Huit ans après la chute de Lehman Brothers, l'économie européenne soigne encore les plaies ouvertes par la crise financière. Le pire a été évité grâce à la Banque centrale européenne (BCE) et ses politiques résolument non conventionnelles. Une intense création monétaire a sauvé l'économie d'une asphyxie brutale. Pour autant, la persistance de taux négatifs sur les marchés n'est pas une simple curiosité historique. Elle est une véritable anomalie qui signale que la croissance demeure faible, et pour cause : la fonction de la politique monétaire n'est pas de créer l'activité économique. En Europe, celle-ci ne repartira qu'avec la productivité, elle-même étroitement associée à l'innovation selon la théorie économique standard.
L'innovation est ainsi sur le chemin critique de la sortie de crise et du retour à des conditions « normales » de fonctionnement de l'économie. Mais elle n'est pas seulement un thème conjoncturel. Elle est le fondement d'une dynamique industrielle et économique de long terme. Elle est la condition du maintien de notre style de vie dans un monde en proie à une vive concurrence entre pôles économiques régionaux. Elle est ainsi le gage de notre souveraineté, définie comme notre capacité à prendre de façon indépendante les décisions qui engageront notre avenir.
Les États-Unis et la Chine l'ont bien compris. Les deux premières économies mondiales se sont engagées dans une course de vitesse pour la domination des grands marchés d'avenir, dont l'Europe est étrangement absente. Cet article, fruit d'un échange entre un économiste et un venture capitalist (investisseur en capital-risque), essaie d'abord de comprendre la situation1.
Des représentations traditionnelles défaillantes face à une mondialisation sino-américaine
Un monopole de l'innovation en Occident ?
L'Occident aime à penser qu'il est toujours une référence singulière, eu égard à ses réalisations philosophiques, spirituelles et intellectuelles. Jusqu'à très récemment, il était en effet le maître d'œuvre quasi exclusif du progrès scientifique et technologique des temps modernes. Comme l'ont suggéré Ferguson (2011) ou Phelps (2013), ce monopole ne résulte pas d'un hasard ou d'une prédisposition culturelle ou génétique, mais bien d'une série de choix politiques visant à doter le cœur de l'Europe, puis les États-Unis de caractéristiques particulières : le respect du droit, de la concurrence, de l'éthique du travail, des sciences et de l'individualisme.
Si la France est une grande économie du xxie siècle, c'est parce que notre pays a su développer une tradition scientifique de très haut niveau. C'est aussi parce que des entrepreneurs comme Gustave Eiffel, André Citroën, Marcel Bloch-Dassault ou encore Georges Claude et Paul Delorme ont créé des grandes firmes innovantes dont certaines figurent toujours aujourd'hui parmi les leaders mondiaux de leurs secteurs. Les Trente Glorieuses ont évidemment conforté cette conviction de singularité. Elle ne doit cependant pas faire illusion.
Les États-Unis dominent, la Chine déploie ses grandes ambitions
En termes relatifs, l'Europe n'est pas le continent gagnant de la mondialisation moderne, phénomène économique majeur des trente dernières années. Malgré la crise des subprimes, les États-Unis ont renforcé leur leadership économique sur le monde occidental2, tandis que la Chine est devenue la deuxième économie mondiale. Une progression que l'Empire du Milieu entend consolider, en s'appuyant notamment sur la constitution d'une impressionnante capacité universitaire (désormais sept millions de diplômés chaque année, dont trente mille docteurs en sciences et en ingénierie). L'Europe ne connaît pas de dynamique équivalente. La France encore moins, elle qui est distancée par l'Allemagne depuis dix ans et qui souffre du lent étiolement de son économie, de son prestige politique et de ses ambitions.
Le problème ne se mesure pas seulement en termes strictement quantitatifs, à partir du PIB ou d'un autre indicateur statistique. L'enjeu est la capacité de notre jeunesse à vivre et travailler au pays ainsi que le maintien de notre style de vie et de sa part de singularité.
L'Europe n'est pas dans la course
Une crise de l'avenir ?
En matière d'innovation, l'Europe ne fait pas la course en tête. L'exemple des GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) est à cet égard symbolique. Malgré leur jeune âge, la capitalisation boursière cumulée de ces quatre sociétés est de l'ordre de 1 600 Md€ d'euros, nettement supérieure à celle du CAC 40. Un quartet de plateformes qui trouve son pendant en Chine avec Baidu, Alibaba et Tencent3, sans équivalent européen. Au-delà de cette illustration, la position de l'Europe est inquiétante au regard de l'économie de l'innovation en général et du capital-risque en particulier.
L'effort consacré à la R&D (recherche et développement) augmente lentement (de 1,7 % à 2 % du produit intérieur brut – PIB – entre 2000 et 20144) et se situe sensiblement derrière les États-Unis (2,7 % en 2014), tandis que la Chine investit massivement pour atteindre la frontière technologique le plus rapidement possible (de 0,9 % à 2 % du PIB sur la période). Un tableau inquiétant, surtout quand on le met en perspective avec la baisse de la pertinence des grandes firmes européennes au fil du temps5.
Nous devrions encore plus nous inquiéter de la situation du capital-risque européen. Pourquoi ? Parce qu'il est un indicateur avancé de l'économie de demain. Le capital-risque est en effet un puissant agent du renouvellement du tissu industriel. Aux États-Unis, il a financé 42 % des entreprises cotées fondées après 1974 (Gornall et Strebulaev, 2015). Ces firmes représentent encore 63 % de la capitalisation de cet échantillon de 1 339 sociétés et 85 % de son budget de R&D. La présence du capital-risque stimule aussi l'innovation dans l'économie, comme l'a vérifié la recherche académique (Gonzalez-Uribe, 2013). On constate qu'il finance surtout la recherche appliquée de firmes dont les produits parviennent plus rapidement sur le marché.
En la matière, les comparaisons internationales donnent le vertige : en addition à son gisement de capital actuel, la Chine vient de décider de constituer un fonds public de 300 Md$, ce qui est l'ordre de grandeur de l'ensemble des fonds gérés par le venture capital aux États-Unis. En Europe, ces capitaux ne représentent pas plus d'une trentaine de milliards de dollars. Les flux investis en 2015 donnent un autre exemple des rapports de force : 75 Md$ aux États-Unis (60 % du total mondial), 25 Md$ en Chine (neuf fois plus qu'en 2009), une dizaine de milliards de dollars en Europe, principalement au Royaume-Uni, en Allemagne et en France (2 Md$). Le tableau des licornes6 est encore plus éloquent : 94 américaines, 29 chinoises, 15 européennes dont une française, Blablacar.
Ces investissements, conjugués avec les plans ambitieux des plateformes, préparent déjà les futures étapes de la révolution technologique avec le déploiement de l'intelligence artificielle dans l'industrie, la santé, les transports, etc. Ils pèseront sur la dynamique concurrentielle de la quasi-totalité des secteurs industriels et des services. Et sur le niveau de vie des populations.
Les licornes : alpha et oméga de l'innovation ?
Nous avons évoqué les licornes, cette espèce qui frappe l'imagination. Faut-il déplorer leur quasi-absence en Europe ? Certes toutes les licornes ne travaillent pas sur des sujets qui féconderont l'économie de demain. Il est aussi clair qu'un certain nombre d'entre elles feront faillite, faute de profits, de modèle économique pérenne et de direction solide. Mais certaines d'entre elles figureront parmi les très grandes entreprises du futur, comme les firmes des GAFA il y a quinze ans, pour une raison simple : les secteurs de haute technologie sont souvent des secteurs régis par la règle du « Winner takes all. », parce qu'elles sont mondiales et bénéficient donc de considérables effets de réseau, d'échelle et d'expérience, parce que leur connaissance extrêmement fine du client les aide à s'adapter en permanence aux nouveaux usages, parce que leur leadership permet de former les règles du jeu du secteur, avec un biais évidemment favorable. Les sociétés les mieux capitalisées peuvent aussi plus facilement et rapidement protéger leurs inventions et les déployer dans le monde entier. Elles ont les moyens de supporter les pertes initiales importantes qui caractérisent les véritables innovateurs. Force est donc de constater que ces firmes, rapidement et abondamment capitalisées, sont presque exclusivement américaines ou chinoises.
Cela étant, faut-il désormais viser la constitution de plateformes « à la Google » en Europe ? La marche nous semble haute. Des systèmes rassemblant des centaines de millions d'utilisateurs (Google, Facebook, WeChat) ne peuvent être défiés par des attaques frontales. Notre objectif devrait être de doter en capital des entreprises ayant démontré leur capacité à exercer un leadership européen ou mondial, quel que soit leur domaine d'activité. En faisant preuve d'originalité, sans nous livrer à une imitation sans avenir (cf. le Google ou le Windows européen). De nombreux business models peuvent trouver leur place à l'abri des plateformes, en tirant parti des effets de réseaux (par exemple, une société peut se faire connaître auprès de 1 milliard d'individus grâce à Facebook ou livrer dans de nombreux pays grâce à Amazon). Pour illustrer cette stratégie, il suffira d'évoquer les « pépites » françaises prématurément passées sous contrôle étranger, alors qu'elles pouvaient prétendre au rôle de consolidateur industriel, faute d'avoir trouvé une ambition ou un financement suffisant dans notre pays.
L'avenir n'est cependant pas écrit. L'exemple américain démontre que l'alchimie du succès repose sur l'alignement de quatre étoiles : capitaux, talents, ambition et gouvernance. L'exemple israélien illustre qu'il n'est pas réservé aux géants de la démographie mondiale. Intéressons-nous plus particulièrement au cas français.
Pourtant la France détient (presque tous)
les ingrédients du succès…
Le capital ne devrait pas être un problème
D'abord il faut considérer que si les capitaux sont nécessaires, leur taille n'est pas un obstacle insurmontable. Aux États-Unis, le capital-risque représente entre 200 Md$ et 300 Md$, une goutte d'eau au regard de l'épargne rassemblée par les ménages et les fonds de pension. L'unité de compte est ici la dizaine de milliers de milliards de dollars. Le constat est le même pour la Chine, qui se prépare cependant à y allouer des capitaux plus importants encore au regard de la taille de son économie. En France, le capital-risque gère moins d'une dizaine de milliards d'euros, alors que l'épargne financière des seuls ménages est supérieure à 4 000 Md€. En réalité, le capital est comme La lettre volée d'Edgar Poe, recherché à hauts cris, mais disponible et posé sur la table. La faute revient à un ensemble institutionnel qui assure des rendements garantis et parfois directement administrés par l'État, un bel exemple d'un marché de l'épargne faussé par des prix qui ignorent la réalité du risque et de l'économie. S'il voulait stimuler le capital-risque dans ce cadre très particulier, l'État pourrait décider d'une meilleure allocation des fonds qu'il contrôle directement ou indirectement, comme ceux qui sont affectés à la garantie de la protection sociale (Kramarz et Tibi, 2016). Cela pourrait permettre de rassembler entre 5 Md€ et 10 Md€. L'Allemagne vient d'ailleurs de décider de créer un fonds de 10 Md€, dont la gestion s'inspire des méthodes israéliennes7. Supposons que nous parvenions à constituer rapidement des montants de cet ordre, disposons-nous des talents capables de créer les leaders de demain ?
Des talents, ici et dans la Silicon Valley
La recherche française est puissante, souvent classée au sixième ou septième rang mondial. Notre pays compte treize prix Nobel de physique et le quart des médailles Fields décernées depuis 1923. Notre système éducatif produit chaque année plus de 35 000 ingénieurs et 12 000 docteurs (dont 8 000 en sciences). D'autres talents sont aujourd'hui aussi reconnus, tels ceux qui bénéficient de l'enseignement de l'École 42, fondée par Xavier Niel. Ces professionnels forment l'ossature des laboratoires de R&D des grandes firmes et des start-up françaises. Ils sont reconnus à l'étranger et s'expatrient volontiers, dans des proportions significatives. 60 000 de nos compatriotes résident dans la Silicon Valley, dont 20 000 travaillent dans le secteur de la technologie. Leurs noms ne sont pas toujours familiers au grand public, mais ils ont créé des entreprises en grand nombre8 et forment un contingent important des employés de Google, Facebook, etc. Le lobby de la « Valley » les réclame et s'insurge contre les restrictions de visa imposées par l'administration américaine9.
Si elle en manifestait la volonté politique, la France serait donc très bien placée dans la course aux facteurs de production traditionnels : le capital et le travail. Reste à identifier deux adjuvants plus subtils : l'ambition et la gouvernance.
L'ambition : une vertu honteuse ?
On manquerait d'ambition au pays de Rastignac ? Allons donc ! Dans un pays qui compte tant de présidents (du club de pétanque ou de la République), l'ambition ne semble pas une denrée rare. Et pourtant, alors que nous avons en France une forte ambition créatrice, celle-ci se transforme trop vite en ambition du statut plutôt que du succès. Si elles peuvent être synonymes en politique ou dans un système bureaucratique, ces deux ambitions n'ont rien à voir dans le domaine de l'entreprise.
L'ambition créatrice est là :
la France connaît un « boom entrepreneurial »
Quelques chiffres d'abord : 50 % des Français entre dix-huit ans et vingt-cinq ans souhaitent créer leur entreprise et 13 % ont un projet entrepreneurial spécifique10 ; 25 % des diplômés de HEC en 2013 avaient cofondé une start-up, alors qu'ils étaient 9 % dans ce cas en 2004 et moins de 1 % en 199511 ; Paris compterait 4 000 start-up en 2015, 12 000 en incluant la périphérie (Villard, 2015) ; un fonds de capital-risque standard reçoit 1 500 opportunités d'investissement chaque année ; et l'on peut estimer entre 4 000 et 5 000 le nombre de start-up accueillant chaque année des financements externes de fonds d'investissement ou de business angels.
L'ambition de se lancer est donc bien là et les idées ne manquent pas. Les financements de démarrage non plus : avec ses multiples dispositifs publics, la France est même un paradis pour la création d'entreprise. Tout d'abord, les fondateurs d'une entreprise peuvent s'appuyer sur toutes les protections du « modèle social » français : indemnisation du chômage lorsqu'ils ont déjà travaillé, couverture maladie, école gratuite, etc., autant d'avantages dont les créateurs d'entreprise aux États-Unis ou en Chine ne bénéficient pas. Ensuite toute une série de dispositifs incitatifs ont été mis en place au fil des ans : crédit d'impôt recherche réduisant fortement le coût de la R&D, solutions d'hébergement et parfois offres de conseil proposées par la myriade d'incubateurs financés par les collectivités locales, aides de ces mêmes collectivités locales de quelques dizaines à quelques centaines de milliers d'euros, dépassant même le million d'euros dans certains cas, prêts bancaires de quelques dizaines de milliers d'euros garantis partiellement par Bpifrance, etc. Tout cela permet à une entreprise du numérique de recueillir typiquement autour de 200 000 euros d'apports qui ne viennent pas diluer les entrepreneurs, dans un contexte de coûts réduits puisqu'une partie des salaires et du « coût de la vie » est prise en charge par la collectivité.
Sans avoir besoin de lever des capitaux externes, l'entreprise parvient ainsi au stade du minimum viable product : le logiciel, le site internet, l'application mobile, voire le produit industriel qui peut être présenté au premier client et qui permet ainsi de tester le marché. Sur cette base, l'entrepreneur peut affiner son positionnement et définir ses besoins, ce qui lui permet de lever des capitaux. Comme il ne s'est pas dilué, il peut offrir typiquement 30 % du capital pour financer sa deuxième étape, seed ou series A, qui doit le porter jusqu'au moment où il peut démontrer la validité de son modèle (product/market/team fit) et le préparer à la phase de croissance (scale-up). Si cette première phase se passe sous des cieux aussi favorables, pourquoi donc les start-up françaises d'envergure mondiale sont-elles si peu nombreuses ?
Il manque l'ambition du succès,
celle qui pousse les entrepreneurs à grandir
En généralisant, on pourrait dire que la phase de création est plus difficile aux États-Unis, mais que ceux qui passent le test avec succès sont sur la rampe de lancement pour le déploiement, alors qu'en France, la pérennité après la phase de création est un objectif en soi et, s'il est atteint, cela suffit.
Précisons, à partir d'une expérience de terrain vécue chez Newfund : les coûts de démarrage observés aux États-Unis sont généralement moins élevés qu'en France. Il y a notamment moins d'embauches pendant la phase de proof of concept, pendant laquelle l'entreprise reste dans son garage, pour reprendre une image d'Épinal qui reste souvent valable. Mais l'objectif de l'entrepreneur aux États-Unis n'est pas de survivre à cette phase, c'est de préparer la suivante, celle pour laquelle il rôde son projet, et qui est de grandir.
Pour grandir et ne pas simplement exister, les entrepreneurs doivent être « forcés » à l'ambition. Cette ambition n'est pas toujours innée. Si la valeur suprême est la pérennité, comme souvent en Europe, les entrepreneurs seront moins ambitieux. Sans tomber dans la psychologie de base, la volonté de réussir engage à un moment un effet miroir et la façon dont le succès sera perçu socialement est un facteur clé.
En France, l'ambition sociale passe par le statut. Réminiscence d'ancien régime, peut-être (d'Iribarne, 2006). Or, en France, malgré d'indéniables progrès, le succès entrepreneurial ne donne aucun statut social.
« Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires. », a osé diagnostiquer Emmanuel Macron en janvier 2015. La formule est intéressante car elle remet l'argent et l'envie du succès au cœur du processus entrepreneurial. Les réactions hostiles à cette déclaration ont laissé entrevoir le véritable frein vis-à-vis de l'entrepreneuriat. Ce n'est pas tant l'envie du « jeune » qui compte, c'est l'envie de tous de reconnaître à celui qui a réussi des qualités exceptionnelles, un leadership et une prépondérance sociale. Or nous en sommes loin et les parcours atypiques des grands entrepreneurs (Jack Ma le fondateur d'Alibaba n'a jamais passé avec succès un entretien de recrutement), leur égoïsme fondamental et leur cupidité (eh oui, l'argent est un moteur fondamental de l'entrepreneur) entrent plus difficilement dans notre cadre culturel et social que dans celui des États-Unis.
La passion des idées plutôt que celle du succès
Une autre passion française exerce vite son effet corrosif : la passion de l'analyse et de l'intelligence. Confrontée à un projet en création, l'analyse est productive : comment faire pour que la chose existe ? Confrontée à une preuve de concept, l'analyse est bien souvent destructrice, même et surtout lorsqu'elle part d'un bon sentiment : quelles sont les raisons qui peuvent mettre en danger le projet ? Newfund a ainsi été souvent le témoin incrédule de personnalités brillantes qui, face à une entreprise qui avait réussi l'exploit de passer de rien à quelque chose, avec une innovation réelle, de vrais clients, etc., s'ingéniaient à expliquer pourquoi ça n'irait pas vraiment plus loin, plutôt que de constater qu'une équipe qui aurait pu « mourir » dix fois et qui a tiré des forces visibles de son expérience a peu de chance de trébucher sur la onzième épreuve du même ordre. Les modalités de l'intelligence française peuvent ainsi nous rendre aveugles au potentiel de déploiement d'une entreprise.
« The trouble with the French is that they don't have a word for entrepreneur. »12 Pauvre George W. Bush ! Il a eu bien tort puisque le mot est bien français et que, si nous avons le mot, nous devons bien avoir la chose. À voir, ce pourrait être aussi le reflet d'une époque révolue comme nous l'évoquions au début de cet article. Nous avons aussi le mot « marketing », pour autant, en avons-nous le savoir ? La difficulté à vendre, à structurer une entreprise pour la vente et à y dédier les ressources nécessaires est un autre signe de notre manque d'ambition. Quand le produit existe, on considère que le « job » est fait, que c'est aux clients désormais de reconnaître combien il est formidable. Souvent d'ailleurs, les clients adorent mettre leur grain de sel dans la conception du produit, en demandant l'ajout de telle ou telle fonctionnalité. Et intervient alors notre passion de l'intelligence, de la complexité, du travail bien fait, d'embrayer en sortant de la feuille de route initiale dont le respect est pourtant indispensable au passage à l'échelle supérieure.
Derrière la phase de croissance d'une entreprise, il y a ainsi une grande rigueur et beaucoup de discipline. Ce n'est pas le point fort de l'esprit français. Nous adorons les digressions stratégiques, la mise en œuvre ne nous passionne guère. « L'intendance suivra » est une phrase incompréhensible pour un entrepreneur anglo-saxon, puisque pour lui tout est matière d'exécution. Au fond, pourquoi grandir ? Il n'y a là que des risques sans retour. Le succès ne donnera pas un statut meilleur. Restons malthusiens, personne ne se plaindra.
Le levier des institutions
et de la gouvernance
En Europe, 70 % des financements aux entreprises passent encore par les banques (Bair, 2015). Pas de chance, celles-ci sont fondamentalement inadaptées au financement de l'innovation entrepreneuriale. Le financement bancaire est un excellent outil pour les immobilisations ou le cycle d'exploitation (stocks, créances clients). Dans les deux cas, le banquier peut s'appuyer sur un collatéral pour limiter son risque de perte et proposer ainsi un coût de financement particulièrement bas, que l'entreprise peut supporter dans la durée. Cela lui permet de jouer son rôle de transformation d'une épargne de court terme (les dépôts) en investissements de moyen et long terme. S'il n'y a plus de collatéral, il n'y a plus de transformation possible.
Le problème est que l'innovation, aujourd'hui, commence par des dépenses courantes (personnel, communication et marketing) et donc par des pertes. Quand bien même ces dépenses constituent à terme des actifs via des développements technologiques, des brevets, des marques, ceux-ci ne sont pas transférables à une autre entreprise en cas d'échec du projet initial. Incapables, et heureusement, de financer des pertes dans la durée, les banques ne peuvent jouer un rôle moteur dans l'émergence de la nouvelle économie entrepreneuriale. Il nous faut donc inventer de nouvelles institutions.
Financement et innovation : le rôle des fonds d'investissement
L'enjeu critique, nous espérons que le lecteur l'aura compris à travers les développements précédents, n'est pas d'apporter de l'argent, mais le « bon argent », c'est-à-dire un argent susceptible de créer effectivement de la valeur via le projet entrepreneurial.
Le « bon argent » prend la forme de fonds propres, de capital, car tout peut être perdu. Le « bon argent » est aussi un montant adéquat, permettant de financer la prochaine étape de l'entreprise à l'issue de laquelle on pourra juger si, effectivement, celle-ci est sur un scénario de création de valeur, ou pas. C'est donc un montant et du jugement. Enfin le « bon argent » est celui que l'entrepreneur saura utiliser intelligemment, en faisant les bons choix. Il n'y a que deux options : le contrôle ou la confiance. Le contrôle est inopérant en matière d'innovation, car, par définition, il faut inventer quelque chose et ce n'est pas celui qui apporte l'argent qui peut inventer. Reste la confiance qui, pour ne pas être systématiquement trompée, doit s'appuyer sur une convergence des intérêts, en l'occurrence une compatibilité entre l'intérêt social de l'entreprise, l'intérêt patrimonial de l'entrepreneur et l'intérêt financier des apporteurs de capitaux.
Capacité à apporter des fonds propres, à évaluer les montants adéquats et à établir une relation de confiance, les fonds d'investissement sont la forme juridique la plus à même de mettre en œuvre ces trois capacités indispensables à l'essor d'une économie entrepreneuriale à la frontière de l'innovation.
Le rôle fondamental des fonds d'investissement tels qu'ils ont été inventés aux États-Unis13 est ainsi d'apporter de manière efficace les ressources aux entrepreneurs. Pour assurer le développement d'une nouvelle économie entrepreneuriale, il est indispensable de mettre en place ce maillon clé de la chaîne de financement.
Le capital-risque français
doit « passer la seconde »
Pour toutes les raisons que nous avons évoquées dans cet article, les pouvoirs publics français désespèrent de voir émerger une économie entrepreneuriale présentable et donc des fonds de capital-risque.
À l'époque fordiste où la mesure du progrès était le développement des classes moyennes, l'URSS a inventé les villages « Potemkine » pour donner à l'Occident l'image qu'elle était dans la course. Naturellement, cette image ne s'applique pas aux fonds de capital-risque français, car ceux-ci ont une activité réelle et soutiennent effectivement de nombreuses entreprises. Mais pour autant ce n'est pas parce qu'ils ont le label « capital-risque » que les fonds français jouent le même jeu que leurs homologues américains. L'immense majorité des fonds français sont issus d'institutions bancaires, souvent en lien à l'origine avec la Caisse des dépôts. Les souscriptions d'organismes publics, au premier chef celles de Bpifrance et du Fonds européen d'investissement (qui dépend de la Banque européenne d'investissement), représenteraient typiquement plus de 40 % des fonds levés par les équipes d'investissement dites « indépendantes », un ratio qui rend ces dernières de fait dépendantes de l'adéquation de leur programme d'investissement avec les stratégies d'investissement de ces organisations. Si l'on y ajoute les fonds issus des dispositifs de déduction fiscale type TEPA (travail, emploi et pouvoir d'achat) et les interventions directes de Bpifrance, il est probable que le financement des start-up soit majoritairement assis sur des fonds publics en France.
Au regard des trois capacités fondamentales que nous avons évoquées, ce financement public massif pose question. Les dispositifs publics sont multiples et ne sont pas uniquement constitués de fonds propres, ce qui crée une complexité impossible à gérer. Les risques de conflits d'intérêts entre les activités en fonds de fonds, fonds propres directs, prêts, garanties, subventions, etc. sont multiples et la doctrine de Bpifrance est insuffisamment documentée pour ne pas susciter d'interrogations. Comment aussi imaginer que la rapidité des décisions et la discipline financière au risque de l'échec ne soient pas affectées par les contraintes de la gestion publique ?
Qui garde les gardiens ?
Pour que les fonds d'investissement constituent un maillon efficace de la chaîne de financement, il faut accepter de traiter la question des incitations. Les critères de jugement et les modalités de sélection des fonds d'investissement sont des facteurs déterminants de leur propre capacité à prendre les « bons risques » et à financer de manière adéquate la phase de changement d'échelle (scale-up) des entreprises innovantes. Pour apporter le « bon argent » évoqué supra, les investisseurs des fonds doivent aussi rendre des comptes sur des critères adaptés.
Aux États-Unis, les acteurs qui financent les fonds de venture capital sont des fondations (endowments des universités au premier chef), des fonds de pension et des individus fortunés. Ils recherchent de la performance financière et exigent des fonds qu'ils démontrent la pertinence de leur modèle et leur valeur ajoutée. C'est ainsi que certains disparaissent du paysage et que d'autres naissent (a16z cofondé par Andreessen et Horowitz, créé en 2009 et qui a levé depuis plus de 3,5 Md$). L'exigence de création de valeur se transmet ainsi dans toute la chaîne de financement.
Ces mots de « création de valeur » écorchent vite les oreilles françaises. On y associe immédiatement des excès, trop de pression créerait le gâchis, et des écarts de comportement qu'il faudrait dans l'instant réguler. On voudrait que le financement des start-up soit « intelligent », « fléché » vers des « innovations utiles », « patient » et sans attente de rendements « excessifs » qui seraient « contraire au développement de long terme ». Et pourtant, la recherche de la création de valeur dans toute la chaîne de financement est une vertu essentielle à cette nouvelle économie entrepreneuriale. C'est bien la course à la performance qui conduit les start-up américaines à innover en permanence et à grandir. Quelle entreprise française a la capacité d'Amazon à privilégier la croissance à la rentabilité ou celle de Facebook à rejouer son modèle en acquérant coup sur coup Instagram et WhatsApp pour plus de 20 Md$ au total, deux paris qui se révèlent gagnants aujourd'hui ?
Le résultat de notre manque d'ambition et de nos institutions inadaptées ? Des sorties prématurées par manque d'un capital de croissance (growth capital) imaginatif et puissant. Les fonds de growth technologiques ayant une taille critique n'existent pas en France. Entendons-nous sur les définitions : un fonds de growth technologique vise une croissance des ventes sur un usage innovant et pas la rentabilité ; la taille critique, c'est aujourd'hui plus de 1 Md€ de capitaux sous gestion, afin de pouvoir disposer de l'expertise nécessaire et aussi de pouvoir couvrir suffisamment d'entreprises pour diversifier les risques et les benchmarkers les unes aux autres.
Typiquement, les sorties d'entreprises françaises à l'international se font sur des valorisations entre 50 M€ et 300 M€ (Withings, StickyAds, Medtech14 récemment). C'est la valorisation d'une series B ou C aux États-Unis, c'est-à-dire d'une première reconnaissance que le modèle fonctionne. C'est aussi la valeur d'une technologie prouvée, testée par un nombre suffisant de clients, que l'acquéreur pourra déployer sur son parc existant en poursuivant le développement du savoir-faire de la société acquise. 50 M€ à 300 M€, ce n'est pas la valeur d'une société pleinement autonome et reconnue comme un véritable champion dans son domaine. Bien sûr des exceptions existent. Les exceptions existent toujours.
Le succès demeure possible en France
Ce qui précède n'incite pas à l'autosatisfaction. Pour autant, nous pensons que la France peut, conformément à sa vocation, être un acteur significatif du « grand jeu » de l'innovation. Nous pensons ainsi qu'il est possible d'aligner les étoiles décrites dans cet article et constitutives du succès d'une politique de l'innovation. Si l'ambition et les évolutions d'ordre culturel ne se décrètent pas, on peut penser qu'elles seront au rendez-vous dès lors qu'un cadre adapté se mettra en place. Rappelons-en pour finir les principes qui nous semblent indispensables :
la libération des capitaux contraints par des règles prudentielles désuètes et le corset de l'épargne réglementée ;
l'institutionnalisation d'une gouvernance claire, clé d'une allocation rationnelle de ces capitaux dans la classe d'actifs du capital-risque ;
la sélection des acteurs au regard des critères de performance et de leur capacité à prendre et à bien gérer les risques.
Il faudra sortir de nos habitudes : malthusianisme, prime aux acteurs existants, volonté de spécialisation des acteurs dans une esthétique de « jardin à la française ». Il faudra aussi faire venir des fonds étrangers en nombre, afin de stimuler les acteurs locaux et d'offrir un maximum d'options aux entrepreneurs. C'est ainsi que la France se dotera d'une filière à la hauteur des enjeux.