Les crises financières ont ébranlé l’économie mondiale sans discontinuer pendant les vingt-cinq dernières années. Depuis le Mexique (1994) et l’Asie orientale (1997-1998), puis l’Argentine, la Turquie et la Russie jusqu’à la Grande Récession qui a commencé en 2007, des catastrophes bancaires et monétaires récurrentes ont secoué les économies nationales, régionales et mondiales. Elles semblent devenues une caractéristique durable de l’environnement économique mondial contemporain.
Cet article évoque les causes de ces séries de périls monétaires et financiers apparus au début des années 1990, puis propose une description du déroulement de certaines de ces crises et les graves problèmes économiques et politiques qu’elles ont provoqués dans les pays concernés. Il se termine par quelques réflexions sur la manière dont le monde pourrait affronter la menace que fait peser l’instabilité financière sur la croissance économique et la prospérité mondiale.
Flux financiers : de la Grande Modération au ZIRP
Les mouvements internationaux des capitaux sont une bonne chose. Nous voulons voir les flux financiers aller des endroits où ils sont abondants vers ceux où ils sont rares et productifs. Il y a des besoins massifs d’investissements dans le monde entier, et notamment dans les pays en développement, et dans certains pays, l’épargne dépasse ce que l’on souhaite en dépenser. Cependant, les flux financiers internationaux comportent des risques, et notamment la possibilité de contribuer à l’apparition d’une crise financière. En fait, nous avons aujourd’hui connu plusieurs cas de cycles de flux financiers qui se sont terminés par des crises financières, ce qui suggère qu’il existe des caractéristiques fondamentales, systématiques et structurelles de l’environnement macroéconomique international contemporain que l’on peut considérer comme des causes potentielles de graves difficultés financières. De fait, il existe une grande variété d’expériences sur cette même question1.
La réalité économique internationale actuelle présente plusieurs caractéristiques importantes. La première est le niveau très élevé de l’intégration financière, qui avait atteint des proportions extraordinaires au début des années 1990, permettant aux capitaux d’aller de place en place rapidement et avec efficacité, même lorsque les taux de rendement ne différaient que faiblement.
La deuxième caractéristique est ce que l’on a appelé la Grande Modération. Depuis la fin des années 1980, les pays développés, voire, dans une certaine mesure, une grande partie du monde, ont connu une grande stabilité macroéconomique, l’inflation était extrêmement basse dans tous les pays riches, et dans la plupart des pays émergents, les taux d’inflation étaient également très bas selon les normes historiques ou comparatives. On en était venu à espérer le maintien d’une situation monétaire stable et la quasi-disparition d’anticipations inflationnistes importantes a conduit à une réduction des taux d’intérêt nominaux.
Le dernier facteur est la réaction de la politique monétaire au début de la Grande Récession qui a commencé à la fin de 2007. Les principales banques centrales du G7 ont abaissé leurs objectifs de taux zéro ou à son voisinage. La Grande Modération avait déjà réduit fortement les taux d’intérêt – les taux des fonds fédéraux américains étaient en dessous de 2 % de la fin de 2001 jusqu’à la fin de 2004. Lorsque la crise a éclaté, les taux directeurs ont rapidement baissé pratiquement partout. Les autres taux ont suivi et même lorsque la reprise est apparue, les taux de rendement des actifs financiers des pays développés sont restés extraordinairement bas. Le monde était entré dans la période de politique de taux d’intérêt zéro ou ZIRP (zero interest rate policy). Les incitations induites ont été doubles : premièrement, les investisseurs des pays riches se sont mis à la recherche de rendements supérieurs à ceux qui leur étaient proposés dans leurs pays et deuxièmement, les agents économiques dans les pays émergents ont souhaité emprunter à ces taux historiquement bas. La recherche de meilleurs rendements provoquée par le ZIRP et la demande de fonds prêtables ont réuni l’offre et la demande, dirigeant les fonds vers les marchés émergents.
L’intégration financière et les taux d’intérêt très bas permettent que des différences relativement mineures de la situation macroéconomique déclenchent des mouvements de capitaux à grande échelle. Ceux-ci peuvent alors accroître les différences initiales, dans la mesure où les entrées de capitaux stimulent l’activité économique et font augmenter les prix des actifs. L’entrée de nouveaux flux financiers est alors encouragée et le processus peut s’auto-entretenir. Il se peut alors que surtout en l’absence d’une intervention macroéconomique ou réglementaire, l’expansion se transforme en boom, qui crée une bulle, laquelle – c’est inévitable – éclate.
Les cycles expansionnistes et récessionnistes (boom and bust) du crédit alimentés par des mouvements de capitaux ne sont assurément pas une nouveauté pour les pays en développement : le problème de ces emprunts procycliques est ancien. La nouveauté tient en ce que les pays développés semblent aujourd’hui également exposés à ce cycle. Dans une large mesure, ce phénomène résulte en réalité des facteurs déjà mentionnés : des niveaux élevés d’intégration financière en même temps que des taux d’intérêt très bas. L’intégration financière facilite le déplacement rapide de flux financiers considérables, les taux d’intérêt très bas obligent les investisseurs (y compris des gestionnaires de fonds qui ont des obligations précises de rendement dans le cadre de régimes à prestations définies) à courir le monde en quête de rendement. Résultat : une série continue de cycles de flux de capitaux, des entrées de capitaux qui provoquent des booms et des bulles qui finissent par éclater, laissant derrière elles un surendettement qui créent des difficultés économiques et politiques.
Des États-Unis à l’Europe et aux marchés émergents
Plusieurs images illustrent cette situation. La première est l’expérience mondiale, au début des années 2000, principalement aux États-Unis, mais qui a également concerné un bon nombre d’autres pays. C’était un moment extraordinaire dans l’organisation de l’activité économique mondiale. Schématiquement, le monde était divisé entre pays importateurs de capitaux (en déficit) et pays exportateurs de capitaux (en excédent). En quelque sorte, d’énormes quantités de capitaux arrivaient de pays excédentaires dont la croissance était relativement lente, comme l’Allemagne et le Japon, vers des pays en déficit qui avaient une croissance plus rapide, comme les États-Unis et les pays de la périphérie européenne (la Chine a joué un rôle à part, en raison de sa politique de change destinée à favoriser ses exportations).
Les pays emprunteurs, États-Unis en tête, connaissaient une croissance alimentée par une consommation financée par l’endettement. Plus les Américains empruntaient, plus la valeur des actifs américains augmentait, notamment dans l’immobilier ; plus la valeur des actifs et, en conséquence, leurs valeurs en tant que garanties progressaient, plus les raisons d’emprunter et de prêter augmentaient. Et ainsi de suite jusqu’en 2007 où le manège s’est arrêté de tourner et le marché américain de l’immobilier s’est effondré, entraînant le monde avec lui et mettant fin à la ronde des emprunts.
À peu près au même moment, une variante microcosmique de ce processus se déroulait dans l’Union européenne. Encore une fois, l’épisode avait commencé par un mouvement de capitaux des pays à croissance lente vers ceux à croissance plus rapide. Cette fois, les financements se déplaçaient de l’Europe du Nord vers les pays de l’Est, du Centre et du Sud de l’Europe, et ces flux augmentèrent les écarts2. Comme ailleurs, les flux de capitaux ont commencé à la suite d’une différence initiale dans les taux de rendement attendus entre l’Europe du Nord et les autres pays européens, et ils ont ensuite augmenté les différences. Certaines économies, de la Lettonie à l’Espagne, ont connu une surchauffe, le prix des actifs a grimpé, ainsi que la propension à emprunter (et à prêter). L’effondrement aux États-Unis a mis fin à ce cycle, même s’il fallut un certain temps pour que les dettes accumulées fassent pleinement sentir leurs effets. Il y avait des caractéristiques spécifiques à ce cycle particulier de l’endettement « boom and bust » européen, notamment en ce qui concerne les pays de la zone euro. Cependant, les grandes lignes de ce cycle alimenté par les flux financiers ont été similaires à l’intérieur et à l’extérieur de la zone euro3.
Un dernier acte se joue encore dans les marchés émergents. Comme les taux d’intérêt sont descendus jusqu’au ZIRP dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), particulièrement après 2008, les investisseurs se sont jetés encore plus agressivement sur des investissements à fort rendement. Ils les ont trouvés dans les marchés émergents, dont un bon nombre ont encore connu une forte croissance pendant la Grande Récession. Il en est résulté un nouvel afflux de capitaux venus des pays du Nord touchés par la récession vers les marchés émergents en croissance rapide4. Une bonne partie des financements a pris la forme de prêts à des gouvernements nationaux. En fait, pendant cette période, de nombreux gouvernements de pays émergents ont été en mesure d’emprunter à des étrangers dans leur propre monnaie pour la première fois de leur histoire5. Une autre partie importante de ces flux de capitaux sont allés à des sociétés financières et non financières des marchés émergents qui, pour la plupart, n’avaient toujours que la possibilité d’emprunter en monnaie étrangère. Comme auparavant, le processus s’est nourri de lui-même car plus l’argent arrivait dans les pays emprunteurs, plus leur monnaie se renforçait et moins les emprunts étaient chers. Finalement, cependant, il devint clair que l’ère des taux d’intérêt nominaux très bas et à la baisse dans les pays du Nord pourrait toucher à son terme. L’intérêt des investisseurs pour les marchés émergents déclina, les flux de capitaux commencèrent à s’inverser et en 2015, de nombreux marchés émergents florissants sont entrés dans la phase bust du cycle des flux de capitaux.
Ces événements rappellent des schémas très remarqués dans l’entre-deux-guerres, quand les flux financiers étaient perçus comme améliorant les bonnes périodes et aggravant les mauvaises. Revenant sur les années 1950, Ragnar Nurkse a écrit que l'« on pourrait comparer les financements étrangers à un parapluie que l’on ne pourrait emprunter que quand il fait beau, mais qu’il faudrait rendre dès qu’il se met à pleuvoir » (Nurkse, 2011). Le rôle des flux internationaux de capitaux dans les cycles de crédit domestiques, et notamment leur contribution aux situations volatiles de boom and bust, va probablement prendre une place importante dans la réflexion économique contemporaine.
Après le déluge
Les dégâts causés par le ralentissement du cycle des flux de capitaux sont à la fois économiques et politiques, et les effets de ces crises de la dette peuvent se faire sentir très longtemps6. De telles crises financières laissent les pays affectés avec un surcroît de dettes qui gênera gravement leur redressement. Le poids de dettes douteuses accable à la fois les débiteurs et les créditeurs. Ces derniers doivent redresser leurs bilans et ne sont guère incités à prêter à nouveau, notamment à des emprunteurs plus risqués. Les débiteurs doivent trouver le moyen d’assurer le service de leurs dettes existantes et ne seront pas portés à augmenter leurs engagements, qui ne feraient que grignoter les bénéfices de tout redressement qu’ils pourraient connaître. Le surcroît de dettes pèse à la fois sur les financements et les emprunts, exerce une pression négative sur le redressement économique et ralentit la croissance de la production.
Sur le plan politique, les crises de la dette provoquent généralement d’âpres débats sur la manière dont le fardeau de l’ajustement sera réparti7. Les créditeurs s’appliquent à faire reconnaître au mieux leurs droits et le service de la dette, les débiteurs s’efforcent d’obtenir une restructuration de leurs dettes. Chaque camp a ses armes : les créditeurs peuvent arrêter tout nouveau financement, les débiteurs peuvent faire défaut. Les affrontements impliquent aussi souvent de puissants groupes à l’intérieur des pays créditeurs et débiteurs. Dans les pays endettés, les conflits concernent les institutions financières locales, les investisseurs et les contribuables qui cherchent à réduire les coûts pour eux-mêmes des restructurations qui pourraient être décidées.
Les épisodes américain et européen décrits supra ont largement démontré le caractère pernicieux et les effets à long terme d’une crise financière. En Europe, notamment, la reprise économique a gravement marqué le pas : dans la zone euro, l’activité économique reste en dessous de son niveau d’avant-crise et les affrontements politiques se sont intensifiés avec chaque année de stagnation économique. Le troisième épisode, dans les marchés émergents, a de la même manière provoqué des difficultés économiques et politiques dans les pays concernés.
Cycles de flux des capitaux et politiques de change
Les cycles de flux financiers de ce genre créent des dilemmes en matière de politique monétaire nationale, et tout spécialement de politique de change8. Plusieurs, sinon la plupart, de ces cycles de flux de capitaux provoquent d’importantes distorsions entre les devises. Lorsque les capitaux commencent à affluer, le taux de change réel s’apprécie généralement. Cela peut être dû à une appréciation nominale dans la mesure où la demande d’actifs libellés dans la monnaie du pays emprunteur augmente. Il peut également s’agir d’une appréciation réelle, dans la mesure où l’expansion économique fait monter le prix des biens non échangeables et des services. Dans l’un et l’autre cas, le taux de change réel et les prix des actifs montent ensemble, ce qui constitue un dilemme pour les autorités monétaires. Elles peuvent essayer de contrer l’appréciation réelle, dans la mesure où une importante disparité – et son inévitable inversion – peut être perturbante et coûteuse, ou bien elles peuvent décider de laisser le processus aller à son terme, quitte à faire le ménage après. La plupart des observations montrent que la prévention est plus efficace que le traitement, et pourtant des facteurs politico-économiques font qu’il est inhabituel que des politiques macroéconomiques nationales cherchent à atténuer un cycle de flux de capitaux.
Les motivations en sont fortement politiques. Les gouvernements ne sont guère enclins à freiner une expansion économique, « enlever le saladier de punch alors que la soirée commence », disait la célèbre expression de William McChesney. L’électeur ordinaire n’a que peu ou pas de moyens de savoir si les avertissements du gouvernement sont exacts et si les mesures d’austérité imposées sont nécessaires, et de toute façon, ralentir la croissance économique n’est jamais populaire. Il y a aussi des groupes d’intérêts particuliers qui peuvent agir pour s’opposer aux mesures destinées à ralentir ou à inverser les entrées de capitaux et l’appréciation réelle de la monnaie. Dans le cas des récents événements de la périphérie européenne et des marchés émergents, ces groupes comprenaient notamment des agents économiques ayant d’importantes dettes libellées en monnaies étrangères9. Toute dépréciation de la monnaie augmente le fardeau réel de la dette des pays débiteurs en devises et suscite des oppositions10.
Quelles que soient les raisons, la réalité est que nous pouvons nous attendre à ce que l’économie internationale contemporaine connaisse des périodes successives de ces cycles de flux de capitaux et des crises financières qui en découlent. Se pose alors la question de savoir si des actions pourraient, ou devraient, être réalisées à l’encontre de cette perspective de crises récurrentes de cette nature.
Globalisation financière et gouvernance financière mondiale
Les accidents macroéconomiques nationaux sont traditionnellement considérés comme une question purement nationale : si un gouvernement poursuit de mauvaises politiques, le pays sera puni et personne d’autre. De ce point de vue, le coût d’une crise financière est entièrement supporté par ceux qui l’ont créée, les créditeurs comme les débiteurs, et rien d’autre n’est nécessaire que l’attention du gouvernement du pays.
Les expériences de ces vingt-cinq dernières années semblent contredire cette idée11. Les niveaux actuels de l’intégration financière internationale montrent que les accidents financiers se propagent rapidement, souvent avec des effets désastreux, d’un pays à un autre, d’une région à une autre. L’ampleur de l’interdépendance financière suscite de vastes perspectives d’externalités et de contagion. La crise de la dette mexicaine de 1994, dont les causes étaient presque entièrement nationales, a eu de graves conséquences régionales et même internationales. Et, bien sûr, la crise apparue dans le segment subprime du marché obligataire américain a fini par provoquer la plus grave crise financière et économique depuis les années 1930, en partie lorsqu’on a pu voir à quel point les institutions financières européennes étaient exposées aux investissements à risque dans le marché immobilier des États-Unis.
La contagion potentielle des crises financières n’est pas la seule manière dont les cycles de flux de capitaux peuvent créer des externalités pour les pays autres que ceux directement impliqués. Pour ne prendre qu’un exemple, une appréciation importante de la monnaie dans un pays qui connaît un afflux important de capitaux suscite souvent de fortes pressions en faveur du protectionnisme12. Celui-ci peut provoquer des ripostes – y compris des représailles directes – de la part des partenaires commerciaux, qui peuvent à leur tour conduire à des controverses sur le bien-fondé de la politique commerciale. De fait, on peut soutenir que les distorsions des parités de change ont été une cause plus importante de perturbation du commerce international que les politiques commerciales proprement dites. Dans cet ordre d’idées, il existe d’importantes implications internationales des expériences subies au niveau national du fait des conséquences macroéconomiques des cycles de flux de capitaux13.
Les dirigeants politiques de nombreux pays semblent comprendre les vastes implications globales de ces tendances. En effet, des efforts importants ont été faits pour surveiller les « déséquilibres macroéconomiques globaux » associés aux grands mouvements internationaux de capitaux. Ces efforts n’ont pas été particulièrement couronnés de succès, mais le fait que le problème ait été identifié aux plus hauts niveaux des principales puissances économiques mondiales est au moins un pas dans la bonne direction.
Conclusion
Aujourd’hui, l’économie internationale présente un niveau extrêmement élevé de globalisation financière. Dans l’ensemble, celle-ci est positive car elle permet aux capitaux de se déplacer d’endroits où ils sont moins productifs vers d’autres où ils le sont plus. Il existe assurément des besoins économiques et des opportunités d’investissement énormes dans le monde en développement. Si les pays riches disposent de plus de capitaux qu’ils ne peuvent en investir utilement chez eux, nous devrions favoriser un système financier international qui permette à cette épargne d’être dirigée vers les gouvernements, les entreprises et les ménages qui manquent de capitaux.
Cependant, l’expérience récente montre que les avantages de l’intégration financière internationale s’accompagnent d’importants coûts potentiels. Au premier plan de ceux-ci, il y a le risque que les cycles de flux de capitaux contribuent à des booms and busts de crédit, avec des conséquences coûteuses pour les prêteurs comme pour les emprunteurs. L’un des premiers défis de l’avenir de l’économie mondiale est de permettre de profiter pleinement de l’étendue et de la profondeur des marchés de capitaux internationaux tout en limitant les dégâts que peuvent provoquer les crises financières.