Le SEPA (Single Euro Payments Area, espace unique de paiement en euros) reste une ambition politique et industrielle des pouvoirs publics européens, relayée par les banques, qui contribue sous divers angles à l’harmonisation bancaire européenne, au moins au plan réglementaire, mais qui laisse en chemin de nombreux volets indispensables à une économie unifiée des paiements et crée un sentiment que certains ont qualifié de « confusion ».
De la dimension législative à la dimension industrielle, il y a un énorme fossé que les pouvoirs publics ne peuvent régler seuls sans une coopération étroite avec le monde bancaire et industriel, si tant est que les enjeux sont stratégiques pour l’Europe en matière de paiement. La dimension politique a longtemps semblé l’emporter (et continue semble-t-il à l’emporter) au plan européen sur la dimension opérationnelle, mais à l’heure de la mise en œuvre, la contrainte réglementaire n’est pas le seul moyen d’unifier les marchés.
Reprenons les étapes de cette « longue marche » depuis vingt ans pour bien faire apparaître ce qui reste en chemin. Et pour identifier les voies et les moyens d’une progression profitable à tous.
Les grandes étapes de la construction européenne des paiements
La question des systèmes de paiement européens est apparue au grand jour dès 1990, il y a près de vingt-cinq ans, à l’époque du correspondent banking, pour le traitement des opérations de paiement dites alors « transfrontières », virements et opérations par carte, au sein de l’Union européenne.
Auparavant, la Commission européenne n’avait édicté que deux recommandations : l’une1 portant sur un code européen de bonne conduite en matière de paiement électronique (relations entre institutions financières, commerçants, prestataires de services et consommateurs) et l’autre2 concernant les relations entre titulaires et émetteurs de cartes, complétée en 1997 par une réglementation3 concernant les opérations effectuées au moyen d’instruments de paiement électronique, en particulier la relation entre émetteur et titulaire.
L’étude menée en 1994, à la demande du CNCT (Conseil national du crédit et du titre)4, sur les organisations interbancaires dans le domaine des moyens et des systèmes de paiement en Europe5 a bien confirmé tout l’imbroglio, qui existait en Europe, juridique, bancaire, technique, organisationnel, les « oppositions de phase » en Europe entre pays, comme la France et l’Allemagne…, l’impossible interopérabilité technique des paiements et même, au-delà, la diversité des cultures de paiement.
Dès 1995, les travaux menés avec les services de la Commission européenne sur les divers scénarios de passage à la monnaie unique ont bien fait comprendre que le passage à l’euro ne pouvait être qu’un premier étage de la construction de l’espace des paiements européens.
Et dès 2000, la création d’un marché intégré des paiements est devenue un objectif politique et stratégique inscrit dans le programme d’actions fixé par le Conseil européen de Lisbonne, mais avec un double objectif : unifier le marché intérieur et accroître la compétition sur le marché bancaire et financier.
Dix ans qui ont bien permis à la Commission européenne de juger du caractère stratégique pour un marché unique de disposer d’un système de paiement unifié, à défaut d'être unique. Et des enjeux industriels des systèmes de paiement.
La réalisation de la monnaie unique est donc apparue au plan européen comme la première étape incontournable d’un espace de paiement unifié en Europe. Mais, comme on l’a subodoré bien des années avant son lancement, l’euro n’a pas fondamentalement changé la donne, sauf à supprimer pour les pays « in », les commissions de change.
Dès 1997, la Commission européenne s’est attelée à simplifier les opérations de paiement transfrontières en édictant la règle relative aux commissions sur les transferts d’argent en Europe6. Puis elle a éliminé les différences de prix pour les clients entre les paiements nationaux et les paiements transfrontaliers applicables aux paiements et aux retraits par carte depuis juillet 2002 et aux virements depuis juillet 20037, et édicté la règle que les commissions domestiques devenaient les commissions sur les opérations transfrontières européennes. Ainsi, progressivement, la Commission européenne a construit sa stratégie face aux banques identifiées comme immobiles et trop bloquantes. À défaut d’harmonisation, ces deux ensembles de dispositions ont eu un double impact : montrer les limites d’une approche sans harmonisation approfondie et, paradoxalement, montrer la puissance de la réglementation européenne face aux banques.
Ces deux réglementations européennes « n’ont pas suffisamment remédié à cette situation, pas plus que les précédentes ». « Ces mesures demeurent encore insuffisantes. La coexistence de dispositions nationales et le caractère incomplet du cadre communautaire sont source de confusion et d’un manque de sécurité juridique. »8
Et il n’a pas fallu longtemps à la Commission européenne pour fixer sa politique. Peu après la bascule de 2002 à l’euro, elle a poussé son avantage et incité les banques à s’engager de « leur propre initiative » vers le SEPA. Mais elle a bien identifié qu’au-delà du SEPA, il fallait harmoniser le cadre réglementaire entre les divers pays européens.
« C’est pourquoi il est crucial d’établir, au niveau communautaire, un cadre juridique moderne et cohérent pour les services de paiement– que ces services soient ou non compatibles avec le système résultant de l’initiative du secteur financier en faveur du SEPA – qui soit neutre de façon à garantir les conditions de concurrence équitables pour tous les systèmes de paiement afin de maintenir le choix offert au consommateur, ce qui devrait représenter un progrès sensible en termes de coûts pour le consommateur, de sûreté et d’efficacité par rapport aux systèmes existant au niveau national. » C’est l’objectif de la directive sur les services de paiement de 2007 citée précédemment.
Cette directive a eu un impact majeur en harmonisant nombre de points des réglementations nationales existant sur plus de trente pays en Europe, si ce n’est qu’en donnant une définition unique des services de paiement, puis des prestataires de services de paiement, puis des règles applicables en termes à la fois d’exigences prudentielles, de défense des consommateurs (en fixant des exigences d’information et définissant les droits et les obligations des utilisateurs et des prestataires) et de concurrence des services de paiement (en garantissant l’accès au marché des nouveaux prestataires de services de paiement). Mais cette directive a été transposée dans chacun des États européens dans des contextes réglementaires variés – en France, le Code monétaire et financier, ailleurs parfois dans le cadre de la réglementation commerciale… – et elle a donc eu des effets très variables selon les organisations et les cultures locales relatives aux paiements propres à chaque pays européen. Et peut-être peut-on trouver là un premier point d’amélioration : la généralisation d’un code monétaire et financier à toute l’Europe, du type de celui qui prévaut en France, aurait pu constituer un cadre d’harmonisation plus fort pour les paiements, qui aurait permis d’éviter des divergences dans l’appréciation et la transposition des règles, ce que la Commission européenne cherche désormais à gommer progressivement. L’autre point d’appui serait la mise en place d’une supervision européenne unique des divers acteurs du paiement, sans exclusion cette fois-ci.
Directive et SEPA
Mais cette directive qui était indépendante des travaux relatifs au SEPA, menés par les banques, avait aussi pour but de les accompagner et de tracer la route qui devait permettre au SEPA de se réaliser dans les meilleurs délais. Sans revenir sur l’historique du SEPA lui-même et sur les travaux de l’EPC (European Payments Council), notons qu’à l’origine, ces travaux étaient exclusivement bancaires ; puis sous l’impulsion de la Commission européenne, ils sont désormais partagés par tous les stakeholders des paiements en Europe (consommateurs, entreprises, commerçants, industriels… et bien sûr prestataires de services de paiement). Un planning bien connu avait été fixé dès 2002 par les banques avec une échéance en 2010. Depuis, un très impressionnant travail a été réalisé et nombre de règles et de standards ont été établis par l’EPC, sans complètement régler et de loin la question de l’harmonisation des paiements. Et sans rétablir la confiance entre la Commission européenne et les banques, malgré leur engagement dans le SEPA.
La directive a appuyé le planning initial de l’EPC, avec un horizon court, puisque l’application de la directive a été fixée au 1er janvier 2008 pour les cartes, au 28 janvier 2008 pour les virements européens (SCT– SEPA credit transfers) et au 1er novembre 20099 pour le nouveau « prélèvement » européen (SDD – SEPA direct debit). Enfin, la réglementation européenne a été complétée par le règlement de 2009 sur les paiements transfrontaliers et surtout par la fixation des end dates en mars 2012 pour les SCT et le SDD.
Ainsi, progressivement, on est passé d’un cadre réglementaire, visant à harmoniser les règles de paiement en Europe, à une démarche plus opérationnelle où les pouvoirs publics interfèrent directement sur la sphère bancaire et industrielle pour fixer les commissions à verser, cadrer les règles qui doivent prévaloir entre les prestataires de services de paiement, voire pour intervenir sur les échéances et même sur les standards à mettre en œuvre10.
Ce changement de cap montre bien la nouvelle orientation de la Commission européenne, à la fois pour unifier le marché du paiement et fixer des règles de concurrence et de protection des consommateurs, mais aussi pour constituer une industrie européenne du paiement compétitive au plan mondial et peut-être cristalliser une alternative aux banques ou une industrie des paiements plus indépendante des banques, où celles-ci ne seraient pas les seuls acteurs « dominants », voire « bloquants ».
Plusieurs actions viennent soutenir cette double approche, et notamment :
- la volonté de créer un nouveau scheme de paiement par carte européen, et donc concurrent de Visa et de Mastercard, à l’égal des schemes japonais, chinois ou indiens, scénario qui a échoué pour le moment du fait de la situation économique générale en Europe, mais aussi pour diverses raisons techniques et économiques, et surtout à cause d’une incompréhension persistante entre les banques et la Commission européenne ;
- toutes les réglementations sur la monnaie électronique (en 2000 et en 2011) restées indépendantes de celles sur les paiements… et qui visent à créer des acteurs alternatifs indépendants des établissements bancaires, jugés plus dynamiques ;
- et, plus récemment, les consultations de la Commission européenne sur les services de paiement par carte, Internet et mobile et sur l’e-commerce, qui visent bien sûr à poursuivre le travail de transparence des coûts de paiement et de décloisonnement du marché unique, mais aussi de promotion de l’innovation et de compétitivité européenne, et qui pourraient prochainement déboucher sur la version 2 de la directive européenne sur les services de paiement.
Il faut ajouter au panorama les directives sur la monnaie électronique. Ces directives censées créer une dynamique industrielle en Europe, même la deuxième directive de 200911, ne clarifient pas le concept car elles s’appuient sur une définition anglo-saxonne, à notre avis erronée, de la monnaie électronique ; elles introduisent des risques nouveaux, notamment en abaissant le seuil des exigences en capital. En ce sens, elles introduisent plus de confusion qu’elles n’apportent de clarification. En effet, la notion de monnaie électronique retenue par la Commission européenne s’appuie sur le concept de « prépayé », lui-même traduit de l’anglais « prepaid », en fait d’« une créance sur l’émetteur qui est émise contre la remise de fonds aux fins d’une opération de paiement (…) et qui est acceptée par une personne physique ou morale autre que l’émetteur de monnaie électronique ». Il y a là une confusion certaine avec la monnaie scripturale, au moins pour certains instruments de paiement, comme les cartes à autorisation systématique. Et le support électronique ou magnétique de la monnaie ne change rien à l’affaire. Il aurait mieux valu retenir le concept d’une nouvelle monnaie, non réductrice au fiduciaire, ni au scriptural, anonyme comme les espèces et dématérialisée comme le scriptural, fongible avec les deux autres formes de monnaie et émise par un émetteur agréé apportant les garanties nécessaires. Bien sûr, la circulation d’une monnaie anonyme exigerait alors des règles de suivi des flux et une supervision serrée des autorités monétaires, ce qui ne nous paraît pas rédhibitoire.
L’ouverture généralisée des frontières européennes, la divergence des cadres réglementaires dans lesquels ces diverses directives et divers règlements sont transposés renchérissent aussi ce sentiment de confusion. La mise en place d’un superviseur bancaire et financier européen permettra de mieux maîtriser l’inflation des émetteurs de toutes sortes et des règles applicables à leur agrément.
Ainsi, en vingt ans, de 1990 à 2012, et surtout de 2002 à 2012, la Commission européenne a bâti une architecture réglementaire, qui commence à prendre totalement forme, puis a ajouté aux objectifs initiaux des objectifs industriels et opérationnels. Mais elle se heurte à trois paramètres qui lui échappent : (1) la gestion des paramètres techniques, marketing et financiers des services de paiement, (2) la modification des comportements des consommateurs dans chaque pays et surtout (3) la maîtrise des circuits opérationnels. C’est là tout l’enjeu du SEPA.
La place du SEPA dans la construction du scénario européen
La construction d’un espace de paiement intégré ne peut être uniquement réglementaire et se heurte aux dispositifs et aux standards existants, qui tendent à perdurer, tant au plan de chaque pays européen qu’au plan transnational. Sans entrer dans un comptage, ce sont des dizaines de standards qui préexistent en Europe, surtout en matière de transaction par carte. Et ce sont des dizaines d’opérateurs qui interviennent dans chaque pays. Le SEPA est donc apparu pour tous, banques, opérateurs, industriels…, comme une réelle opportunité, mais une opportunité d’une complexité redoutable.
Ainsi, les schemes internationaux de paiement par carte ont bien compris l’opportunité du SEPA pour étendre leur champ d’action aux domaines domestiques et s’ouvrir à de nouveaux partenaires hors des banques, ils ne s’opposent plus fondamentalement à la suppression des commissions d’interchange, mais ils n’ont pas caché leur opposition à toute tentative de créer de nouveaux concurrents européens.
Les schemes nationaux ont parfois été jusqu’à envisager de se saborder, comme en Belgique, pour construire le SEPA, puis ont dû revenir à la situation ex ante. Et en Espagne, ils ont souhaité mettre en place la première étape du SEPA, à savoir une interopérabilité entre les schemes domestiques. On peut aussi citer toutes les tentatives d’interconnecter les schemes domestiques européens et qui se sont heurtées au patchwork technique et réglementaire européen. Ces schemes domestiques ont donc jusqu’à présent bien résisté aux évolutions du contexte européen, en s’appuyant sur l’attachement des consommateurs aux instruments domestiques qu’ils utilisent et plébiscitent depuis de nombreuses années, et sur leur comportement « casanier » qui les conduit encore très peu à voyager ou à consommer hors des frontières, y compris par Internet.
Les grands commerçants et les distributeurs européens ont cru au SEPA dès l’origine, mais ils se sont heurtés à la complexité technique et, de façon plus résiduelle, juridique de l’espace européen. Ils ont cru pouvoir se passer des banques pour reconnaître ensuite, mezzo voce et en le regrettant, que sans commission d’interchange, il n’y aurait pas d’investissement bancaire et que sans investissement bancaire, il n’y aurait pas d’autoroutes européennes. Certains ont parlé du rêve perdu du SEPA, « I had a dream… », en recherchant les voies et les moyens de recréer une synergie et la confiance avec les banques.
Les prestataires de services européens ont cru au SEPA et ont déployé des moyens importants pour construire des réseaux d’échange transeuropéens, mais ils ont dû replier la toile en se recentrant sur quelques pays européens face à la complexité du dispositif européen, tant du fait de la fragmentation réglementaire et technique par pays, mais aussi et surtout de la coexistence de la situation économique et de l’absence d’une clientèle, bancaire ou commerciale, suffisante. N’a-t-on pas vu certains des grands prestataires, comme FDR et autres EQUENS, rabattre la toile en urgence, surtout dans la phase de crise que vit actuellement l’Europe ? Une réussite est à noter pour le système de compensation STET (systèmes technologiques d’échange et de traitement) qui a réussi à s’implanter hors des frontières et tente de poursuivre sa démarche d’ouverture européenne. Mais c’est dans le domaine des plates-formes de paiement à distance, celles qui peuvent sauter au-dessus des frontières, où l’on peut constater une réelle consolidation, et pas seulement européenne.
Et que dire aux industriels, notamment en matière de terminaux de paiement, qui ont investi dans l’élaboration de standards européens d’acceptation, aujourd’hui opérationnels, et même ayant réussi le Proof of Concept, ce qui ne suffit pas à faire éclore un marché qu’ils attendent désormais depuis plus de dix ans ?
Pourtant, la phase technique précédente, qui a concerné l’émission des cartes, a été un succès que beaucoup nous envient au plan mondial, à l’est, en Asie, si dynamique en termes de technologie, comme à l’ouest, aux Amériques : c’est le passage à la carte à puce. Qui d’autres que l’Europe peut aujourd’hui se targuer d’une solution unique généralisée à près de 100 % de la carte à puce ? C’est un atout que l’Europe n’exploite pas, en tout cas pas suffisamment.
Quant aux banques, elles ont engagé, au moins en France, depuis dix ans des efforts considérables de rationalisation de leurs infrastructures techniques de paiement, interbancaires et privatives, pour se préparer au SEPA. Et certaines se sont lancées dans l’aventure européenne hors des frontières domestiques, seules ou via des accords avec d’autres acteurs européens, mais elles payent un lourd tribut face à la complexité des situations politiques et techniques locales, apparaissant parfois comme des prédateurs étrangers. La limitation des ambitions à certaines activités, comme l’émission des cartes, n’a pas permis à elle seule de surmonter les difficultés. Mais le SEPA reste pour toutes un objectif à long terme. À court terme, ces efforts de rationalisation technique ne sont pas vains car ils leur ont permis de réduire leurs coûts et d’améliorer la qualité de leurs systèmes.
Ainsi, tous les acteurs ont cru au SEPA et s’y sont engagés pour des motifs variés. Et pourtant, « la mayonnaise » n’a, semble-t-il, pas pris. L’exemple des end dates pour les virements et les prélèvements européens en est une illustration.
Les end dates pour les virements et les prélèvements européens
Devant la difficulté à obtenir une intégration des marchés dans les délais espérés, la Commission européenne a eu recours à l’instrument contraignant du planning et des end dates : au 1er février 2014, tous les virements et les prélèvements européens existants devront laisser place aux nouveaux SCT et SDD, définis par l’EPC, et accompagner la migration vers l’IBAN (international bank account number).
La force de cette approche par le planning est de ne laisser aux acteurs du paiement, banques, entreprises, commerçants et administrations, que peu de marge de délai pour mettre en œuvre les recommandations européennes, tout en leur laissant la charge technique et financière de cette migration et en veillant à en minimiser l’impact sur les consommateurs. Cette fin de migration programmée s’accompagne d’une fin d’application (en 2017) des commissions multilatérales interbancaires sur les prélèvements domestiques, après financement de la migration.
On en connaît les résultats intermédiaires : à ce jour, soit à un peu plus de six mois de l’échéance, en France, qui n’est pas à la traîne de l’Europe, les virements SEPA constituent le tiers des opérations de virement, dont une bonne part assurée par les administrations, et les prélèvements SEPA moins de 1 % des prélèvements existants. Le retard actuel est bien l’illustration de la difficulté de la démarche. Qui peut raisonnablement considérer que cette échéance sera tenue par les entreprises sans une mobilisation majeure dans les mois qui viennent ?
Le constat est là, en tout cas en France : si du côté des très grandes entreprises, la plupart (toutes ?) devraient être au rendez-vous, la plus grande part des PME et surtout la quasi-totalité des TPE (et des experts-comptables qui les accompagnent) ne savent même pas ce qu’est que le SEPA, voire que cela existe, et qu’il y a des échéances réglementaires qui s’appliquent à toutes les entreprises.
Cette situation peut s’expliquer par plusieurs paramètres que le Club SEPA a bien analysés. D’abord le changement profond qu’introduisent les nouveaux « virements » et « prélèvements » européens dans les règles de paiement dans de nombreux pays, comme en France. Cette évolution n’est pas aussi mineure que certains veulent le dire, même si certaines mesures ont été prises pour simplifier la transition. C’est toute une culture du paiement qui change, mais aussi les règles techniques, opérationnelles et juridiques qui faisaient qu’en France, par exemple, le compte en banque était un « coffre-fort » inexpugnable pour les prélèvements non autorisés. Cette migration conduit à mettre en place de nouveaux instruments de paiement et les appellations « virement européen » ou « prélèvement européen » sont abusives car elles recouvrent des différences majeures, y compris dans les usages qui sont et seront faits demain de ces instruments en Europe. Surtout pour le SDD : le terme de « débit direct européen » aurait été plus judicieux et aurait bien montré le changement d’instrument et la rupture géographique, juridique et technique. Il aurait aussi permis d’utiliser en France le même vocable que dans le reste de l’Europe.
Ces évolutions induisent bien sûr des modifications profondes des systèmes techniques des acteurs concernés, qui ralentissent la migration. Le volet strictement technique recèle des difficultés opérationnelles que nous avons pu constater sur divers projets, aussi bien pour les banques, les administrations, que les entreprises pourtant parfois très au fait des sujets. Et l’existence d’une offre abondante de solutions de la part d’éditeurs informatiques et de SSII (sociétés de services en ingénierie informatique) ne suffit pas à pallier la faiblesse de la mobilisation des entreprises.
Mais il ne s’agit pas uniquement d’une évolution informatique des fonctions financières de l’entreprise : le passage au SEPA recèle des enjeux stratégiques qui peuvent conduire à réexaminer tous les métiers de l’entreprise, dans ses outils ou ses relations avec les tiers (salariés, clients et fournisseurs, administrations publiques…). Très peu de grandes entreprises ont profité de ces travaux de migration pour aborder ce volet pourtant majeur du SEPA, ni envisagé une stratégie liée au SEPA.
La cause de cette situation provient probablement du contexte économique général, la priorité est plus à l’emploi et à l’équilibre des comptes qu’aux standards de paiement. Cette migration s’est engagée au moment où l’Europe a traversé une crise économique et financière sans précédent. Au moment où en France, la campagne nationale devait être lancée, au début de novembre 2011, les esprits étaient à la résolution de la crise financière, d’où son report et son remplacement par une campagne régionale. Et la Commission européenne, à l’origine de cette migration, a bien d’autres soucis en tête et n’a pas engagé, à l’heure actuelle, une campagne de soutien à la mesure de l’enjeu.
Mais la cause principale vient aussi d’un problème de communication et surtout d’organisation de la migration. L’action de mobilisation autour du SEPA a été déportée au niveau de chaque État, voire sur les banques, et souffre ainsi d’une absence de pilotage au plan européen, efficace et coordonné, comme pour le passage à l’euro.
Une autre cause peut être trouvée dans le choix louable de minimiser à court terme les difficultés et l’impact de cette migration, voire de la rendre transparente, pour le grand public par une bascule automatique du stock de contrats de prélèvements au SDD. Cela ne peut que conduire les PME et les TPE à considérer que cette évolution est mineure, ou technique, ou sera réglée par les banques, voire à ignorer son existence. D’autant que dans le contexte économique actuel, tout le monde souhaite éviter l’effet anxiogène qu’aurait cette évolution sur les entreprises. Et le choix qui consiste à éviter une communication nationale ou européenne envers le grand public, à la différence de ce qui peut se passer sur certaines autres places, comme aux Pays-Bas, coûte cher. Et l’absence d’un message fort sur un sujet aussi important au plus haut niveau des pouvoirs publics, français et européens, ne pourrait s’éterniser. Une mobilisation nationale et européenne s’impose.
Tous ces problèmes de communication ont conduit à la situation d’aujourd’hui, d’immobilisme du marché, au-delà des banques et des grandes entreprises, et à un retard conséquent. Malgré leur mobilisation et leur préparation sur ce sujet depuis 2008, et même bien avant, sous l’égide de la Banque de France et de la FBF (Fédération bancaire française), les banques françaises tentent de montrer par des actions visibles qu’elles ont fait de grands efforts pour être prêtes, tenir l’échéance et aider à la migration des entreprises. Une intervention active des pouvoirs publics français au niveau ministériel sur les enjeux de la migration au SEPA et, plus directement, une déclaration du ministre de l’économie seraient désormais indispensables. Le message a-t-il été entendu ? La mobilisation ne peut s’organiser sans une telle communication à haut niveau, du moins en France. Ni sans un relais majeur au plan européen.
Ainsi, cette évolution majeure souhaitée depuis près de vingt ans par la Commission européenne se heurte à des questions de pilotage de la migration, d’engagement des pouvoirs publics et surtout d’une absence de communication à la hauteur de l’enjeu. La Commission européenne a souhaité intervenir sur le champ opérationnel, mais sans s’en donner les moyens.
Notons qu’une exigence de end dates n’a pas été formulée pour les cartes, à la différence des autres instruments de paiement, SCT et SDD, ce qui ne favorise pas la fin du processus d’harmonisation. Est-ce un rejet du monde des cartes ou une lassitude sur un sujet difficile à maîtriser, après l’échec du projet Monnet12 ? Ou une crainte face à un objectif jugé insurmontable ? Les banques ne sont pas à la recherche de nouvelles contraintes et ne souhaitent pas repartir sur un nouveau cycle d’investissement qui serait nécessairement long : la durée de sept ans est la durée habituelle sur une telle activité, 2020 pourrait être l’échéance. Mais il ne faut pas se tromper : en cas de end dates pour les cartes, les banques françaises, fortes de leurs usines de paiement et de leur interbancarité, seraient probablement les premières en Europe à respecter les échéances. Là encore, il faut se donner les moyens de ses ambitions.
Dès lors, il faut rechercher une autre démarche pour tenter de surmonter les obstacles et garder le cap de cette intégration européenne des paiements, à laquelle tous adhèrent, mais qui s’avère si complexe. Mais, auparavant, faisons un point de l’innovation technologique et marketing dans les paiements qui modifie considérablement la donne du paiement et sa place dans la chaîne de valeur.
L’innovation dans les paiements et les objectifs des nouveaux acteurs du paiement
L’Europe des paiements est en marche, mais avec une deuxième vague qui peut dépasser la première vague et qui concerne les nouveaux instruments de paiement, sur mobile, sur Internet… Cette seconde vague, qualifiée de « tsunami » par certains, modifie en profondeur le marché du paiement et même l’acte de paiement.
La Commission européenne s’est très tôt impliquée pour qu’en Europe, une industrie de la monnaie électronique prenne vie et qu’une alternative aux émetteurs bancaires, censée être plus dynamique et moins concertée, puisse se développer. Les directives sur la monnaie électronique sont là pour en attester l’activisme.
Plusieurs points sont à noter à ce stade :
- les innovations dans les paiements modifient considérablement la place du paiement dans la chaîne économique. Le paiement en soi devient un appendice de l’action marketing : ce qui compte désormais dans les paiements, c’est l’analyse des comportements d’achat et des domaines de consommation, quand l’acte final du paiement est réalisé, l’analyse des données (le fameux big datas) plus que le paiement lui-même. Ainsi, les nouveaux établissements de paiement cherchent d’abord à collecter les données sur les paiements, pour les exploiter en termes marketing, et transfèrent ensuite le traitement de la transaction de paiement à des processeurs et l’acte final de traitement financier du paiement à des acteurs bancaires : la chaîne de valeur du paiement est morcelée, les banques n’en gardant qu’une infime partie. Les recettes du marketing prennent le pas sur les recettes bancaires et financières : les banques elles-mêmes sont appelées à changer de modèle ;
- cette pratique renchérit tous les risques, tant en termes financiers qu’en matière de fraudes, de toutes sortes, du blanchiment à la contrefaçon. Les banques, étant en aval, n’ont plus les moyens d’intervenir au plus tôt dans la chaîne de valeur pour en maîtriser les risques. L’exemple des paiements sur Internet en est l’illustration : la fraude sur les paiements sur Internet est bien supérieure à la fraude dans les magasins physiques, les commerçants « virtuels » rejetant toutes les mesures de sécurité qui viendraient perturber l’acte d’achat et l’ouverture des frontières permettant difficilement les recours contre des fraudeurs lointains et très aguerris ;
- ces innovations introduisent une confusion supplémentaire dans le cadre réglementaire : les nouveaux acteurs du paiement pensent pouvoir s’affranchir progressivement des banques et du cadre monétaire et financier pour se rapprocher du cadre commercial, celui-ci devenant peu à peu dominant ;
- la remise en cause des commissions d’interchange pousse les acteurs économiques, y compris les banques, à revoir le modèle économique du paiement et à rechercher des recettes alternatives. Le marketing l’emporte sur la maîtrise des risques, le commercial sur le financier.
Dès lors, le SEPA est confronté à une double migration : une migration du domaine national vers le domaine européen, comme on l’a vu, insuffisamment maîtrisée et insuffisamment accompagnée, et une migration bouleversante vers une nouvelle économie du paiement portée par l’innovation technologique et le marketing à outrance. Il faut bien en mesurer les risques pour comprendre l’urgence d’une réorientation non sur la cible, mais sur les modalités de sa mise en œuvre.
Les trois piliers
La France est sans conteste le pays européen qui dispose de l’industrie du paiement la plus dynamique et la plus compétitive en Europe. Ce succès, elle le doit d’abord aux systèmes interbancaires. Les sociétés interbancaires françaises ont été un moteur efficace et disposent des outils les plus performants et les moins chers du marché européen (et oserais-je mondial ?). Ce succès est aussi celui de tout un réseau d’industriels de dimension mondiale, d’opérateurs de paiement et de télécommunication paneuropéens, de consultants et de SSII actives, avec toute l’expertise accumulée depuis près de trente ans, qui font la force de la place. Et parmi ces acteurs industriels, last but not least, les systèmes internes de paiement des banques elles-mêmes, ou de leurs filiales, rénovés depuis 2005, prêts à affronter l’espace européen des paiements SEPA.
Ces atouts font aussi de l’Europe l’un des premiers espaces industriels du paiement dans le monde et les ambitions de la Commission européenne en matière industrielle pourraient trouver ses points d’appui dans cet existant fort riche, plutôt que de chercher (exclusivement) à susciter l’éclosion d’une industrie nouvelle fondée sur des technologies nouvelles et des acteurs nouveaux, et peut-être à trop remettre en cause l’existant. Ces trois points d’appui devraient être remis en avant.
Le premier point d’appui est l’interbancarité qui a fait le succès du paiement en France, mis en place en 1984, il y a bientôt trente ans. Peu de pays européens disposent d’une interbancarité à la française, qui garantit l’interopérabilité totale des paiements et une uniformité des standards dans chaque pays. Cette étape a été sautée en Europe au profit d’une intégration immédiate des marchés domestiques en un seul marché unique et ne peut être rattrapée que par la recherche d’une nouvelle interbancarité européenne. Mais cette interbancarité est jugée « sulfureuse » par la Commission européenne car elle porterait en elle, de façon intrinsèque, la question de la fixation des commissions interbancaires que la Commission européenne souhaite voir disparaître. Sans reprendre ce débat, déjà long et qui trouvera probablement prochainement sa conclusion avec la disparition (progressive pour les cartes) des commissions multilatérales, il est à noter que sans une ressource financière dédiée, quelle qu’elle soit, il sera difficile de financer la charge considérable de la double migration au SEPA et à l’innovation technologique, et de maîtriser la facturation aux consommateurs.
Pour réussir le SEPA, il n’y a pas d’autres voies que de relancer une interbancarité européenne, certes plus ouverte aux nouveaux acteurs du paiement, mais s’appuyant sur les mêmes lois d’airain que celles qui ont fait leurs preuves en France. Plutôt que de susciter l’éclosion ex abrupto d’un troisième scheme de paiement par carte en Europe, qui viendra bien en son temps, il serait plus judicieux de chercher à créer une interbancarité du paiement qui serait le moyen de cette double migration et garantirait à la fois l’interopérabilité généralisée en Europe et la compétition entre les acteurs du paiement.
Le deuxième point d’appui est l’industrie européenne des paiements qui dispose de toutes les innovations recherchées au plan mondial, qui trouve aujourd’hui plus de débouchés hors d’Europe qu’en Europe et qui pourrait être le support d’un programme de modernisation européenne des paiements.
Le troisième point d’appui, ce sont les banques elles-mêmes qui disposent de la maîtrise des outils de traitement des transactions de paiement et de lutte contre la fraude. Peut-être serait-il judicieux de rechercher un compromis entre la Commission européenne et les banques pour assurer à la fois le succès du SEPA et celui de la transformation de l’espace européen des paiements en une zone d’innovation et de croissance.
Le SEPA est une belle espérance et un moteur indispensable à l’intégration européenne. Les end dates sont des échéances incontournables auxquelles il faut tous s’atteler. Mais il manque trois carburants : (1) un projet industriel européen, appuyé sur un programme d’actions pluriannuel, avec son pilote européen, (2) un mécanisme de financement, qu’il s’agisse des commissions interbancaires ou de tout autre mécanisme, et (3) une confiance retrouvée entre les protagonistes, en premier lieu entre les banques et les pouvoirs publics européens. Et peut-on ajouter une supervision européenne complète et unique des acteurs du paiement, s’appuyant sur un code bancaire et financier partagé en Europe ? L’enjeu stratégique des paiements pour l’Europe et pour la France mérite une ambition nouvelle.