McKenzie, 2003 ; McKenzie et Millo, 2003 ; Muniesa, 2000), le rôle de l’assurance de portefeuille dans le krach de 1987 (McKenzie, 2004), la mise en place du cadre juridique des fonds de pension aux États-Unis (Montagne, 2006), ou l’imposition de la notion de benchmark dans la gestion d’actifs (Walter, 2005). Donnons trois exemples de l’action performative du Logos financier issus de ce dernier domaine : un gérant de portefeuilles qui utilise une routine informatique de calcul de frontière efficiente pour obtenir la composition optimale des titres selon un critère rendement/risque mobilise la théorie de Markowitz pour la détermination des poids à affecter à chaque titre ; un gestionnaire de fonds de retraite qui présente aux membres du conseil d’administration des comptes rendus d’activité utilisant le ratio prime de risque/volatilité fait entrer la théorie de Sharpe auprès des non-spécialistes ; les cabinets de conseils en actuariat financier qui rédigent les appels d’offres pour la gestion des équilibres actifs/passifs en exigeant des critères de performance relative à un indice de référence favorisent l’entrée performative de la gestion indicielle. Ces trois exemples montrent comment une théorie peut être mobilisée non de manière doctrinaire, mais par l’utilisation des outils de gestion qu’elle inspire.
Pour insister sur le caractère matériel de l’effet performatif et le distinguer de l’idée intuitive selon laquelle « les idées mènent le monde », on parle de « dispositif de gestion » (Boussard, 2008) ou « d’agencement sociotechnique » (Muniesa et Callon, 2009), ces deux dénominations désignant une incorporation des idées dans des systèmes matériels de gestion, au point que les utilisateurs n’ont pas à connaître la théorie pour l’appliquer de façon adéquate. Embarqués par les outillages techniques dont ils ne perçoivent plus les fondements conceptuels, tels des Monsieur Jourdain de la finance moderne, les professionnels « font de la prose sans le savoir » et surtout sans savoir de quelle prose il s’agit. Quand cette dernière concerne les représentations du risque et que ces représentations sont simplifiées à l’extrême par une modélisation brownienne des fluctuations, cela conduit à la débâcle financière de 2007-2008 (Walter, 2009). La performation mène ainsi à une conclusion opérationnelle simple : on ne peut pas penser une pratique professionnelle sans penser de manière sociologique la contribution de la théorie à l’existence de cette pratique.
La prise en considération de la performation est donc indispensable pour la surveillance du système financier. D’une part, ces exemples permettent de voir comment une réflexion sur les outils de gestion est inséparable de l’intervention sur l’organisation : les dispositifs de gestion apparaissent comme des moyens de configurer des territoires professionnels (Boussard, 2005). La performation met en évidence l’importance du changement des instruments de gestion pour l’amélioration des pratiques professionnelles quand on veut corriger des dysfonctionnements (Moisdon, 1997). D’autre part, elle a un effet très important pour le politique : dès que le caractère performé d’une réalité financière est mis en lumière, les théories peuvent être publiquement débattues. Ce qui favorise la réappropriation de problématiques techniques par le débat public (Callon, Lascoumes, Barthes, 2001 ; Leclerc-Olive, 2010). On peut alors remettre en question la nature des éléments qui ont été assemblés pour montrer que d’autres mises en forme sont possibles et qui doivent à leur tour résulter d’un long travail de performation.
Il est donc de première importance de lancer des travaux de recherche sur la performation des théories financières à l'œuvre dans les causes de la crise de 2007. Les résultats à attendre d’un tel programme de travail sont doubles : décrire comment fonctionne le mécanisme de performation dans le cas de la finance et étendre le champ de la surveillance aux outils de gestion en identifiant les effets nocifs de représentations mentales erronées ou dangereuses du risque. Présentons brièvement quelles seraient les grandes lignes d’une telle surveillance des activités financières fondée sur la prise en compte de la performation.
Grandes lignes d’un programme de surveillance de la performation
Documenter les chaînes de médiation
Dans la première étape du programme, il s’agit de comprendre comment la pensée pratique des professionnels est immergée – ou encastrée (embedded) – dans des schémas théoriques souvent ignorés, mais qui sont mobilisés dans des technologies de gestion, d’organisation ou d’enregistrement des données, c’est-à-dire de décrire comment la théorie financière performe les pratiques professionnelles. En particulier, il s’agit d’identifier les hypothèses de la théorie financière dans lesquelles sont logés les comportements défaillants des professionnels, c’est-à-dire repérer parmi les hypothèses celles qui présentent des défauts importants afin de les supprimer et de les remplacer par d’autres plus adaptées pour construire de nouveaux outils et de nouvelles normes de gestion ou normes institutionnelles (une nouvelle régulation financière). Pour cela, il faut documenter les chaînes de médiations qui relient les théories des universitaires aux savoirs pratiques des professionnels, c’est-à-dire identifier les processus sociaux ou cognitifs par lesquels s’est fabriquée la représentation dominante : tout d’abord au sein de la communauté universitaire, puis de la communauté professionnelle (acteurs des marchés), ensuite auprès des autorités de contrôle des marchés et enfin à l’intérieur des réseaux internationaux d’expertise qui ont légitimé cette représentation comme la seule valide dans les normes financières. Il est aussi nécessaire de caractériser les systèmes de force qui maintiennent en place une représentation dominante. Il s’agit enfin d’identifier par quels vecteurs s’opèrent la transmission et la circulation des représentations, afin de pouvoir déterminer quels pourraient être les facteurs ou les leviers de changement de pratiques quand on modifie la représentation dominante par une autre.
Dans le cas des représentations du risque, il s’agit d’établir la relation entre modélisations probabilistes de l’incertitude dans la théorie financière mathématique et comportements professionnels, puis d’identifier les effets nocifs de représentations trop simplistes du risque. Nous avons commencé cette investigation en examinant les impacts sociaux de la représentation brownienne du risque (Walter et Pracontal, 2009) ; elle doit être poursuivie et étendue à d’autres représentations utilisées par les professionnels. L’un des bénéfices à attendre de cette étude sera la possibilité de changer d’instruments, c’est-à-dire d’élaborer de nouveaux outils de gestion, de nouvelles modalités d’exercice du contrôle, un nouveau système de normes institutionnelles ou de normes de gestion : en bref, faire performer une autre représentation du risque financier, capable de mieux prendre en charge la nature de l’incertitude du monde économique. Les difficultés d’un tel programme sont à la hauteur de ses objectifs : la complexité provient de son caractère transdisciplinaire, puisqu’il faut mener une enquête tant sur le contenu mathématique des idées et leur sens que sur les processus sociaux permettant de rendre compte de leur diffusion. Pour la partie de la recherche relative au contenu mathématique des modèles, une autre difficulté apparaît. Il s’agit d’examiner deux questions : pourquoi telle théorie a été adoptée – soit une étude des succès ? et pourquoi les autres ont été écartées – soit une étude des échecs ? Il y a donc des difficultés de deux ordres : mathématiques et sociologiques.
Compléter les travaux existants
De nombreux travaux existent déjà dans différentes disciplines qui ont abordé l’étude de ces outillages, en particulier dans les deux courants de recherche mentionnés de la sociologie de la gestion et la sociologie de la finance. Dans un premier temps, les travaux de sociologie de la gestion n’avaient pas été appliqués à la sphère financière en raison de la forte mathématisation de la théorie financière, technicité qui crée une véritable barrière de potentiel aux analyses sociologiques classiques (Brian, 2002), car il est nécessaire d’entrer dans les détails techniques des outils de gestion qui prennent une forme scientifique dans le cas de la finance mathématique. D’où l’appui qu’a trouvé la sociologie économique (Steiner et Vatin, 2009) sur la sociologie des sciences et des techniques (Pestre, 2006) pour entrer dans la finance moderne et créer une sociologie des marchés financiers (Godechot, 2009). L’étude de la performation passe alors par l’anthropologie des sciences et des techniques à la rencontre de la sociologie économique et de la sociologie des sciences. De fait, les travaux mentionnés de la sociologie de la finance abordent finement la question de la construction sociale des marchés par les théories et établissent précisément les médiations mises en place dans certaines situations.
Nous estimons cependant que dans certains cas, il reste encore un aspect qui n’est pas complètement élucidé par les études de sociologie de la finance : l’existence d’un effet endogène des mathématiques financières qui poussent à la fabrication spontanée de nouveaux instruments ou concepts, comme une prolifération des mathématiques qui embarque les professionnels sur de nouvelles pratiques. Nous avons commencé à examiner cet effet dans nos propres travaux qui complètent en cela ceux de la sociologie de la finance par des analyses épistémologiques dans les cas où ces analyses s’avèrent nécessaires à la compréhension de l’évolution ou du changement de certaines pratiques professionnelles. Les premiers résultats ont été encourageants. Un effet endogène des mathématiques a été mis en évidence dans les cas suivants : la formation du concept d’efficacité informationnelle des marchés à partir de développements sur les marches au hasard (Walter, 1996), la naissance de l’idée de gestion indicée à partir des tests économétriques sur la valeur ajoutée des gérants entrepris par Alfred Cowles dans les années 1930 (Walter, 1999) et la conception du coefficient bêta du modèle d’équilibre des actifs financiers à partir du développement des lagrangiens chez Markowitz (Walter, 2004). Il nous paraît intéressant de poursuivre dans cette voie prometteuse et d’enquêter sur d’autres situations dans lesquelles les mathématiques financières se développent de manière endogène, devenant progressivement un élément du risque systémique (Bouchaud, 2010).
En conclusion, on dira que toute refondation du système financier ne peut ignorer l’impact des outils de gestion et en particulier ceux qui contiennent une représentation du risque. Véritable machinerie de la finance professionnelle, les outils de gestion transportant une représentation du risque ont un impact à la fois organisationnel (les procédures de contrôle), institutionnel (les normes de régulation internationale), technique (les méthodes d’évaluation) et cognitif (les manières de penser l’incertitude pour s’en prémunir). Il est donc de première importance d’étendre le champ de la surveillance à ces outils, ce qui nécessite de mieux comprendre le rôle joué par la performation dans la crise financière de 2007-2008.