Pour les banques centrales des pays développés, la crise de 2008 a induit un changement de paradigme sans précédent. Face à l’ampleur des chocs économiques et financiers qui se sont succédé, une politique monétaire inédite et innovante a été mise en œuvre, en rupture parfois fondamentale avec les pratiques et les convictions passées : expansion quantitative des bilans, taux négatifs, accumulation de risques accrus sur les bilans des banques centrales.
Le retrait de ces mesures exceptionnelles représente un vrai défi de politique monétaire, car il intervient alors que la santé des économies développées reste encore – à des degrés divers – fragile. Mais au-delà de ces enjeux de transition, un défi majeur réside dans les nouveaux contours du champ d’action des banques centrales, qui dépasse largement le simple champ de la politique monétaire.
Cet article aborde d’abord la question de la stabilisation économique à court terme en sortie de crise et souligne la difficulté pour les banques centrales de concilier trois objectifs : accompagner la reprise économique quand celle-ci est faible et que les risques sur la dynamique de l’inflation sont importants, tout en temporisant la normalisation de la liquidité interbancaire sans inhiber l’assainissement des bilans bancaires. Mais au-delà, l’articulation des enjeux de court et moyen terme (comment assouplir encore la politique monétaire en minimisant les risques à long terme ?) milite en faveur des opérations d’open market(OMO – open market operations) de long terme, alors que les politiques de taux d’intérêt négatifs ou de forward guidance montrent leurs limites.
Enfin, l’article se concentre plus particulièrement sur la Banque centrale européenne (BCE) et l’Eurosystème au-delà de 2014, car celui-ci devra relever de multiples défis qui lui sont singuliers : la désintégration financière qui a frappé la zone euro depuis 2008, l’économie politique du programme d’opérations monétaires sur titres ou OMT (outright monetary transactions – opérations directes d’achat de titres) et la dynamique institutionnelle de l’union bancaire, dont elle est une pierre d’angle. Dans l’ensemble, la BCE devra aussi gérer ses nouvelles casquettes (stabilité financière, supervision). Pour ce faire, il faudra certainement redéfinir son mandat.
Stabiliser l’économie en sortie de crise : réconcilier conjoncture et liquidité
À court terme, les banques centrales sont confrontées à la difficulté de concilier trois objectifs : accompagner une reprise économique hétérogène, mais dans l’ensemble plutôt faible, prendre en compte des risques de scénarios extrêmes sur l’inflation, préparer une normalisation de la liquidité interbancaire (et, plus généralement, des conditions monétaires), le tout sans inhiber l’ajustement et l’assainissement des bilans bancaires (Caruana, 2013). Ces trois grandes questions sont tour à tour abordées.
Soutenir des conjonctures particulièrement incertaines
La crise de 2008 s’est traduite dans les pays développés, et en particulier dans la zone euro, par une récession économique profonde et rapide, suivie d’une période de faiblesse exceptionnellement prolongée de l’activité économique. La reprise, qui semblait s'être généralisée avec plus ou moins de vigueur au tournant de l’année 2014, s’annonçait alors particulièrement atone en Europe.
La reprise économique mondiale de 2014 a été inégalement forte selon les zones monétaires. Les différences furent d’abord marquées entre les pays membres de la zone euro, dont certains ont fait face à une probabilité non négligeable de tomber dans une spirale déflationniste. La zone euro dans son ensemble a été confrontée à une inertie presque inédite et prolongée de l’investissement privé et, à l’exception de l’Allemagne, à une faiblesse générale de la demande interne. Plusieurs facteurs se sont combinés pour produire un scénario d’atonie macroéconomique prolongé : la poursuite de la consolidation budgétaire au-delà des impulsions négatives de 2010-2013, la réduction durable des bilans financiers à l'œuvre dans le secteur privé et la conduite de réformes structurelles approfondies. Autant de poids qui pèsent sur la confiance, la dépense et, au bout du compte, la demande finale et donc la croissance.
Le contexte particulier d’inflation à la sortie de crise constitue la seconde circonstance macroéconomique incertaine pour la politique de la BCE comme pour celle de la Fed (Federal Reserve). En zone euro, la BCE ne peut ignorer que la reprise faible et les dynamiques récessives particulièrement intenses dans les pays du sud posent la question du risque, même faible, d’une déflation généralisée. Ce risque, même s’il ne se matérialise jamais, ne doit pas faire oublier que la quasi-stagnation des prix est une expérience inédite pour la BCE, qui a longtemps été confrontée à des taux d’inflation beaucoup plus proches de sa cible de 2 %. Aussi, sans céder à la tentation d’une reflation opportuniste, il est légitime que la BCE interroge des scénarios hypothétiques de déflation pour être à même d’anticiper sur sa réaction de politique monétaire au cas où l’économie s’engagerait sur cette trajectoire.
La Fed se trouve dans une situation opposée. L’amplitude des opérations de quantitative easing (QE) conduites à partir de 2008 (et la nature de celles-ci, cf. infra) fut telle que l’impact de ces liquidités sur les perspectives d’inflation à moyen terme soulève des inquiétudes. Sans même adopter une approche monétariste, il est raisonnable que la Fed surveille les anticipations d’inflation sur les marchés, car celles-ci conditionneront la façon dont les opérations quantitatives pourront être dénouées.
Retour à une liquidité neutre : reprendre la main sur les taux monétaires
La normalisation des conditions de liquidité sur le marché interbancaire constitue un second enjeu de court terme. L’environnement de liquidité ample complique la transmission des actions de la banque centrale sur les taux d’intérêt monétaires. En effet, dès lors que la liquidité qui circule sur les marchés monétaires surpasse de loin les besoins des banques, le taux d’intérêt interbancaire n’est plus piloté par le taux « central » et va se loger au niveau le plus bas possible. Il s’agit dans le cas de la zone euro du taux d’intérêt appliqué à la facilité de dépôt de la banque centrale, car celui-ci représente le coût d’opportunité effectif de détention de liquidités pour les banques. Or les flux interbancaires se sont soudainement et durablement interrompus pendant les premières années de crise (les établissements bancaires ont cessé de se prêter). Tant que cette défiance persistait, il était relativement aisé de prévoir que même si (et même parce que) les prêts interbancaires s’étaient évaporés, la demande de liquidités resterait suffisamment soutenue pour que la liquidité excessive maintienne les taux à leur niveau plancher – en d’autres termes, l’effet liquidité, qui associe aux variations de liquidité des variations de taux d’intérêt, avait disparu.
Or, depuis 2012, le fonctionnement du marché interbancaire s’est graduellement normalisé. Aussi, la liquidité fournie à très longue échéance par la BCE au système bancaire par le biais de ses opérations de très long terme de 2011 et 2012 (les VLTRO – very long term refinancing operations) a significativement diminué.
Tant qu’elle renonce à reprendre en main les conditions de liquidité, il est impossible pour la banque centrale d’anticiper le moment et l’amplitude de la reddition de cette liquidité. Ceux-ci dépendent en effet de l’amélioration du fonctionnement des marchés interbancaires qui elle-même dépend de plusieurs facteurs, dont le climat de confiance qui règne entre les contreparties, les ajustements de bilan opérés par les banques, l’hétérogénéité du risque présenté par les établissements bancaires et le coût, mesuré par le taux d’intérêt et la nature du collatéral, des sources de liquidité alternatives (Fahr et al., 2013). Mais au bout du compte, la réduction de l’excès de liquidité doit un jour ou l’autre entraîner une hausse du taux monétaire au jour le jour.
Il se peut donc que malgré une volonté affichée de maintenir les taux courts à bas niveau pendant une période prolongée, la banque centrale ne réussisse pas à maîtriser ces taux pour des raisons de liquidité. À la fin de 2013, les marchés financiers ont commencé à anticiper le retour de l’effet de liquidité décrit plus haut : les taux forward, qui expriment les anticipations de taux courts dans le futur, ont alors entamé un mouvement haussier qui entrait en conflit avec les objectifs affichés de la BCE. La pentification spontanée de la courbe des rendements monétaires pour des raisons « mécaniques » de liquidité resserre les conditions monétaires et peut annihiler la politique de forward guidance.
Assouplir la politique monétaire à court terme sans créer de déséquilibres à long terme
Face à ces défis – conjoncture encore affaiblie et liquidité déjà très ample –, la banque centrale doit faire preuve d’imagination et parfois briser certains tabous pour conduire une politique qui permette de prendre en compte ces contraintes sans induire de déséquilibres à long terme. Nous nous concentrons ici sur deux instruments de politique monétaire souvent évoqués dans le contexte de la sortie de crise : les taux d’intérêt négatifs et la forward guidance2.
L’attrait et les limites des taux négatifs
Les épisodes empiriques de taux d’intérêt nominaux négatifs sont rares et équivoques3. Mais leurs conséquences sur l’économie et sur les marchés restent encore largement à explorer (Goldman Sachs, 2010). Un taux d’intérêt négatif imposé sur les dépôts des banques à la facilité marginale ou encore à leurs réserves auprès de la banque centrale est ni plus ni moins qu’une taxe sur ces détentions de liquidités excessives. En élevant le coût de détention des réserves excédentaires, les taux d’intérêt négatifs ont pour but de raviver les prêts interbancaires.
Mais dans le cadre d’une politique monétaire quantitative, il n’est pas toujours souhaitable d’adopter des taux d’intérêt négatifs. Il convient de distinguer l’assouplissement quantitatif ayant pour but d’accumuler des actifs sur le bilan de la banque centrale, de la politique de liquidité illimitée qui a pour finalité non d’accumuler des actifs particuliers, mais d’offrir aux banques un accès illimité à la liquidité centrale. Dans le premier cas, qui est celui d’une politique de QE « à la Fed », une rémunération positive des réserves excédentaires permet de poursuivre l’expansion du bilan de la banque centrale par des achats de titres. L’accroissement des réserves excédentaires est dans ce cas une contrepartie des interventions directes sur les marchés de titres que la banque centrale veut soutenir. Un taux d’intérêt négatif n’est donc pas une option car si les banques décidaient de diminuer leurs réserves, la banque centrale serait contrainte dans ses achats d’actifs. Ce cas illustre bien la situation de la Banque du Japon et de la Fed jusqu’à la fin de 2013. Depuis que cette dernière a décidé d’infléchir sa politique quantitative, elle réfléchit d’ailleurs à une réduction du taux d’intérêt sur les dépôts (Szczerbowicz, 2013 ; Minutes du Federal Open Market Committee, 20 novembre 2013).
En revanche, dans le second cas, c’est-à-dire lorsque la banque centrale a un objectif de liquidité interbancaire et non d’accumulation d’actifs, une politique transitoire de taux négatifs est une vraie option. En effet, les réserves excédentaires sont alors dues à une particularité comportementale des banques commerciales qui stockent la liquidité (liquidity hoarding) pour des raisons d’aversion au risque. Cela est le cas de la zone euro.
Dans l’ensemble, les réticences des banques centrales à mettre en œuvre des taux directeurs négatifs sont compréhensibles car il s’agit encore largement d’une terre inconnue. À la fin de 2013, ni la Fed, ni la Banque d’Angleterre, ni la BCE ne s’y étaient risquées. Les effets secondaires en sont quasiment inconnus. Il n’est pas improbable que confrontées à des rémunérations négatives de leurs réserves, les banques commerciales répercutent sur leurs clients, ménages et entreprises, le coût induit par ces taux négatifs, induisant de facto non plus un assouplissement, mais un resserrement des conditions de financement.
La forward guidance montre ses limites
À défaut de renforcer son action sur les taux courts dans le présent, la banque centrale peut renforcer son action dans le futur par le biais d’annonces sur ses intentions. C’est le principe de la forward guidance (cf. encadré ci-contre). La forward guidance, si elle réussit, présente l’avantage de maintenir des taux d’intérêt bas sur l’ensemble de la courbe des rendements.
Cependant, elle présente une vulnérabilité fondamentale : il s’agit d’un instrument de politique monétaire qui souffre d’incohérence temporelle, comme cela a été très bien documenté dans la littérature monétaire des années 1970. Pour réduire cette incohérence, sinon l’éliminer, il semble que les banques centrales devraient la compléter par le biais de mécanismes de commitment. Là encore, la théorie monétaire a apporté des réponses (Walsh, 2010), dont l’attrait est souvent plus théorique que pratique. Il semble que parmi les solutions possibles, la plus praticable dans le contexte spécifique de sortie de crise est novatrice par rapport à la littérature et consiste à prendre des positions cohérentes sur les marchés financiers. Les banques centrales seraient ainsi avisées d’accompagner la forward guidance par des positions effectives sur les marchés qui soient en cohérence avec les intentions affichées par le biais de la guidance (put its money where its mouth is).
Concrètement, cela signifie prendre position dans le marché des swaps de taux (le marché des OIS – overnight indexed swaps). Une déviation des taux de marché courts par rapport aux taux OIS impliqués par les interventions de la banque centrale sur ces marchés dérivés serait alors source de pertes pour la banque centrale. Contrairement aux achats de titres, qui encombrent et enflent le bilan, les contrats de swaps de taux sont des produits dérivés. Prendre position sur ces marchés n’induit donc pas de financement d’actifs spécifiques qui peuvent avoir des effets pervers (cf. infra).
La faille théorique de la forward guidance renvoie à des épisodes très concrets de la dynamique de sortie de crise, en particulier avec l’amélioration des perspectives de croissance dans les pays développés (à la fin de 2013). En effet, en dépit de la plus grande transparence des banques centrales, qui venaient de confirmer leur engagement à maintenir des taux bas sur une longue période, les rendements obligataires entamaient un mouvement haussier. Une telle anomalie apparente peut s’expliquer par un ensemble de facteurs, certains propres aux marchés financiers en cause, d’autres liés à la conjoncture macroéconomique :
- d’abord, les positions longues et leveragées étaient devenues très populaires parmi les investisseurs, en particulier à l’avant de la courbe des taux. Le dénouement de ces positions a amplifié la dynamique négative des prix sur les marchés obligataires ;
Encadré La propagation de la forward guidance4
Après cinq années de crise, les principales banques centrales (Fed, Banque d’Angleterre, BCE) ont lié la trajectoire future de leurs taux d’intérêt directeurs à un ensemble d’indicateurs macroéconomiques. Ces pré-commitments ont pris plusieurs formes selon les zones monétaires :
– la Fed a initialement énoncé son intention de conserver son taux directeur dans une fourchette de 0 %-0,25 % au moins aussi longtemps que le taux de chômage restera supérieur à 6,5 %, à deux conditions : (1) l’inflation des prix à la consommation doit être inférieure à 2,5 % à l’horizon d’un ou deux ans et (2) les anticipations d’inflation de long terme doivent continuer à rester bien ancrées ;
– la Banque d’Angleterre a annoncé en août 2013 qu’elle laisserait inchangés ses portefeuilles de gilts, qu’elle resterait prête à engager de nouveaux achats sur les marchés et que son taux directeur resterait inchangé « au moins tant que le taux de chômage ne tomberait pas en deçà de 7 % ». Cette position est soumise à trois conditions : (1) l’inflation des prix à la consommation doit rester inférieure à 2,5 % à l’horizon de dix-huit à vingt-quatre mois, du moins selon les prévisions du comité de politique monétaire, (2) les anticipations d’inflation doivent rester « suffisamment » ancrées et (3) le Comité de politique financière (Financial Policy Committee – FPC), présidé par le gouverneur Mark Carney, doit juger que la politique monétaire ne menace pas la stabilité financière après que des mesures macroprudentielles auront été introduites ;
– la BCE a, quant à elle, introduit une dimension de forward guidance dans sa communication depuis l’été 2013 où elle annonça qu’elle maintiendrait des conditions de liquidité ample (par le maintien d’une politique de mise sur le marché monétaire de liquidité centrale selon la procédure d’offre illimitée à taux fixe – fixed rate full allotment, FRFA – jusqu’en juillet 2014 au moins). Elle indiqua aussi que les deux (trois) taux directeurs seraient maintenus à leur niveau actuel ou à un niveau inférieur à celui-ci pour une « période étendue » basée sur une perspective d’inflation inchangée vue comme faible à moyen terme, étant donné « la faiblesse de l’économie et la stagnation de la dynamique des agrégats monétaires ».
La BCE n’a pas été aussi explicite que ses pairs sur la durée concrète de cette « période prolongée ». À l’automne 2013, la comparaison d’une fonction de réaction standard de la BCE avec les anticipations de marchés montrait qu’en fonction des conditions macroéconomiques ambiantes (inflation, croissance...), ladite « période prolongée » durerait jusqu’au début de 2015, soit pendant un an et demi.
- ensuite, l’amélioration des données macroéconomiques, en particulier aux États-Unis et au Royaume-Uni, a fait augmenter la crainte que le « seuil de tolérance » de la banque centrale vis-à-vis d’une amélioration conjoncturelle soit atteint plus tôt qu’escompté. Les opérateurs de marché se sont alors mis à craindre des resserrements anticipés de politique monétaire (selon une séquence qui commence par le tapering du QE et se poursuit par l’enclenchement d’un cycle de hausse des taux directeurs) pour compenser une période déjà fort prolongée de politique monétaire exceptionnellement accommodante. On observe d’ailleurs empiriquement que les rendements obligataires au-delà de deux ans sont particulièrement sensibles aux « surprises » des données macroéconomiques, en particulier à la hausse (Green, 2004, par exemple) ;
- enfin, il est fort probable que dans un scénario alternatif où les banques centrales ne se seraient pas engagées sur la voie de la forward guidance, la prime de terme (term premium) n’aurait pas été aussi dépréciée. Aussi, la banque centrale doit anticiper que la faiblesse artificielle (car induite par la forward guidance) de cette prime, observée en particulier sur les titres à maturité de deux à trois ans, entre tôt ou tard dans un mouvement de correction graduelle vers des niveaux d’équilibre plus élevés – d’où un ajustement des courbes de rendement vers le haut (Goldman Sachs, 2013b).
Les OMO de long terme concilient plusieurs objectifs
Nous l’avons vu, en sortie de crise, lorsque les différents objectifs de la banque centrale – macroéconomiques ou de stabilité financière – entrent en conflit, certains instruments de politique monétaire peuvent se révéler plus robustes et universels que d’autres. Nous mettons ici l’accent sur les avantages que présente la gestion de la liquidité interbancaire dans les phases de transition, par rapport aux instruments de taux ou ceux d’open mouth policy décrits supra. En particulier, la fourniture en liquidité longue est bien plus souple et permet de concilier divers objectifs à différents horizons5 :
- assurer la persistance, sur l’horizon souhaité, d’une liquidité du système bancaire ample, ce qui maintient le taux interbancaire au plancher des taux directeurs. Bien entendu, la banque centrale doit offrir des conditions attrayantes pour que la demande de liquidités soit suffisante ;
- renforcer la logique de forward guidance, selon la logique décrite plus haut (put the money…)6 ;
- soutenir le passif des banques, via leurs conditions de financement. Ce critère est – pour de mauvaises raisons – sans doute plus important dans la zone euro qu’aux États-Unis ou au Royaume-Uni, car il y persiste, après plusieurs années de crise, une population d’établissements de crédit encore très dépendante du financement de la banque centrale pour survivre. Des opérations longues de refinancement donneraient aux banques les plus faibles le temps de conduire l’ajustement nécessaire de leur bilan. Il ne faut pas oublier que les opérations de refinancement des banques centrales, lorsqu’elles sont collatéralisées par un pool d’actifs large, permettent aux banques de « garer » à la banque centrale des actifs coûteux à porter (c’est-à-dire des actifs de mauvaise qualité) pendant la période d’ajustement – l’essentiel étant bien de « garer » et non d’« abandonner la voiture » ;
- en particulier, accompagner la recapitalisation des banques. Dans la phase de transition postcrise, où les établissements bancaires doivent encore réduire leurs bilans et renforcer leur capitalisation, des OMO longues permettent à la banque centrale d’assumer un rôle de « passeur » qui accompagne le processus de recapitalisation bancaire en soutenant un carry trade profitable (les banques financent à moindre coût auprès de la banque centrale des titres souverains aux rendements parfois nettement supérieurs) ;
- stabiliser les marchés souverains sans avoir recours à des achats massifs de titres. Des OMO de long terme permettent aux banques – entre autres – de financer leurs achats de dette souveraine. Or ces marchés, en voie de stabilisation notamment en Europe, doivent être consolidés. Avec un peu d’optimisme, rien n’empêche de penser que l’ajustement à la baisse de l’offre de titres souverains (c’est-à-dire la diminution graduelle des émissions souveraines nettes liées à la consolidation budgétaire cumulée) mènera, à terme, à une réduction totale du stock de dettes souveraines en possession des investisseurs. Ainsi, permettre aux banques de porter les titres souverains au moment où ceux-ci sont les plus nombreux (en sortie de crise ou lorsque les politiques de QE doivent être dénouées) aide au rééquilibrage à terme des forces qui contribuent à la formation des taux sur les marchés souverains. Des OMO à long terme devraient donc réduire la vulnérabilité des marchés souverains aux fluctuations abruptes de l’aversion au risque des investisseurs.
Du court au moyen terme : les questions de dominance fiscale et de prêteur en dernier ressort
Les difficultés posées à la politique monétaire dans la période qui suit immédiatement la crise ne doivent pourtant pas faire oublier les enjeux de long terme. Si certaines mesures comme le maintien d’une liquidité ample ou une orientation politique suffisamment accommodante peuvent être perçues comme indispensables à court terme, de telles politiques peuvent avoir des effets indésirables à plus longue échéance. Nous nous tournons maintenant vers ces enjeux.
La dominance fiscale : inévitable ?
Le premier de ces effets indésirables est l’excès de complaisance des intermédiaires financiers dans les ajustements nécessaires ou des États dans la maîtrise des comptes publics. La politique des OMO à long terme dont les avantages ont été développés supra est particulièrement vulnérable de ce point de vue. S’ils bénéficient d’un refinancement trop favorable, les établissements insolvables ont intérêt à atermoyer leur liquidation d’actifs toxiques, procrastiner l’ajustement nécessaire de leur bilan, voire prendre des paris risqués pour mettre en jeu leur résurrection (gamble for resurrection ; Tirole, 2002).
Même logique pour les États : un refinancement bancaire long, s’il est conduit sans discernement, ni suivi, réduit les incitations pour les autorités budgétaires à consolider les finances publiques car il fournit de bonnes raisons aux banques de détenir des actifs souverains à (trop) bon compte (Acharya et al., 2014).
Comment résoudre la question des banques « dépendantes » et des mauvais actifs hérités du passé ? Cette question est de nature rhétorique outre-Atlantique, car les États-Unis ont fait preuve d’une célérité remarquable à remettre sur pied leurs intermédiaires financiers (la question des titres souverains est d’un autre ordre dans le contexte du QE). Tel n’est pas le cas de la zone euro où l’exercice restait encore à accomplir en 2014 après des stress tests répétés, mais peu concluants sur les bilans des banques européennes.
La banque centrale peut certes aider à effectuer des diagnostics sur la santé des banques. Mais le problème des établissements financiers moribonds est de nature budgétaire : il est du ressort des gouvernements. Les banques dites « dépendantes » doivent être liquidées, leurs mauvais actifs isolés dans de mauvaises banques (bad banks), la valorisation de ceux-ci pouvant faire l’objet de négociations éventuelles entre l’État et les détenteurs privés afin de décider de l’allocation des pertes, et les actifs transférés nouvellement valorisés financés sur fonds publics jusqu’à maturité. Ce modèle a très bien fonctionné en Irlande, par exemple.
Dans ce domaine, les autorités budgétaires n’ont pas toujours été parfaitement à la hauteur de leurs responsabilités, que ce soit au Royaume-Uni ou dans la zone euro. La banque centrale se trouve donc face à la situation insatisfaisante, mais bien réelle, de devoir faire preuve de pragmatisme. Elle peut certes faire acte de fermeté pour forcer les pouvoirs publics à prendre leurs responsabilités. Mais une telle stratégie se révèle rarement gagnante. Au bout du compte, la banque centrale reste la seule institution capable d’agir vite, avec suffisamment de ressources financières et d’autonomie en cas de faillite imminente. Son intervention est alors justifiée par des arguments systémiques liés à la stabilité financière.
La malédiction du prêteur en dernier ressort
Pragmatisme donc : la banque centrale pourrait prendre acte de cette quasi-dominance fiscale dans des domaines d’intervention qui requièrent une capacité d’action rapide, c’est-à-dire l’évitement d’une crise financière systémique lorsqu’un établissement, dont on ignore s’il est solvable, se trouve à cours de liquidité. Pour ce faire, une facilité spéciale de liquidité d’urgence bien distincte des facilités marginales de la BCE ou de la fenêtre d’escompte de la Fed pourrait être introduite. L’esquisse d’une telle facilité existe dans la zone euro : il s’agit de la facilité ELA (emergency liquidity assistance) de fourniture de liquidités en urgence, mais à la différence de ce modèle existant, une telle facilité devrait s’étendre sur des maturités modulables (l’ELA de la zone euro est journalière), le temps de gérer la transition des mauvais actifs hérités.
Il reste à résoudre les problèmes d’incitation identifiés précédemment (la procrastination des banques ainsi soutenues) : une telle facilité doit être attachée non à l’institution financière qui porte les mauvais actifs en question sur son bilan (ou encore à l’institution qui les a émis), mais bien aux actifs eux-mêmes. La priorité est bien d’éviter le phénomène de zombification de pans entiers du système bancaire et l’effet néfaste que leur comportement pourrait avoir sur le reste du système financier.
Notons que cette facilité se rapproche du modèle de la bad bank publique capitalisée par l’État, qui est une forme institutionnelle déjà rodée (Brenna et al., 2009). L’Irlande et l’Allemagne ont créé un précédent pour ce genre de structures et de nombreux pays de la zone euro ont pris cette même direction en amont de l’exercice de l’asset quality review (AQR), la vaste opération de revue des actifs bancaires pour les plus grands établissements de la zone euro conduite sur l’année 2014. Mais dans tous les cas, la banque centrale doit se prémunir contre les tentatives de l’impliquer dans la capitalisation d’une telle institution, si elle veut conserver une distance vis-à-vis du financement monétaire des dépenses qui incombent aux pouvoirs publics.
Focus sur la zone euro : désintégration financière, économie politique des OMT et de l’union bancaire
À bien des égards, notamment par les caractéristiques économiques et financières spécifiques de sa sortie de crise, la zone euro fait figure de cas à part. Elle doit gérer la réapparition de frontières entre les marchés financiers de ses pays membres. Et la BCE se trouve, au printemps 2014, face à des objets institutionnels entièrement novateurs : son programme OMT annoncé et l’architecture monumentale du concept d’union bancaire, dont elle est la pierre d’angle.
Gérer la désintégration financière
Alors que l’intégration financière de la zone euro semblait être un succès, la crise a vu réapparaître presque instantanément des frontières strictes entre les marchés financiers des pays membres. La perte de confiance entre institutions financières, accentuée par la crise des dettes souveraines, a mis en péril le fonctionnement des marchés interbancaires transfrontaliers, ceux qui permettent aux banques de la zone euro de se refinancer entre elles. Celles-ci ont cessé de prêter en blanc sur les marchés interbancaires et se sont repliées pour leurs activités de détail sur leur clientèle nationale. De ce fait, les entreprises et les ménages des pays du sud ont longtemps payé des taux d’intérêt beaucoup plus élevés que leurs voisins.
Par ailleurs, les banques ont engagé une réduction durable de leur bilan, en particulier de leur offre de prêts. Elles ont accumulé des volumes croissants de dette souveraine émise par leur propre pays, un lien qui reste source de fragilité et d’incertitude.
L’économie politique des OMT et du risque de bilan
La politique monétaire telle qu’elle a été conçue pour la zone euro par l’Institut monétaire européen (IME), puis par la BCE au sein de l’Eurosystème est aujourd’hui profondément remise en cause. D’abord parce que la BCE porte un risque important sur son bilan, du fait de l’assouplissement de ses critères d’éligibilité des actifs acceptés en collatéral de ses opérations de refinancement. Mais plus encore parce que la BCE s’est déclarée disposée à activer un programme de rachat de titres concentré sur les dettes souveraines (le programme OMT) pour des volumes potentiellement considérables.
Lorsqu’il fut annoncé en septembre 2012, le programme OMT fut plébiscité. Les opérateurs de marché s’y rallièrent et les primes de risque des dettes souveraines en difficulté fondirent comme neige au soleil. Le président de la BCE avait été cru sur parole. Mais pendant l’année qui a suivi son annonce, le programme OMT est resté virtuel : aucun achat de titres souverains n’a été réalisé par la BCE dans son cadre. Et pourtant, la probabilité assignée par les marchés à un scénario final de désagrégation de la monnaie unique semble avoir été réduite à néant.
Il serait prématuré et naïf de considérer que la partie du programme OMT a été gagnée lors de sa création. L’opération reste institutionnellement et juridiquement très fragile. À plusieurs reprises, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe en Allemagne s’est abstenue de statuer sur la compatibilité constitutionnelle du programme OMT. En février 2014, pourtant, après de longs mois de silence, elle indiquait que selon son opinion, la BCE aurait outrepassé son mandat avec le programme OMT, qui serait incompatible avec la législation primaire de l’Union européenne, autrement dit le traité.
La mise en garde par la Cour de Karlsruhe contre le programme OMT repose sur des arguments difficilement discutables d’un point de vue économique. Premièrement, le programme induirait une redistribution des richesses significatives entre les pays membres de la zone euro si les obligations acquises par la BCE étaient conservées jusqu’à maturité. Deuxièmement, la règle de « traitement égalitaire », selon laquelle la politique monétaire de la BCE ne doit pas favoriser l’un ou l’autre des pays membres, serait bafouée. Troisièmement, le programme OMT est l’équivalent fonctionnel du Mécanisme européen de stabilité (MES) (en particulier sa facilité de soutien sur le marché secondaire), mais sans le contrôle démocratique nécessaire et non contraint en quantité. Enfin, l’intention du programme est bien de neutraliser les primes de risque appliquées par les marchés aux pays souverains les plus touchés par la crise, ce qui constitue une infraction à la prohibition du financement monétaire des États par la banque centrale (article 123 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ; Valla, 2014).
Dans un contexte juridique aussi fragile, une seconde faiblesse émerge, de nature opérationnelle celle-là. Le programme OMT n’a jamais été soumis à l’épreuve des faits. Il est douteux que des achats ex ante illimités sur des marchés obligataires souverains potentiellement de grande taille, comme l’Italie ou la France, puissent être conduits avec autant d’automaticité que la politique quantitative de la Fed. L’activation même du programme réveillerait sans doute des oppositions profondes de la part des membres du Conseil des gouverneurs de la BCE les plus orthodoxes. Cette faiblesse institutionnelle (mécanisme de commitment imparfait) constitue une faille potentiellement rédhibitoire pour les acteurs de marché spéculatifs qui seraient tentés, le cas échéant, d’aller tester les nerfs des pays membres.
L’économie politique de l’union bancaire
La BCE est un élément central pour l’union bancaire, en particulier parce qu’elle a endossé le rôle de superviseur suprême des banques dans le cadre du contrôle bancaire centralisé (Single Supervisory Mechanism – SSM), premier volet du triptyque composé par ailleurs du Mécanisme de résolution unique (MRU) (liquidation des établissements non solvables) et d’une garantie des dépôts.
Cependant, si l’union bancaire forme un ensemble cohérent et constitue en théorie une barrière efficace contre le cercle vicieux banques/État, elle implique des abandons de souveraineté substantiels. Alors qu’un large consensus a très rapidement émergé autour du SSM, il en va autrement du Mécanisme européen de résolution (MER), pourtant approuvé par le Conseil européen de décembre 2013. Certains pays, dont l’Allemagne, se sont opposés à une mise en œuvre trop libérale de celui-ci par crainte de transferts financiers de fonds publics potentiellement importants. Il est d’ailleurs fort probable que le MER reste longtemps inopérant à cause d’une mise en œuvre et de processus décisionnels trop compliqués qui l’empêchent de mutualiser des ressources à court/moyen terme. Quant au système commun de garantie des dépôts, il est encore très hypothétique. Dans un tel contexte, tant que le MER et l’assurance des dépôts resteront en suspens, la BCE devra gérer seule les risques bancaires et financiers.
Compléter le mandat de la BCE
L’assise institutionnelle de la BCE avait été rédigée dans une Europe très différente de la nôtre. Certes, la principale mission de la banque centrale reste le maintien du pouvoir d’achat de l’euro. Mais avec la crise, la BCE a élargi sa palette d’instruments de politique monétaire et a reçu de nouvelles prérogatives.
Sa responsabilité élargie couvre d’abord la stabilité financière. Le mandat de la BCE devra donc être adapté pour inclure un objectif de stabilité financière de rang égal à son objectif de stabilité des prix. Ensuite, ses nouvelles responsabilités en matière de supervision bancaire vont interférer avec sa politique monétaire. Last but not least, le principe de prohibition du financement monétaire des déficits publics par la banque centrale, cher aux pères fondateurs de l’euro, a été remis en cause (cf. la Cour de Karlsruhe). Il devra retrouver une place centrale, mais plus pragmatique, dans le dispositif monétaire de la zone euro. Il faudra également codifier les priorités entre politique monétaire, de stabilité financière et de supervision, au cas où celles-ci entreraient en conflit.