L'intégration de l'Europe : rien de préétabli
sur le plan fonctionnel
Jusqu'à la fin de l'automne 2009, l'Europe semblait suivre, inexorablement, la voie d'une « union toujours plus étroite », telle que préconisée par le traité de Rome (1957). Selon le discours prévalent (presque officiel), ce processus a été lancé le 8 mai 1950 avec le plan Schuman qui a ingénieusement jeté les fondations de la Communauté économique des six fondateurs (initiée en 1958) et a fini par aboutir (ipso facto) à la réalisation phare de l'Europe, l'introduction de la monnaie commune en 1999. Si, au départ, l'euro était utilisé dans onze pays, ce sont aujourd'hui dix-neuf États membres (sur les vingt-huit actuels) de l'Union européenne (UE) qui ont adopté cette monnaie. D'ailleurs, à la fin de 2009, la monnaie commune était encore perçue (y compris, et surtout, sur les marchés financiers) comme protégeant en particulier les économies périphériques les plus petites de l'Union monétaire des aléas de la grande crise financière dont le paroxysme venait juste de se terminer1. Aujourd'hui, près de dix ans plus tard, l'Union monétaire européenne traverse une crise existentielle, en dépit de la série d'initiatives mises en œuvre depuis 2010 en faveur d'une réforme institutionnelle. Dans le même temps, après la victoire des partisans de la sortie au référendum de juin 2016 concernant le maintien du Royaume-Uni dans l'UE (en laquelle s'est transformée la Communauté économique en 1993), le pays a lancé son processus de séparation. L'UE est sur le point de voir décroître son nombre de membres, une première.
Le cheminement apparemment inexorable (bien qu'assurément sinueux) de l'Europe vers une « union toujours plus étroite » est-il définitivement interrompu ? Est-ce finalement la crise qui ne permet pas de trouver de solutions créatives, preuve que la méthode d'intégration de l'Europe – concrète, pas à pas – telle que conçue par Jean Monnet a fait son temps ? L'Europe doit-elle renoncer à progresser à la même vitesse pour tous les États membres, assouplir son union, revoir ses ambitions à la baisse et accepter une « géométrie variable » ? Autrement dit, doit-elle répondre de manière flexible à des préférences et des vecteurs d'intérêts nationaux divergents ?
Voici les questions auxquelles est aujourd'hui confrontée l'UE et auxquelles la Commission européenne a récemment proposé une série de réponses – scénarios – dans son Livre blanc sur l'avenir de l'Europe2. D'ici le milieu de 2017, ces propositions seront suivies par la publication d'une série de documents de réflexion ciblés, s'interrogeant sur des questions essentielles et esquissant les voies qui pourraient être empruntées.
L'Europe se trouve assurément à un tournant crucial, historique. Autrement dit, toutes les incertitudes et les contingences relatives aux événements à venir sont de nouveau pleinement perceptibles. Au moment de présenter le Livre blanc, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Junker, a souligné le fait que « les pères fondateurs de l'Europe ont choisi d'unir le continent par la force du droit plutôt que par celle des armes. Nous pouvons être fiers de ce que nous avons accompli depuis lors. La plus sombre de nos journées en 2017 sera toujours bien plus lumineuse que n'importe laquelle passée par nos aïeux sur les champs de bataille ».
Comme aujourd'hui, les pères fondateurs étaient confrontés à deux options. Ils devaient en effet faire face à un environnement très difficile et ils y ont répondu principalement à la lumière de leurs situations nationales, comme le font encore aujourd'hui les processus politiques dans les États-nations européens. Tout ce qui s'est passé depuis 1957 n'était donc en aucun cas préétabli. À l'évidence, il en va encore de même aujourd'hui. Le futur de l'Europe est ouvert, comme il l'était au milieu des années 1950, lorsque le comité Spaak s'est penché sur la même question : le futur de l'Europe.
Dans ce court article, nous rappelons, d'une manière certes schématique, comment le traité de Rome, dont le soixantième anniversaire vient d'être célébré, a vu le jour. Le courage avec lequel les décideurs politiques des six futurs membres de la Communauté économique européenne (CEE) ont ensemble abordé les questions politiques ne peut être compris que dans le contexte de la dévastatrice seconde guerre européenne de Trente Ans. Néanmoins ce qui s'est mis en place avec le plan Schuman-Monnet – la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) – n'était pas du tout immédiatement prévisible après la Seconde Guerre mondiale, ni même en avril 1950. Le ministre britannique des Affaires étrangères, Clement Attlee, ne l'a appris qu'à la veille de la déclaration publique de Schuman. Et pour le gouvernement français, une telle politique aurait été en 1949 encore inimaginable. Plus tard, la stratégie d'intégration axée sur le marché (des marchandises) mise en œuvre par le traité de Rome a également été choisie par défaut, après que des efforts visant à bâtir une Communauté européenne de défense ont échoué (au Parlement français) en 1954. Une fois de plus, l'environnement extérieur (crise du canal de Suez, répression de l'insurrection de Budapest) a poussé les Européens à agir de concert, dans le domaine économique.
Sous un certain angle, ces efforts d'européanisation ou de supranationalisation (dans une certaine mesure) de domaines politiques bien définis ont été des leçons manifestes tirées de l'histoire. Toutefois ces leçons n'étaient pas du tout évidentes (ou, du moins, n'étaient pas largement partagées dans les divers pays) en 1945, ni lors d'importants moments de décision, au contraire.
En revanche, le constat patent au lendemain de la guerre que quelque chose « était allé désespérément de travers » et que cela « avait créé un climat propice à un changement radical »3. Non sans une certaine fébrilité, toutefois.
La méthode Monnet :
construire l'Europe, pas à pas
L'Europe était, du fait de la Seconde Guerre mondiale, littéralement dévastée en 1945. Ainsi l'ambition déterminante de la politique européenne était à l'époque de prévenir une autre guerre et il s'agissait, d'abord et avant tout, de régler la « question allemande » : comment empêcher l'Allemagne de semer une nouvelle fois le chaos chez ses voisins ?
« Plus jamais » et la question allemande
La réponse initiale, le plan Morgenthau (1944), du nom du secrétaire au Trésor des États-Unis, visait à faire de l'Allemagne un pays rural, démilitarisé et désindustrialisé. Elle se reflète largement dans la directive JCS 1067 du Comité des chefs d'État-major américains (1945) portant sur la façon de gérer le pays vaincu. Cette réponse aurait impliqué de rayer l'Allemagne de la carte économique européenne. Parallèlement, ce que l'on a appelé le « plan sur le niveau de l'industrie » (de 1946) s'efforçait de maintenir la production industrielle de l'Allemagne à la moitié environ de son niveau d'avant-guerre. En 1947, elle se situait à un tiers environ de ce niveau.
Néanmoins, et cela est rapidement devenu évident, la mise en œuvre de cette approche aurait détruit la division du travail en Europe, basée sur des avantages comparatifs géographiquement distincts. Cela aurait constitué un obstacle majeur, potentiellement insurmontable, à la reconstruction de l'Europe et, dans tous les cas, une entrave structurelle aux perspectives de croissance à long terme de l'Europe4.
Par conséquent, la réorientation visée par la directive JCS 1779 (de 1947) devait beaucoup à l'évaluation morose et prosaïque sur le terrain d'un Rapport sur l'Allemagne rédigé en 19465. En 1947, la crise a empiré, conduisant à des grèves de la faim dans la région Rhin-Ruhr, et les perspectives ont semblé se détériorer6.
Le plan Marshall : une première étape catalytique
La situation était devenue intenable du point de vue économique. Pour le secrétaire d'État américain George Marshall, il était désormais évident que la reprise européenne était corrélée à une Allemagne remise au travail. Par conséquent, « une Europe qui incluait l'Allemagne » devait être un objectif activement poursuivi. Son plan éponyme – des prêts pour un montant de quelque 12 Md$ sur une période de quatre ans – n'était d'un point de vue purement financier pas très impressionnant. Pourtant il a fourni un soutien décisif permettant de pallier le manque de devises ou d'or convertibles.
Plus important encore, le plan Marshall était catalyseur dans le sens où il forçait les Européens à coopérer d'une manière institutionnalisée (Milward, 1983 ; Berger et Ritschl, 1995). L'Organisation européenne de coopération économique de Marshall a rendu possible la création d'une Union européenne des paiements (UEP), laquelle a eu un succès impressionnant en gérant le problème du bilatéralisme entravant le commerce, découlant du manque de devises convertibles (autrement dit, les dollars ou l'or) pour payer les importations. Les importations, pourtant, représentaient souvent une composante indispensable de la production nationale et donc de la capacité à engendrer des revenus à partir des exportations (Gros et Thygesen, 1988 ; Eichengreen, 2007). La coordination découlant de l'UEP, avec son système de compensation multilatérale, a entraîné des avantages sociaux manifestes. Elle a également montré que l'interdépendance structurelle, qui résultait nécessairement des échanges transfrontaliers, signifiait que les problèmes de balance des paiements concernaient inévitablement l'ensemble des partenaires, y compris les économies excédentaires. Par conséquent, une évaluation critique par un groupe de pairs ou une surveillance mutuelle semblaient judicieuses.
Enfin, pour réorienter la politique américaine vers l'approche du plan Marshall, l'intensification du conflit entre la Russie soviétique et ses trois alliés occidentaux a toutefois été décisive. Une économie robuste en Allemagne (de l'Ouest) était perçue comme indispensable à la reprise européenne, ainsi qu'à une Europe de l'Ouest faisant office de rempart dans la guerre froide.
Il s'agit là de la seconde dimension cruciale : les préoccupations de sécurité, l'exigence du « plus jamais ça ». Les problèmes de sécurité sont devenus décisifs (ou déterminants) pour un certain nombre d'autres décisions. Au final, la réorientation des États-Unis en matière d'économie a été rendue acceptable pour les voisins naturellement très réticents de l'Allemagne, en particulier la France, car elle incluait surtout l'endiguement militaire de l'Allemagne. En outre, elle promettait également d'être propice à la reconstruction et d'encourager la modernisation des économies nationales. Ainsi la « poursuite d'un propre intérêt étroit (national) », en opposition à des plans fédéralistes idéalistes, plaidait également fortement pour l'intégration et, plus tard, la libéralisation des marchés européens (Milward, 1983).
L'initiative Monnet-Schuman
La relation franco-allemande était évidemment centrale – en réalité, décisive – pour les premières étapes de l'intégration européenne (selon une sorte de mode supranational). Le plan Schuman de 1950 était ainsi d'une importance manifeste, comme le soulignent à juste titre de nombreuses analyses. Il témoigne en effet de ce contexte : conçu à la lumière d'objectifs nationaux, il représentait de ce fait des vecteurs d'influences et des intérêts économiques (partiels) souvent contradictoires. Surtout, le plan tenait compte de la situation d'interdépendance structurelle (inévitable) entre la France et l'Allemagne ainsi que ses partenaires européens. Pour la France, par exemple, l'objectif principal était la modernisation de ses industries. C'est pourquoi le plan Schuman a également été appelé le second plan Monnet, dans la mesure où il était compris comme une nouvelle tentative, dans le droit fil du plan de modernisation et d'équipement conçu par Jean Monnet (en sa qualité de commissaire au Plan) en 1946 (Philip, 1948).
Assurément, l'idée d'une autorité partagée sur le charbon et l'acier n'était pas complètement nouvelle. En 1948 déjà, dans un discours prononcé à l'Assemblée nationale (ainsi que dans un article paru dans Foreign Affairs), le socialiste français (lorrain) André Philip avait proposé une autorité publique intereuropéenne pour la gestion des industries du charbon et de l'acier. Il considérait les industries minières dans les territoires situés à l'ouest du Rhin, à savoir la Lorraine, la Sarre, le Luxembourg, la Belgique et la Ruhr, comme des « entités naturelles » du point de vue géographique et économique. Karl Arnold, ministre-président chrétien-démocrate de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, avança également l'idée d'une autorité commune pour ces industries en 1949. Simultanément André François-Poncet, haut-commissaire français, appelait à une coopération économique et politique plus étroite et plus globale entre l'Allemagne et la France en novembre de la même année. Et Konrad Adenauer, le chancelier allemand, allait encore plus loin : dans une interview de mars 1950, il proposait « de fusionner les deux pays pour ce qui concernait les droits de douane et l'économie », une proposition qu'il réitéra envers le Premier ministre français George Bidault7.
Néanmoins ce fut Jean Monnet qui trouva le bon moment pour convaincre le ministre des Affaires étrangères Robert Schuman de rendre public et d'entériner son plan d'une autorité supranationale, le 9 mai 1950. (Le Premier ministre Bidault, également destinataire du plan, était toutefois très réticent.) Le Royaume-Uni, quelque peu surpris par le plan et n'ayant pas l'intention de renoncer à une partie de sa souveraineté, refusa d'y prendre part.
Le concept Monnet avait des caractéristiques de très grande envergure, au-delà de son domaine d'application d'origine, dans lequel, en réalité, il n'avait guère été particulièrement percutant. (Le charbon et l'acier perdirent rapidement leur position dominante et devinrent dans les années 1960 des industries sur le déclin.) Plus important encore, d'une nature archétypale, était le projet d'institutions : une Haute Autorité de technocrates indépendants, une Assemblée commune (recrutée dans les Parlements nationaux), censée offrir une responsabilité démocratique, un Conseil spécial des ministres (représentant les parties prenantes nationales) et, pour trancher en cas de conflit, une Cour de justice, portée par deux avocats généraux.
À l'évidence, ce projet est devenu grosso modo le modèle du paysage institutionnel de la Communauté européenne (1973) et ensuite de l'UE (1993), grosso modo seulement, parce que la portée des responsabilités communautaires augmentait manifestement de manière significative dans le temps.
Aucune théorie disponible pour les décideurs
Après les événements, des théories – des perspectives sur le monde – visant à saisir les processus et leurs résultats ont été développées. Parmi les plus importantes d'entre elles et tirant son idée générale précisément de la tentative d'intégration de l'Europe figurait l'approche néofonctionnaliste d'Ernst Haas. En réponse à cette dernière, une lecture réaliste des événements se développa, insistant sur la prévalence d'intérêts nationaux dans la détermination du choix de trajectoire de l'Europe. Cette vision trouva son expression la plus pointue (néoréaliste) dans l'hypothèse d'Alan Milward d'une Europe « au secours de l'État-nation », qui permettrait en particulier aux plus petits États (par exemple, ceux du Benelux), mais pas uniquement, de profiter d'une capacité d'action efficace (Haas, 1958 ; Hoffmann, 1965 ; Keohane, 1984).
Toutefois, lorsque ces plans pour l'Europe ont été établis – en connaissant leurs défauts et leurs lacunes inhérents –, la théorie, y compris et en premier lieu la théorie économique, n'était pas d'un grand secours. En effet, la propension naturelle de l'économiste était de se montrer vertement critique vis-à-vis de l'initiative dans son ensemble. Il en allait de même pour l'approche sectorielle de l'européanisation (incarnée dans la CECA) ainsi que pour la Communauté économique plus ambitieuse qui allait être lancée à Rome, après l'échec de la tentative de coopération dans le domaine de la défense : la Communauté européenne de défense (CED) n'avait pas été approuvée par le Parlement français. Cela signifiait, comme corollaire immédiat, la fin de la Communauté politique européenne.
Du fait d'une certaine déformation professionnelle, les économistes étaient opposés aux deux : ingérence sectorielle et accords commerciaux préférentiels, autrement dit régionaux plutôt qu'internationaux. Cette position était valable au moins pour leur faction libérale. Ils tenaient une place forte particulière, le ministère allemand de l'Économie, où les visions ordolibérales prévalaient, organisant l'opposition aux politiques sectorielles dirigistes et basées sur le plan de la France.
Les théories qui s'intéressaient réellement aux problèmes qui se posaient – l'économie des industries avec des coûts moyens qui diminuaient avec le volume, des externalités transnationales (interdépendance structurelle) ainsi qu'une concurrence imparfaite ou celle des unions douanières et des droits de douane – n'étaient que peu nombreuses à l'époque8.
Mais il y avait assurément des économistes politiques (pas tous d'inclination marxiste) qui ne considéraient pas les marchés comme irréprochables. Conscients des lacunes inhérentes aux marchés (problèmes dans la gestion des externalités, tendances des marchés imparfaitement concurrentiels à une dérive de domination/pouvoir de marché), ils ont conçu des plans. Toutefois, envisagés sous un certain angle (moderne), ces derniers étaient nécessairement des réponses ad hoc à des problèmes existants et il n'y avait aucun moyen d'évaluer leur pertinence par rapport à un ensemble de critères communément acceptés.
En d'autres termes, les décideurs politiques étaient livrés à eux-mêmes ou, comme l'a justement soutenu le commissaire de la CEE de l'époque Walter Hallstein, la politique était en avance sur la théorie, tout comme le langage avait précédé la grammaire. Le bricolage était inévitable. Les technocrates universitaires ne disposaient pas d'une stratégie claire, incontestable. Surtout ils ne pouvaient prétendre être libres de tout intérêt partisan. Les normes, nécessairement, interfèrent. C'est pourquoi la compréhension de la trajectoire de l'Europe vers Rome s'appuie sur l'appréciation des conditions préexistantes – le vecteur d'intérêts infranationaux – encadrant et déterminant des solutions finalement approuvées au niveau supranational.
Le traité de Rome : une suite importante
La méthode Monnet – résoudre un problème concret, sectoriel, s'attendre à ce que des problèmes surgissent inévitablement du fait de la solution mise en œuvre, avancer pas à pas en faisant face à ces défis avec une autre série de réponses (provisoires, imparfaites) – trouva son application subséquente dans le secteur de la défense. Et là, elle échoua au Parlement français le 30 août 1954.
Paradoxalement, cette défaite fédéraliste a été le tremplin d'une tentative apparemment moins ambitieuse (moins controversée), mais finalement source de nombreux changements, d'intégrer l'Europe du point de vue économique, par le renforcement des relations commerciales transfrontalières. Étant donné que la réduction des droits de douane finirait par entraîner des coûts d'ajustement pour les perdants, ceux qui étaient protégés par des barrières aux importations, il n'était pas du tout certain que cet effort serait couronné de succès. Néanmoins le Parlement français ratifia le traité de Rome le 9 juillet 1957.
De Paris à Messine et ensuite Rome
Henri Spaak ainsi que Johan Beyen et Joseph Bech, ses homologues néerlandais et luxembourgeois, ont pris le rejet par l'Assemblée nationale de la Communauté européenne de défense comme une mise en garde. Ils ont revu leurs ambitions à la baisse. Leur mission principale est devenue le renforcement du commerce intra-européen, vital pour les petites économies européennes ouvertes. D'une certaine façon, il s'agissait également de s'inspirer des États-Unis dont l'étendue du marché permettait des économies d'échelle et la diversité. Le modèle américain était en effet perçu comme intéressant du point de vue productif, une voie à suivre pour garantir l'évolution prospère de l'Europe de l'Ouest. Ce doux commerce devait favoriser la productivité et la croissance, tout en assurant la sécurité européenne.
Alors que l'analyse d'une réduction des barrières au commerce et de l'intégration consécutive du marché – l'interaction entre la concurrence imparfaite et les rendements d'échelle croissants – n'était pas encore développée à l'époque, l'économie sous-jacente était manifestement transparente : les pays européens étaient trop petits. Des marchés plus grands étaient nécessaires pour « offrir à leurs populations la prospérité désormais accessible » : le diagnostic de Jean Monnet, déjà en 1943. Une intégration plus poussée était requise afin de récolter les fruits des économies d'échelle. Un secteur des entreprises plus efficient, toutefois, appellerait également la nécessité d'une restructuration. Cela appelait à des politiques visant à orienter le processus d'ajustement, autrement dit à des règles en matière d'aides d'État (subventions) et de concurrence (ententes portant sur la fixation des prix ou abus de marché). Il est effectivement remarquable que tout cela eût déjà été anticipé dans le rapport Spaak et consciencieusement mis en œuvre dans le traité de Rome. Cela incluait le transfert de la souveraineté en ce qui concernait la politique en matière de concurrence ainsi que le transfert du commerce à une institution commune. Depuis le début était donc également présente une intégration positive qui, à l'évidence, a pris bien plus d'importance avec l'Acte unique européen du milieu des années 1980.
Ainsi, alors que le rapport avait été initialement conçu selon un mode supranational ou fédéral, Paul-Henri Spaak a rapidement réorienté sa mission. C'était inévitable compte tenu de la forte réticence, en particulier en France et en Allemagne, à renoncer à la souveraineté nationale. Le rapport Spaak se concentrait donc principalement sur la dimension purement économique, en particulier en mettant l'accent sur la réduction des barrières au commerce. Néanmoins des obstacles majeurs demeuraient. La France, inflexible quant à la mise en place d'une égalité des chances en matière de concurrence, souhaitait que soient reconnues deux de ses particularités : les coûts afférents aux territoires français d'Outre-mer ainsi que l'harmonisation des dépenses sociales vers le niveau français plus élevé, perpétuel débat du dumping social. Pour des raisons de sécurité, elle avait en outre un intérêt particulier à une approche commune en matière de nucléaire, et moins à l'intégration des marchés.
Paul-Henri Spaak demanda à trois membres de son groupe d'experts techniques et de diplomates (Pierre Uri, Hans von der Groeben et Albert Hupperts) de supprimer des rapports du comité tous les points qui pourraient éventuellement être contestés par Paris (Laurent, 1970, p. 381). Il insista également sur un accord global, soit la négociation simultanée du plan d'intégration des marchés et du plan d'agence nucléaire.
Le principal objectif de la commission Spaak était toutefois l'abolition des barrières au commerce, autrement dit la libre circulation des biens, des services, du travail et des capitaux, comme elle a été plus tard inscrite dans le traité de Rome. Cela ne signifiait pas nécessairement une union douanière, plus ambitieuse dans la mesure où elle appelait à un tarif extérieur commun et également plus chargée du point de vue politique. Néanmoins l'opposition française n'était pas la seule à laquelle il fallait faire face. En Allemagne, le ministère de l'Économie sous Ludwig Erhard était fondamentalement opposé à des accords commerciaux préférentiels et en faveur d'une ouverture multilatérale des frontières. Il s'est vigoureusement battu contre la « solution de la petite Europe » qu'il tournait en ridicule en la présentant comme un club incestueux.
Cette position avait l'appui solide du milieu universitaire allemand, à savoir l'ordolibéralisme de l'école de Fribourg. Plus important, elle était également soutenue par une grande partie de l'industrie allemande qui avait des intérêts bien au-delà de la portée géographique des six États membres de la CECA. L'union douanière s'est parée d'atours potentiellement protectionnistes, enchaînant le très concurrentiel secteur allemand des exportations. C'est ce qui a rendu la proposition du Royaume-Uni d'une zone de libre-échange, avec un tarif extérieur inférieur à celui que la France n'aurait jamais concédé, si attirante pour l'industrie allemande9.
Finalement ce furent le chancelier Adenauer et le ministère des Affaires étrangères qui, essentiellement pour des raisons de sécurité et pour prouver l'intégration de l'Allemagne dans l'environnement d'Europe occidentale, firent pencher la balance en faveur de l'acceptation des propositions.
Retombées établies, nouvelles suites et nouveaux amendements
Telle qu'elle a été finalement mise en œuvre, la CEE était bien moins supranationale que ce qui avait été prévu au départ par ses partisans fédéralistes. Le cadre institutionnel de la CECA a fourni le modèle : une Commission (gardienne technocratique du traité), un Parlement (censé apporter une légitimité démocratique) et une Cour de justice (responsable du règlement des litiges).
Sur le fond, les principaux domaines politiques du traité de Rome étaient le commerce et la concurrence. Son objectif était de lier étroitement les politiques par des principes juridiques. Pour ce faire, les individus avaient le droit d'exiger des autorités qu'elles justifient leur politique devant la Cour européenne de justice.
Ce cadre reflète la forte influence de la philosophie ordolibérale allemande axée sur les règles. Afin de permettre une concurrence non faussée, un environnement de marché concurrentiel était jugé nécessaire, encourageant la liberté individuelle. Cette approche tournée vers les règles est surtout visible dans les dispositions du traité de Rome portant sur le contrôle des aides d'État ainsi que sur la prévention des abus de marché. Hans von der Groeben, l'un des experts du groupe Spaak et plus tard commissaire de la CEE, imprégné de l'ordolibéralisme de l'école de Fribourg, estimait que la politique de concurrence avait trois objectifs : empêcher les États membres d'ériger des barrières au commerce, soutenir une plus grande intégration et assurer un ordre économique et social basé sur la liberté individuelle.
De façon plus générale et plutôt exceptionnelle, le droit de l'UE a un effet direct. Il crée des droits pour les citoyens de l'UE que les tribunaux nationaux doivent défendre. Il a également préséance sur le droit national. Et, enfin, le système juridique de l'UE est autonome – indépendant – des systèmes juridiques des États membres10.
L'erreur de Monnet ? Les ruses de l'histoire
Le traité de Rome, confirmant et accomplissant l'approche d'intégration lancée avec la CECA, a orienté l'Europe sur la voie d'une intégration encore plus poussée. Les crises faisaient partie intégrante de ce processus, autant de problèmes qui seraient réglés en avançant. Telle était l'approche de Monnet.
Jusqu'à aujourd'hui, l'Europe peut être utilement comprise comme la « somme des solutions apportées à ces crises » (Monnet, 1976). Prenons, par exemple, le marché commun ou, plus spécifiquement, la Politique agricole commune. Elle a été menacée lorsque, avec la disparition du système de Bretton Woods, les taux de change de la monnaie européenne sont devenus flottants. Protéger le marché commun signifiait, d'après l'idéologie dominante, que l'Europe devait créer son propre système de taux fixes. L'« île de stabilité monétaire » était toutefois constamment secouée par des politiques économiques nationales divergentes, incompatibles avec des taux de change stables. Avec le temps, les idéologies économiques se sont rapprochées, en particulier dans le noyau dur européen (France-Allemagne), lorsque le président Mitterrand a abandonné, en 1983, ses politiques expansionnistes. Le maintien du franc français au sein du Système monétaire européen était devenu une priorité.
L'Acte unique européen – Europe 1992 –, avec sa libéralisation des flux de capitaux transfrontaliers, a fini inexorablement par contraindre les Européens à choisir : libre circulation des capitaux ou politique monétaire commune. Et les Européens, attachés aux avantages de leur marché commun, ont opté pour une « monnaie unique ». La devise commune fonctionnait raisonnablement bien, en dépit des nombreux pronostics affirmant le contraire, jusqu'à l'éclatement de la grande crise financière. S'agit-il d'une autre de ces crises prédites par Monnet qui poussera l'Europe vers une intégration toujours plus grande ?
En effet, c'est quand cela est devenu absolument nécessaire que la politique monétaire de la Banque centrale européenne a été complétée par une Union bancaire : un système européanisé de surveillance, le Mécanisme de surveillance unique, ainsi que le Mécanisme de résolution unique destiné au traitement des banques défaillantes (hélas, sans facilité de garantie crédible) et un système de garantie des dépôts, encore à construire.
Comme souvent dans les affaires européennes, ce cadre est incomplet. Par conséquent, les participants aux marchés financiers, sources de pouvoir structurel, estiment que le risque de rupture est une nouvelle fois conséquent. Cela est également lié aux réponses divergentes apportées à la crise des migrants. Et, bien entendu, la sortie du Royaume-Uni n'augure rien de bon pour l'Europe.
Après la Seconde Guerre mondiale, le nationalisme était considéré par beaucoup comme la véritable cause des problèmes de l'Europe. Et la dénationalisation de l'un des principaux points de discorde (le charbon et l'acier) était perçue comme étant au cœur de la relance européenne. Par la suite, la notion d'une « union toujours plus étroite des peuples », telle que prévue par le traité de Rome, illustrait bien l'objectif que l'Europe était censée atteindre.
Pour dire les choses de manière fonctionnaliste, y a-t-il suffisamment d'interdépendance et de retombées positives pour que se maintienne l'Europe de Monnet ? Paradoxalement, la déférence de l'Europe envers les règles et les procédures ordonnées, un héritage ordolibéral, est source de repli. Certes les règles en Europe ont été souvent bafouées. Pour autant, elles ont tracé sa voie et ont également déterminé des points fondamentaux de l'ordre du jour.
Après presque une décennie de crises, en particulier dans la périphérie de la zone euro, la renationalisation figure de nouveau à l'ordre du jour. Être maître de son destin est un slogan cher à de nombreuses personnes, et pas seulement au Royaume-Uni. Cela commence par la frontière.
La méthode pas à pas de Monnet a-t-elle fini par faire défaut, une thèse évaluée et défendue par Guiso et al. (2016) ? C'est possible. Mais la réponse à cette question dépend de la façon dont les Européens répondent aux défis auxquels ils sont confrontés. Les conditions minimales – nécessaires et suffisantes – d'une Union monétaire qui fonctionne sont connues. Elles ont une fois de plus été esquissées dans le Livre blanc de la Commission européenne déjà mentionné. Sans un niveau minimum de solidarité fiscale, une Union monétaire n'est pas viable. L'alternative, revenir à un système de taux fixes comme celui du Système monétaire européen, s'accompagne toutefois immanquablement de la domination d'un pays. Cette perspective n'est pas nécessairement attrayante. L'autonomie dans un monde interdépendant est une illusion réactionnaire.