La plupart des pays émergents ont fondé leur succès sur un modèle de croissance caractérisé par le développement d’un secteur exportateur puissant s’appuyant sur le coût faible de leur main-d'œuvre, la capacité à attirer du capital international pour développer leurs systèmes productifs et la maîtrise de la croissance de leurs coûts salariaux unitaires, souvent grâce à des politiques de change de sous-évaluation. À partir de la fin des années 1980, l’intégration financière internationale a joué un rôle clé dans cette stratégie, la notion même de pays émergents faisant allusion à l’entrée de ces économies sur les marchés internationaux de capitaux.
Avec les grandes crises de la fin des années 1990, l’intégration financière internationale des pays émergents est devenue plus discutée et l’ouverture du compte de capital a parfois été perçue comme génératrice de distorsions et de bulles. La crise financière de 2008-2009 a d’une certaine manière accéléré cette prise de conscience. Le choc de liquidité a en effet été brutal après la chute de Lehman Brothers et a parfois contribué à une perte de croissance importante. Dans la plupart des pays émergents, les États ont dû consentir des efforts budgétaires conséquents pour soutenir l’activité ; parfois, le sauvetage d’entreprises et de banques en détresse a été nécessaire. Compte tenu de la capacité qu’ont montrée les économies émergentes à absorber la crise, la stratégie de participation à la globalisation financière ne devrait pas être totalement remise en cause. Toutefois, il est probable qu’elle s’ajustera très sensiblement, ces pays cherchant à mieux maîtriser la volatilité des flux de capitaux et les effets potentiellement négatifs sur leur régime de croissance d’une globalisation financière de plus en plus instable. En effet, la décennie 2000 et plus encore la crise de 2008-2009 montrent que l’intégration financière peut provoquer des distorsions (bulles d’actifs, bulles de crédit, appréciation trop rapide du taux de change) susceptibles de saper la croissance et de ralentir l’insertion commerciale des pays les plus ouverts à la globalisation financière.
Cet article fait le point sur les dangers associés à l’intégration financière et la manière dont les pays émergents ont expérimenté, à leurs dépens, pendant et après la crise, les difficultés à maîtriser les flux de capitaux. Tout d’abord, le cadre théorique et les limites de la stratégie d’intégration financière internationale sont rappelés, puis illustrés à partir de l’étude des flux de capitaux durant la crise. Ensuite, nous explicitons la manière dont certains pays émergents ont réagi après la crise en mettant en place des formes diverses de contrôle des capitaux. Dans les pays émergents les plus ouverts à la finance mondiale, cela peut illustrer une volonté de redéfinition de la stratégie d’intégration financière internationale afin de renforcer l’efficacité de la politique économique. Mais cela peut également conduire à un scénario de sortie de crise qui reposerait largement sur le dynamisme des pays émergents alors que ces derniers adopteraient des stratégies nettement moins coopératives.
La crise accélère la remise en cause des stratégies d’intégration financière internationale
Le modèle de référence ou les conceptions du financement de la croissance héritées de McKinnon et Shaw
Pour les pays émergents, la crise financière mondiale montre une nouvelle fois les limites des stratégies de financement de la croissance fondée sur l’intégration financière internationale. La base théorique de ces stratégies est pourtant très élaborée puisqu’elle rassemble un nombre considérable de travaux menés au cours des quarante dernières années sous l’impulsion de McKinnon (1973) et Shaw (1973). Dans les années 1970, ces deux auteurs cherchent en effet à démontrer le caractère sous-optimal des systèmes financiers administrés en insistant sur les distorsions de marchés découlant de l’intervention de l’État comme la fixation des taux d’intérêt à partir de procédures administrées, le plafonnement du crédit et, dans certains cas, la constitution de réserves obligatoires élevées afin de financer les déficits budgétaires de l’État. Sur les marchés financiers, ces distorsions se traduisent par des taux d’intérêt inférieurs aux taux d’équilibre et réduisent ainsi l’épargne et l’investissement. En outre, les banques privilégient une prise de risques réduite qui freine la diversification de l’économie car en étant contraintes par des ressources limitées découlant du manque d’épargne et dans l’incapacité de faire pleinement payer le prix du risque, elles ont peu d’incitation à élargir leurs financements au-delà de leurs débiteurs traditionnels.
Parallèlement à cette analyse critique, les travaux impulsés par McKinnon (1973) et Shaw (1973) développent une conception du financement de la croissance qui deviendra le cœur des réformes financières préconisées à partir des années 1980. Ces travaux considèrent que la libéralisation des marchés financiers permet aux taux d’intérêt d’exprimer un prix d’équilibre entre l’offre de fonds prêtables (l’épargne) et la demande de fonds prêtables (l’investissement). Pour les pays en situation de répression financière caractérisés par un niveau d’épargne faible, mais une multitude d’opportunités d’investissement, la libéralisation est censée se traduire par une hausse des taux d’intérêt et donc de l’épargne collectée. Par conséquent, le taux d’investissement doit croître.
Dans les années 1990, cette conception donne lieu à des développements théoriques importants. Désormais, les modèles élaborés dans cette ligne théorique insistent sur les effets positifs pour la croissance des politiques de libéralisation des mouvements internationaux de capitaux. À l’instar de la conception des années 1970, le principal obstacle au développement économique relève ici d’un manque de financements : les pays en développement ont des besoins d’investissement importants, mais disposent d’un niveau de revenu trop limité pour générer l’épargne nécessaire à leurs financements. Dans ces conditions, l’ouverture du compte de capital permet de pallier l’insuffisance de l’épargne domestique propre au pays en développement en générant des flux d’épargne en provenance du reste du monde. Ainsi, l’intégration financière internationale doit-elle impliquer des effets positifs sur la croissance économique. Comme le notent Prasad et al. (2003)1, les travaux théoriques cherchant à formaliser cette hypothèse décrivent deux types d’effets positifs : des effets directs transitent par des modifications inhérentes aux marchés financiers et des effets indirects liés aux modifications des incitations auxquelles répondent les agents économiques.
Sur le plan des effets directs, l’intégration financière permet d’abaisser le coût du capital grâce à l’épargne additionnelle en provenance du reste du monde. Elle provoque aussi une amélioration de l’efficacité des institutions financières grâce à l’implantation de banques étrangères maîtrisant les techniques modernes de l’allocation du crédit et du contrôle des risques. En outre, sur le plan des effets indirects, un compte de capital ouvert permet aux épargnants d’élargir la composition de leurs portefeuilles à des actifs internationaux et donc de mieux répartir leurs risques. En conséquence de cette meilleure diversification, l’impact des chocs externes négatifs sur les revenus et la croissance économique diminue. Ainsi, c’est l’une des vulnérabilités majeures des pays en développement qui est atténuée. Autre effet indirect de première importance, l’intégration financière est perçue comme une incitation aux bonnes politiques économiques car les États deviennent beaucoup plus sensibles aux signaux envoyés par les marchés financiers. Les gouvernements sont ainsi incités à minimiser l’incertitude sur la valeur future des titres financiers et des revenus qu’ils génèrent. Dans ce cadre, les politiques budgétaires équilibrées et les politiques monétaires de ciblage de l’inflation forment l’archétype de la politique macroéconomique dans lequel l’État peut efficacement exprimer ces choix collectifs en respectant les contraintes nées de l’intégration aux marchés financiers internationaux.
Ces développements théoriques ont eu à la fin des années 1990 des implications doctrinales importantes dans les institutions financières internationales. En matière de politique économique, l’ouverture du compte de capital est ainsi devenue l’une des préconisations majeures du Fonds monétaire international (FMI). De fait, Fisher (1997) proposait de modifier les statuts du FMI afin d’élargir son mandat à la libéralisation des mouvements internationaux de capitaux. La crise asiatique a néanmoins constitué une rupture importante conduisant à un premier épisode de remise en cause profonde des stratégies d’intégration financière internationale. Cette crise est en effet une manifestation du risque de procyclicité découlant d’un mode de financement fondé sur l’intégration financière internationale. Les capitaux étrangers et notamment les flux de portefeuilles sont attirés par les perspectives de rendements élevés lors des phases ascendantes du cycle et contribuent ainsi à accélérer la croissance. Au contraire, lorsque les perspectives de croissance se retournent, les flux de capitaux s’inversent rapidement en amplifiant le ralentissement ou la récession.
Cela a incité plusieurs économistes à évaluer empiriquement le lien entre intégration financière internationale et croissance. Kose, Prasad et Terrones (2005) montrent ainsi que la volatilité de la production, des revenus et de la consommation privée est plus importante dans les pays en développement dont l’intégration financière internationale est plus poussée que dans ceux où elle est faible. Autrement dit, contrairement aux conclusions des modèles théoriques, l’observation empirique ne permet pas de conclure qu’une intégration financière plus grande se traduit par des cycles économiques moins heurtés. Mais certains travaux empiriques vont encore plus loin dans la remise en cause du modèle. Pour Prasad, Rajan et Subramanian (2007) et Gourinchas et Jeanne (2007), les effets de l’intégration financière sur la croissance sont à l’opposé de ceux envisagés dans le cadre du modèle théorique. Leurs travaux économétriques concluent en effet que les pays dont la croissance est la plus rapide sont ceux qui sont le moins intégrés aux marchés financiers internationaux.
L’intégration financière internationale à l’épreuve d’une économie mondiale allant de bulles en bulles
Les entrées de capitaux étrangers ont certes un effet positif dans les pays en rattrapage dont les besoins de financement externe sont par nature importants. Il reste que les dynamiques financières observées dans les années 1990 et 2000 ont révélé que les stratégies d’intégration financière internationale pouvaient avoir plusieurs limites nettement sous-estimées par les modèles s’inscrivant dans la lignée de McKinnon et Shaw.
Tout d’abord, les capitaux étrangers ne financent pas systématiquement l’investissement nécessaire au processus de rattrapage. Dans certains cas, ils se traduisent par des achats de titres financiers qui ne débouchent pas sur un accroissement de l’investissement productif, mais qui, en étant réalisés dans une logique de court terme, exposent le pays réceptacle à des sorties soudaines de capitaux potentiellement déstabilisantes sur le plan macroéconomique. En outre, lorsqu’elles ne sont pas entièrement stérilisées par la banque centrale, les entrées de capitaux se traduisent par une accélération du crédit domestique pouvant provoquer une fragilisation du bilan des banques, des entreprises et parfois des ménages. C’est notamment le cas lorsque le crédit additionnel est accordé en devises et diffuse ainsi du risque de change dans l’économie2. Souvent, cet accroissement du crédit bancaire s’effectue alors que le dispositif de supervision bancaire demeure fragile. Enfin, l’afflux de capitaux étrangers peut provoquer une appréciation excessive du taux de change réel débouchant sur une diminution de la compétitivité du secteur des biens échangeables. En effet, lorsqu’elles sont très supérieures aux besoins de financement externe, ces entrées de capitaux provoquent un « surfinancement externe » de l’économie, c’est-à-dire, sur le plan comptable, des excédents très élevés de la balance globale3. Dans certains cas, de tels excédents peuvent être souhaitables dans la mesure où ils permettent d’accroître les réserves en devises et améliorent ainsi la résistance de l’économie aux chocs de liquidité. À terme, ils peuvent néanmoins enclencher une appréciation du taux de change de la monnaie sans rapport avec l’évolution de la productivité. Sur ce plan, c’est moins la tendance à l’appréciation monétaire – qui constitue une disposition normale pour une économie en rattrapage marquée par une montée en gamme de son appareil productif – que la vitesse de cette appréciation qui risque de provoquer une contradiction majeure entre la stratégie d’intégration financière et la stratégie d’intégration commerciale.
La crise de 2008-2009 confirme le caractère potentiellement déstabilisant d’une intégration financière trop poussée ou mal maîtrisée. Tout d’abord, le manque de discrimination dont les investisseurs ont fait preuve à l’égard des pays émergents a une nouvelle fois remis en cause les effets disciplinants de l’intégration financière sur la conduite des politiques publiques. De fait, entre septembre 2008 (chute de Lehman Brothers) et le printemps 2009, les pays émergents ont enregistré des sorties colossales de capitaux correspondant à une période d’aversion maximale au risque et de fuite vers la liquidité et en l’occurrence vers l’actif le plus liquide que sont les bons du Trésor américain. Même si les grands pays émergents ont été particulièrement touchés en raison de marchés financiers plus profonds et plus liquides (Brésil, Mexique, Russie, Afrique du Sud, Corée du Sud), la chute a été globale, touchant l’ensemble des pays de façon indiscriminée. En effet, dans la phase baissière comme dans la phase de rebond, l’évolution des indices émergents ne peut pas être appréhendée dans une approche uniquement fondée sur l’évolution des politiques économiques de ces pays. Ainsi, alors que l’indice boursier baissait de 30 % au Mexique au plus fort de la crise et malgré la forte exposition de cette économie à la récession américaine, celui de la Pologne, seul pays d’Europe à maintenir une croissance positive en 2009, cédait près de 50 %4. De même, la Chine, caractérisée par une bulle boursière pour laquelle un ajustement des cours était attendu, a nettement moins chuté que l’Indonésie qui a pourtant bien résisté à la crise. Ensuite, à partir du printemps 2009, dans la phase de rebond, le retour des capitaux vers les marchés émergents a procédé de comportements mimétiques et indiscriminés aboutissant à un retournement du cycle financier tout aussi brutal. Le cas du Brésil est ici emblématique : la hausse de la Bourse brésilienne atteint 80 % entre mars 2008 et février 2010 et le réal s’apprécie de 24 %. À l’inverse, dans la période de panique à la suite de la faillite de Lehman Brothers, Bourses et taux de change avaient respectivement chuté de 23 % et 48 %. Si de telles amplitudes ne découlent pas de l’évolution intrinsèque des politiques économiques du Brésil, elles ont en revanche des conséquences négatives sur la stabilité macroéconomique et financière de ce pays. En effet, la chute brutale du réal a déstabilisé les entreprises endettées (pourtant raisonnablement) en devises et la hausse rapide de la monnaie pose maintenant un problème de compétitivité à une économie dont la moitié des exportations est composée de produits manufacturiers.
Plus généralement, les évolutions erratiques des flux de capitaux se sont déconnectées des évolutions endogènes des politiques économiques et de la situation financière des pays émergents. Les analystes utilisent traditionnellement les spreads souverains émergents, les indices boursiers et les évolutions des devises comme autant de signaux de l’évolution de la crédibilité des politiques économiques. Or dans les deux périodes considérées, les variations des flux de capitaux reflètent avant tout une crise de liquidité dans les marchés occidentaux, puis un surplus de liquidités dans ces mêmes marchés. Avant la crise, entre 2002 et 2007, l’écrasement spectaculaire des spreads émergents, qu’ils soient souverains ou corporate, la montée des Bourses avec le gonflement des flux de portefeuilles et l’appréciation des taux de change qui en a résulté ne s’expliquaient pas uniquement par l’amélioration du risque dans les pays émergents eux-mêmes. Cette amélioration intrinsèque du risque a certes constitué une partie de l’explication, mais le facteur clé a été la surabondance de liquidités et la quête de rendements. Au total, les soubresauts caricaturaux des flux de capitaux après la chute de Lehman Brothers étaient déjà à l’état de germe dans la période précédant la crise. Les pays émergents subissaient (ou profitaient) de plus en plus un cycle d’euphorie dont ils n’étaient qu’en partie responsables. À cette euphorie a succédé une panique dont ils ont également été peu responsables. Dans les périodes de crise, les concepts de baisse ou de montée de l’aversion au risque sont donc trompeurs à bien des égards : le risque intrinsèque peut être stable alors que l’aversion devient une fonction de la liquidité des agents et non de leur seule analyse sur les politiques économiques menées par les pays. La thèse selon laquelle l’ouverture aux flux de capitaux avait la fonction d’une police et d’un tribunal des « bonnes » politiques – les opérateurs de marché étant rationnels et l’information parfaite, les entrées et sorties de capitaux discriminent les pays vertueux et les pécheurs – a donc été sévèrement remise en cause.
En outre, les flux de capitaux ont confirmé leur caractère déstabilisant en matière de politiques économiques. Sur ce plan, il convient de distinguer deux types de pays émergents : ceux dont la croissance de la demande intérieure tend à générer d’importants déficits courants (Turquie, Afrique du Sud, Europe centrale et, plus récemment, Vietnam) et ceux dans lesquels la croissance est assortie d’excédents élevés tant au niveau du compte de capital qu’à celui du compte courant (Chine, une partie de l’Asie émergente et de nombreux exportateurs de matières premières). Pour les premiers, les entrées de capitaux entraînent une appréciation rapide de leur monnaie qui à terme peut être annonciatrice de nouvelles crises de change. On retrouve les mêmes dilemmes que dans la période qui a précédé l’année 2008 : les flux de capitaux poussent le taux de change à l’appréciation quand, sous la pression de la dynamique des demandes internes, le compte courant se dégrade. Dans ce cas, les forces de rappel attendues à la suite du creusement du déficit courant ne peuvent pas agir puisque les flux de capitaux font plus que compenser les pressions baissières s’exerçant depuis le haut de la balance des paiements. Ces pressions contradictoires sont de nature à provoquer des crises de change et entretiennent de fait une forte volatilité de la devise.
Pour la deuxième catégorie de pays, les entrées de capitaux sont susceptibles d’entretenir les bulles de prix d’actifs, boursiers ou immobiliers. C’est précisément la crainte exprimée par les autorités monétaires de Hong Kong. Elles déclaraient à la fin du mois de novembre 2009 que l’économie hongkongaise « faisait face au risque de voir les prix d’actifs augmenter vivement et devenir de plus en plus déconnectés des fondamentaux économiques ». En Chine, au risque de bulle de prix d’actifs s’ajoute le fait que les entrées de capitaux accroissent la création monétaire. Rappelons que pendant la crise, le crédit bancaire a littéralement explosé, son rythme d’expansion passant de 12 % en octobre 2008 à 30 % à l’été 2009. En effet, afin de lutter contre le ralentissement de l’activité, les autorités chinoises ont levé toutes les restrictions à l’offre de crédit. Depuis le début de 2010, elles tentent à nouveau de contrôler le crédit bancaire car elles ont conscience que c’est un vecteur majeur de surcapacités industrielles. Or la création monétaire induite par l’augmentation de l’excédent de la balance globale entre en contradiction avec ce nouvel objectif de politique économique. Les autorités chinoises estiment que les flux de capitaux affaiblissent leur capacité à contrôler le crédit, ce dernier étant l’instrument majeur de leur politique macroéconomique.
Enfin, l’appréciation du taux de change consécutive aux entrées de capitaux est bien entendu problématique pour l’industrie manufacturière qui est souvent perçue comme devant jouer un rôle essentiel dans le rattrapage économique. Au Brésil et en Afrique du Sud, pourtant exportateurs majeurs de matières premières, le développement de l’industrie manufacturière permet de réduire la dépendance de la balance courante à la volatilité des cours des matières premières et constitue un enjeu social en regard des besoins en emplois de sociétés très inégalitaires. Or dans la période faste des entrées de capitaux, l’appréciation réelle des taux de change a été substantielle dans certains pays émergents cherchant à s’industrialiser. Le taux de change effectif réel (TCER) du Brésil a augmenté de 86 % depuis 2004, celui des Philippines de 40 % et celui de la Turquie de près de 20 % (cf. tableau 1 ci-contre). En Afrique du Sud, la progression du TCER enregistrée depuis le point bas atteint en 2009 est de 40 %. En théorie, si l’appréciation du taux de change est le résultat attendu d’une dynamique de montée en gamme et de diversification productive, la vitesse à laquelle celle-ci se produit en situation d’entrées massives de capitaux ne reflète pas les tendances structurelles de l’économie réelle ; parfois, elle est même susceptible de les affaiblir.
Ainsi, dans les pays émergents, l’instabilité de la finance mondiale, ses conséquences sur les taux de change et la valorisation des actifs compliquent la politique macroéconomique à bien des égards. Il n’est donc guère étonnant qu’un consensus émerge pour domestiquer les effets déstabilisants de la globalisation financière.
Après la crise de 2008-2009, rupture ou aménagement de la stratégie d’intégration financière internationale ?
Vers un contrôle plus strict des entrées de capitaux
Face aux désordres provoqués par le déplacement rapide de la liquidité mondiale, comment les pays émergents peuvent-ils garantir leur stabilité macroéconomique et financière ? Après les grandes crises financières de la fin des années 1990, les banques centrales de ces pays avaient conçu l’accumulation de réserves de change comme une police d’assurance face aux risques liés à la globalisation financière. Très rapidement, leurs réserves se sont établies à un niveau très supérieur aux seuils généralement préconisés5 et certains pays sont même devenus créanciers nets à l’égard du reste du monde (les réserves de change étant supérieures à leur dette extérieure). Cette stratégie était pleinement justifiée par l’approfondissement de la globalisation financière. En particulier, l’accès plus aisé des acteurs résidents aux financements en devises et l’entrée des non-résidents sur les marchés d’actifs en monnaie locale faisaient craindre des chocs de liquidité potentiellement plus destructeurs que ceux des grandes crises des années 1990. En 2008, cette crainte s’est avérée fondée après la faillite de Lehman Brothers car, comme nous l’avons vu précédemment, le blocage des marchés interbancaires dans les pays développés a conduit les investisseurs à liquider leurs actifs financiers sans discrimination.
Pour autant, l’accumulation de réserves a aussi montré ses limites, notamment parce qu’elle est coûteuse pour les banques centrales. En effet, non seulement ces dernières endossent un risque de change important, en particulier sur le dollar qui constitue encore l’actif de référence dans les réserves officielles de change, mais, en outre, les intérêts qu’elles perçoivent sur ces actifs sont généralement inférieurs à ceux payés sur les passifs contractés lors des opérations de stérilisation6. De plus, dans la période actuelle, les coûts de ces opérations augmentent en raison de l’accroissement du différentiel de taux d’intérêt entre les pays industrialisés et les pays émergents. Avec la crise, en effet, le niveau des taux d’intérêt aux États-Unis et en Europe est devenu beaucoup plus faible que dans les pays émergents. Surtout, les taux d’intérêt sur le dollar et l’euro devraient rester stables à court terme alors que dans la quasi-totalité des pays émergents, le cycle de baisse des taux d’intérêt a été stoppé au début de 2010 et certains de ces pays ont déjà commencé le durcissement de leur politique monétaire en raison du retour de l’inflation. Par conséquent, le coût implicite de la stérilisation, déjà élevé actuellement, va-t-il être orienté à la hausse ? Par ailleurs, dans une économie ouverte au plan financier, la hausse des taux d’intérêt aura tendance à stimuler les entrées de capitaux étrangers, notamment dans le cas de figure actuel où les taux des pays investisseurs sont à des niveaux qui devraient rester durablement très faibles. Il est donc probable que le découplage progressif des cycles de politique monétaire des pays émergents et des pays développés accélère les flux de capitaux à destination des pays émergents.
Dans ce contexte, afin d’élargir la palette des instruments de régulation au-delà de l’accumulation de réserves, certains pays émergents étudient l’opportunité de recourir à un contrôle des entrées de capitaux. De fait, en matière de régulation du compte de capital, nous observons plusieurs avancées concrètes depuis la fin de l’année 2009. En octobre 2009, les autorités brésiliennes ont annoncé l’introduction d’une taxe (IOF – impôt sur les opérations financières) de 2 % sur les achats d’actions et d’obligations par les investisseurs non-résidents dans le but de ralentir l’appréciation du réal7. Cette taxe a été doublée en octobre 2010. D’autres économies ont indiqué à la suite de la crise des mesures de même nature. À Taiwan, un mois après la décision brésilienne, le gouvernement a signifié l’interdiction des placements en dépôts à vue pour les non-résidents. Au début du mois de janvier 2011, la banque centrale signalait des enquêtes touchant les investisseurs étrangers détenant des fonds « excessifs » en monnaie locale. En Chine, à la fin du mois de novembre 2009, les autorités ont mis en place un train de mesures destinées à contrôler le contournement par les résidents des règles tenant à l’achat de devises, chacun bénéficiant depuis 2007 d’un quota de devises à disposition (la Chine renforçant ici une réglementation existante) (Xu, 2009). Enfin, en juin 2010, les autorités coréennes ont établi une nouvelle réglementation bancaire : l’exposition en produits dérivés sur devises des banques locales ne peut désormais excéder 50 % de leurs fonds propres et les banques étrangères doivent ramener ce ratio à moins de 250 %. Des mesures de contrôle seraient enfin également discutées en Inde. Dans la phase de sortie de crise, plusieurs observateurs s’attendent ainsi à un renforcement des contrôles de capitaux dans le monde émergent et plus particulièrement en Asie8.
Efficacité des contrôles et pragmatisme des stratégies
L’analyse économique identifie plusieurs raisons objectives au maintien ou à l’instauration de certaines formes de contrôle aux entrées de capitaux : contenir l’appréciation du taux de change pour préserver la compétitivité, limiter l’accumulation de hot money par nature instable et donc susceptible de déstabiliser le système financier, éviter des entrées trop importantes conduisant à des hausses de prix d’actifs sans rapport avec les valeurs fondamentales et renforcer l’autonomie de la politique monétaire. Pour autant, les politiques de contrôle des entrées de capitaux sont-elles efficaces ? Une vaste revue de la littérature empirique réalisée par Magnud et Reinhart (2006) apporte sur ce plan des résultats intéressants. Généralement, l’instauration de contrôle aux entrées ne se traduit pas par une diminution des flux de capitaux entrants, mais permet d’en modifier la composition au profit de capitaux moins volatils et engagés à plus long terme (réduction des investissements de portefeuille au profit des IDE – investissements directs étrangers – et des créances à long terme). Ces travaux empiriques concluent que ces mesures peuvent accroître l’indépendance de la politique monétaire et, dans certains cas, réduire l’appréciation du taux de change.
Cependant, selon le FMI, les diverses études ne permettent pas de tirer une conclusion définitive sur l’éventuelle efficacité de ces mesures. Le FMI estime notamment que le renforcement de la réglementation prudentielle des banques constitue un excellent complément aux autres mesures limitatives. Il considère également que la capacité institutionnelle des autorités qui mettent en place ces mesures est fondamentale car les « marchés s’ajustent »9 aux modifications de la politique financière. Les autorités sont donc contraintes de suivre les méthodes de contournement et la réglementation doit identifier ces brèches réglementaires dans lesquelles les opérateurs s’engouffrent. La Banque des règlements internationaux (BRI) a une position analogue à celle du FMI. L’efficacité des contrôles aux entrées de capitaux reste à démontrer (BRI, 2010). Au mieux, on peut concevoir que ces mesures sont assez efficaces à court terme, mais qu’à moyen et long termes, elles induisent des distorsions sur les marchés financiers et faussent la concurrence. Le risque est alors de retrouver les inconvénients soulignés par McKinnon (1973) et Shaw (1973) dans leur analyse critique des systèmes financiers administrés. Comme le FMI, la BRI souligne l’intérêt des mesures macroprudentielles susceptibles de protéger les systèmes financiers des effets déstabilisants induits par la volatilité des mouvements de capitaux. Ainsi, la solution optimale préconisée par cette institution consiste à améliorer la réglementation bancaire en encadrant plus strictement le cycle de crédit. Cela permet de prévenir le risque de déstabilisation du système financier lorsque les entées de capitaux produisent un accroissement rapide du crédit, des hausses de prix d’actifs insoutenables et des désadossements en devises dans le bilan des banques et des entreprises.
De fait, on observe un grand pragmatisme des pays émergents en matière de contrôle des entrées de capitaux. Les mesures prises dans le sillage de la crise englobent en effet trois types de contrôles. Le premier (comme la taxe brésilienne) concerne des instruments de régulation de marchés qui agissent directement sur les flux de capitaux eux-mêmes via la taxation ou des mesures limitatives. Le second se caractérise par des limites apportées à la convertibilité. Il s’agit de restreindre les accès aux devises des résidents (ou inversement des non-résidents à la monnaie nationale), à l’instar des mesures mises en place en Chine. Enfin, le troisième se place plus nettement dans le champ de la réglementation prudentielle des banques et tend à limiter l’exposition des banques au risque de change (à l’instar de la mesure coréenne).
En tout état de cause, s’il est trop tôt pour tirer des conclusions en termes d’efficacité, il est intéressant de constater que les mesures actuellement retenues sont variées en raison de la diversité des objectifs poursuivis. Le Brésil n’est guère préoccupé par la dynamique de l’exposition de ses banques en devises : le passif externe (c’est-à-dire vis-à-vis des non-résidents) des banques brésiliennes représentait 26 % de l’actif externe à la fin de 2009. Le problème majeur du pays est d’éviter une appréciation du change liée en grande partie aux entrées de capitaux spéculatifs alors même que le compte courant se détériore (le déficit courant brésilien a plus que doublé en valeur entre 2009 et 2010). A contrario, la Corée du Sud est principalement préoccupée par l’exposition de son système bancaire aux chocs de liquidité internationaux. Dans son cas, le passif externe des banques rapporté à l’actif externe est de 238 %. À l’inverse du Brésil, le solde courant est redevenu très positif dès le quatrième trimestre 2009 ; l’appréciation du won est donc en partie le produit d’évolutions « normales » du haut de la balance des paiements. Dès lors, le contrôle des capitaux mis en place en Corée du Sud a une visée principalement prudentielle.
Le FMI insiste sur le fait que la capacité de contrôle et d’application des règles par les autorités constitue un critère essentiel d’efficacité. À cet égard, les pays émergents sont inégaux en matière de capacités institutionnelles et singulièrement pour ce qui concerne la réglementation prudentielle des banques où les progrès sont très disparates selon les pays. Par exemple, la capacité de contrôle des banques des autorités coréennes est très supérieure à celle du Vietnam, pays pourtant également fragilisé par un niveau élevé de dollarisation des banques et des tensions récurrentes au niveau de sa liquidité en devises. Néanmoins, la crise a montré que, globalement, ces capacités institutionnelles se sont plutôt renforcées depuis dix ans : en 2008 et 2009, les pays émergents ont été capables de s’ajuster rapidement à la crise en mettant en place un impressionnant train de mesures contracycliques. Depuis les années 1990, les États et les autorités monétaires de ces pays sont beaucoup plus crédibles et stratèges, notamment en Asie et en Amérique latine où les progrès ont été spectaculaires. Ces améliorations sont peut-être susceptibles de faire la différence dans les prochaines études d’impact qui évalueront l’efficacité des mesures prises dans cette période de postcrise.
La vague de contrôles de capitaux doit s’interpréter comme le recours au pragmatisme et la fin d’une idéologie qui donne l’avantage systématique à des solutions de libéralisation des marchés. Les autorités n’hésiteront plus à utiliser des moyens hétérodoxes et ne se contenteront plus d’interventions discrétionnaires sur le marché des changes. Une régulation plus ferme de l’ouverture financière devient un outil parmi d’autres permettant de lutter contre l’appréciation excessive des devises et les conséquences potentiellement déstabilisantes des entrées de capitaux sur le prix des actifs et le cycle de crédit.
Mais dans l’hypothèse d’une régulation accrue des entrées de capitaux, nous pourrions assister à un affaiblissement du scénario de sortie de crise que le G20 et le FMI ont cherché à piloter en privilégiant la coopération internationale et qui est actuellement largement tiré par le dynamisme des pays émergents. En effet, si plusieurs BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) devaient opter pour un contrôle accru des capitaux entrants, les volumes détournés seraient si importants que cela risquerait de déstabiliser des marchés de taille plus petite et parfois beaucoup moins profonds. L’adoption de ce type de mesures par certains grands pays émergents pourrait donc conduire les autres à faire de même. Ceci se traduirait par une remise en cause profonde de la globalisation financière et une transformation sensible du financement de la croissance des pays émergents.