Biens publics mondiaux (BPM)
ou communs universels :
un concept adapté aux défis actuels
Au cours des quinze dernières années, le monde a été confronté à deux crises majeures, la grande crise financière de 2008 et la crise entraînée par l'épidémie de Covid-19. Dans le même temps, la prise de conscience de la gravité et de l'urgence du changement climatique comme des atteintes à la biodiversité et plus généralement à l'environnement confronte le monde à « une polycrise sans précédent, avec des crises dans de multiples systèmes mondiaux qui s'enchevêtrent de manière causale d'une façon qui dégrade considérablement les perspectives de l'humanité », comme le note Charlotte Gardes-Landolfini. Ces « systèmes mondiaux » – stabilité financière, climat, protection contre les pandémies, biodiversité, sécurité y compris énergétique et alimentaire, etc. – présentent les caractéristiques des BPM, rappelées à de nombreuses reprises dans ce numéro : la non-rivalité d'usage (« la consommation d'un tel bien par chaque individu n'entraîne aucune soustraction à la consommation d'autres individus » ; Samuelson, 1954), à des degrés divers la non-exclusion, c'est-à-dire l'impossibilité d'exclure des individus de la consommation du bien, et, enfin, l'universalité. Ils transcendent ainsi les frontières géographiques et socioéconomiques.
Comme le souligne Charlotte Gardes-Landolfini, les biens publics sont un cas typique de défaillance de marchés car ceux-ci ne permettent pas de satisfaire la « condition de Samuelson » : « L'allocation ou la production d'un BPM est Pareto-optimale1 si la somme des bénéfices marginaux individuels associés à la dernière unité produite est exactement égale au coût marginal de production de ladite unité. » Les biens publics sont donc un concept pertinent en matière de politique publique. Sous cet aspect, les BPM sont presque un oxymore, compte tenu des carences des politiques publiques au niveau mondial et, comme le remarque Gaël Giraud, de l'impossibilité d'un État mondial. Un autre concept que Gaël Giraud fait remonter à la taxonomie du droit romain, mais qui a été remis au goût du jour par les travaux de Elinor Ostrom, celui de biens communs (res communis) différent de celui de biens publics (res publica), permet de sortir de l'ambiguïté. Les communs universels, en effet, n'appellent pas forcément une gestion par l'État, mais par l'ensemble des parties prenantes associées sous diverses formes.
Jean-Michel Severino souligne que l'entreprise joue un rôle clé comme partie prenante de la gestion et du financement des communs, car « elle est conduite à en être un contributeur nouveau et essentiel ». L'entreprise devient en effet de plus en plus un « commun producteur de communs » pour l'ensemble de ses parties prenantes (actionnaires, salariés, consommateurs) et plus généralement pour son écosystème. Dans ce contexte, la finalité financière, c'est-à-dire le profit, ne peut plus seule gouverner le comportement des entreprises. Celles-ci sont de plus en plus enjointes par leurs parties prenantes de maximiser également leur utilité sociale, c'est-à-dire leur impact net sur la société à travers la production ou la destruction de communs ou de biens publics.
Catherine Casamatta et Sébastien Pouget en résonance avec Jean-Michel Severino expliquent comment la partie prenante qui a in fine la main sur la gouvernance des entreprises (les actionnaires) est amenée à se soucier du bien commun et donc de l'impact sociétal de l'entreprise. D'une part, la seule maximisation du profit ne permet pas d'optimiser cet impact sociétal, du fait de la défaillance des marchés pour la production des BPM. D'autre part, les politiques publiques et encore plus au niveau mondial ne les corrigent qu'imparfaitement à travers les différents instruments d'incitation financière ou réglementaire. Les actionnaires qui sont aussi des citoyens peuvent vouloir que l'entreprise de manière volontaire contribue aussi à maximiser cet impact sociétal. Même les actionnaires qui ne sont pas mus par des « préférences sociales » peuvent être amenés par la seule finalité financière à se soucier du bien commun si les autres parties prenantes le demandent et sont prêtes à en assumer le coût : le consommateur en payant plus cher, les employés en réduisant leurs salaires. C'est de cette conjonction des parties prenantes que la stratégie de RSE (responsabilité sociétale des entreprises) tire sa légitimité.
La problématique de la gouvernance des BPM
au cœur de celle de leur financement
Quel que soit le mode de gouvernance de la production de BPM ou de communs, l'un des problèmes essentiels reste celui de la prévention des comportements de passagers clandestins ou, plus pertinent encore, de la prévention des comportements des « destructeurs clandestins » comme le mettent en exergue Ruchir Agarwal et John-Arne Røttingen. Le « destructeur clandestin », double actif du passager clandestin, est un agent qui porte atteinte ou détruit des BPM de manière unilatérale. Ces auteurs en donnent six exemples, relevant soit d'actes prométhéens ne respectant pas le principe de précaution (géo-ingénierie pour la captation du carbone, développement non maîtrisé de l'intelligence artificielle), soit de carences d'application de règles de gestion des BPM (prolifération nucléaire, cyber-sécurité, sécurité des centres de recherche biologique, protection de la biodiversité). Les insuffisances actuelles de la gouvernance mondiale rendent problématique la gestion des « destructeurs clandestins ». Ces auteurs préconisent alors plusieurs axes d'amélioration de la gouvernance mondiale des BPM que l'on retrouve dans de nombreuses contributions à cet ouvrage. La gouvernance doit d'abord être inclusive et universelle pour impliquer tous les acteurs étatiques ou non, y compris les potentiellement nuisibles. Elle doit être intégrée dans une stratégie d'ensemble en raison des interactions dans la production des BPM, elle doit couvrir les diverses phases de la production d'externalités négatives (prévention, traitement, réparation). Elle doit bénéficier de suffisamment de financements eux-mêmes diversifiés, réactifs (notamment en cas d'urgence) et additionnels.
En regard, Julien Arthur, Fabio Grieco et Quentin Paul dressent un portrait de l'évolution de la gouvernance économique mondiale au cours des quinze dernières années. Même si les grands traits de ce portrait confirment d'importantes carences pour gérer les BPM dans un contexte de « polycrise », sa physionomie générale est moins effrayante que l'on aurait pu le craindre. Plusieurs strates du système multilatéral se sont en effet développées, qu'il s'agisse d'institutions de concertation (comme dans le domaine macroéconomique ou le climat) ou d'institutions normatives (comme dans le domaine de la régulation financière). Ces strates s'ajoutent, parfois en se superposant aux institutions créées après la Seconde Guerre mondiale, soit dans le cadre onusien ou soit issues de Bretton Woods. Le risque de cacophonie est bien réel, mais depuis 2009, le G20 assume un rôle de chef d'orchestre qui repose sur le triptyque : impulsion, validation, mise en œuvre. Dans ce rôle, le G20 a connu quelques succès concernant les BPM : équité fiscale (transparence fiscale, réformes de la taxation des entreprises multinationales) ou stabilité financière. En ce qui concerne l'exemple choisi par ces auteurs, celui de la lutte contre le changement climatique à travers l'organisation, au niveau mondial, de la finance verte, les progrès pour être plus embryonnaires n'en sont pas moins significatifs avec notamment le lancement des travaux pour des standards internationaux d'informations extra-financières sur l'empreinte carbone des entreprises.
C'est un autre exemple de ces progrès encore embryonnaires, mais prometteurs dans la gestion multilatérale des BPM, que donnent Benedetta Guerzoni et Giorgia Mangani. La concomitance de la pandémie de Covid-19 et du renforcement de l'urgence climatique a accéléré la prise de conscience des interactions entre santé et environnement et de l'intérêt de prendre en compte ces interactions dans la gestion de ces deux BPM. Si des progrès importants ont été faits sur les finalités (le pourquoi), l'action se heurte au défi de la multiplicité des acteurs et à leur cloisonnement (le qui). Si une stratégie unique, l'approche One Health, permet de répondre à ce défi, elle ne suffit pas pour le surmonter. Sur le comment, ces autrices préconisent : « Les financements climat et santé sont conçus pour se renforcer mutuellement afin de déclencher un cercle vertueux vers des objectifs communs. » Elles notent également que la nouvelle facilité du FMI (Fonds monétaire international) pour le financement de la durabilité et de la résilience, créée en 2021 pour faciliter le recyclage des DTS (droits de tirage spéciaux) correspond à cet objectif.
Diversité des approches de financement des BPM
La problématique du changement climatique avec les efforts colossaux d'investissement qu'exigent l'atténuation et l'adaptation a également souligné à quel point le financement des BPM était au cœur de leur gestion. Comme le rappelle Sébastien Treyer, la communauté financière internationale a déjà une longue expérience de financement à grande échelle d'un BPM, celui du développement. Or le financement d'autres BPM comme la lutte contre les pandémies ou contre le changement climatique nécessite aussi des financements Nord-Sud au moins pour deux raisons. La première raison est celle du maillon faible : par exemple, on n'éradique pas une pandémie si elle n'est pas vaincue partout. Le renforcement de la prévention, la préparation et la résilience des systèmes de santé les plus fragiles est de l'intérêt de tous. La seconde raison est celle des responsabilités différenciées dans la gestion des BPM. D'une part, les pays riches profitent plus de la préservation des BPM et, d'autre part, comme c'est, par exemple, le cas avec les émissions de gaz à effet de serre, les pays riches ont plus concouru à la dégradation des BPM. Dans ce cadre, la convergence des écosystèmes du financement du développement et des autres BPM est d'autant plus indispensable que des arbitrages sont inévitables comme le montrent Patrick Guillaumont et Sylviane Guillaumont Jeanneney dans le cas du climat, même si les finalités sont largement convergentes, notamment à travers la stratégie globale des objectifs de développement durable (ODD). Sébastien Treyer estime que l'alignement des banques multilatérales sur l'Accord de Paris pour le climat montre la voie vers cette convergence, mais qu'il faut aller plus loin et « mettre en dynamique l'ensemble du système financier international ».
Comme pour le financement du développement, la construction collective et acceptée par tous de mesures et de cibles pour le financement des BPM est un point central. Elle doit servir à mesurer, d'une part, la contribution de chaque pays, voire de chaque partie prenante, et, d'autre part, les fonds que reçoivent chacun des pays bénéficiaires pour évaluer leur impact. Thomas Melonio et Jean-David Naudet montrent à quel point l'élaboration de cette mesure est complexe. Sur la mesure de l'effort, « la diversité des mobilisations peut poser une question de lisibilité médiatique et politique des cibles à atteindre et des responsabilités pour y parvenir ». Ces auteurs rappellent qu'une nouvelle mesure, le Total Official Support for Sustainable Development (TOSSD) élaboré en 2016, avait accompagné la détermination des ODD et permet une mesure holistique du financement du développement et des BPM. Mais ils constatent que « le TOSSD peine à s'imposer comme une référence ». En outre, le TOSSD est une mesure des flux à la source et non à destination et ne permet donc pas d'évaluer l'impact de ces flux. C'est pourquoi les auteurs prônent le concept d'investissement de développement durable (IDD) qui agrège tous les flux à destination du Sud qui seraient issus des politiques de développement des pays du Nord pour compléter les mesures d'effort. Dans tous les cas, ces mesures se heurtent aux mêmes difficultés que celles rencontrées pour le financement du développement : détermination du champ, y compris des acteurs concernés, agrégation de flux hétérogènes. Enfin et surtout, une mesure holistique ne suffit pas. La mesure doit aussi être réalisée pour chacun des BPM ; pour l'effort, en raison de responsabilités différenciées et différentes pour chacun des BPM, et à destination parce que ces flux appuient des politiques publiques différentes et ont un impact différencié. Compte tenu de l'interdépendance des BPM (et des ODD) et de leur imbrication avec le développement, les difficultés méthodologiques sont immenses.
Pauline Fournel et Julien Velud reviennent sur la première étape de la mise en dynamique des banques multilatérales de développement (BMD) pour financer les BPM. Pour la compléter, ils suggèrent « qu'il est cependant nécessaire de renforcer l'action des BMD en faveur des BPM par le biais de nouvelles approches, comme l'intégration systématique des BPM dans les activités des BMD et l'utilisation d'incitations financières et non financières en faveur des BPM ». Au-delà de l'alignement de leur mandat sur les ODD, les BMD doivent, à l'instar de la Banque mondiale, intégrer les BPM dans leur vision, leur mission et leur modèle opérationnel. Ce dernier point présente de multiples facettes. Il peut s'agir de travailler plus en synergie avec des fonds verticaux privés, comme, par exemple, l'Alliance du vaccin, ou publics (Unitaid), voire même les intégrer comme l'a fait la Banque mondiale pour le nouveau (2022) Fonds pour la réponse, la prévention et la préparation aux pandémies. Cela peut aussi mener à renforcer les outils de mobilisation des capitaux privés en cherchant plus systématiquement à maximiser les effets de levier, tout en prenant soin de réserver les ressources concessionnelles pour les pays à faible revenu.
La convergence des écosystèmes du développement et des BPM doit préserver les ressources concessionnelles publiques affectées au développement. Cette additionnalité est souvent mise en péril quand ces ressources proviennent directement ou indirectement des budgets de l'État. C'est notamment pour cette raison que l'idée de financer les BPM, y compris le développement, par des taxes affectées a été souvent avancée. Vianney Dequiedt, Audrey-Anne de Ubeda et Grégoire Rota-Graziosi font un bilan de deux expériences récentes et différentes : la taxe sur les billets d'avion affectée au Fonds de solidarité pour le développement (FSD) et la taxe sur les approvisionnements d'hydrocarbures par voie maritime affectée aux fonds internationaux d'indemnisation pour les dommages dus à la pollution (FIPOL). Les auteurs utilisent la grille d'analyse de la théorie de la conception des mécanismes pour apprécier « (1) l'efficacité et l'équité d'un financement par une taxe affectée, (2) la coordination, la coopération et l'engagement permis par une taxe affectée et (3) la manière dont sont pris en compte les enjeux de contrôle des comportements des parties prenantes ». Ce type d'analyse appliquée à ces deux exemples montre l'importance du choix de l'assiette pour l'efficacité et l'équité et celle du degré d'intégration dans le processus budgétaire et de l'allocation pour maximiser l'incitation à la coopération. L'arbitrage entre sécuriser les financements sur le long terme et influencer les comportements (effet Pigou) est aussi un élément clé de la conception de ces taxes affectées. Les auteurs montrent sur ces deux exemples qu'il n'y a pas d'optimum de premier rang, mais que des solutions pragmatiques peuvent être trouvées. C'est un constat important au moment où la réflexion sur des taxes affectées pour financer la transition énergétique (taxes sur le mazout du transport maritime, sur le kérosène de l'aviation civile ou encore sur les transactions numériques) gagne en intensité.
Le climat, les océans, la stabilité financière :
trois biens publics mondiaux « purs »,
trois approches de gouvernance et de financement
Le climat, BPM « pur », est évidemment le champ privilégié de tous les débats actuels sur la gouvernance et le financement des BPM. Mark Carney a été non seulement un observateur clé, mais aussi et surtout un acteur important des débuts de la construction d'une gouvernance mondiale du climat. La pierre angulaire de cette construction, appuyée sur les organismes onusiens, a été longue à se mettre en place. Après l'échec du protocole de Kyoto, le « génie » de l'Accord de Paris a consisté à coordonner des engagements nationaux volontaires autour d'un objectif mondial commun, une évaluation régulière de ces engagements et un processus volontaire pour combler l'écart entre l'action et l'ambition. La deuxième pierre angulaire cimentée à la COP27 de Glasgow, c'est, faisant écho aux propos de Jean-Michel Severino, la participation des entreprises privées notamment financières à la production du BPM climat, rendue possible par l'Accord de Paris (« Lorsque la société fixe un objectif clair, il devient rentable de faire partie de la solution et coûteux de continuer à faire partie du problème. »). Pour Mark Carney, il faut désormais accélérer cette dynamique. « Cela signifie intégrer la planification de la transition vers la neutralité carbone dans les exigences légales, la réglementation, et la législation [...]. Parallèlement, la coopération internationale est nécessaire pour réformer l'architecture financière internationale afin de s'assurer qu'elle soutient la mobilisation du financement climatique à grande échelle pour les économies émergentes et en développement [...]. »
Sur ce même exemple du climat, Patrick Guillaumont et Sylviane Guillaumont Jeanneney illustrent avec brio les difficultés et les enjeux politiques de la mesure des financements des BPM. « À ce stade, « les financements pour le climat » ou les « financements climat », traductions incertaines de l'expression anglaise « climate finance » élégante mais ambiguë, ne correspondent en rien à un concept clair. L'expression est néanmoins utilisée à tout-va, d'autant plus qu'il n'y a pas d'accord sur sa signification. » L'engagement pris à Copenhague en 2009, lors de la COP15, de transferts de 100 Md$ de financements climat par an du Nord vers le Sud est loin de lever cette ambiguïté, tant le champ couvert (nature et finalité) est flou, comme le montre la méthodologie élaborée par l'OCDE pour les comptabiliser, méthodologie qui n'est d'ailleurs pas acceptée par tous. Ces auteurs proposent de rétablir une logique de classification fondée sur les finalités. Le financement de l'adaptation est étroitement lié au développement et du point de vue des bénéficiaires, son impact et donc son allocation doivent s'apprécier en fonction de l'amélioration des ODD concernés et les fonds concessionnels doivent être concentrés sur les pays pauvres et vulnérables. Le financement de l'atténuation relève d'une logique différente, car son impact et son allocation doivent être évalués en fonction de l'efficacité de la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Si les deux enveloppes doivent être séparées, les cibles d'effort contributives relèvent des mêmes responsabilités différenciées. En tout état de cause, leur additionnalité à l'aide au développement doit être visée car en ce qui concerne l'atténuation et, dans une moindre mesure, l'adaptation, on ne peut nier l'existence d'arbitrages avec le développement.
Philippe Le Houérou aborde le sujet des ambiguïtés des financements climatiques d'un autre point de vue, en s'intéressant à la multiplication des fonds climatiques. Il en dénombre 94 créés au cours des trente dernières années, dont 82 étaient encore actifs à la fin de 2022. « Or ces fonds n'ont qu'une contribution marginale au financement du BPM climat. En outre, il est très difficile, voire impossible, d'évaluer même les plus simples aspects de la gestion et de l'impact de ces fonds, en tant que « système ». » Face à l'évidence de cette inefficacité, notamment due à des coûts de coordination exorbitants, compte tenu des divergences de finalités et de fonctionnement, cet auteur propose une réduction drastique du nombre de fonds climatiques, en les consolidant sur différents axes : finalités (atténuation/adaptation), géographie, institutions hôtes, etc., et une profonde réforme et harmonisation de leur mode de fonctionnement.
Les fonds climatiques ne sont qu'un élément parmi tant d'autres du paysage du financement du climat comme le montre la fresque d'Odile Renaud-Basso. La diversité des acteurs est bienvenue car l'ampleur des besoins de financements est immense, mais leur coordination est un défi. Un défi d'abord pour les gouvernements qui ont la responsabilité d'inciter et d'encadrer ces financements par des politiques appropriées. Mais ce défi, les BMD peuvent aussi contribuer à le relever, ce qui illustre le propos de Pauline Fournel et Julien Velud. Les BMD doivent contribuer à la génération de projets « bancables » d'atténuation ou d'adaptation aujourd'hui trop peu nombreux. Elles doivent également « catalyser le changement systémique grâce à leurs investissements et à leur soutien aux réformes pour des réglementations qui rendent les investissements dans le domaine du climat économiquement viables ». Elles doivent enfin chercher à mieux mobiliser les capitaux privés pour les financements climat dans les pays émergents et pauvres. « Dans l'ensemble, les investissements verts ont représenté la moitié des activités de la BERD [la BMD dirigée par Odile Renaud-Basso] l'année dernière, soit un financement de 6,7 Md$ en faveur du climat. Parallèlement, nous avons mobilisé 10 Md$ supplémentaires de capitaux privés. »
D'autres acteurs peuvent aussi contribuer efficacement à la coordination des financements climat, notamment les régulateurs et les banques centrales. Une illustration des nouvelles formes du multilatéralisme pour gérer les BPM que décrivent Julien Arthur, Fabio Grieco et Quentin Paul est le Réseau pour verdir le système financier (NGFS, selon son acronyme anglais, Network for Greening the Financial System, une organisation originale rassemblant, sur une base volontaire, banques centrales et régulateurs pour participer à la lutte contre le changement climatique).
Si le climat reste au tout premier plan des préoccupations, les océans (et plus particulièrement la haute mer en droit international) sont de longue date un terrain d'expérimentation de la gouvernance et du financement des BPM comme le rappelle Tanguy Stehelin. « Si la haute mer est insusceptible d'appropriation, la Convention des Nations unies sur le droit de la mer dite de Montego Bay prévoit un régime d'activités qui se déploient librement dans cet espace en vertu des libertés consacrées par le droit de la mer (liberté de navigation et de pêche, liberté de la recherche scientifique marine, liberté de pose des câbles et pipelines). À la différence des sols et des sous-sols marins, la Convention de Montego Bay ne définit en revanche ni règle, ni autorité internationale pour les conditions d'exploitation de la biodiversité en haute mer. » Or la biodiversité de la haute mer (50 % de la surface de la terre et 64 % des océans) présente une richesse remarquable encore en partie inexplorée. La bonne nouvelle, c'est que la négociation sur la BBNJ (Biodiversity Beyond National Jurisdiction), stimulée par les COP biodiversité et notamment la COP15 de Kunming/Montréal et malgré les tensions géopolitiques, a abouti en mars 2023 à une solution pionnière en termes de gouvernance et de financement. En matière de gouvernance, l'avancée majeure est l'abandon de la règle du consensus qui souvent bloque les progrès et les ambitions en matière de BPM au profit d'une majorité des deux tiers pour la plupart des décisions. En matière de financement, la solution est également novatrice avec un partage de la charge en fonction des ressources financières de l'exploitation de la biodiversité de la haute mer, mais également une contribution préalable des pays développés.
L'épilogue heureux de la négociation sur la BBNJ laisse espérer d'autres avancées sur ce BPM clé qu'est l'océan. Robert Calcagno rappelle le thème d'un colloque tenu en 2015 et organisé par l'Institut océanographique de Monaco qu'il dirige : « L'Océan, bien commun de l'humanité : une utopie pour le xxie siècle ». La BBNJ est sans doute un pas décisif vers cette utopie, mais beaucoup reste à faire pour protéger la biodiversité, lutter contre la surexploitation des ressources halieutiques ou la prolifération des déchets plastiques. Cet auteur souligne que « parallèlement aux grands accords internationaux, des coopérations entre États, combinées à des souverainetés repensées ou encore des collaborations maîtrisées avec des ONG ou des entreprises privées, permettent d'apporter des réponses à la préservation de l'Océan » et en donne comme exemple les actions de la Principauté de Monaco.
La stabilité financière est, avec le climat et la lutte contre les pandémies, l'un des BPM mis en exergue par le contexte contemporain de polycrise décrit par Charlotte Gardes-Landolfini et « l'un des plus importants » parce que c'est une condition nécessaire pour financer les autres BPM nous dit Hélène Rey. Or si les réformes entreprises après la grande crise financière de 2008 – renforcement de la réglementation microprudentielle internationale (Bâle III), mise en place de politiques macroprudentielles dans les économies systémiques, gestion des flux de capitaux plus active dans les pays émergents – ont permis de renforcer la stabilité financière mondiale, l'organisation du système financier international autour du dollar constitue une faiblesse fondamentale. En effet, « il existe un puissant Cycle financier mondial ; le canal de la prise de risque est un mécanisme important de transmission de la politique monétaire qui affecte la stabilité financière et la politique monétaire de la Fed a d'importants effets d'entraînement bien au-delà des frontières des États-Unis ». Or, du fait du mandat de la Fed (Federal Reserve), la politique monétaire américaine est gérée uniquement en fonction de considérations internes aux États-Unis et non en fonction du BPM stabilité financière. Pour autant, Hélène Rey ne juge pas rédhibitoire le rôle central du dollar, les États-Unis ayant plutôt bien joué leur rôle de banquier et d'assureur du reste du monde et assumé leur « devoir exorbitant », contrepartie du « privilège exorbitant » du dollar. Il reste cependant beaucoup à faire pour la stabilité financière : renforcer encore la réglementation microprudentielle en résistant aux lobbies du secteur, renforcer les capacités financières du FMI, mieux coordonner les politiques macroprudentielles pour atténuer les effets du cycle financier mondial, etc.
Vera Songwe part du même constat d'hégémonie du dollar dans le système monétaire et financier international. Dans ce contexte, le dollar lui-même devrait être un BPM, mais sa production est contrôlée par la Fed sur la base de considérations purement internes à l'économie américaine. Cette autrice en tire des conclusions différentes de celles de Hélène Rey. On ne peut pas corriger les distorsions et donc l'instabilité que cette lacune systémique introduit dans le système monétaire et financier international. Dans ces conditions, il faut remplacer le dollar par une monnaie internationale qui pourra être gérée de manière à prendre en compte les impératifs du BPM stabilité financière. Le DTS peut être cette monnaie, même si on doit être réaliste et anticiper que la transition sera longue.
La mise en avant du concept de BPM ou de communs est un pas important pour relever le défi, immense, de la sauvegarde de la planète car elle cristallise et justifie un intérêt partagé et une action coordonnée. Les différentes contributions à ce numéro soulignent la nécessité, mais aussi les difficultés, d'une approche holistique qui implique toutes les parties prenantes, en l'absence d'une vraie gouvernance mondiale, qui tienne compte de toutes les interactions, qui pallie aussi la tragédie des horizons. Le temps de la réflexion doit donc se poursuivre sans pour autant paralyser l'action comme le plaide Bertrand Badré dans son avant-propos. Sur ce plan, les différentes contributions à ce numéro, qui rappellent ou prônent des solutions pragmatiques qui ont permis ou vont permettre d'avancer, font souffler une brise d'optimisme.
28 août 2023