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 Introduction


Bruno CABRILLAC * Directeur général adjoint, Direction générale des Statistiques, des Études et de l'International, Banque de France. Contact : bruno.cabrillac@banque-france.fr.
Lionel ZINSOU Président, PAI Partners. Contact : lionel.zinsou@paipartners.com.

«  Celui qui ne voit l’Afrique qu’une seule fois dans sa vie mourra borgne. », a écrit l’écrivain algérien Yasmina Khadra. Et assurément aujourd’hui, nombreux sont les investisseurs internationaux désireux d'être clairvoyants, au point que certains ont pour l’Afrique les yeux de Chimène. Amadou N. R. Sy dans son article consacré au développement des marchés de titres souverains en Afrique rappelle que des pays à bas revenus, comme le Rwanda, ou au sortir d’une grave crise politico-économique, comme la Côte d’Ivoire, ont récemment réussi à emprunter moins cher sur les marchés internationaux que la Grèce, ou encore que le Ghana a pu, malgré une situation dont les derniers événements ont illustré la fragilité, émettre à des taux équivalents à ceux de l’Italie.

Luc Rigouzzo dont la contribution apporte le point de vue des fonds de capital-investissement souligne la rapidité avec laquelle « le continent africain est devenu un véritable terrain d’actions pour les acteurs du capital-investissement », des acteurs qui sont de moins en moins des institutionnels et de plus en plus des privés. Patrick Raleigh, dans sa contribution, montre le développement impressionnant de la notation sur le continent : vingt pays dont dix-huit en Afrique subsaharienne (AfSS) y sont aujourd’hui notés. Il met également l’accent sur l’ampleur de l’intérêt des investisseurs internationaux pour l’Afrique, car le couple rendement/risque y est devenu, notamment pour les dettes souveraines, moins favorable que dans de nombreuses autres régions du monde.

Si l’amélioration des fondamentaux, grâce à de meilleures politiques économiques, portée également par un cycle long d’appréciation des termes de l’échange, ainsi que les efforts de la communauté internationale pour désendetter les pays à faibles revenus à travers l’Initiative pour les pays pauvres très endettés peuvent expliquer une partie de l’engouement des investisseurs étrangers, le contexte international et, notamment, les taux de rendement très faibles dans la plupart des pays développés y ont aussi contribué, comme le soulignent Sy et Raleigh.

Au-delà de ces explications conjoncturelles, l’Afrique est également devenue pour des raisons plus pérennes la nouvelle frontière des investisseurs internationaux, comme l’explique Rigouzzo en ce qui concerne les fonds de capital-investissement. Le dynamisme démographique du continent qu’un nouvel afro-optimisme a transformé de malédiction en opportunité, l’amélioration fragile mais persistante de la gouvernance, et surtout des performances économiques supérieures à celles des pays avancés depuis le début du siècle et à celles des autres régions émergentes depuis la crise ont profondément modifié la perception des investisseurs.

Parmi les nouveaux investisseurs internationaux dont l’intérêt pour l’Afrique est croissant, les pays émergents et notamment la Chine ont une place à part. Jean-Raphaël Chaponnière montre que l’empreinte de la Chine en Afrique va bien au-delà de flux commerciaux en croissance exponentielle (la Chine est devenue le premier partenaire de l’Afrique en 2008). Bien qu’il y ait beaucoup d’incertitudes sur l’évaluation des flux et encore plus des stocks d’investissements directs chinois en Afrique, il est acquis qu’ils ont atteint une ampleur significative et qu’ils croissent à un rythme rapide. Si les IDE (investissements directs à l’étranger) chinois sont encore concentrés sur le secteur des matières premières et particulièrement de l’exploration/exploitation du pétrole, la progression des investissements industriels est depuis quelques années spectaculaire. Chaponnière constate également qu'« en l’espace de quelques années, la Chine s’est affirmée comme l’un des principaux créanciers de l’Afrique ». L’aide et les crédits de la Chine sont d’autant plus stratégiques pour l’Afrique qu’ils servent souvent à financer des infrastructures, alors même que, plus encore qu’ailleurs, il y est difficile de trouver des financements à long terme.

C’est sans doute ce changement drastique de perspective des investisseurs internationaux qui explique qu’aujourd’hui, le péché originel de l’Afrique et notamment de l’AfSS ait en large partie été effacé aux yeux des investisseurs internationaux. Toutefois, comme le rappelle Raleigh, ce point n’est pas acquis pour toujours et l’accès aux marchés de capitaux internationaux reste pour l’avenir incertain car « l’Afrique a beaucoup progressé et a encore beaucoup à faire ». Parmi les principaux chantiers qui répondent bien à cette définition, l’évolution des systèmes financiers est sans doute celui qui est le plus important.

C’est un chantier essentiel pour attirer les financements internationaux, notamment privés, y compris les transferts des travailleurs émigrés, dans le contexte de l’agenda post-2015 pour le développement. C’est aussi, comme le rappelle Fabien Bertho, un chantier important pour plus et mieux mobiliser l’épargne interne et améliorer l’efficacité de l’allocation des financements.

Où en est ce chantier ? Thorsten Beck et Robert Cull estiment qu’au cours de la dernière décennie, les systèmes financiers de l’AfSS se sont transformés, cette transformation entraînant un approfondissement financier important. Ainsi, pour la médiane des pays d’AfSS, entre 2000 et 2012, le rapport entre les dépôts et le PIB est passé de moins de 15 % à 27 %, et le ratio « crédits/PIB » a progressé de moins de 10 % à 18 %. L’approfondissement financier reste cependant à des niveaux très différents et pas forcément convergents entre l’Afrique du Sud ou Maurice, d’un côté, dont les systèmes financiers ont des taux de bancarisation proches des pays développés, et Centrafrique, le Tchad ou le Sud Soudan, d’un autre côté. Malgré ces évolutions récentes, la profondeur financière mesurée par ces indicateurs reste beaucoup plus faible en moyenne en AfSS que dans les autres zones de niveau de développement comparable. Beck et Cull pointent un facteur essentiel de ce retard : une inefficience des secteurs bancaires africains qui se reflète dans des coûts sensiblement plus élevés qu’ailleurs. Le paysage est similaire dans les quatre pays d’Afrique du Nord, comme le montrent Nabil Jedlane et Dhafer Saïdane. Certes, le système financier y est un peu plus développé, mais il reste sensiblement moins profond que ceux des pays ayant un niveau de revenus par tête comparable (sauf au Maroc). Les contrecoups du Printemps arabe en Tunisie et en Lybie et l’absence de progrès de l’intégration régionale au Maghreb contribuent à freiner une évolution déjà plus lente qu’en AfSS.

L’état des lieux que nous livrent Enrique Gelbard, Anne-Marie Gulde et Rodolfo Maino, du Département Afrique du FMI (Fonds monétaire international), converge sur de nombreux points avec celui de Beck et Cull. Une analyse plus détaillée de l’évolution de la profondeur des systèmes financiers africains montre une progression rapide et continue dans trois des cinq principaux axes du développement financier au cours des deux dernières décennies : la libéralisation, l’environnement institutionnel, la variété et le coût des services financiers. Toutefois, en ce qui concerne le cadre des opérations monétaires et surtout la structure du secteur financier, les progrès se sont en moyenne interrompus. De fait, « les systèmes bancaires dans les pays d’AfSS restent concentrés et ont des coûts élevés de fonctionnement ». Les ratios de concentration ont même progressé dans les pays à revenus intermédiaires.

Cependant, Gelbard, Gulde et Maino notent que plusieurs facteurs positifs sont à l'œuvre pour contribuer à ouvrir et diversifier les secteurs bancaires africains. D’un côté, la part de marché des banques à capitaux publics recule ; d’un autre côté, celle des banques étrangères progresse. Cette dernière évolution relève surtout d’un phénomène récent, mais puissant : l’expansion des banques panafricaines, notamment de sept grands groupes d’origine marocaine (Attijariwafa, Groupe Banque centrale populaire, Banque marocaine du commerce extérieur/Bank of Africa), de l’Union économique et monétaire ouest-africaine –UEMOA – (ETI et Oragroup), du Nigeria (United Bank of Africa) et d’Afrique du Sud (Standard Bank/Stanbic) dont le nombre d’implantations en AfSS a plus que doublé au cours de la dernière décennie. Ce développement des activités transfrontalières des banques africaines est le reflet d’une ouverture du secteur bancaire africain sur l’extérieur. Comme le note Aaron Daniel Mminele, sous-gouverneur de la Banque centrale d’Afrique du Sud, 140 banques africaines ont au moins une succursale ou une filiale à l’extérieur de leur pays. Mminele souligne également que « l’arrivée de banques régionales africaines a amélioré l’efficacité du secteur bancaire des pays d’accueil. En effet, elles stimulent la concurrence, améliorent les pratiques de marché et augmentent la diversité des services et des produits financiers disponibles ».

Le renforcement de la concurrence par l’ouverture du marché est un facteur essentiel, mais insuffisant, de l’amélioration de l’efficacité du secteur bancaire. Dans leur contribution, Paola Granata, Katie Kibuuka et Yira Mascaró montrent en effet que la marge d’intermédiation bancaire est, en Afrique, beaucoup plus élevée que dans le reste du monde, en raison de facteurs divers : coûts de fonctionnement, coût du risque et marges bénéficiaires plus élevés, mais aussi coûts réglementaires (réserves obligatoires, notamment) et coût d’opportunité (par rapport à des achats de titres publics) également plus élevés. Ce constat les conduit à préconiser une large gamme de politiques, au-delà de l’ouverture du marché, pour réduire le prix des services bancaires et particulièrement du crédit : réduire les coûts de fonctionnement (formation de professionnels, environnement des affaires, efficacité des systèmes de paiement), les coûts réglementaires et le coût du risque (information économique, droit des sûretés et sa mise en œuvre, réglementation prudentielle), faire baisser les rendements des titres d’État (par la politique macroéconomique, mais aussi par la stimulation d’autres acheteurs que les banques) et développer l’inclusion financière.

Au-delà de l’amélioration de l’efficacité du secteur bancaire, l’approfondissement du secteur financier passe aussi par l’extension de l’offre de produits et de services, notamment là où les besoins sont les plus criants. C’est tout particulièrement le cas du financement des infrastructures auquel s’intéresse Cédric Achille Mbeng Mezui. Dans ce domaine, il y a une insuffisance de l’offre de financement à long terme du fait des limites du secteur bancaire et surtout de celles des marchés de capitaux, mais aussi une insuffisance de la demande de financement qui procède des carences dans la préparation, le suivi, la gouvernance et le cadre juridique des projets d’infrastructures. Après avoir décrit les nombreuses initiatives prises par la Banque africaine de développement pour renforcer l’offre de financement à long terme en Afrique, Mbeng Mezui développe des recommandations aux autorités locales pour promouvoir cette offre, par exemple en favorisant le marché des obligations de projet.

Dans le même ordre d’idée, Bertho comme Gelbard, Gulde et Maino pointent l’extrême faiblesse des marchés d’actions comme des marchés obligataires (et l’inexistence des marchés de dérivés) en AfSS hors Afrique du Sud, tant en termes d’encours que de flux de transactions, même si, au cours des toutes dernières années, une croissance s’amorce, tirée également par l’intérêt des investisseurs internationaux. D’autres types de produits financiers restent peu ou pas développés en Afrique, que ce soit des produits de financement (crédit-bail, garanties) ou des produits d’épargne (OPCVM, épargne-logement, assurance-vie). En revanche, comme le remarquent Beck et Cull, la rapidité du développement de la téléphonie mobile a donné une longueur d’avance à l’Afrique, au regard de son niveau de développement, en ce qui concerne la banque mobile.

Enfin, l’approfondissement financier passe aussi par le développement des acteurs locaux non bancaires au premier rang desquels les investisseurs institutionnels, notamment les fonds de pension et les compagnies d’assurances. Dans ce domaine, le retard de l’Afrique est encore plus grand que dans le domaine bancaire, mais il commence à être rattrapé. Jean-Claude Ngbwa souligne ainsi la croissance à marche forcée (près de 8 % par an) du secteur de l’assurance dans les pays de la Zone franc. L’accès à ce type de services d’assurances et plus largement de couverture du risque est aujourd’hui l’un des principaux défis de la lutte contre l’exclusion financière.

Le développement de l’inclusion financière peut avoir des effets ambigus sur les marges d’intermédiation, car si elle permet d’élargir l’offre de services financiers, c’est au profit de segments de population qui présentent normalement des risques plus élevés. Mais l’inclusion financière comporte des enjeux qui vont bien au-delà de la réduction des coûts des services bancaires. Comme le font remarquer Samuel Guérineau et Luc Jacolin, elle favorise en effet le développement économique et la réduction de la pauvreté. Or les données d’enquête disponibles, notamment la base Findex de la Banque mondiale, montrent que la faible profondeur des systèmes financiers en Afrique s’accompagne d’un niveau élevé d’exclusion financière : à peine 24 % des adultes de plus de quinze ans ont un compte bancaire en AfSS, contre 43 % dans les pays à revenus intermédiaires et plus de 90 % dans les pays avancés. Le coût des services bancaires est un facteur important, mais pas unique, d’exclusion financière : les difficultés géographiques ou culturelles d’accès aux banques, l’absence de produits adaptés, le manque de confiance y ont également leur part et doivent donc être traités dans le cadre d’une politique globale d’inclusion financière.

Ces politiques doivent comprendre un volet de développement et de diversification de l’offre de produits financiers à l’intention des personnes morales et physiques exclues du système financier formel : systèmes de paiement, offre de financement, mais aussi de produits d’épargne. La microfinance y joue un rôle capital. Comme l’indique Jacques Attali, « l’écosystème de la microfinance en Afrique est très différent de ce qu’il était à ses débuts, et ce, malgré un développement moins dynamique que dans d’autres régions du monde, mais qui renferme un potentiel important de croissance et d’innovation ». Si, à l’origine, la microfinance était surtout du microcrédit, ses nouveaux visages, selon l’expression d’Attali, sont constitués par « toute une gamme de produits financiers, tels que l’épargne, l’assurance, les paiements, les transferts d’argent, etc. ». En synergie, avec le développement de la microfinance, l’essor des nouvelles technologies, notamment de la téléphonie mobile, permet de lever une partie des contraintes physiques ou culturelles d’accès aux services financiers.

Le développement de la microfinance en Afrique est rapide – quintuplement des encours de crédits et quadruplement du nombre des épargnants entre 2005 et 2012 –, mais moins impressionnant que dans les autres zones en développement. Pour rattraper ce retard, Attali recommande que les politiques de lutte contre l’exclusion financière permettent une adaptation de l’écosystème à ce que sera la microfinance de demain : des clients de plus en plus éduqués et exigeants, une offre qui doit répondre en partenariat à des besoins plus diversifiés et plus complexes dans un environnement plus concurrentiel, des impératifs de sécurité et de stabilité financières, des synergies plus fortes avec les nouvelles technologies de l’information.

Que peut faire la communauté internationale pour participer à ce chantier de l’approfondissement des systèmes financiers et de la lutte contre l’exclusion financière ? Vincent Caupin, Jean-Marc Gravellini et Claude Périou traitent de ce point en mettant en avant l’expérience de l’Agence française de développement (AFD). Les bailleurs de fonds peuvent d’abord contribuer à la structuration du secteur financier en soutenant les régulateurs, mais aussi en utilisant le levier de financements transitant par le secteur bancaire ou la microfinance ou en prenant des participations au capital d’institutions financières. Ils peuvent également favoriser l’accès aux services financiers en subventionnant ces services quand ils sont offerts à des populations ciblées (ménages à faibles revenus, TPE, voire PME) ou dans le cadre de politiques publiques identifiées (en faveur du logement, par exemple). Ils peuvent également aider à diversifier l’offre de produits financiers. Caupin, Gravellini et Périou citent, par exemple, la participation des agences de développement au fonds TCX qui fournit des couvertures de change à terme sur des devises africaines émergentes, comblant ainsi une carence des marchés.

Cette profonde et rapide mutation des systèmes financiers doit se poursuivre et s’accélérer non seulement pour combler le retard du continent, mais aussi pour s’adapter à un environnement international qui, depuis la grande crise financière, évolue rapidement. C’est un lourd défi pour les régulateurs qui manquent souvent de moyens humains et financiers que d’accompagner sinon de précéder cette mutation. Pascal H. Dannon et Frédéric Lobez montrent, en prenant l’exemple de la régulation microprudentielle en UEMOA, que l’adaptation des normes internationales (en l’occurrence Bâle I, toujours en vigueur dans cette zone) dans le contexte africain est parfois difficile. Ils constatent en effet que « le respect de certaines normes prudentielles reste faible et que certaines de ces normes ne sont pas conformes aux dispositions internationales ». L’ampleur de ce défi ressort également de la description des chantiers de régulation passés et en cours que dresse Ngbwa sur la base de l’expérience, unique au monde, d’un régulateur multinational des assurances, la CIMA (Conférence interafricaine des marchés d’assurances) qui couvre l’ensemble des pays de la Zone franc.

Dans le secteur bancaire, comme dans l’assurance, le défi pour les régulateurs africains est de trouver le rythme de convergence aux règles internationales qui accompagne au mieux la convergence des pratiques et des métiers des banques. D’autres évolutions placent les régulateurs africains devant des défis d’une autre nature car les références sont moins claires. Par exemple, le développement des groupes panafricains oblige à trouver des modalités de coordination des régulateurs nationaux qui sont encore en période de test dans les pays développés. La croissance de la banque mobile et l’importance des opérateurs de télécommunications dans la distribution de produits financiers obligent également à des innovations en termes de réglementation et de régulation. En matière de microfinance, les régulateurs africains doivent et devront aussi innover, comme l’indique Attali.

De ce panorama des évolutions passées, en cours et souhaitables des systèmes financiers en Afrique émergent plusieurs constats :

  • les systèmes financiers en Afrique restent peu développés et l’exclusion financière y est forte ;
  • ces deux éléments constituent un goulet d’étranglement pour la croissance et la réduction de la pauvreté ;
  • grâce à une dynamique très favorable entre, d’une part, la prise de conscience et l’action des autorités locales et de la communauté internationale, et, d’autre part, les forces de marché, les systèmes financiers africains pourraient au contraire devenir un facteur de renforcement de la croissance ;
  • l’Afrique pourrait être un laboratoire des mutations de certains segments du système financier, comme la microfinance ou la banque en ligne ;
  • le défi à relever par les autorités nationales et notamment par les régulateurs pour suivre et anticiper ces mutations est très lourd ;
  • la communauté internationale peut et doit accompagner le développement des systèmes financiers et les efforts des régulateurs.