Au cours des dix-huit dernières années, des conférences en l’honneur de William Taylor1 ont été organisées à des dates proches de celles des réunions du FMI (Fonds monétaire international) et de la Banque mondiale. Elles présentent un ensemble de commentaires d’experts qui ont travaillé dans la finance pendant une période agitée de changements qui ont culminé avec une crise destructrice.
Cette dernière conférence Taylor est à la fois symbolique et opportune. Symbolique, parce que les marchés des institutions financières dans lesquels Bill a vécu et travaillé ont été transformés ; opportune, parce que, en ce moment, il est nécessaire de penser sérieusement à de nouvelles structures de marché et une nouvelle vision de la régulation.
La vie de Bill a été interrompue bien avant que la titrisation n’atteigne sa vitesse de croisière. Les montages financiers complexes et les transactions actives sur les produits dérivés étaient encore balbutiants. CDO (collateralized debt obligations), CDS (credit default swaps), SIV (structured investment vehicles) et les mystérieux « conduits » n’existaient tout simplement pas. Les banques de dépôt n’étaient pas encore devenues des banques d’affaires et les banques d’affaires n’avaient pas encore de licences bancaires. Le principe farouchement conservateur de l’organisation des maisons d’investissement entre associés a été abandonné et des pratiques de plus en plus agressives et risquées de trading occupent le devant de la scène.
Dans le même temps, les principales institutions financières sont devenues de plus en plus grandes, bien plus complexes, internationales, interdépendantes, inaccessibles à ceux qui n’en font pas partie et même, je le redoute, aux administrateurs et à certains dirigeants. Je sais tout cela parce que j’ai relu nombre des interventions des dernières conférences Taylor.
Ces textes ont été, individuellement et collectivement, remarquables. Longtemps avant que la crise financière n’éclate, plusieurs auteurs ont fait état de sérieuses préoccupations sur les conséquences d’une plus grande complexité, la nécessité de mettre en place des mesures plus élaborées et plus efficaces en matière de gestion des risques et des défis considérables auxquels étaient confrontés les superviseurs (Cartellieri et Greenspan, 1996 ; Crockett, 1998 ; Fischer, 2003). On s’inquiétait des incitations à la prise de risques inhérente aux nouvelles pratiques de rémunération (et notamment des stock-options). Il faut se souvenir que dès le début du milieu des années 1990, un éminent dirigeant d’une banque de dépôt européenne avait soulevé la question d’un déclin des principes éthiques (Cartellieri et Greenspan, 1996). Une décennie plus tard, un responsable aguerri de la banque centrale américaine a réitéré ces préoccupations, estimant que des considérations morales, mais aussi matérielles étaient posées (McDonough, 2003).
Plus d’une décennie auparavant, un responsable européen très respecté, Tommaso Padoa-Schioppa, avait soulevé des questions à propos des conséquences pour la stabilité financière du rôle déclinant du secteur traditionnel (et très régulé) des banques de dépôt. Ce que beaucoup de gens ne disaient pas c’est que les nouvelles banques d’affaires, mais aussi les hedge et equity funds seraient, ensemble, mieux à même de satisfaire des marchés plus compétitifs et plus stables et d’assurer une meilleure allocation des capitaux. Mais qu’en était-il d’un noyau stable pour les systèmes de paiement, la fourniture de liquidités et les services aux consommateurs ? (Padoa-Schioppa, 2000).
Ce que je n’ai pas trouvé dans les anciennes conférences, c’est un exposé clair des justifications intellectuelles de ces changements dans l’environnement financier. Il manquait une théorisation de l’efficience des marchés et des anticipations rationnelles qui, ensemble, déboucheraient sur une stabilité et une allocation optimale des ressources. Les participants aux conférences Taylor, après tout, n’étaient pas des universitaires plongés dans l’abstraction mathématique. C’étaient des banquiers centraux, des régulateurs et des hommes de marché habitués à gérer les imperfections, les excès et les fragilités du comportement humain. Aucun d’eux n’était disposé à accepter une philosophie réglementaire de non-intervention.
L’« ancien monde », celui dans lequel vivait Bill, a assurément connu assez de crises financières. La crise de la dette de l’Amérique latine dans les années 1980, la débâcle des caisses d’épargne et les faillites bancaires qui s’ensuivirent n’étaient pas des sinécures. Le leadership de Bill fut essentiel pendant ces années. Un effondrement progressif des marchés et des dégâts durables pour l’économie réelle ont été évités.
Cela n’a pas été facile. Les coûts ont été importants. Et ces crises, dans leur gravité, venaient rappeler que les activités bancaires traditionnelles, tout en assurant des fonctions publiques essentielles, comportaient nécessairement des risques. Ces derniers sont inhérents à l’intermédiation entre emprunteurs et prêteurs, entre des investisseurs qui recherchent des fonds à plus long terme et des prêteurs dont la priorité est la liquidité et entre les obligations libellées en différentes devises. Ce sont les efforts pour prendre en compte ces risques qui ont animé la nouvelle architecture financière. Mais quelque part dans les efforts pour définir, séparer et répartir ces risques et la fameuse pratique du slicing and dicing, il semble que l’on ait perdu de vue qu’en fin de compte, le risque existait toujours, malgré tous les changements de lieu et de prix. En fait, il apparaissait dans des concentrations nouvelles, cachées à la vue des superviseurs et trop souvent à la vue des conseils d’administration et même des principaux dirigeants.
Je me souviens d’une conversation avec Bill, alors que la fin de mon mandat à la Federal Reserve (Fed) approchait. En des termes énergiques, il avait exprimé ses préoccupations. Pour peu que je me souvienne de ses termes, il a dit avec force : « Si vous autorisez les banques à titriser et à vendre leurs prêts, elles cesseront d’entretenir une forte culture du crédit et de son contrôle. Et vous allez au-devant d’une crise encore plus grave. »
J’ai quitté mes fonctions peu après. Bill, qui est ensuite devenu président de la FDIC (Federal Deposit Insurance Corporation), est resté aux prises avec le monde de plus en plus complexe de la finance. Évidemment, aucune personne, aucune institution n’ont pu enrayer les puissantes forces techniques et politiques qui voulaient le changement – un changement qui s’appuyait sur une combinaison puissante d’un fort soutien intellectuel et des perspectives de fortes rémunérations. Malgré toutes les réserves exprimées, les conférences Taylor qui se sont succédé n’ont pas plaidé la résistance aux profonds changements structurels qui étaient en cours. Au contraire, elles ont recommandé une meilleure gestion et une meilleure supervision, plus disciplinées, et notamment une révision des normes de fonds propres (Crockett, 1998 ; Fischer, 2003).
Nous savons aujourd’hui que toute la précision mathématique apparente utilisée, et notamment le calcul de la value at risk (VaR), la complexité des nouveaux produits structurés, l’explosion des produits dérivés, tous destinés à diversifier et minimiser les risques, n’ont pas tenu leurs promesses. En revanche, la prétendue efficience a contribué à justifier des spreads de crédit exagérément étroits et des rémunérations exagérément élevées. Aujourd’hui, il est très clair que ce sont les techniques de la finance moderne, alimentée en partie par les énormes gains financiers apparents, qui ont permis que les excès des effets de levier, les déséquilibres économiques et les prétentions des agences de notation perdurent aussi longtemps. Une attitude conciliante des régulateurs et une considérable libéralisation législative participaient d’un nouveau zeitgeist financier.
Si ces considérations semblent être critiques – et elles ont valeur d’avertissement –, permettez-moi de souligner que l’effondrement des marchés financiers et la Grande Dépression sont le point culminant d’années de croissance et, finalement, de déséquilibres insoutenables à l’intérieur des économies nationales. Cela relève des échecs des politiques nationales et de l’absence d’un système monétaire international discipliné.
Prenons l’exemple du cas le plus connu et le plus important. Les gigantesques excédents de la Chine témoignent de son souci d’une croissance rapide des exportations pour permettre une croissance de l’emploi. En acceptant d’amasser des milliers de milliards d’actifs en dollars à court terme et à faible rendement pour alimenter ces excédents, elle a permis la poursuite de ce processus. Inversement, les États-Unis ont utilisé avec plaisir ces entrées de dollars à faibles taux pour soutenir les énormes dépenses de consommation, la hausse du déficit budgétaire et même une énorme bulle immobilière. Ou bien alors, regardons la crise européenne. À la base, on trouve des années de déséquilibres au sein de la zone euro. Comme dans les autres parties du monde, la possibilité d’emprunter à des taux peu élevés a masqué pendant un moment les tendances de certains pays à dépenser et importer au-delà de leurs moyens, alors que d’autres épargnaient et investissaient, ce qui renforçait un déficit sous-jacent de productivité.
Il s’agissait foncièrement de questions de politiques publiques – décisions en matière de fiscalité, de dépenses et de taux de change, sans liens directs avec les caractéristiques du marché financier. Mais nous ne pouvons pas ignorer que les pratiques financières ont augmenté les déséquilibres. En fin de compte, l’accroissement des effets de levier, l’échec de la discipline de crédit et l’opacité de la titrisation – toutes les complexités inhérentes à la croissance de ce que l’on a appelé le shadow banking – ont contribué à ce que l’on s’habitue jusqu’à un point dangereux aux déséquilibres sous-jacents et aux bulles éventuelles. L’aboutissement final est une intensification de la crise financière et une grave atteinte à l’économie réelle mondiale. Encore aujourd’hui, quatre ans après les premiers signes de la débâcle hypothécaire de la crise des subprimes, le niveau élevé de l’endettement, l’inadéquation des capitaux des banques et une perte généralisée de la confiance dans un nombre important d’institutions financières perturbent une circulation normale des crédits en direction des petites entreprises, des acheteurs immobiliers potentiels et des consommateurs dans leur ensemble.
Par coïncidence, écrivant au beau milieu de la grave crise de septembre et octobre 2008, deux conférenciers Taylor ont proposé des analyses très inspirées des problèmes et ont anticipé sur le fond des discussions qui allaient suivre sur la réforme aux États-Unis et dans les autres pays2. Juste avant la crise, des questions prophétiques ont été soulevées sur ce que nous voulions vraiment dire – ou devrions dire – lorsque nous parlions de stabilité financière. Qu’est-ce qu’un objectif raisonnable ? Et comment harmoniser raisonnablement les responsabilités de la supervision (Davies, 2006) ?
Alors, où en sommes-nous ?
La première réaction internationale a été de passer collectivement en revue les niveaux de fonds propres des banques de dépôt. C’est de l’histoire ancienne. Peu après mon départ de la Fed, il y a une génération, Bâle I avait été mené à bien en instaurant ce que l’on a appelé une évaluation des fonds propres en fonction des risques de crédit, qui devait être mise en œuvre par tous les pays importants. Ce fut un réel succès. Les normes furent relevées et une certaine mesure de cohérence internationale fut instaurée. Ces objectifs restent extrêmement importants et, dans l’ensemble, les normes de fonds propres peuvent être convenues et mises en œuvre par les régulateurs plutôt que de dépendre de la législation des différents pays.
La révision de ces normes de fonds propres pour les banques – en prenant aussi en compte les normes de liquidité – est largement considérée comme un élément central de l’effort actuel de réforme – certains soutiendront que c’est l’élément principal. Je ne veux pas minimiser l’importance de la tâche. Mais nous devons aussi avoir conscience de ses difficultés concrètes et de ses limites. Ces problèmes ont longtemps été manifestes dans les efforts pour mettre en œuvre les normes définies. Sans surprise, ils réapparaissent dans les négociations sur le renforcement de ces normes.
Il y a des différences dans les perceptions nationales, renforcées par le lobbying intense des institutions concernées. La tendance pourrait être d’aller vers un plus petit dénominateur commun, d’atténuer les normes et de les appliquer inégalement. La résistance à de telles pressions doit être une priorité de la régulation.
Reste l’importante question théorique et non résolue de la mesure dans laquelle ces normes doivent être appliquées aux shadow banks et de ce qu’il faut précisément entendre par « shadow banks d’importance systémique », susceptibles d'être régulées. Ces questions relèvent de la loi et sont encore compliquées par la nécessité d’assurer une cohérence internationale suffisante pour éviter un arbitrage fiscal.
L’obligation pour les régulateurs et les superviseurs de tenir compte de nouvelles institutions et de nouveaux marchés a donné naissance à ce nouveau terme de « macroprudentielle » qui est, à mon avis, l’un des mots les plus lourds, assorti d’un contenu pratique incertain, né de la crise. « Surveillance systémique » ou « supervision étendue des marchés » semblent mieux exprimer ce qui est nécessaire et souhaitable. Une personne, un organisme ou un groupe devrait être chargé d’avoir une vue d’ensemble des marchés et des institutions, notamment en ce qui concerne les interconnexions. Les incohérences et les instabilités potentiellement dangereuses doivent être identifiées et évaluées. La question de savoir si cette fonction doit être assortie de responsabilités particulières de régulation et de pouvoirs de réglementation (par exemple en définissant et en imposant des normes de capitalisation pour les non-banques) recevra des réponses variables d’un pays à l’autre. Mais il ne fait guère de doute que pour aboutir, une consultation internationale, des échanges d’informations et, dans certains cas, une action coordonnée seront nécessaires.
Aujourd’hui, la finance circule bien plus librement au-delà des frontières que le commerce. La technologie relie étroitement les opérations des grandes banques et des marchés. Les hedge funds et les equity funds, les produits titrisés et même les marchés d’actions sont par nature de plus en plus internationaux. Seules les mesures réglementaires les plus draconiennes et les plus destructrices pourraient les en empêcher.
En Europe, aujourd’hui, nous voyons toutes ces réalités se manifester en temps réel dans leur forme extrême. Même dans les pays engagés dans un marché commun et une monnaie commune, les tensions sont grandes. La principale conséquence, à mon avis, n’est pas de renoncer à une zone euro intégrée, mais d’instaurer une nouvelle structure institutionnelle qui assurerait une plus grande cohérence des normes bancaires et financières et, plus largement, d’exiger une certaine discipline dans les politiques budgétaires et économiques.
Il n’est pas pour le moment impératif d’instaurer ce processus d’intégration dans le monde entier. Cependant, l’effondrement financier et ses graves conséquences sur l’activité économique soulignent la nécessité d’une coordination qui doit aller au-delà du besoin reconnu de normes de fonds propres communes.
Un accord sur les normes comptables internationales fait partie des domaines les plus évidents. Les travaux de base ont bien progressé au cours de la dernière décennie. Mais un succès complet dépend encore d’une décision définitive de la SEC (Securities and Exchange Commission) aux États-Unis. J’ajouterais à cela une considération plus difficile à atteindre, mais tout aussi importante : une véritable indépendance des commissaires aux comptes. L’alternance obligatoire et d’autres mesures relatives à ce problème sont actuellement étudiées par les autorités américaines.
Après les faiblesses et les conflits révélés par la crise, le rôle et la structure des agences de notation doivent être réexaminés plus avant. Jusqu’ici, aucune méthode satisfaisante n’a été proposée, mais il ne fait pas de doute qu’il s’agit d’une question qui doit être abordée au plan international. Les efforts de réforme actuellement en cours au sein même des principales agences devraient être utiles, mais d’autres voies doivent être prises en considération. La sujétion aux notations officielles d’un oligopole pourrait être réduite par une concurrence plus forte, et peut-être plus ciblée, et par une plus grande exigence concernant la compétence « interne » en matière de crédits, des questions abordées dans le Dodd-Frank Act.
Le rôle des money market mutual funds (MMMF) aux États-Unis me semble être un sujet plus abordable et plus important dans l’immédiat. Par la grâce d’une convention comptable, les actionnaires de ces fonds sont autorisés à répondre aux demandes de retrait au prix fixe de 1 dollar (la part) tant que la valorisation du fonds reste dans une limite prédéfinie autour du dollar (en jargon : the buck). Lancés il y a plusieurs décennies, ces MMMF « pèsent » plusieurs milliers de milliards de dollars fortement investis dans du papier commercial à court terme, des dépôts bancaires et, surtout récemment, des banques européennes.
Exempts des contraintes de capitalisation, d’obligation de réserves officielles et de cotisations d’assurance-crédit, ces MMMF sont littéralement cachés dans les coins d’ombre des marchés bancaires. Avec pour résultat le détournement du système bancaire réglementé de ce que sont en réalité les dépôts à vue. S’ils sont généralement gérés de manière prudente, ces fonds sont manifestement exposés à d’importants retraits quand les temps sont difficiles, comme on l’a vu à la suite de la faillite de Lehman Brothers quand l’un des principaux fonds a dû suspendre ses paiements. L’impact soudain sur la disponibilité de crédit aux entreprises au beau milieu d’une crise financière plus vaste a contraint le Trésor et la Fed à fournir des centaines de milliards de dollars en recourant à des fonds de secours peu orthodoxes pour maintenir le fonctionnement des marchés.
Récemment, dans le but de conserver quelques revenus, nombre de ces fonds ont fortement investi dans les banques européennes. Maintenant, sans le secours de liquidités gouvernementales, ces banques retirent activement ces fonds, ajoutant ainsi aux contraintes qui pèsent sur leur stabilité. Il est clair que le moment est venu d’encadrer ces fonds monétaires d’une manière qui tienne compte de leur importance structurelle dans le détournement de fonds au détriment des banques réglementées et de leur potentiel de déstabilisation. Si vraiment ils souhaitent continuer à fournir à une si grande échelle un service qui imite les dépôts à vue des banques de dépôt, il faudra exiger des normes de capitalisation, une assurance officielle et une surveillance renforcée des pratiques d’investissement. Plus simplement et plus adéquatement, ils devraient être traités comme des mutual funds ordinaires, avec des valeurs liquidatives reflétant au jour le jour les fluctuations des prix du marché.
« Too big to fail » : le problème clé de la réforme structurelle
Le principal défi structurel posé au système financier est de savoir comment corriger l’impression – beaucoup diraient la conviction – très répandue que des institutions importantes sont considérées comme « trop grandes ou trop imbriquées » pour faire faillite. Pendant la crise, les créditeurs – et dans une certaine mesure les actionnaires – ont en réalité été sauvés par l’injection de capitaux publics et de liquidités qui se comptaient en milliers de milliards de dollars, ce qui a renforcé cette impression.
Peu de gens affirmeront que ce soutien n’était pas justifié, compte tenu de la gravité de la crise et du danger d’un effondrement financier sous l’effet d’une peur contagieuse, avec comme conséquence des pressions intolérables sur l’économie réelle. Mais ces mesures de sauvetage ont des conséquences réelles, des conséquences sur les comportements. Le sentiment que les contribuables participeront à la résorption des pertes potentielles ne peut que rassurer les créditeurs sur le fait que les risques seront minimisés et encourager la prise de risques dans l’hypothèse que les pertes seront supportées par la société alors que les gains resteront strictement privés. On comprend que le monde politique soit mécontent et demande des réformes sérieuses.
La question n’est pas nouvelle. Les circonstances dans lesquelles des sauvetages publics occasionnels peuvent être justifiés sont discutées depuis longtemps (Cartellieri et Greenspan, 1996). Ce qui est indiscutable c’est que les attitudes et les incertitudes actuelles exigent une réponse. Et cette réponse doit comporter trois éléments :
- premièrement, le risque de faillite de « sociétés de grande taille et très imbriquées » doit être réduit soit en diminuant leur taille, soit en limitant leurs imbrications, ou soit en restreignant leurs activités ;
- deuxièmement, les voies et les moyens doivent être trouvés pour conduire un processus rapide et ordonné de résolution financière pour les firmes qui sont en faillite (ou sur le point de l'être), afin de réduire l’impact éventuel sur les marchés et l’économie sans un secours public massif ;
- troisièmement, la manière de gérer ces faillites doit assurer une large cohérence entre les principaux centres financiers où les institutions en faillite font d’importantes opérations.
Évidemment, tout cela nécessitera des changements structurels inscrits dans la loi. Plusieurs voies sont possibles. Toutes sont difficiles, intellectuellement, concrètement et politiquement, mais des progrès dans ces domaines sont la clé d’une réforme financière efficace et durable.
Je pense que l’on peut affirmer qu’en adoptant le Dodd-Frank Act, les États-Unis ont fait un pas important dans les directions nécessaires. Certains éléments de la nouvelle loi restent controversés et l’efficacité d’une partie de ses principaux éléments reste conditionnée à la rédaction de leurs modalités d’application. Mais surtout, une réponse vraiment convaincante à l’aléa moral suscité par les sauvetages publics dépend de manière cruciale de la complémentarité des actions des autres pays.
Pour ce qui est du premier élément pour le traitement des too big to fail – la réduction de la taille et de l’imbrication des institutions financières –, l’approche américaine a défini des mesures limitées, mais importantes. La taille des principales institutions financières (à l’exception de la croissance organique) sera contenue par un plafonnement des actifs à un certain pourcentage du PIB américain. Ce plafond est légèrement plus élevé que la taille actuelle des plus grandes institutions et se justifie aussi bien par le souci de prévenir de nouvelles concentrations que par son rôle de mesure prudentielle.
Les nouvelles interdictions imposées au trading pour compte propre et les limites sévères au sponsoring des hedge funds et des equity funds devraient être beaucoup plus importantes. Leurs effets sur la taille réelle des principales banques de dépôt américaines et sur l’activité des banques étrangères aux États-Unis pourraient être limités. Mais elles sont une étape importante dans la prévention du risque, des conflits d’intérêts et, peut-être aussi, des pratiques de rémunération.
Les récentes pertes sur les marchés européens illustrent l’intérêt des restrictions aux opérations pour compte propre et aux participations dans le sponsoring des pools de capitaux privés au-delà des seules institutions américaines. Au départ, c’est une question de culture de l’institution bancaire. La justification du soutien public et de la protection des banques de dépôt est d’assurer le maintien d’un flux de crédits aux entreprises et aux particuliers et de préserver un système de paiement stable et efficace. Ce sont deux questions inhérentes à l’existence d’une relation avec les clients et elles impliquent un élément de responsabilité fiduciaire. Imposer à ces fonctions bancaires essentielles un système bien rémunéré – et même très bien rémunéré – de transactions impersonnelles et peu soucieuses de la relation avec la clientèle présente des conflits culturels qui sont difficiles – et je crois impossibles – à concilier au sein d’une même institution. Dans tous les cas, il est certainement inadéquat que ces activités soient accomplies par des institutions bénéficiant du soutien des contribuables, présents ou à venir.
Des considérations du même ordre portent sur l’importance qu’il y a à exiger que les opérations de compensation et de règlement des produits dérivés soient généralement assurées par des chambres de compensation solides. L’objectif est de favoriser la simplicité et la normalisation dans un domaine en croissance rapide, fragmenté, inutilement complexe et opaque et, comme l’ont montré les événements, sujet au risque.
Il y a bien sûr un rôle légitime important pour les produits dérivés et le trading. La question est de savoir si ces activités ont été poussées bien au-delà de leur utilité économique, parce que l’on essayait, comme le disait un observateur astucieux, « de tirer des centimes d’une montagne russe ».
Il existe un secteur très important du marché américain des capitaux qui a besoin d’un changement structurel massif qui n’a jusqu’ici pas été abordé par la législation. Le marché hypothécaire des États-Unis est dominé par quelques agences gouvernementales ou quasi gouvernementales. L’effondrement financier a en fait été déclenché par des normes de souscription extrêmement laxistes et tolérées par le gouvernement, un facteur important dans la bulle immobilière. Le besoin de réforme est manifeste et le sens de celle-ci est clair.
Nous ne devrions simplement pas tolérer qu’un marché hypothécaire, le plus grand secteur de notre marché des capitaux, soit dominé par les prétendues government-sponsored enterprises (GSE). Ensemble, Fannie Mae, Freddie Mac et les home loan banks avaient un encours d’actifs et de garanties qui dépassait le montant des titres du Trésor en circulation. Les taux d’intérêt des titres des GSE étaient proches de ceux des obligations d’État.
Cela a été rendu possible parce que l’on pensait généralement, assez justement comme les événements l’ont montré, qu’en cas de difficultés, ces agences seraient soutenues par le Trésor dans toute la mesure nécessaire pour préserver leurs opérations. Ce soutien fut enclenché en 2008, confirmant l’aléa moral inhérent au niveau élevé de confiance dans le fait que l’on ne laisserait pas les GSE faire faillite.
Le marché hypothécaire aujourd’hui reste presque entièrement dépendant du soutien gouvernemental. Il faudra des années pour qu’un marché sain, appartenant au secteur privé, voie le jour. Mais il est important que les projets de réformes soient lancés aujourd’hui, en partant de l’hypothèse que les GSE ne feront plus partie de la structure du marché.
Nous ne pouvons pas, et ne devrions pas, envisager un monde financier si contraint par les normes de capitalisation et la régulation, que toute faillite soit prévenue et que l’innovation dans la prise de risques disparaisse. Comme je l’ai dit précédemment, pour faire face aux faillites qui peuvent se produire, nous devons mettre en place des dispositions qui minimiseront les effets sur la continuité des marchés et la contagion.
La réussite dépendra d’une complémentarité des approches sur les principaux marchés – New York, Londres, les centres d’Europe continentale, Tokyo, Hong Kong et, avant longtemps, d’autres marchés asiatiques en croissance. Essentiellement, les autorités doivent être capables de trancher dans les procédures de faillite nationales existantes et généralement laborieuses. Ce qu’il faut, ce sont de nouvelles « autorités de résolution » qui peuvent préserver les services nécessaires et les besoins immédiats d’un financement au jour le jour pendant que les institutions en faillite sont liquidées, fusionnées ou vendues dans leur ensemble ou morceau par morceau. Les actionnaires et les dirigeants auront disparu. Les créditeurs seront en difficulté.
De telles dispositions sont incorporées dans le Dodd-Frank Act. Je pense que l’on peut dire qu’il subsiste une forte dose de scepticisme quant à l’efficacité de ces dispositions au beau milieu d’une crise et l’on peut se demander si les acteurs de marchés continueront de croire que les gouvernements viendront encore « à la rescousse ». Assurément, ce scepticisme subsistera jusqu’à ce que les principales juridictions aient pu être raisonnablement harmonisées.
Il me semble que les efforts sont déjà bien engagés pour débroussailler certains obstacles techniques et s’entendre sur des procédures d’intervention et des échanges d’informations. Un élément important dans ce domaine est l’idée de demander aux institutions de rédiger des « testaments bancaires » (living wills). Il s’agit en fait d’indiquer clairement quelles parties de leurs opérations pourraient se suffire à elles-mêmes ou être vendues ou fusionnées dans le cadre d’un processus rapide et ordonné de résolution.
Il est évident qu’il n’y a pas encore un accord complet sur les éléments du cadre structurel de base pour les opérations bancaires et financières. Certaines juridictions semblent se satisfaire de ce que l’on appelle des « banques universelles », quels que soient les divers risques et concepts culturels en jeu. Aux États-Unis, il existe des restrictions imposées aux activités des organisations bancaires de dépôt, notamment en ce qui concerne les activités de marché et les relations avec des sociétés commerciales.
Les institutions qui n’ont pas d’activités de banque de dépôt pourront continuer à exercer une gamme complète d’activités de marché et de banque d’investissement, même si elles sont filiales de banques de dépôt. Si elles sont considérées comme d’« importance systémique », elles seront soumises à des normes de capitalisation et à une surveillance plus importantes qu’auparavant. Cependant, il n’y aurait pas de perspective de soutien officiel – accès à la Fed, assurance des dépôts ou autre. Vraisemblablement, les faillites seront plus probables que dans le cas des banques de dépôt protégées par le filet de sécurité public. C’est pourquoi il importe que le nouveau processus de résolution soit disponible et rapidement mis en œuvre.
L’Independent Commission on Banking (ICB) du Royaume-Uni – aussi appelée le « Vickers Committee » – a proposé, il y a deux semaines, une réforme structurelle encore plus profonde des organisations qui font le métier de banques de dépôt. Pour l’essentiel, elle prévoit qu’au sein d’une organisation, l’ensemble des opérations bancaires normales – collecte des dépôts, prêts et paiements – soient isolées dans une banque de détail. Celle-ci serait contrôlée par son propre conseil d’administration indépendant et « cantonnée » de manière à réduire considérablement ses relations avec le reste de l’organisation.
Apparemment, les clients pourraient traiter avec les deux parties de l’organisation et un certain nombre de transactions seraient autorisées entre elles. Mais, si je comprends bien, la banque de détail serait beaucoup plus étroitement réglementée, avec des normes élevées en matière de capital et d’autres obligations strictes. L’idée est d’isoler la banque des faillites de la société de holding ou des autres filiales. Il semble qu’il pourrait être indiqué que l’aide publique serait accessible en cas de crise. Ce qui serait probablement exclu pour les autres filiales de cette institution.
En fait, je n’ai pas étudié toutes les implications pratiques et juridiques de la proposition britannique. Manifestement, la séparation des différentes parties d’une même organisation peut poser de nombreux problèmes, comme en témoignent la longueur et les détails du rapport de l’ICB (qui pourrait rivaliser avec le Dodd-Frank Act). Plus fondamentalement, les administrateurs et les dirigeants d’une société de holding sont généralement considérés comme étant responsables devant les actionnaires du capital des bénéfices et de la stabilité de l’organisation tout entière, ce qui n’est pas facile à concilier avec l’idée qu’une filiale, la banque de détail, doit avoir son propre conseil d’administration réellement indépendant.
Sur le plan des opérations, une certaine interaction entre la banque de détail et la banque d’investissement est envisagée dans le but de réduire les coûts et de faciliter l’ensemble des services à la clientèle. Dans la pratique, les expériences américaines en matière de « pare-feu » et d’interdiction des transactions entre une banque et ses filiales n’ont jamais été complètement rassurantes. Curieusement, la philosophie des régulateurs américains a été de considérer qu’un holding financier et ses filiales non bancaires devraient être une « source de puissance » pour la banque de dépôt. Ce principe ne s’est pas vraiment vérifié dans la pratique.
De toute manière, s’il y a des différences dans les conceptions structurelles entre les États-Unis et le Royaume-Uni, ces deux pays sont fondamentalement d’accord sur l’importance primordiale qu’il y a à protéger les banques de dépôt traditionnelles des risques et des conflits qui peuvent découler des activités pour compte propre. Ils sont également d’accord sur la création d’une véritable autorité de résolution. Celle-ci fait l’objet d’un large accord sur le plan international et sera la clé de voûte d’un système financier international renforcé.
Une chose est sûre, nous avons dépassé le stade où nous pouvions nous attendre à ce qu’un nouveau « Bill Taylor » – et ses successeurs dans les banques centrales, les autorités de régulation et les administrations du Trésor – dispose de réponses ad hoc pour faire face à des accidents financiers de plus en plus fréquents, complexes et dangereux. Un changement de structure est nécessaire. En l’état actuel des choses, l’effort de réforme est inachevé. Il faut un nouvel élan. Je mets au défi les gouvernements et les banques centrales de reprendre l’ordre du jour qui n’est pas épuisé. Nous serons alors dignes de la mémoire de Bill.