La quête d'outils pertinents et efficaces de gouvernance d'entreprise, définie comme l'organisation de la prise de décision et de la répartition des pouvoirs entre les différents acteurs et instances de celle-ci, constitue un enjeu majeur. Parmi les différentes technologies de la gouvernance, les codes de gouvernance se sont imposés, dans la plupart des pays, comme des instruments privilégiés. Ces codes prennent la forme d'une liste de « bonnes pratiques » ou de « recommandations » adressées aux opérateurs économiques. Derrière cette appellation se cachent en vérité des réalités très diverses selon les pays, qu'il s'agisse des processus d'élaboration des codes – acteurs privés, organisme gouvernemental, organisme mixte, etc. –, de leurs modalités d'application ou encore de leurs destinataires – le plus souvent les entreprises cotées, mais pas toujours. Au-delà de cette diversité, des traits communs se dégagent cependant. Les codes constituent en effet, de manière générale, une norme souple, de type soft law, dont l'effectivité repose essentiellement sur la discipline de marché, découlant de la croyance en la capacité des mécanismes de marché à orienter les comportements des agents économiques. Ils sont en outre fréquemment produits par autorégulation des agents économiques eux-mêmes.
La crise financière de 2008 a contribué à mettre en lumière les limites non seulement de plusieurs dispositifs de gouvernance contenus dans les codes, mais plus fondamentalement de l'effectivité et de l'efficacité de ces derniers à des fins de régulation des comportements des entreprises. La question se pose alors de savoir s'il est préférable, afin de dissuader les pratiques à risque et d'encourager les comportements vertueux des entreprises, de recourir à des codes de gouvernance, de type soft law, ou de privilégier le recours à des technologies de production juridique de type hard law, parmi lesquels le droit étatique, en particulier la loi. En d'autres termes, convient-il de confier de préférence la production des règles de gouvernance aux acteurs du marché eux-mêmes, notamment aux entreprises, ou plutôt à une autorité qui leur est extérieure ? Les règles de gouvernance doivent-elles plutôt être produites par le biais de l'autorégulation ou de l'hétérorégulation ? C'est du reste cette alternative qui se situe au cœur des débats relatifs aux évolutions de l'objet social de l'entreprise. Alors que certains prônent une modification des articles 1832 et 1833 du Code civil afin d'obliger les entreprises à intégrer, dans leurs finalités, d'autres considérations que la rentabilité financière (Clerc, 2018 ; Notat et Sénard, 2018), les représentants des entreprises, en particulier le MEDEF, suggèrent, au contraire, d'insuffler cette nouvelle logique au moyen d'une modification des codes de gouvernance. Toutefois la régulation de la gouvernance demeure-t-elle enfermée dans cette apparente alternative entre des outils d'autorégulation et ceux qui relèvent d'une hétérorégulation ? L'analyse de certaines évolutions des instruments de responsabilité sociale des entreprises (RSE) suggère une voie médiane de corégulation, laquelle repose sur une hybridation d'outils de régulation hétéronomes (le plus souvent étatiques) et d'outils d'autorégulation, lesquels sont produits par les acteurs eux-mêmes.
Dans une première partie, nous montrons en quoi l'analyse économique, bien que s'intéressant peu de manière générale aux technologies de production des règles de gouvernance d'entreprise, justifie largement le recours massif aux codes en matière de régulation de la gouvernance. Compte tenu de la nature des acteurs qui en sont à l'origine, de leur contenu, de leurs modes de mise en œuvre et d'effectivité, les codes constituent un instrument juridique original, remplissant une fonction spécifique à l'intérieur du cadre juridique régissant la gouvernance et se démarquant à plusieurs égards de la hard law, en raison notamment de leur caractère fréquemment autorégulé. Dans une deuxième partie, le croisement des analyses économiques et juridiques permet de mettre en lumière plusieurs limites des codes de gouvernance. Ces limites amènent dans une troisième partie à dépasser l'opposition entre autorégulation et hétérorégulation pour envisager la gouvernance d'entreprise plutôt sous l'angle de la corégulation.
Les codes de gouvernance : une technologie
juridique adaptée à la régulation
de la gouvernance d'entreprise ?
Dans un certain nombre de situations, les technologies de production juridique traditionnelles de type hard law échouent à satisfaire les besoins hétérogènes des firmes en matière de gouvernance d'entreprise. Face à ce constat, une analyse économique des codes met en évidence le caractère adapté de cette technologie juridique au champ de la gouvernance.
Les limites d'une régulation de type hard law dans le champ
de la gouvernance d'entreprise
Quel que soit l'aspect de leur gouvernance concerné, les entreprises se caractérisent par des besoins juridiques hétérogènes, susceptibles de varier fortement dans l'espace et le temps, par exemple en fonction de leur secteur d'activité, de la nature et de la combinaison des facteurs de production nécessaires au processus de production, de leur degré d'internationalisation et d'ouverture du capital aux investisseurs étrangers, ou encore de leur culture d'entreprise. Une règle uniforme s'appliquant sans distinction à l'ensemble des entreprises, de type one size fits all, risque de ce fait d'entrer en conflit avec les processus d'optimisation locaux résultant des idiosyncrasies organisationnelles et sectorielles de la firme (Harnay, 2017). Au plan théorique, les enseignements des sciences économiques et de gestion ne fournissent par ailleurs pas de recommandations de gouvernance univoques préconisant la mise en place de règles de gouvernance communes à l'ensemble des entreprises. Au contraire, le constat est plutôt celui d'une coexistence de paradigmes concurrents, porteurs de recommandations divergentes. Au-delà d'un accord sur quelques grands principes très généraux permettant d'améliorer la gouvernance des entreprises, tels que rappelés, par exemple, dans les Principes de gouvernance de l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), aucun consensus ne structure le champ académique, et la pluralité des recommandations théoriques semble plutôt aller de pair avec la diversité des pratiques.
Dans le même temps, cependant, le fonctionnement efficient des marchés financiers tend à exiger une standardisation accrue de l'information économique, financière, juridique et sociale communiquée aux acteurs de marché. En lien avec l'idéal de transparence des marchés, cette pression à la standardisation informationnelle tient largement au besoin de comparabilité induit par les arbitrages de marché : afin que les investisseurs puissent procéder à l'évaluation des firmes et fonder leurs décisions d'investissement en conséquence, ils doivent pouvoir apprécier la qualité de la gouvernance, analysée comme un déterminant essentiel de la performance de l'entreprise. L'homogénéisation des pratiques en matière de gouvernance (concernant, par exemple, le fonctionnement du conseil d'administration, la rémunération des dirigeants, les dispositifs de contrôle interne, etc.) constitue alors une condition de la comparaison et de l'évaluation, et donc du fonctionnement efficient des marchés (Leuz et Wysocki, 2015). Elle permet en particulier de réduire les coûts d'acquisition de l'information pour les investisseurs, et donc de réduire les situations d'aléa moral entre porteurs de fonds propres et dirigeants.
Les technologies juridiques traditionnelles (droit législatif, réglementations émises par des autorités publiques, etc.) semblent en large part incapables de réaliser la conciliation de cette double exigence d'hétérogénéité juridique et de standardisation informationnelle. D'une part, s'appliquant de façon uniforme à l'ensemble des agents, elles échouent le plus souvent à intégrer leurs spécificités individuelles et/ou locales. Si elles peuvent certes prévoir des dérogations et des exemptions, elles ne prennent cependant le plus souvent pas en compte les besoins différenciés des entreprises tels qu'ils se manifestent dans le domaine de la gouvernance d'entreprise. D'autre part, ces technologies sont fréquemment accusées d'être insuffisamment flexibles et adaptables au regard des besoins évolutifs des firmes en matière de gouvernance. Cette critique fait écho à l'idée généralement admise en économie du droit selon laquelle le droit produit par les autorités publiques est long et coûteux à produire, en raison notamment de la centralisation de l'information requise de la part de ces autorités (Cooter, 1996 ; Rubin, 1982).
Ces difficultés des technologies juridiques de type hard law à articuler la diversité des besoins des firmes et la demande de standardisation des opérateurs économiques peuvent expliquer le recours privilégié aux codes en tant que technologie juridique adaptée au champ de la gouvernance d'entreprise. En raison de leur caractère autorégulé et des mécanismes d'adhésion volontaire et optionnelle à leur fondement, l'analyse économique tend en effet à considérer le plus souvent les codes comme supérieurs à la hard law en termes d'adéquation aux besoins des entreprises et de flexibilité.
Les codes de gouvernance, ou les vertus de l'autorégulation ?
De nombreux codes émanent d'acteurs privés, tels que des autorités et organisations professionnelles, des autorités de marchés, des places boursières, des associations d'investisseurs, ou des associations d'entreprises1. Ce mode de production par autorégulation, par laquelle les utilisateurs des codes en sont aussi les auteurs, présente selon l'analyse économique du droit plusieurs avantages en termes d'adéquation du code aux besoins des entreprises. D'une part, les agents régulés se caractérisent de manière générale par une information plus fine que l'autorité de régulation concernant l'environnement économique et social dans lequel prend place leur activité, ou encore leurs propres besoins en matière de régulation. Cette asymétrie d'information explique, selon l'économie publique de la réglementation, l'inefficacité de certaines régulations hétéronomes (Laffont et Tirole, 1993). A contrario, la production de codes par autorégulation, fondée sur le principe de l'identité entre producteurs et utilisateurs des codes, réduit le coût d'information du régulateur et, par suite, le coût de production des règles (Gehrig et Jost, 1995 ; Ogus, 1995). En matière de gouvernance, confier la production des codes aux milieux d'affaires constitue de ce fait une garantie d'efficacité des règles. De plus, l'autorégulation est également censée favoriser la flexibilité et l'adaptabilité des codes aux besoins des utilisateurs, en permettant théoriquement une réaction rapide à l'évolution de leurs besoins juridiques, dans un environnement potentiellement changeant (Reaz et Hossain, 2007).
L'adéquation des codes au champ de la gouvernance est également soulignée en lien avec leurs modalités de mise en œuvre, fondées sur le principe d'une adhésion volontaire des firmes. Cette dernière résulte alors de l'anticipation par les entreprises des gains associés à l'implémentation des principes de bonne gouvernance promus par le code. Il peut s'agir, par exemple, des gains d'efficience liés à une distribution du pouvoir plus efficace à l'intérieur de l'entreprise, à un contrôle accru des actionnaires sur les dirigeants, ou encore à une composition plus adaptée du conseil d'administration. Ces gains peuvent également résulter de la recherche par la firme d'une bonne réputation, porteuse de gains économiques et financiers. Adopter les dispositions d'un code peut en effet permettre à une firme de se différencier de ses concurrentes et, dans un contexte de sélection adverse sur les marchés financiers, d'attirer les investisseurs les plus sensibles à une bonne gouvernance. Le même souci de sa réputation peut motiver une firme à adhérer à certains principes de gouvernance en lien avec les dimensions environnementale et sociale de son activité, auxquelles le grand public peut se montrer attentif. L'adoption d'un code peut également relever de la volonté d'une firme d'entrer à la cotation sur une place de marché imposant la conformité à ce code. Elle peut de la même façon s'inscrire dans la stratégie juridique de firmes souhaitant dissuader l'intervention des autorités publiques en matière de gouvernance d'entreprise, susceptible d'être plus coûteuse pour elles que les recommandations du code. Enfin elle peut refléter les motivations citoyennes d'entreprises soucieuses de contribuer au bon fonctionnement des marchés, en augmentant, par exemple, l'information des investisseurs, et de participer ainsi au renforcement de la stabilité systémique en matière financière.
La force des codes en tant que technologie adaptée à la régulation de la gouvernance tient également à leur capacité à fixer des normes sans contraindre. Les codes fonctionnent en effet sur le principe d'une adhésion optionnelle à leurs dispositions, ouvrant aux entreprises la possibilité d'une application flexible et différenciée tenant compte de leurs contraintes, spécificités et préférences locales (MacNeil et Li, 2006). Le principe « se conformer ou s'expliquer », à la base de nombreux codes, autorise les entreprises à déroger aux principes qu'ils contiennent, pourvu qu'elles expliquent les raisons de cette non-conformité (Poulle, 2011). L'adhésion des entreprises aux codes est donc d'autant facilitée qu'elles anticipent le fait de pouvoir y déroger.
Enfin la spécificité des codes tient à la forme des sanctions qui leur sont attachées, de nature essentiellement extra-juridique, et exercées de manière décentralisée et en l'absence d'autorité centrale coercitive. La conformité des firmes aux dispositions du code, préconisées comme bonnes pratiques de gouvernance par les milieux d'affaires qui en sont à l'origine, résulte en effet essentiellement de la pression de la discipline de marché. De manière générale, il est théoriquement entendu qu'une entreprise respectant les codes sera ainsi valorisée sur les marchés financiers, par l'intermédiaire de son cours boursier ; a contrario, déviant des bonnes pratiques, elle sera sanctionnée par une baisse de la valeur de ses actions. L'effectivité des codes procède dans ce cadre de l'exercice d'une régulation marchande – opérant via un mécanisme de marché – se substituant aux régulations publiques traditionnelles de type hard law – à caractère central, étatique et coercitif – et aux sanctions juridiques classiques pour réguler les comportements des entreprises2.
Les limites des codes de gouvernance d'entreprise
En dépit de leurs vertus, les codes de gouvernance présentent certaines limites, soulignées à la fois par les analyses économiques et juridiques. Les avantages associés aux codes dans le champ de la gouvernance sont contrebalancés par les coûts qu'engendre une détérioration de la qualité des normes. Par ailleurs, l'effectivité des codes de gouvernance se heurte aux risques d'une transparence conformiste.
Un risque de détérioration de la qualité des normes
de la gouvernance
Tout d'abord, parce qu'ils sont le plus souvent produits par autorégulation, les codes de gouvernance sont susceptibles de capture par les intérêts privés des agents économiques participant directement à leur production (Stigler et Friedland, 1962 ; Stigler, 1971 ; Peltzman, 1976).
En outre, bien qu'elle soit valorisée par les agents, la flexibilité des codes n'est pas sans susciter des difficultés dues à l'instabilité de la référence normative (Conseil d'État, 2013, p. 126 et suivantes). Ainsi la révision fréquente des codes de gouvernance a des effets ambivalents. D'un côté, elle constitue une garantie d'adaptation aux besoins des firmes. D'un autre côté, elle fait peser sur les entreprises un coût de mise en conformité aux règles supérieur à ce qu'il serait dans une situation où les règles de gouvernance évoluent moins rapidement. À ce surcoût s'ajoute un coût d'acquisition de l'information juridique nécessaire pour « suivre » les évolutions des codes. Ces coûts potentiellement élevés expliquent, par exemple, qu'à la suite des révisions successives du code AFEP-MEDEF en 2013, 2015 et 2016, le Haut Comité de gouvernement d'entreprise (HCGE) ait jugé nécessaire d'accompagner ces différentes révisions d'explications livrées dans le guide d'application du code, de façon à minimiser les coûts de la mise en conformité aux nouvelles normes pour les firmes et faciliter ainsi les adaptations attendues de leur gouvernance.
De manière inattendue, voire paradoxale, un degré de flexibilité élevé des codes peut en outre accroître la non-conformité des entreprises à leurs dispositions. Anticipant l'instabilité des règles, les firmes peuvent en particulier repousser certaines décisions affectant leur gouvernance, de manière à éviter le coût de mise en conformité avec des règles dont elles anticipent le caractère provisoire. De tels comportements attentistes sont alors porteurs de risques en termes de qualité de leur gouvernance, avec des effets à la fois au niveau individuel des firmes et au niveau du fonctionnement global des places et des marchés.
Enfin la décentralisation de la production des codes et la pluralité des agents impliqués peuvent accroître l'incertitude juridique des entreprises. La profusion des codes nationaux, la diversité et la concurrence des émetteurs, la superposition de principes émanant de producteurs divers, l'incertitude quant au caractère substituable ou complémentaire des différents documents portant sur la gouvernance, leur co-existence avec des règles de hard law (droit financier, des sociétés, du travail, etc.) peuvent contribuer à l'apparition d'un « halo régulatoire ». Ce dernier peut alors engendrer une détérioration de la qualité de la gouvernance, soit par ignorance de la norme de « bonne gouvernance » par les firmes, soit par stratégie délibérée de ces dernières choisissant d'exploiter la situation d'imprécision juridique à leur profit.
Les risques d'une transparence conformiste
Le principe « se conformer ou s'expliquer » recèle également un risque en matière de gouvernance. Outre permettre aux entreprises d'adapter les règles de la gouvernance à leurs spécificités, il vise à orienter leurs décisions par un processus d'évaluation et de jugement porté sur ces décisions. Cette évaluation peut être interne ou externe. Ce sont les organes de la société – notamment le conseil d'administration et ses comités en matière de gouvernance, les services de la conformité ou de développement durable en matière de RSE – qui procèdent à l'évaluation interne. Sur la base de cette évaluation, l'entreprise produit les informations livrées à l'extérieur. L'évaluation externe est menée par les investisseurs et ceux qui les conseillent (les cabinets de conseil en vote aux assemblées générales). Outre la diversité des auteurs, ces deux évaluations reposent sur des ressorts différents. L'évaluation interne, qui porte sur les performances de la société in se, nourrit un processus de réflexivité orientant les choix vers la conformité des décisions aux dispositions du Code ou une rationalisation des écarts pris par rapport à ces dispositions. Dans cette perspective, en France, le HCGE précise, dans les recommandations formulées, que « les explications fournies doivent être étayées et adaptées à la situation particulière de la société et indiquer, de manière convaincante, en quoi cette spécificité justifie la dérogation ». Il ne s'agit ainsi pas seulement d'expliciter l'état de l'organisation, mais d'inscrire cet état dans un maillage de contraintes afin de le justifier. L'obligation de justification requiert de mettre en lien des données de contexte, de production, etc. avec les choix réalisés en matière de gouvernance. En ce sens, la dimension « s'expliquer » du principe « se conformer ou s'expliquer » possède des vertus réflexives puissantes. À l'inverse, préparant un choix d'investissement, l'évaluation par les acteurs externes consiste à comparer les performances de l'entreprise avec celles d'autres entreprises. Cette comparaison se trouve au cœur de la discipline de marché. Il en ressort que les informations fournies par les entreprises doivent pouvoir faire l'objet d'une comparaison.
La dimension d'explication du principe « se conformer ou s'expliquer » se trouve donc prise dans une tension irréductible entre l'exigence de standardisation et celle de contextualisation. Ainsi l'AMF (Autorité des marchés financiers) prône une présentation sous forme de tableau qui doit être privilégiée « à une rédaction littéraire » dans un objectif de lisibilité et de synthèse de l'information3. Dans son dernier rapport, le HCGE réitère quant à lui la nécessité d'une explication compréhensible, pertinente et circonstanciée précisant notamment pourquoi les critères du code de gouvernance n'apparaissent pas pertinents au regard de la situation de la société et de l'opération envisagée. La société doit indiquer les critères alternatifs qu'elle a retenus et justifier leur pertinence au regard de sa situation. Cette tension, omniprésente, aboutit à une transparence conformiste (Duhamel et Fasterling, 2009). Celle-ci connaît deux dimensions. D'une part, dans les choix qu'elles opèrent, les sociétés sont incitées à adopter les schémas préconisés dans le code, quand bien même ils ne sont pas ceux qui conviennent le mieux à leurs particularités. D'autre part, la crainte de l'évaluation externe par les investisseurs conduit les entreprises à céder aux sirènes de la standardisation, quand bien même les déclarations ne correspondent pas toujours aux pratiques réelles. Contrecarrer cette seconde tendance nécessiterait de mettre en œuvre des moyens importants.
La quête d'une bonne gouvernance réclame de mettre en place des instruments dont l'effectivité ne repose pas seulement sur la discipline de marché. Ce serait une manière d'échapper à l'irréductible tension entre les logiques de réflexivité et de standardisation. La mise en lumière des risques inhérents aux codes invite à mieux cerner les articulations possibles entre autorégulation et hétérorégulation.
Le dépassement de l'opposition entre hard law
et soft law : la corégulation, panacée
de la gouvernance ?
D'emblée une précision s'impose. Il ne s'agit pas de mettre à mal les obligations de transparence et de justification, mais plutôt de considérer qu'elles ne permettent pas, à elles seules, d'assurer l'effectivité des instruments de soft law, notamment les codes de gouvernance. Il s'agit de trouver les moyens de rendre opposable aux entreprises l'ordre normatif dont elles se dotent. Ce dernier est composé d'outils juridiques multiples : les codes de gouvernement d'entreprise et de responsabilité sociale, les statuts, les contrats commerciaux, les conventions de gestion, etc. Quels moyens juridiques adopter pour, conformément au principe d'Estoppel, contraindre les sociétés et leurs parties prenantes à ne pas se contredire au détriment d'autrui ? Largement répandu au Royaume-Uni, ce principe pourrait être utilisé pour rendre opposables aux entreprises des engagements qu'elles prennent dans des codes, des chartes ou encore des plans d'action, dont la force juridique contraignante est a priori faible.
À cet égard, un examen attentif des dispositifs en matière de gouvernance révèle que l'opposition entre autorégulation et hétérorégulation n'est pas aussi tranchée qu'il y paraît au premier abord. La recherche d'effectivité des instruments de soft law a conduit à mieux les articuler avec la règle étatique. Il en est ainsi, par exemple, lorsque la règle étatique introduit une obligation de rapportage dans le domaine extra-financier. Ainsi l'article L. 225-102-1 du Code de commerce oblige certaines sociétés à procéder à une déclaration de performance extra-financière. La règle étatique peut également se faire le relais du principe « se conformer ou s'expliquer », qui est cardinal dans la mise en œuvre des codes de gouvernance. Tel est le cas, notamment, de l'article L. 225-37-4 du Code de commerce. Dans un tel schéma, l'opposition entre soft law et hard law devient floue : l'instrument de droit souple connaît un rattachement au droit dur dont la fonction n'est pas, contrairement à la conception classique, réductible à l'établissement d'une sanction. Dès lors, quelle est donc la raison d'être de cette intervention de l'État ? Assurément, pareille intervention assoit la légitimité d'une pratique et contribue ainsi à sa diffusion. Plus précisément, dans un tel schéma, l'effectivité des règles est recherchée au moyen d'une corégulation.
Cette hypothèse de corégulation prend appui sur un constat : la remise en cause du monopole de l'État dans la production de normes de régulation et son pendant, la reconnaissance du rôle joué par les acteurs privés dans la régulation. Précisément, la corégulation renvoie à une forme d'hybridation des modèles de régulation. Il s'agit alors d'analyser les dispositifs qui produisent des effets de régulation, en se débarrassant des distinctions généralement utilisées dans la pensée juridique, en particulier celles entre les branches du droit et celles entre les ordres juridiques (Berns et al., 2007). Peu importe qu'une technologie relève du droit commercial ou du droit social ; peu importe qu'elle relève de l'ordre administratif ou de l'ordre judiciaire : le prisme de l'analyse est davantage le rapport entre un dispositif juridique et la manière dont il oriente un comportement. L'attention se porte alors sur les différents types de technologies – dont le degré de juridicité n'est pas la préoccupation première – qui interviennent dans la régulation d'un domaine d'activités : la réglementation étatique qui prescrit des comportements notamment au moyen de sanctions étatiques, les instruments économiques – à l'instar des incitations – qui encouragent certaines décisions, les dispositifs d'autorégulation – la régulation est alors confiée à une entité à laquelle les acteurs adhèrent –, les dispositifs volontaristes – par lesquels les acteurs se donnent leurs propres règles, et enfin les instruments d'information. Les effets de régulation tiennent alors à la mise en lien de ces différents instruments.
En l'état du droit positif, cette hypothèse de corégulation semble fructueuse pour analyser l'évolution des dispositifs juridiques en matière de RSE. À cet égard, des développements récents pourraient être utiles pour réfléchir, de manière prospective, à l'effectivité des codes de gouvernance. En effet, face aux limites des instruments de RSE, le législateur français a adopté un projet de loi visant à instaurer un devoir de vigilance des sociétés-mères ou des sociétés donneuses d'ordre quant au respect des droits fondamentaux des travailleurs des entreprises filiales ou des entreprises sous-traitantes. La loi adoptée le 27 mars 2017 instaure ainsi l'obligation pour les entreprises dotées d'une certaine taille de mettre en place un plan de vigilance et prévoit de possibles sanctions étatiques à l'encontre des entreprises qui n'auraient pas établi un tel plan, n'auraient pas veillé à son exécution, ou n'auraient pas respecté les engagements souscrits dans le cadre du plan qu'elles auraient elles-mêmes établi. C'est ce mariage d'un plan de vigilance conçu par les entreprises (autorégulation) et d'inscription de ce plan dans un réseau de règles, dont certaines prévoient des sanctions étatiques, qui constitue l'originalité technologique du dispositif. En effet, il contient trois modes de concrétisation du plan de vigilance très différents : l'une joue sur l'autonomie des acteurs (élaboration du plan de vigilance) ; le second consiste à soumettre les actes de vigilance à l'évaluation publique (obligation de transparence non financière) ; le troisième fait intervenir la possibilité d'un jugement des autorités publiques. Loin d'être exclusifs les uns des autres, ces trois modes de réalisation du droit peuvent s'articuler. La règle étatique assume alors une double fonction. D'une part, elle offre aux acteurs les moyens d'une régulation autonome. En ce sens, les obligations en matière de rapportage extra-financier, parmi lesquelles la transparence sur les mesures de vigilance prend place, participent d'une politique d'empowerment des entreprises multinationales. D'autre part, la règle étatique offre les moyens à l'État d'une évaluation et d'une sanction de la réalisation du devoir de vigilance.
Précisément, dans le cadre de la gouvernance, ce second volet de l'intervention étatique demeure absent. Même le contrôle de la conformité des comportements ou des justifications avancées pour expliquer l'absence de conformité n'est pas confié à un organe étatique. Certes l'AMF porte une appréciation sur la mise en œuvre du code de gouvernance AFEP-MEDEF. Toutefois l'organe dédié au contrôle de cette mise en œuvre, le HCGE, est un organisme privé, mis en place et financé par l'émetteur du code lui-même. En France, sont privilégiées la sanction par le marché ainsi que la sanction par les pairs, rendues opérantes par la menace que fait planer le HCGE de nommer, dans son rapport annuel, les sociétés ne s'étant pas conformées aux dispositions du code AFEP-MEDEF sans pour autant avoir fourni les explications justifiant cet écart. Semblable absence de sanction étatique peut-elle perdurer ?
Conclusion
En définitive, les codes reposent sur un mécanisme original d'adhésion volontaire et optionnelle des firmes, dont l'effectivité est assurée de manière décentralisée, et leur permettant de produire des effets de conformité réels sur les comportements des firmes. La portée normative des codes, combinée à leur caractère non obligatoire, en fait une technologie juridique pragmatique conciliant la demande d'hétérogénéité des entreprises en matière de règles de gouvernance et la demande de standardisation informationnelle des opérateurs sur les marchés financiers. Leur mode de production par autorégulation et leurs mécanismes de mise en œuvre, permettant une application souple et différenciée des règles de gouvernance, fournissent dès lors un outil apparemment adapté au champ de la gouvernance d'entreprise et économiquement plus efficace que la hard law. Certains risques inhérents aux codes conduisent cependant à ne pas vouloir en faire la technologie juridique exclusive dans le champ de la gouvernance, mais incitent à réfléchir à des solutions alternatives fondées sur des mécanismes de corégulation juridique.