Si le droit des sociétés est, dans chaque juridiction, empreint de spécificités nationales, il est toutefois possible d'identifier quelques grandes similarités. Notamment, toutes les sociétés de capitaux servant de support juridique aux grandes entreprises disposent d'un organe distinct des actionnaires et de la direction : le conseil d'administration (board of directors). C'est le cas de la société anonyme française. Les membres de ce conseil sont nommés par les actionnaires, lors des assemblées générales – les salariés disposant également parfois du privilège de nommer des représentants.
Le rôle confié par le droit au conseil d'administration est double1 : une fonction de surveillance, d'un côté, et une fonction stratégique ou de conseil, d'un autre côté. La fonction de surveillance vise à valider les comptes de l'entreprise, à choisir et à révoquer le directeur général (DG) ainsi qu'à déterminer sa rémunération. La fonction stratégique vise à aider aux décisions majeures telles que les acquisitions et les fusions et à définir les lignes directrices de la stratégie (mise en œuvre par le DG). Dans certains pays, l'Allemagne ou l'Autriche, par exemple, seule la fonction de surveillance est mise en avant – un conseil de surveillance (supervisory board) venant se substituer au conseil d'administration2. Au total, le conseil joue le rôle d'une véritable interface, conciliant la conduite du projet d'entreprise, la protection de l'intérêt des actionnaires et des autres parties prenantes investies dans l'entreprise, et la prise en compte des externalités sociétales de l'activité productive et commerciale.
Du côté des investisseurs, et plus particulièrement des fonds d'investissement, l'importance du conseil est, depuis au moins trois décennies, largement reconnue3. La composition et le bon fonctionnement du conseil sont d'ailleurs partie intégrante des facteurs ESG (environnemental, social et gouvernance) sur lesquels s'appuie aujourd'hui l'allocation des actifs dans une optique d'investissement durable et soutenable (Crifo et Mottis, 2013). Du côté de la réglementation, la consultation du dernier code de l'AFEP-MEDEF (novembre 2015) montre que près des deux tiers du code (hors annexe) sont consacrés à la composition et au fonctionnement du conseil – témoignant du rôle central dévolu à cet organe en matière de gouvernance. Du côté académique enfin, si la centralité du conseil en matière de gouvernance est toujours apparue évidente pour les juristes4, les économistes et les gestionnaires ont sans doute mis plus de temps à reconnaître son importance. Après une montée en puissance de la thématique dans les années 1990, la littérature consacrée au conseil est aujourd'hui abondante, aussi bien dans les champs de la finance d'entreprise (corporate finance) qu'en économie ou en management (cf., par exemple, Post et al., 2002 ; Adams et al., 2010 ; Crifo et Forget, 2015 ; Ferrell et al., 2016 ; Adams, 2017).
Cet article se propose de faire le point sur les recherches en la matière. Les principales thématiques sont illustrées à partir de chiffres sur les conseils d'administration des sociétés du SBF120 pour la période 2007-2015. Dans une première partie, on s'intéresse au fonctionnement du conseil : il s'agit d'une question centrale mais, du fait d'un manque d'informations ou de données disponibles, encore peu couverte par la recherche. La deuxième partie traite de la composition du conseil ; la littérature académique y est beaucoup plus fournie. On identifie un déplacement des préoccupations, de la question de l'indépendance à celle de la diversité. La dernière partie s'attache plus spécifiquement à la diversité de genre au sein des conseils, compte tenu de l'importance qu'a prise cette question depuis quelques années. Au terme de cette revue, il apparaît que le conseil est véritablement l'organe de pouvoir central des grandes sociétés de capitaux, dont l'étude éclaire aussi bien les enjeux de performance, de gouvernance et de responsabilité des entreprises.
Le fonctionnement du conseil
Le droit français prévoit que les conseils comprennent entre trois et dix-huit membres : pour les sociétés du SBF120, la moyenne est actuellement de douze – une taille sensiblement équivalente aux grandes sociétés des autres pays de l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). Les décisions se prennent selon le principe « un membre/une voix » – contrairement aux assemblées générales où un individu dispose de droits de vote au prorata de sa participation au capital social (« une action/une voix »).
Les conseils de surveillance instaurent une séparation stricte entre le conseil et la direction. En revanche, des membres de la direction peuvent siéger au conseil d'administration – on rappelle que cet organe endosse également une fonction stratégique. Dans le cas du SBF120 en 2015, ces administrateurs exécutifs ne représentent en moyenne que 10 % des membres du conseil (soit un ou deux administrateurs, dont le DG). C'est l'un des points de divergence les plus notables avec la Grande-Bretagne : pour un échantillon comparable des 120 plus grosses sociétés cotées (au London Stock Exchange) et sur la même date, la part d'exécutifs dépasse les 30 %.
À la tête du conseil se trouve le président (chairman of the board), doté de pouvoir accru. Pour les sociétés du SBF120 à conseil d'administration, ce président est également le DG (le PDG, donc) dans les deux tiers des cas en 20155. De nouveau, la différence avec la Grande-Bretagne est nette, la séparation des fonctions étant généralisée (au moins pour les 120 plus grandes sociétés cotées). Par la présence d'administrateurs exécutifs et/ou la réunion des fonctions de DG et de président, on voit donc que les conseils d'administration – contrairement au conseil de surveillance – organisent une cohabitation entre conseil et direction. Mais on remarque également que cette cohabitation peut emprunter deux voies distinctes : une forte présence d'exécutifs compensée par une séparation des fonctions en Grande-Bretagne, un plus faible poids des exécutifs, mais avec une confusion fréquente des fonctions en France –, les États-Unis relevant davantage du modèle français.
Les administrateurs se réunissent en moyenne sept fois par an et sont, à cette occasion, rémunérés sous la forme de jetons de présence (director fees) – dont les montants individuels sont indiqués dans le rapport annuel. Cette rémunération comporte très généralement une part fixe, à laquelle vient s'ajouter une part variable en fonction de la présence aux réunions. La rémunération annuelle médiane d'un administrateur non-exécutif (c'est-à-dire non membre de la direction) du SBF120 est, en 2015, de 45 000 euros. Si ce chiffre est en nette augmentation depuis 2007 (où il était de 33 000 euros), il reste très en deçà de la médiane britannique, qui se situe à plus de 80 000 euros annuels pour un administrateur non exécutif du FTSE100 (KPMG, 2015).
Ce constat permet de souligner un premier paradoxe : le droit confie les clés ultimes du pouvoir à des individus (les administrateurs, plutôt que les actionnaires ou les dirigeants) – qui ne se réunissent qu'occasionnellement, exerçant l'essentiel de leur vie professionnelle le plus souvent à l'extérieur de la société où ils siègent. Cet apparent détachement pourrait expliquer le relatif désintérêt que les économistes et les gestionnaires ont longtemps porté au conseil.
Les quinze dernières années ont vu, des deux côtés de l'Atlantique, un processus de rationalisation croissante du fonctionnement des conseils. La très grande majorité des sociétés cotées a aujourd'hui adopté une division fonctionnelle du travail, avec la mise en place de comités spécialisés. Les conseils des sociétés du SBF120 comptent ainsi en moyenne trois comités en leur sein, chacun de ces comités réunissant en moyenne trois administrateurs. Le comité le plus important, et le premier à avoir véritablement émergé, est le comité d'audit, en charge de la supervision des comptes annuels de l'entreprise, obligatoire depuis 2008. En France, la totalité des sociétés du SBF120 dispose aujourd'hui d'un tel comité. On trouve ensuite le ou les comités de nomination et de rémunération, en charge, respectivement, de proposer le DG et les nouveaux administrateurs, et de déterminer les principes et le montant de leur rémunération (avec notamment l'arbitrage entre rémunération de base, partie incitative et éléments liés aux valeurs boursières et performances extra-financières). Le graphique 1 montre que ces comités de nomination et de rémunération (fusionnés pour deux tiers des sociétés du SBF120) sont également très largement diffusés.
Les comités d'audit, de nomination et de rémunération sont traditionnellement adossés à la fonction de surveillance (monitoring) du conseil (cf. supra). Il existe également d'autres comités, plus hétérogènes et liés à la fonction stratégique ou de conseil. Un nombre croissant de sociétés se sont ainsi dotées de ce type de comités (66 % en 2015, contre 44 % en 2007), tels que les comités de gestion des risques, RSE (responsabilité sociétale de l'entreprise), recherche-innovation, etc. L'importance conférée à chacun de ces différents comités peut s'apprécier à la rémunération associée à la participation aux réunions de ces différents comités : le plus souvent, les comités de surveillance sont ainsi davantage rémunérateurs que les comités stratégiques ou « conseillants ».
Il est aujourd'hui largement admis, par les praticiens et les régulateurs, que la manière dont les comités fonctionnent est un déterminant crucial de l'effectivité de ces organes, et partant de la performance des entreprises. Les recherches en la matière accusent toutefois un retard certain. Comme le notent Adams et al. (2016, p. 1, abstract) : « Sub-committees are relatively understudied, but our results suggest that ignoring them leads to an incomplete picture of corporate boards. » De fait, ce fonctionnement est très difficile à observer : les enquêtes de terrain sont a priori impossibles et l'on dispose de peu de données permettant d'étudier finement la question. Les recherches qui entreprennent de pénétrer dans la « boîte noire » des conseils sont rares – une option étant d'exploiter au mieux les données maintenant disponibles sur les jetons de présence et/ou sur les mandats au sein des différents comités. Il s'agit alors de mieux comprendre l'importance relative de ces différents comités (en termes de charge de travail, de rémunération, d'impact sur la performance, etc.), la répartition des administrateurs en leur sein (selon quel critère ? d'ancienneté, d'expertise, etc.), et la manière dont l'information circule entre ces différentes structures. L'article de Adams et al. (2016) constitue un bon exemple de ce type de recherche, conduisant à un résultat assez surprenant. Exploitant des données états-uniennes, l'étude montre que la Loi Sarbanes-Oxley (ainsi que certaines réformes ultérieures) ont conduit à un accroissement de la division fonctionnelle au sein des conseils (c'est-à-dire un nombre croissant de comités, associés à des tâches de plus en plus chronophages). Il en résulte une diminution de la circulation d'information au sein des conseils, ceci se traduisant ultimement par une dégradation de la valeur boursière des sociétés. Dans cette même veine, Rebérioux et Roudaut (2016) proposent une étude de l'allocation des administrateurs au sein des différents comités, à l'occasion cette fois de la loi Zimmermann-Copé instaurant un quota d'administratrices au sein des conseils (les principaux résultats sont présentés dans la dernière partie).
Au total, il nous semble que cette voie de recherche, très récente et centrée sur le fonctionnement des conseils et des comités, vient utilement compléter l'énorme littérature consacrée depuis plus de vingt à la composition des conseils – quant à elle directement observable dans les rapports annuels et/ou renseignée dans les bases de données communément disponibles.
La composition des conseils
Des centaines d'études empiriques s'attachent à mettre au jour un impact de la composition du conseil sur la performance (cf. Adams et al., 2010, pour une discussion). Traditionnellement, cette dernière est pensée en termes strictement économiques ou financiers, qu'elle soit mesurée par la rentabilité économique ou financière ou par la valeur boursière. Un nombre croissant d'études s'intéresse cependant à l'influence du conseil sur la performance extra-financière de l'entreprise, dans une optique de RSE (Harjoto et Jo, 2011). De fait, le droit aussi bien que la pratique font du conseil l'organe de délibération central, à même d'influencer les choix stratégiques, d'arbitrer entre les demandes des différentes parties prenantes et de réfléchir aux conséquences sociales et environnementales des choix opérés.
Le tableau 1 (infra) permet d'apprécier l'évolution de la composition des conseils des sociétés du SBF120, sur la période 2007-2015. Quelques grandes tendances se dégagent. On observe ainsi :
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une légère augmentation de la part des indépendants, au détriment des administrateurs affiliés (cf. infra pour les définitions). La part d'administrateurs exécutifs est quant à elle restée très stable (à 10 %, on l'a dit) ;
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une diminution, modeste, de l'expertise – financière6 ou sectorielle7 ;
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une diminution des membres diplômés des grandes écoles8, ainsi que des administrateurs cumulant plusieurs mandats ;
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une internationalisation des conseils, avec une part d'étrangers en hausse de + 17 % sur la période ;
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enfin, et c'est l'évolution la plus remarquable, une croissance très nette de la part des femmes, de 7,6 % en moyenne en 2007 à 30 % en 2015 – consécutivement à l'adoption, en janvier 2011, d'un quota de genre dans les conseils français (cf. infra). Ce rééquilibrage de la représentation genrée, par son ampleur, est le principal moteur des évolutions retracées précédemment. Les administratrices recrutées post-quota présentent de fait des profils particuliers : elles sont notamment davantage indépendantes et plus souvent étrangères que leur confrères masculins, ayant une diversité plus large d'expériences professionnelles en dehors des secteurs financiers ou des postes de direction, et provenant de formations plus souvent alternatives aux grandes écoles susnommées.9
Les économistes et les financiers – et particulièrement les théoriciens de l'agence – se sont longtemps focalisés sur la fonction de surveillance du conseil (Jensen et Meckling, 1976). Dans cette optique, l'indépendance des administrateurs vis-à-vis de la direction est considérée comme le critère primordial. Il s'agit de prévenir les conflits d'intérêts susceptibles de freiner l'incitation des membres du conseil à sanctionner le DG. En termes économiques, l'indépendance doit permettre une diminution des coûts d'agence, en accroissant la propension de la direction à prendre en compte l'intérêt des actionnaires minoritaires.
À partir du début des années 1980, le modèle théorique de l'agence prend une importance croissante, devenant le cadre de référence dans les travaux académiques sur la gouvernance. Concomitamment, l'indépendance devient l'une des premières grandes causes de l'activisme actionnarial aux États-Unis. Cet intérêt pour l'indépendance est relayé par les différents codes de gouvernance qui apparaissent, des deux côtés de l'Atlantique, dans la première moitié des années 1990. Les définitions de l'indépendance proposées par ces codes sont sensiblement les mêmes, conduisant à refuser le qualitatif d'indépendant à des administrateurs qui, en raison de leur proximité avec l'entreprise (comme représentants d'un bloc de contrôle ou des salariés, ou en raison de relations d'affaires ou familiales ou d'une trop grande ancienneté) sont jugés manquer de partialité à l'égard de la Direction. Aujourd'hui, le Code AFEP-MEDEF ou le Code britannique recommandent chacun une proportion de 50 % d'indépendants10. Ces deux codes précisent en outre que les comités de nomination et de rémunération doivent inclure un minimum de 50 % de membres indépendants, tandis que pour le comité d'audit, ce seuil est de 66 % dans le cas français et à un minimum de trois membres dans le cas britannique. Au total, au milieu des années 2000, les trois quarts des administrateurs des sociétés cotées américaines étaient indépendants (contre 50 % en 1990 et 20 % dans les années 1960 ; cf. Gordon, 2007). En France, et pour le SBF120, la proportion d'indépendants, pratiquement nulle dans les années 1980, atteignait 48 % en en 2007 et 53 % en 2015 (cf. tableau 1 supra). Le reste est constitué d'administrateurs exécutifs (pour environ 10 %) et d'administrateurs dit « affiliés » (c'est-à-dire non exécutifs et non indépendants).
Le profil de ces indépendants est hétérogène : femmes ou hommes d'affaires non connectés au secteur, hommes politiques ou universitaires, stars, étrangers, etc. Comme l'indique le tableau 2, la part de femmes et d'étrangers est significativement plus forte parmi les indépendants que parmi les affiliés. On constate que la part de diplômés des grandes écoles est également forte : les effets de réseaux jouent manifestement, montrant qu'il est impossible d'éliminer en totalité les liens de dépendance par la définition d'une liste de critères. On voit enfin que la part d'experts sectoriels – porteurs de connaissances spécifiques sur l'industrie ou l'entreprise elle-même – est nettement inférieure au sein des indépendants, par rapport aux affiliés. Ce résultat n'est pas surprenant, lié à la définition même de l'indépendance telle que proposée par les codes (définition qui entraîne un certain détachement par rapport à l'entreprise et au secteur).
Les études empiriques ont été, depuis trois décennies, nombreuses, cherchant à tester le lien entre indépendance et performance (financière) des entreprises. Les résultats sont globalement peu conclusifs : si certaines études font bien état d'une relation ou d'une causalité positive entre indépendance et performance (cf., par exemple, Nguyen et Nielsen, 2010), d'autres n'observent aucune corrélation (cf. Wintoki et al., 2012) et certaines concluent à une relation négative au-delà d'un certain seuil d'indépendance (cf., par exemple, Bhagat et Bolton, 2008, sur données états-uniennes, ou Cavaco et al., 2017, sur données françaises). Concernant les performances extra-financières, Harjoto et Jo (2011) rendent compte d'une relation significative et positive.
Différents arguments ont été mis en avant pour rendre compte de ces résultats empiriques, parfois en décalage par rapport aux prédictions du modèle agentiel de gouvernance. Une première explication tient au fait que les critères usuels servant à définir l'indépendance contribuent à réduire l'expertise spécifique ou sectorielle des administrateurs – les chiffres du tableau 2 (supra) le montrent bien. Si la fonction de surveillance nécessite une telle expertise, alors les membres indépendants peuvent, paradoxalement, réduire l'effectivité du contrôle exercé sur les directions, ainsi que la capacité du conseil à peser sur la stratégie. Un second argument, proche, est mis en avant par Adams et Ferreira (2007), qui étudient, d'un point de vue théorique, les interactions stratégiques entre un DG et un conseil d'administration. Le dirigeant, qui cherche à minimiser la surveillance dont il fait l'objet, détermine la quantité d'information spécifique qu'il communique aux administrateurs. Un arbitrage s'effectue alors : un accroissement de l'information diffusée aux membres du conseil accroît leur capacité à jouer leur rôle stratégique, mais renforce également leur capacité de surveillance. Face à des administrateurs indépendants, spécialisés dans la surveillance, le dirigeant aura intérêt à restreindre les flux d'informations partagées. À l'équilibre, les administrateurs indépendants pourront souffrir d'un déficit informationnel, susceptible de réduire leur efficacité globale. La principale conclusion de ce modèle est qu'une trop forte indépendance du conseil peut nuire à son rôle stratégique, avec des conséquences éventuellement négatives en termes de performance. Ce modèle a fait l'objet de différents tests empiriques, corroborant sa validité (Duchin et al., 2010 ; Faleye et al., 2011).
Les discussions sur les limites de l'indépendance, ainsi que la prise en compte de la fonction stratégique du conseil (traditionnellement plus prononcée dans la littérature de management qu'en économie ou finance ; cf. Ferreira, 2015) mettent sur le devant la question de l'expertise des administrateurs.
Cette expertise peut être d'ordre financière et comptable – alors particulièrement utile pour les membres du comité d'audit. Le Code AFEP-MEDEF demande ainsi que la totalité des membres de ce comité dispose d'une telle expertise, tandis que le Code britannique insiste sur la présence d'au moins un membre ayant une expertise récente en la matière. Mais cette expertise peut également être spécifique au secteur (de la société) ou, de manière encore plus fine, à l'entreprise elle-même. La littérature empirique souligne les effets positifs des expertises financière et sectorielle sur la performance (Faleye et al., 2018 ; Wang et al., 2015).
L'attention portée à l'expertise renforce les bénéfices potentiels d'administrateurs dits « affiliés » (grey directors). Il peut ainsi s'agir de représentants des actionnaires de référence – ayant acquis une expertise particulière en raison de la stabilité de la relation – ou de représentants des salariés, porteurs d'une expertise liée à leur carrière au sein de l'entreprise (cf. infra). Notons qu'en matière de performances extra-financières, la représentation des parties prenantes (salariés ou autres) apparaît comme un déterminant empirique clé de l'investissement dans les dimensions environnementale et sociale (Hillman et al., 2001 ; Roudaut, 2017).
Au-delà des questions d'expertise, c'est maintenant la thématique de la diversité au sein des conseils qui fait l'objet d'une attention croissante, chez les praticiens comme chez les académiques. La constitution ou la reconstitution de réseaux sociaux informels, au sein des conseils, est une observation commune, aux États-Unis comme en Europe. Dans le cas français, ces réseaux se manifestent notamment dans la part importante d'administrateurs formés au sein des mêmes grandes écoles (Polytechnique, l'ENA et les grandes écoles de commerce ; cf. tableau 1 supra).
Un soupçon d'inefficacité a toujours pesé sur des conseils trop uniformes (dans les profils d'expérience) – soupçon confirmé par diverses études empiriques. Ainsi, et dans le cas français, Kramarz et Thesmar (2013) ont associé la prégnance des réseaux de grandes écoles, liées à des formes de cooptation dans le processus de nomination des membres, à des performances opérationnelles moindres (donc à des choix stratégiques moins bons, ou une surveillance des dirigeants plus lâche). Les codes, qui jusqu'au milieu des années 2000, ne s'étaient pas penchés sur la question de la diversité, y font maintenant de plus en plus référence – envisageant celle-ci sous une variété d'angles. La dernière version du Code AFEP-MEDEF (2015, p. 9) écrit ainsi : « Chaque conseil doit s'interroger sur l'équilibre souhaitable de sa composition et de celle des comités qu'il constitue en son sein, notamment dans la représentation des femmes et des hommes, les nationalités et la diversité des compétences, en prenant des dispositions propres à garantir aux actionnaires et au marché que ses missions sont accomplies avec l'indépendance et l'objectivité nécessaires. »
Le thème de la diversité, souvent discuté à travers le seul prisme de l'efficacité, ouvre en réalité à une question fondamentale : celle de la représentation des intérêts au sein des conseils. On le comprend aisément : si le conseil est bien le cœur du pouvoir au sein des grandes entreprises, la question de savoir qui est habilité à y prendre les décisions est essentielle – aux confluents des questions de responsabilité et de gouvernance des sociétés. Dans une optique actionnariale (cf. l'introduction de ce numéro), le conseil est logiquement réservé aux seuls représentants des actionnaires. En revanche, dans une optique plus institutionnelle ou RSE (modèle des parties prenantes), l'idée d'une représentation élargie au niveau du conseil se pose. Cette représentation élargie est pensée comme un moyen pour les parties prenantes non actionnariales de faire valoir leurs droits, permettant véritablement à la Direction d'arbitrer entre des intérêts potentiellement divergents. Toutes les possibilités sont envisageables (représentation des communautés locales, des fournisseurs, des clients, etc.). Mais la littérature et la pratique se sont prioritairement attachées à la représentation d'une partie prenante en particulier, les salariés, compte tenu de l'importance des investissements réalisés en capital humain. Ainsi, dans un nombre substantiel d'États membres de l'Union européenne (douze sur vingt-sept, exactement), le droit des sociétés instaure la représentation des salariés au sein des conseils (d'administration ou de surveillance) pour les sociétés privées. C'est le principe de la codétermination – discuté plus avant dans l'article de Clerc (2018) dans ce numéro11. Un certain nombre d'études empiriques mettent d'ailleurs en évidence l'impact positif de la codétermination sur la performance des entreprises – mesurée en termes de valeur boursière (cf. Fauver et Fuerst, 2006)12, de productivité du travail (Fitzroy et Kraft, 2005), de dépôt de brevets (Kraft et al., 2011), ou de capacité à encaisser des chocs de demande négatifs (Gregorč et al., 2017). Il ressort ainsi de ces études que la cogestion, en faisant participer directement les salariés à la gouvernance d'entreprise, est favorable aux actionnaires eux-mêmes – en termes de performance (cf. aussi Frey et Osterloh, 2006).
La diversité genrée
Depuis le milieu des années 2000, la question de la diversité de genre a suscité une attention particulière – à hauteur du déséquilibre criant en matière de représentation féminine au sein des conseils. Le graphique 2 (infra) montre ainsi qu'en Grande-Bretagne comme en France, la part de femmes au sein des 120 plus grosses sociétés cotées était, en 2007, inférieure à 10 %. Aucun pays, ni en Amérique du nord, ni en Europe, n'échappait au début des années 2000 à ce constat de sous-représentation massive des femmes, qui prend sa source dans deux phénomènes concomitants : l'existence d'un plafond de verre agissant au niveau de la nomination dans les conseils et la potentielle pénurie de candidates – elle-même directement liée à la faible représentation féminine parmi les cadres dirigeants.
Cette sous-représentation au conseil pose deux types de problème distincts. Elle heurte, d'une part, l'aspiration globale, sociétale à voir reculer dans toutes les sphères (économiques, culturelles, familiales) les inégalités de genre. Elle fait, d'autre part, douter de l'efficacité de la gouvernance des entreprises, transformant les conseils en réunion de vieux garçons et écartant de potentiels talents (féminins)13.
Constatant la lenteur des ajustements – ou la perpétuation du déséquilibre –, les États membres de l'Union européenne ont fait le choix, dans les années 2010, d'une voie réglementaire. Deux approches sont en concurrence. D'une part, une approche volontaire à travers les codes de gouvernance, retenue par la Suède, l'Autriche, le Luxembourg ou encore la Grande-Bretagne. D'autre part, une approche législative, au moyen de quotas. Suivant l'exemple norvégien (de 2006), les Pays-Bas, la Belgique et l'Italie (en 2011) et l'Allemagne (en 2013) se sont engagés dans cette voie, de même que la France. En janvier 2011, le Parlement français adoptait ainsi la loi Zimmermann-Copé, instaurant un quota de 40 % d'administratrices en 2017, pour les sociétés cotées (avec un seuil intermédiaire de 20 % en 2014) ainsi que pour les sociétés (non cotées) employant au moins 500 salariés et avec un chiffre d'affaires ou un total de bilan d'au moins 50 M€. En cas de non-respect, les nominations n'allant pas dans le sens d'une correction sont considérées comme nulles et les jetons de présence des administrateurs en place suspendus. Le graphique 2 (supra) permet d'apprécier l'ampleur de la correction impulsée par l'adoption du quota – avec une part de femme s'élevant, en 2015, à 30 %. En Grande-Bretagne, les ajustements initiés par la soft law sont également sensibles, quoique moins marqués (avec une proportion d'administratrices de 22 % en 2015).
Le choix d'une approche législative (hard law) montre que la question des conseils (qui, encore une fois, sont de jure le cœur du pouvoir au sein des sociétés de capitaux) n'est pas nécessairement perçue comme relevant d'un ordre strictement contractuel ou privé – dans lequel seule la volonté des cocontractants (les associés, les dirigeants, etc.) serait à même de définir les principes de fonctionnement de l'entreprise. Sur la diversité genrée aussi bien que sur la représentation des salariés, un nombre substantiel de pays européens ont estimé nécessaire une intervention régulatoire, par le biais du droit des sociétés. Le même type de questionnement se pose aujourd'hui concernant la rémunération des dirigeants – la pertinence d'une intervention réglementaire par le biais d'un plafonnement étant régulièrement discutée.
Les coûts potentiels d'un quota sont pourtant connus. Outre le fait qu'il contrevient, par définition, au besoin de flexibilité et d'hétérogénéité des firmes en matière de gouvernance, il impose de recruter des agents dans un pool présentant des caractéristiques particulières – non nécessairement recherchées par les entreprises. Ainsi, dans le cas du quota de genre, une difficulté a trait à l'étroitesse de l'offre de candidates disposant d'une expérience de direction, classiquement demandée aux administrateurs. Si l'on considère le cas français, on s'aperçoit que les mandats aux mains des femmes novices, recrutées pour la première fois après la mise en place du quota, sont moins porteurs d'expertise financière et sectorielle, ainsi que nettement plus indépendants (75 % en moyenne, contre 60 % pour les mandats détenus par les autres catégories d'administrateurs). Bref, le recrutement de femmes signifie, également, le recrutement d'indépendants, ce qui peut, à court ou moyen terme, avoir des effets secondaires non négligeables (voir sur ce point la discussion précédente sur l'indépendance).
Ces éléments permettent de rendre compte, pour partie, des résultats issus des diverses évaluations réalisées consécutivement à la mise en place du quota norvégien en 2006. Ahern et Ditmar (2012) ont ainsi documenté un effet négatif du quota de genre sur la valeur boursière des sociétés, tandis que Matsa et Miller (2015) ont relevé un effet négatif sur la performance opérationnelle. Enfin Bertrand et al. (2018) ont montré que le quota n'a pas eu d'impact significatif sur les carrières féminines au sein des entreprises.
Notons que ces résultats ne remettent pas nécessairement en cause le bien-fondé d'un quota. Premièrement, on l'a souligné, l'accroissement de la représentation féminine à la tête des sociétés ne relève pas seulement de considération d'efficacité, mais procède aussi (et peut être avant tout) d'une volonté d'éradication des inégalités femmes-hommes. Deuxièmement, les effets précédents évoqués (hausse de l'indépendance, baisse de l'expertise, etc.) sont amenés à disparaître dans le temps, à mesure que les entreprises auront correctement réorganisé leur conseil et que les femmes auront davantage intégré le marché des administrateurs et des directions d'entreprise. Troisièmement, la féminisation est également allée de pair avec un ralentissement du vieillissement des conseils, ainsi qu'avec un tassement du poids des réseaux de Grandes écoles et une internationalisation croissante (cf. tableau 1 supra)14 – autant de facteurs de décloisonnement des conseils français.
Il convient enfin de souligner que la définition d'un seuil de représentation (par quota ou par code) ne permet pas d'éliminer en totalité les inégalités de genre en matière de gouvernance. Ainsi ces seuils ne disent rien, par définition, sur les inégalités intra-conseil – en termes d'accès aux différents comités ou en termes de rémunération. Une étude de Rebérioux et Roudaut (2016) sur données françaises montre pourtant que ces inégalités existent et se sont même accrues à l'occasion de l'adoption du quota. Entre 2011 et 2015, 291 femmes novices (c'est-à-dire n'ayant jamais eu d'expérience au sein d'un conseil du SBF120) sont entrées dans les conseils du SBF120 – le nombre d'hommes novices étant sensiblement le même. À caractéristiques individuelles données, on observe que ces femmes novices ont eu un accès limité aux comités de nomination et de rémunération, ainsi qu'à la présidence des comités d'audit – ce que l'on ne retrouve pas pour les hommes novices arrivés sur la même période. On peut donc observer une forme de « ségrégation positionnelle », écartant les femmes nouvellement recrutées des postes associés à la fonction de surveillance. Cette ségrégation explique notamment la décote de rémunération (jetons de présence) que supportent ces femmes novices relativement aux autres administrateurs. Ces résultats indiquent que jusqu'à présent, les sociétés françaises n'ont pas réussi à ouvrir les portes des positions les plus influentes aux femmes recrutées à l'occasion de la loi Zimmermann-Copé.
Conclusion
Cet article s'est attaché à souligner la centralité du conseil (d'administration ou de surveillance) en matière de gouvernance – conseil auquel le droit confie les clés du pouvoir dans les sociétés de capitaux contemporaines. Tous les experts en conviennent : la manière dont le conseil fonctionne et dont il se compose n'est pas neutre. Elle impacte la qualité de la gouvernance, notamment dans le contrôle qui s'exerce sur les dirigeants – avec des répercussions en termes de performance financière. Elle conditionne également la capacité du conseil à orienter la stratégie et à prendre en compte les externalités sociales et environnementales générées par l'activité de l'entreprise. L'accentuation probable de la crise environnementale en cours – le réchauffement climatique lié à la surconcentration de gaz à effet de serre dans l'atmosphère – indique que ces questions sont amenées à monter en puissance. Les économistes ont longtemps considéré l'État comme seul garant des corrections des défaillances de marché. La complexité des phénomènes en cours, les difficultés de contrôler efficacement les émissions, le poids des firmes multinationales opérant sur de multiples juridictions, etc. rendent ce raisonnement fragile : il est maintenant clair que les États ne pourront pas tout et que les entreprises doivent prendre leur responsabilité, notamment au regard de la transition écologique ; cette responsabilité, in fine, revient aux mains des administrateurs. C'est dans cette logique que les Objectifs de développement durable (ODD), adoptés en 2015 à l'Organisation des Nations unies et à atteindre d'ici à 2030, ont permis de construire des objectifs et un langage communs entre les différentes parties prenantes, réaffirmant la place de l'entreprise dans la résolution des défis du xxie siècle.
L'évolution, complexe, de la composition et du fonctionnement des conseils français reflètent bien ces enjeux : féminisation, internationalisation, montée des parties prenantes, etc., on mesure ici le caractère hétéronome des conseils, s'adaptant aux grandes mutations sociétales en cours. De ce point de vue, il est fort à parier que la question de la diversité « ethnique » des conseils, pour l'instant à peine abordée en dépit d'une sous-représentation massive des minorités ethniques dans les conseils français, est un thème appelé à monter en puissance dans la prochaine décennie15.