L’assouplissement quantitatif (QE pour quantitative easing) et les faibles taux d’intérêt à court terme sont deux modalités distinctes d’intervention d’une banque centrale. La seconde fait référence aux taux d’intérêt appliqués aux banques commerciales pour des opérations de refinancement auprès de la banque centrale, en tenant compte des conditions du marché monétaire. Cette intervention conventionnelle de politique monétaire est déterminée par les prix (le taux d’intérêt), elle est bidirectionnelle (les taux directeurs de la banque centrale peuvent être augmentés ou diminués) et consiste principalement en des opérations de prêt.
Le QE fait, quant à lui, référence à des achats à grande échelle, principalement de titres de dette publique, effectués par la banque centrale auprès d’investisseurs privés du marché financier. Ces opérations sont basées sur la quantité (volume des achats), sont unidirectionnelles (achats uniquement) et impliquent le transfert de la propriété des actifs à la banque centrale. Ces achats massifs de dette ont des conséquences directes sur le fonctionnement du marché financier, ainsi que sur l’allocation de l’épargne privée et des portefeuilles de titres.
Le QE est donc fondamentalement différent des opérations conventionnelles de politique monétaire pour trois raisons. Tout d’abord, il n’intervient pas sur le marché monétaire, mais sur le marché des capitaux à long terme. Ensuite, il provoque des réaménagements de portefeuilles à grande échelle, en soustrayant des actifs sûrs aux institutions financières et aux ménages. Enfin, il ne peut pas faire l’objet d’une annulation rapide : la banque centrale ne peut pas revendre les obligations achetées, elle doit les conserver jusqu’à leur échéance, de sorte que les conséquences du QE sont ressenties non seulement pendant des années, mais aussi pendant des décennies.
Cet article met en évidence les conséquences du QE pour l’épargne à long terme des ménages. Il aborde notamment ses répercussions sur la sécurité financière des ménages, lesquels exigent des garanties de capital sur leur épargne à long terme afin de disposer de ressources financières prévisibles qui constituent un complément de leur revenu de retraite (en particulier, pour les services de santé et les soins de longue durée) ou leur permettent un achat important (en général, un logement pour eux-mêmes ou leurs descendants). De telles garanties de capital sont traditionnellement fournies par des compagnies d’assurances dans le cadre de contrats d’assurance-vie. L’article se concentre également sur l’écart qui existe entre prix et taux d’intérêt pour des objectifs d’épargne spécifiques et pose la question de la pertinence, du point de vue macroéconomique et du point de vue des ménages, d’une absorption à grande échelle de l’épargne par le secteur du logement.
L’article présente trois observations.
Tout d’abord, si les taux d’intérêt à long terme sont nuls, il sera difficile pour les ménages d’obtenir des garanties pour leur épargne à long terme dans la mesure où les compagnies d’assurances ne seront pas rémunérées pour les coûts et les risques liés à la fourniture de telles garanties. La sécurité financière à long terme des ménages est donc compromise.
Ensuite, les épargnants à long terme sont confrontés à un problème de rattrapage, les rendements de l’épargne étant désormais inférieurs à la hausse des prix en ce qui concerne les deux principaux objectifs d’épargne à long terme : les soins de santé à long terme et le logement. Sur la plupart des marchés concernés, le prix des achats des soins de santé à long terme et des logements augmente de 3 % à 6 % par an, tandis que le rendement de l’épargne à long terme investie dans des actifs sûrs est aujourd’hui proche de zéro : les épargnants ne sont pas en mesure de « rattraper » la hausse des prix et ils ne peuvent donc pas atteindre leurs objectifs d’épargne à long terme.
Enfin, la hausse des prix du logement (urbain) implique qu’une part croissante du revenu des ménages est consacrée aux dépenses de logement, ce qui signifie que cette épargne n’est pas disponible pour une utilisation plus productive dans d’autres secteurs de l’économie.
Nature du QE
Les programmes de QE sont des mesures dont les conséquences sont extraordinairement durables : elles dépassent en effet largement le temps nécessaire au canal de transmission habituel de la politique monétaire et se prolongent également bien au-delà de la durée d’un cycle économique traditionnel. Contrairement à la politique de taux d’intérêt, les programmes de QE ne se concentrent pas sur une évolution des prix, lesquels peuvent être altérés à tout moment ; ils impliquent plutôt des transferts de portefeuilles du secteur privé au secteur public, transferts qui ne peuvent être annulés sans risques pour la stabilité financière.
Si une banque centrale peut modifier la trajectoire de ses taux directeurs sans générer d’effet d’inertie, il lui est en revanche pratiquement impossible de revendre des obligations acquises dans le cadre du QE sans risques pour la stabilité financière. « L’expérience de réduction progressive des achats » entreprise par la Federal Reserve (Fed) à l’été 2013 montre que la simple annonce d’un ralentissement des achats, à l’époque qualifié de « réduction progressive (tapering) », peut avoir d’importantes conséquences sur la stabilité financière (Mishra et al., 2014). En outre, la vente de grandes quantités d’actifs entraînerait des pertes pour la banque centrale elle-même, les prix des achats étant artificiellement gonflés du fait de sa propre action. Même de légères baisses dans les prix des obligations rendraient une banque centrale détentrice d’un important portefeuille QE techniquement insolvable si elle devait évaluer ses actifs par rapport au cours du marché1.
Il convient également de signaler que dans le cadre du QE, mettre la politique en suspens semble difficile et les nouveaux programmes s’enchaînent les uns après les autres, même si ce n’était pas l’intention de départ. La Fed a lancé le QE1 en décembre 2008, le QE2 en novembre 2010 et le QE3 en septembre 2012. La « réduction progressive des achats » a été mentionnée à l’été 2013, a commencée en janvier 2014 et les achats ont été interrompus seulement en octobre 2014, six ans après le premier lancement. À l’époque, la Fed avait accumulé près de 4 000 Md$ d’actifs dont 2 500 Md$ de titres du Trésor, détenant ainsi autant de titres du Trésor que la Chine et le Japon réunis (chacun en possédant pour environ 1 200 Md$ ; source : Trésor des États-Unis).
La BCE (Banque centrale européenne) a annoncé son QE1 en janvier 2015, déclarant que le programme se poursuivrait jusqu’en septembre 2016 ; puis, en décembre 2015, elle a annoncé non seulement une extension de l’horizon au moins jusqu’au premier trimestre 2017, mais également un élargissement de l’éventail des actifs afin d’inclure la dette locale et régionale, de sorte que l’on peut évoquer un QE2. À peine trois mois plus tard, en mars 2016, elle a annoncé une hausse du volume des achats mensuels – de 60 Md€ à 80 Md€ – et a une nouvelle fois élargi le périmètre des actifs afin d’inclure également la dette des entreprises – et l’on peut ainsi parler d’un QE3. Les conséquences immédiates sur le marché n’ont pas toujours été celles qui étaient désirées (cf. tableau).
Le QE est susceptible d’influencer l’économie réelle par le biais de trois canaux (Bean et al., 2015, p. 67ff) : le canal de liquidité bancaire, le canal des signaux et le canal de l’effet de portefeuille. Parmi ces trois canaux, c’est sans doute le dernier qui joue le rôle le plus important depuis le lancement du QE par la BCE. Il est aisé de s’en rendre compte dans la mesure où la BCE fonctionne déjà largement selon un mode d’attribution intégrale de liquidités depuis de nombreuses années et où elle a assuré au système bancaire qu’elle satisferait ses besoins de liquidité de façon quasiment illimitée ; en outre, elle avait déjà mis en place une orientation prospective (forward guidance) afin de faire connaître ses objectifs de politique (décision de la BCE, 4 juillet 2013). Par conséquent, ce que le QE a apporté en termes qualitatifs est le déplacement d’un nombre considérable d’actifs sûrs du secteur privé vers le bilan de la banque centrale, pour ce qui, dans la perspective actuelle, devrait représenter de 1 500 Md€ à 2 000 Md€ d’actifs, un montant proche du PIB de la France et représentant plus de la moitié de celui de l’Allemagne.
Même si les achats étaient interrompus en 2017 comme cela a été annoncé, le canal du portefeuille serait en principe opérationnel jusqu’en 2047 dans la mesure où des obligations à trente ans ont été achetées. Et en 2025, son effet sera encore équivalent à la moitié de son maximum pour l’ensemble de la zone euro (cf. graphique 1), puisque l’échéance moyenne du portefeuille d’obligations est d’environ huit ans (source : BCE). Cela souligne la nécessité de considérer les éventuelles conséquences du QE comme des conséquences à long terme, un scénario de « normalisation » rapide étant invraisemblable.
Le défi posé à la stabilité sociale par le QE
Et si les garanties étaient compromises ?
La sécurité est un besoin humain essentiel. Dans la célèbre pyramide des besoins de Maslow, elle représente le besoin le plus fondamental après les besoins purement physiologiques. Il ne fait aucun doute qu’au niveau individuel, la sécurité financière fait partie de la sécurité globale et du bien-être mental et que, a contrario, l’insécurité financière est source de stress (Rohde et al., 2014).
C’est pourquoi les garanties constituent une composante essentielle de l’épargne à long terme. Une telle sécurité est particulièrement importante lorsque l’épargne nécessite l’accumulation de capitaux à grande échelle, comme ceux destinés aux achats de logements ou aux prestations de santé, lesquels représentent une source très importante de revenus pendant la retraite.
On pourrait imaginer que la situation des taux d’intérêt nuls n’est pas incompatible avec ces besoins car des garanties pourraient encore être offertes même si les rendements étaient nuls. Mais il s’agit d’une illusion car la compagnie d’assurances doit supporter des coûts liés à la fourniture de ces garanties et le taux d’intérêt ne couvre plus ces coûts. En outre, les coûts liés à la fourniture de garanties sont en réalité plus élevés lorsque les taux sont nuls que lorsqu’ils sont positifs, car la probabilité de se retrouver en territoire négatif est plus importante.
En Europe, des garanties sont en règle générale fournies avec tous les contrats standards d’assurance-vie et d’assurance-épargne. Dans la plupart des cas, il s’agit d’une garantie du principal investi ; parfois, tout ou partie des rendements passés accumulés et, dans d’autres cas, un certain rendement positif sont également garantis. Qui plus est, de tels contrats sont généralement dotés d’une protection accordée aux membres de la famille en cas de décès du preneur d’assurance. C’est cet ensemble complet de dispositions qui procure une certaine tranquillité d’esprit.
La gestion de ces contrats et la fourniture d’une garantie financière sont coûteuses, dans la mesure où celui qui les propose doit couvrir le risque de décès du preneur d’assurance (risque de mortalité) ainsi que le risque de marché, au cas où le preneur d’assurance réaliserait son contrat avant la date prévue (risque de déchéance) ou à un moment où les conditions du marché sont détériorées et où l’investissement du principal est risqué (risque de marché). Jusqu’ici, le rendement positif des marchés d’obligations d’État a permis de couvrir ces risques ainsi que les coûts administratifs, tout en représentant un rendement globalement sûr. Lorsque le rendement des actifs sûrs est proche de zéro, la fourniture de telles garanties est compromise.
Les épargnants à long terme recherchent trois caractéristiques pour leur investissement (cf. schéma ci-contre) : une garantie du capital d’apport pour assurer la sécurité financière, un rendement financier pour maintenir leur niveau de vie pendant la vieillesse et une liquidité pour accéder aux capitaux en cas de circonstances imprévues. Avant le QE, les épargnants pouvaient satisfaire ces désirs par le biais de contrats d’assurance-vie financés par des investissements diversifiés à base d’obligations d’État, d’obligations d’entreprises de premier rang et, dans une mesure limitée, d’actions. Ces contrats représentent la pierre angulaire de l’épargne des ménages : en France, 1 500 Md€ sont investis dans des produits d’assurance-vie (dont 1 300 Md€ sont investis dans leur forme garantie). En Allemagne, plus de 90 millions de contrats d’assurance de ce type existent, ce qui représente une fois et demie l’ensemble de la population adulte.
Dans le nouvel environnement, qui associe des rendements faibles à nuls pour les actifs sûrs à une importante volatilité des marchés financiers, il devient difficile de fournir ne serait-ce que deux de ces trois caractéristiques.
Quels sont les moyens possibles de remédier à ce problème ? Une possibilité parfois proposée par les régulateurs est de cesser de fournir ces garanties à long terme pour offrir une combinaison de rendement et de liquidité. En théorie, cela est possible pour les compagnies d’assurances, mais la question de la demande de garanties resterait non résolue. Ainsi, cette recommandation est faite au détriment de la sécurité financière des ménages.
Une autre possibilité serait que les compagnies d’assurances investissent davantage dans des actifs à plus haut rendement tels que ceux des marchés des actions, lesquels ont été stimulés par le QE, bien que dans un contexte de volatilité accrue des marchés financiers. Toutefois, les compagnies d’assurances ne sont pas libres de choisir leur schéma d’investissement, lequel est extrêmement réglementé, en particulier par des charges en capital. Dans le modèle standard, pour tout investissement dans des obligations d’État, la charge en capital est nulle ; pour les investissements en actions, elle représente 39 % (Solvabilité II charges en capital dans le modèle standard).
La seule solution qui permettrait encore de fournir des garanties et quelques rendements serait d’abaisser le niveau de liquidité et d’augmenter la part des investissements non souverains. Mais cela ne serait faisable que si la réglementation prévoyait cette possibilité et si le cadre relatif aux charges en capital était ajusté pour de tels produits. La raison pour laquelle un rendement positif est à ce point important pour les épargnants à long terme, peut-être même davantage que l’accès à la liquidité, sera évoquée dans la prochaine partie.
Et si les rendements de l’épargne étaient inférieurs aux augmentations des prix des produits pour lesquels les gens épargnent ?
Les taux d’intérêt bas sont souvent assimilés à une inflation faible. On dit que le QE a pour objectif d’éviter la déflation et d’augmenter les taux d’inflation qui sont actuellement très bas. Mais cette évaluation très schématique élude un problème essentiel et passe complètement à côté de la question de l’épargne à long terme.
Deux raisons principales incitent les gens à mettre de l’argent de côté et à épargner sur le long terme : s’assurer un revenu pour la retraite, en complément des pensions publiques ou d’entreprises qui sont généralement perçues comme insuffisantes, en particulier à la lumière des défis démographiques et de la non-durabilité de certains régimes de retraite européens, et acquérir un logement soit à titre personnel, soit pour aider ses enfants à le faire.
Une étude plus approfondie des motivations qui poussent les gens à s’assurer un revenu supplémentaire pour la retraite révèle que l’inquiétude ne porte pas sur les dépenses quotidiennes, mais plutôt sur la constitution d’une réserve destinée aux dépenses de santé, qui surviennent pour l’essentiel au cours de la vieillesse. En particulier, beaucoup de personnes souhaitent pouvoir se payer des soins de santé à domicile pour pouvoir rester chez elles, même si leur santé se détériore, ou s’occuper de leur conjoint ou des personnes âgées dont elles ont la charge.
Par conséquent, deux catégories de prix sont particulièrement pertinentes pour l’épargne à long terme : les prix des soins de santé et du logement.
Ce qui est frappant, c’est que ces deux objectifs de dépenses – santé et logement – répondent à des dynamiques de prix complètement différentes de celles des produits du panier général des prix à la consommation utilisé comme référence par les décideurs pour évaluer l’inflation.
Les soins de santé, les produits pharmaceutiques et les soins à long terme sont à ce jour tous proposés dans un contexte de faible concurrence et de fortes concentrations qui entraîne une faible pression sur les prix tout en couvrant les besoins essentiels. Le coût des soins de santé, dont les médicaments, les équipements et les traitements, ainsi que les tarifs des centres de soin et des maisons de retraite sont parmi les éléments de l’indice des prix à la consommation (IPC) ceux qui augmentent le plus rapidement, d’environ 5 % par an, voire davantage2. Les tendances démographiques actuelles, caractérisées par le vieillissement de la population et la diminution du nombre de jeunes (y compris la diminution du nombre de professionnels de santé), vont entraîner de nouvelles hausses des coûts de santé. Les coûts nets des maisons de retraite publiques, qui peuvent servir de coûts de référence, ont atteint en 2015 une moyenne de 2 000 euros par mois et par personne en France alors que le revenu médian des retraités ne s’élève qu’à 1 500 euros par mois et que le revenu direct de retraite publique est de 1 250 euros par mois pour les hommes et de 900 euros par mois pour les femmes.
Les prix des logements ont également augmenté de façon significative et, ironiquement, cette augmentation est en partie due au QE, dans la mesure où des taux d’intérêt plus bas et des conditions d’accès au crédit facilitées ont accru la demande en matière de propriété immobilière, en augmentant la capacité relative des ménages à emprunter et à acheter un logement plutôt qu’à en louer un. Le prix moyen dans la zone euro n’est pas pertinent en l’espèce, contrairement à l’évolution des prix du logement dans les villes et dans les zones urbaines étendues, où se trouvent les emplois. Ces prix du logement ont récemment augmenté de 4 % ou plus par an et la tendance se poursuit sans relâche.
Tout cela pour dire qu’afin de déterminer le rendement cible de l’épargne à long terme, ce n’est pas le taux d’inflation moyen qu’il convient de prendre en compte, mais la dynamique des prix des dépenses spécifiques liées aux objectifs de l’épargne à long terme. Et pour ces composantes, les actifs sûrs, et en particulier les obligations d’État, ne confèrent pas un rendement suffisant. Ainsi se résume le problème du rattrapage : les épargnants ne peuvent rattraper les prix en hausse des principaux objectifs d’épargne à long terme, même s’ils commencent à épargner très tôt et qu’ils le font de façon régulière (cf. graphique 2 supra).
En d’autres termes, nous sommes passés d’un monde dans lequel les besoins d’épargne à long terme pouvaient être couverts grâce à des instruments financiers sûrs à un monde dans lequel cela n’est plus possible – ou seulement à titre individuel, à haut risque, en investissant dans des actifs volatils ayant des rendements potentiellement plus élevés, mais présentant un risque de perte sur investissement. Certains soutiennent parfois que les ménages devraient s’habituer à investir davantage dans les actions, mais les marchés des actions en Europe sont moins importants qu’aux États-Unis. Il n’existe pas de tradition d’investissement dans les actions et les pertes sont fréquentes. Ainsi, au début de 2000, l’indice CAC 40 dépassait la barre des 6 000 points ; seize ans plus tard, il plafonne à 4 400 points.
Par conséquent, les gens sont contraints de choisir entre deux formes d’insécurité : une insécurité liée aux rendements des actifs et une insécurité liée à l’avenir, en raison de l’appauvrissement relatif auquel ils pourraient être confrontés s’ils n’amassaient pas suffisamment de fonds pour couvrir leurs besoins et ceux de leur famille. La première stratégie consiste à maximiser le rendement potentiel et peut être choisie par la partie de la population la plus aisée, la moins réticente à prendre des risques. La seconde stratégie consiste à minimiser les pertes et est vitale pour la plus grande partie de la population.
Et si les faibles taux d’intérêt incitaient davantage les gens à investir dans l’immobilier ?
En y regardant de plus près, on constate qu’il serait erroné d’affirmer que la hausse des prix des logements contribue à enrichir les gens. Cette affirmation serait vraie si l’on envisageait le ménage comme un agent économique avec un bilan et si la hausse de la valeur du logement dont il est propriétaire s’y reflétait à l’actif. Mais, en réalité, un ménage ne peut tirer que très peu de profits d’une hausse des prix des logements, tandis que celle-ci entraîne d’importants coûts sociaux. Aux États-Unis, la hausse des prix des logements a permis aux gens d’hypothéquer leur propriété afin de financer des dépenses courantes, mais le système de faillite est très différent aux États-Unis et la situation a également mis de nombreux ménages en difficulté, en raison d’un excès d’emprunts et de dépenses. Cette situation n’est généralement pas possible en Europe. Par conséquent, la seule façon de bénéficier pour un ménage de cetteaugmentation de richesse serait de vendre son logement, mais le ménage aurait alors tendance à acheter un autre logement dont le prix, plus élevé, effacerait tout gain, ou à vivre dans un logement plus petit ou plus éloigné des villes afin de profiter du « gain réalisé », désormais liquide.
Même si la hausse des prix des logements présente quelques avantages, par exemple en attirant davantage d’investissements et en accroissant la richesse des ménages qui ont la possibilité de vendre un logement sans devoir en acheter un autre pour y vivre, elle entraîne également de nombreux coûts et risques.
Conclusion
Quelle que soit la validité de la politique monétaire d’achats à grande échelle de titres de dette par la banque centrale, de telles opérations de QE ont de vastes conséquences à long terme, en raison des réaménagements de portefeuilles qu’elles impliquent. Elles privent les banques, les autres investisseurs institutionnels et les ménages d’instruments d’épargne qui représentaient le « gagne-pain » de l’investissement et de l’épargne à long terme.
Il semble probable que jusqu’à 2 000 Md€ d’instruments de dette classiques – obligations d’État, obligations des administrations régionales et obligations émises par de grandes entreprises – seront retirés de portefeuilles privés et placés auprès de la banque centrale ; ils ne seront donc plus disponibles pour servir d’assise à des plans de financement privés, stables et à long terme. Ces titres associaient les caractéristiques uniques de sécurité et de rendements raisonnables, permettant ainsi aux individus et aux familles d’accroître leur futur revenu de retraite et de compléter les régimes de retraite publics, de plus en plus insuffisants dans la plupart des pays européens, afin de maintenir leur niveau de vie à la retraite.
La suppression ou la réduction massive du stock disponible d’actifs sûrs aura également de profondes incidences sur le fonctionnement des marchés financiers. On peut se représenter les marchés financiers et la fixation du prix des actifs sous la forme de cercles concentriques dont les obligations d’État occuperaient le centre. Dans le premier cercle figureraient les obligations d’entreprises, qui font généralement l’objet d’une surcote par rapport aux obligations d’État, dans le deuxième cercle, les actions, qui font généralement l’objet d’une surcote par rapport aux obligations d’entreprise, et dans les cercles suivants, la finance structurée, les investissements alternatifs, le capital-investissement et enfin les infrastructures. Alimenter l’anticipation d’une hausse du prix des obligations d’État aura en réalité pour effet de déplacer une plus grande partie de la demande vers le centre.
En ce qui concerne le système bancaire, sortir les obligations d’État des bilans des banques ne peut entraîner une réallocation directe des portefeuilles en faveur de prêts au secteur privé. Tout d’abord, les prêts nécessitent d’utiliser le capital, ce qui n’est pas nécessaire pour détenir des obligations d’État. Ensuite, les banques ne prêtent pas parce qu’elles ont des fonds disponibles, mais parce qu’elles entrevoient des profils de risque/rendement favorables dans les opportunités de prêts. L’effet du QE sur ces dernières ne s’est pas encore matérialisé, sinon il n’aurait pas été nécessaire de compléter le programme par une deuxième et une troisième versions en un peu moins de douze mois.
Le QE ne fonctionne pas du tout de la même façon dans un système basé sur les banques et dans un système de marché où les investisseurs opèrent dans un environnement bien moins réglementé, où le stock disponible de titres de dette divers et variés est bien plus important et où les possibilités d’investissement sont par conséquent bien plus nombreuses pour préserver des outils d’épargne stables, liquides et à long terme.
Cet article ne remet pas en question la validité de la politique monétaire du QE, sa dimension monétaire, son incidence sur les prix ou son effet de taux de change. En revanche, il met en lumière ses conséquences sur la stabilité sociale à long terme, dont on peut déjà entrevoir qu’elles seront considérables.