La codétermination consiste en la participation, au sein du conseil d'administration ou de surveillance, de représentants désignés par les salariés. Ce système s'inscrit dans le cadre de la participation des salariés au gouvernement de l'entreprise, qui est une demande ancienne. Pour éviter toute confusion, il convient, à titre préliminaire, de distinguer entre les multiples formes qu'elle peut prendre.
Quand elle intervient à titre principal, la participation des salariés tient à leur qualité de salariés. Elle peut prendre la forme d'un pouvoir de contrôle, selon un modèle que l'on trouve, par exemple, dans les SCOP (sociétés coopératives de production) ou dans certains cabinets de conseil, ou de coparticipation, quand les droits des salariés ne permettent pas de décider seuls, mais leur offrent la possibilité de discuter, proposer, surveiller et, le cas échéant, bloquer. Quand elle intervient à titre subordonné, la participation du salarié tient à une qualité tierce. Il peut s'agir de sa qualité de citoyen, par exemple dans le cas des sociétés nationalisées, d'épargnant ou de retraité, comme dans le cas des fonds de retraite des salariés, plus connus sous le nom de « fonds de pension », ou enfin d'actionnaire, dans le cas de l'actionnariat salarié.
Quel est l'intérêt et le succès de ces différentes formes de participation ? Le pouvoir de contrôle, le plus fort d'entre tous, se retrouve partout dans le monde, mais est toujours rare. Sa forme pure, qui est celle des coopératives, n'a pris de place significative dans aucune économie développée actuelle ; l'une de ses variétés, l'autogestion, n'a pas non plus prospéré en dehors de l'exemple canonique de la Yougoslavie. Sa forme mixte, celle des cabinets d'audit et de conseil, est aussi répandue dans le monde entier, mais elle ne donne en réalité le pouvoir qu'à un tout petit groupe de salariés, soigneusement sélectionnés pour leurs performances financières, et dont le pouvoir tient au fait qu'ils accèdent à la détention du capital de leur entreprise. La forme subordonnée publique (tenant à la qualité de citoyen) a longtemps été significative en Europe avant de reculer sous l'effet des programmes de privatisation ; elle est désormais fortement présente en Chine. Quant à la forme subordonnée privée liée à la qualité d'épargnant ou de retraité, elle existe à des degrés variables dans de nombreux pays, mais est surtout importante dans des pays ayant développé leurs fonds de pension, comme les États-Unis, le Japon, le Royaume-Uni, les Pays-Bas ou la Suisse. Cependant, cette forme ne donne en général que peu ou pas de pouvoir réel aux salariés d'une entreprise donnée sur les décisions de leur entreprise ; son intérêt à cet égard est donc limité. Il en va de même de cette forme subordonnée qu'est l'actionnariat salarié, qui ne peut donner de pouvoir significatif aux salariés, compte tenu de leur faible participation au capital (en général, pas plus de quelques pourcents), et qui, de surcroît, répartit très inégalement le pouvoir entre les salariés compte tenu d'une nette tendance à attribuer la majorité des actions au petit groupe de salariés se trouvant en haut de l'échelle des rémunérations.
La codétermination échappe pour l'essentiel aux critiques ci-dessus. Elle apparaît comme une forme principale d'implication des salariés : elle donne directement des pouvoirs réels à l'ensemble des salariés de l'entreprise, par l'intermédiaire de leurs représentants, sans considération de revenus, ni contrainte de détention de capital.
Au regard de l'histoire comme de l'extension géographique de la codétermination, cette forme de participation des salariés apparaît indubitablement comme un modèle européen, né en Europe et majoritaire dans l'Union européenne. Compte tenu de ses nombreux avantages, la codétermination peut aussi devenir un modèle pour l'avenir de l'Europe1.
La codétermination est un modèle majoritaire
en Europe
La codétermination, née en France et en Allemagne, a connu une expansion spectaculaire en Europe dans les années 1970 à 1990, au point de devenir le modèle dominant de l'Union européenne. Bien que faisant l'objet d'attaques sporadiques, elle a montré sa résilience et même, à travers le cas récent de la France, le maintien de son pouvoir d'attraction.
Les fondements historiques du modèle :
le rôle de la France et de l'Allemagne
Il existe, avant la Seconde Guerre mondiale, des ébauches de codétermination. Par exemple, en France et en Allemagne, des pouvoirs spécifiques sont donnés aux ouvriers pendant le cours de la Première Guerre mondiale, mais avec la paix ces dispositifs disparaissent dans leur forme obligatoire – une forme volontaire créée en France en 1917, la « société anonyme à participation ouvrière » (SAPO), continuera cependant à exister et demeure aujourd'hui en vigueur, même si son usage est très limité. En Allemagne, en 1922, une loi prévoit qu'un ou deux membres des comités d'entreprise créés deux ans plus tôt sont envoyés au conseil de surveillance des sociétés pour y siéger (Page, 2011) ; ces règles seront toutefois rapidement emportées par les crises économiques et politiques. En France, enfin, la SNCF, créée en 1937, prévoit la présence à son conseil d'administration de cinq représentants des salariés nommés par décret sur proposition des organisations syndicales.
Toutefois, ce n'est qu'après la Seconde Guerre mondiale que la codétermination prendra vraiment son essor en France et en Allemagne.
L'essor des administrateurs salariés dans les sociétés nationalisées
en France
L'implication des salariés dans la direction des entreprises puise sa source dans plusieurs courants de pensée. On trouve ainsi dans le Programme du Conseil national de la Résistance (article II - 5a) « le droit d'accès, dans le cadre de l'entreprise, aux fonctions de direction et d'administration, pour les ouvriers possédant les qualifications nécessaires, et la participation des travailleurs à la direction de l'économie ». Ce principe était réaffirmé par la constitution du 27 octobre 1946, fondant la IVe République, dont le préambule disposait que « tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises ». L'idée était mise en œuvre par le général de Gaulle dans l'ordonnance du 23 février 1945 instituant les comités d'entreprise, dont le préambule affirmait « la nécessité d'associer les travailleurs à la gestion des entreprises et à la direction de l'économie ». Ce texte était complété par l'instauration du principe selon lequel des membres du comité d'entreprise participeraient avec voix consultative au conseil d'administration. S'agissant des syndicats, la CGT faisait aussi état de son soutien à la présence d'administrateurs salariés dans les entreprises nationalisées (Conchon, 2009).
C'est dans ce cadre que les trois vagues de nationalisation de 1945, 1946 et 1948, portant notamment sur les houillères, Renault, la Banque de France et les quatre plus grandes banques françaises, le gaz et l'électricité ainsi que les onze plus importantes compagnies d'assurance, ouvraient la voie à une représentation des salariés au conseil d'administration de ces entreprises selon des modalités déterminées au cas par cas. C'est ainsi que, par exemple, des représentants salariés ont pu être élus au conseil d'Air France (CRMSI, 1985) ou que six représentants du personnel, choisis parmi les délégués du comité d'entreprise, ont pu être désignés au conseil d'administration de la Régie Renault par arrêté ministériel.
L'aboutissement ce processus interviendra en 1983 avec la loi de démocratisation du service public qui adoptera des règles unifiées pour la présence d'administrateurs salariés dans les entreprises publiques, en prévoyant en général l'élection au conseil d'un tiers d'administrateurs salariés. Notons enfin que les privatisations de 1986 et 1993 ne remettront pas fondamentalement en cause le dispositif puisque la plupart des sociétés privatisées conserveront des administrateurs salariés.
La création de la codétermination dans les entreprises privées
en Allemagne
C'est dans l'Allemagne de l'immédiat après-guerre que naît un système complet et généralisé de codétermination dans les sociétés privées. Il trouve sa source dans les revendications des syndicats, dans l'adhésion de l'Union démocrate-chrétienne allemande au principe des nationalisations, dans l'influence de la doctrine sociale de l'Église, et enfin dans la vigueur de l'occupation, qui fait craindre aux dirigeants un démantèlement de l'industrie lourde. Des expériences locales mises en place au lendemain de la défaite sont formellement acceptées dès 1948, dans la zone d'occupation britannique, par la loi alliée n° 75.
Il revient aux chrétiens-démocrates, sous la direction de Konrad Adenauer, de faire voter les deux premières lois de la RFA sur la codétermination. La première d'entre elles, votée en 1951 par tous les partis politiques à l'exception des libéraux de la Freie Demokratische Partei (FDP), est celle qui va le plus loin. Si son champ d'application est limité aux sociétés de plus de 1 000 salariés des secteurs du charbon et de la sidérurgie, elle prévoit une codétermination intégralement paritaire : les représentants au conseil de surveillance sont désignés pour moitié par les actionnaires et pour moitié par les salariés ; ils désignent ensemble le président du conseil de surveillance, qui n'est ni un actionnaire ni un salarié, et qui aura voix prépondérante en cas de partage. La loi donne en outre un droit spécifique aux représentants des salariés, sous la forme d'une faculté de veto sur la désignation du directeur du travail (qui l'équivalent de notre DRH actuel). Enfin, deux à quatre représentants des salariés (selon la taille du conseil) peuvent être extérieurs à l'entreprise, c'est-à-dire, en pratique, provenir de l'Industrie Gewerkschaft Metall (IG Metall) et du principal syndicat, le DGB.
La seconde loi, votée en 1952, étend la codétermination à l'ensemble des entreprises de plus de 500 salariés, sans limitation de secteur. Pour ces sociétés, les représentants des salariés représentent le tiers des membres du conseil de surveillance. Ils sont élus par les salariés dans le cadre d'un collège qui, depuis une révision de 2004, est un collège unique (sans distinction entre ouvriers et employés). L'élection de membres de syndicats externes à l'entreprise est aussi prévue.
Le système a été complété dans les années 1970. La demande, formulée à l'origine par les sociaux-démocrates et les syndicats, devient plus consensuelle après la remise en 1970 d'un rapport préparé par un universitaire conservateur, Kurt Biedenkopf, qui souligne le bilan largement positif de la codétermination (Giraud et al., 2007). C'est donc une coalition formée entre les sociaux-démocrates du SPD et les libéraux du FDP, menée d'abord par Willy Brandt, puis par Helmut Schmidt, que deux grandes lois vont donner à la codétermination sa forme actuelle.
La première loi, adoptée en 1972, augmente considérablement le pouvoir de codétermination au niveau des conseils d'entreprise (dont le rôle est proche de celui des comités d'entreprise). En effet, dans le système allemand, la codétermination existe non seulement dans les conseils de surveillance, mais aussi dans les conseils d'entreprise. Avec la loi de 1972, la codétermination en matière de gestion du personnel inclut désormais les questions d'organisation du temps de travail, de temps partiel, d'heures supplémentaires, de temps de pause, de vacances et de système de rémunération ; les projets de modification en matière d'emploi et de systèmes de production, l'introduction de nouvelles techniques et les modifications touchant à l'environnement du travail doivent faire l'objet d'une information et d'une consultation ; en cas de plans sociaux, les compensations financières doivent être négociées avec le conseil d'entreprise. Ces pouvoirs sont d'autant plus forts qu'une procédure d'arbitrage est introduite en cas d'échec des négociations, ce qui constitue une véritable incitation, pour les deux parties, à trouver un compromis.
La seconde loi, qui date de 1976, vient renforcer la codétermination en prévoyant une représentation paritaire pour toutes les sociétés de plus de 2 000 salariés, parité toutefois tempérée par un droit de vote prépondérant du président (nommé par les actionnaires) en cas d'égalité des voix.
L'expansion européenne du modèle
À compter des années 1970, la codétermination va dépasser le cadre des modèles français et allemand pour s'étendre à la plus grande partie de l'Europe. L'idée est alors profondément ancrée dans les mentalités, comme le montre le rôle moteur alors joué par la CEE (Rehfeldt, 2018), qui, à travers deux projets, a proposé la généralisation de la codétermination à l'ensemble de la Communauté (SDA, 2006) :
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le projet de règlement relatif à la société européenne, proposé en 1970, prévoyait un système dual avec directoire et conseil de surveillance, selon le modèle allemand. La participation des travailleurs se réalisait notamment par la participation de représentants des travailleurs (dont certains extérieurs à l'entreprise) au conseil de surveillance, pour un tiers au moins. Ce projet se heurta à des réactions hostiles des acteurs patronaux, qui ne voulaient pas de la participation à la gestion, mais aussi des acteurs syndicaux, les syndicats français, italiens et belges étant opposés à la codétermination et leurs homologues allemands revendiquant la parité2 ;
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en outre, le projet de cinquième directive relative à la structure des sociétés, déposé en 1972, proposait de généraliser le système de codétermination à l'allemande, en imposant un système dual et une représentation des salariés au conseil de surveillance, à hauteur d'un tiers, pour toutes les sociétés de plus de 500 employés.
C'est dans ce contexte que le système se propage rapidement dans toute l'Europe. Des lois sont ainsi adoptées aux Pays-Bas en 1971, en Norvège en 1972, au Danemark (qui rejoint la CEE en 1973) et en Suède en 1973, au Luxembourg en 1974, au Portugal en 1976 et en 1979, et en Irlande en 1977. En Autriche, le système, qui existe depuis 1947, est renforcé en 1974. Malte le met en place dans différentes sociétés publiques à compter de la seconde moitié des années 1970. Le Royaume-Uni réfléchit à la question en 1977 dans le cadre de la commission Bullock, mais le projet a été abandonné en 1979 avec le retour des conservateurs au pouvoir. Dans les années 1990, après la chute du Mur, ce sont les pays d'Europe centrale qui rejoindront le mouvement, l'influence prépondérante en matière de droit des sociétés étant alors l'Allemagne.
La carte infra montre l'évolution dans les pays européens ; il en ressort qu'aujourd'hui dix-huit pays sur vingt-huit appliquent un système plus ou moins étendu de codétermination, ce qui en fait véritablement le mode normal de gouvernement d'entreprise dans l'Union européenne (Favereau, 2018).
L'importance du phénomène peut aussi s'apprécier à l'aune de la proportion de salariés dans les conseils. Dans les sociétés privées3, c'est le seuil du tiers qui apparaît comme la norme en Europe, ainsi qu'il ressort du tableau infra.
La force du modèle
Si la codétermination est l'héritière de plus de cinquante ans d'histoire, l'idée qu'elle porte conserve toute sa vigueur. On peut en donner trois exemples.
En Allemagne, le système bénéficie d'un large soutien populaire et politique. En 2006, à l'instigation du syndicat patronal (le BDI), le gouvernement avait demandé une évaluation du système. La commission, présidée par Kurt Biedenkopf, a conclu à l'absence de nécessité de réviser la loi, et ce malgré l'opposition des membres de la commission provenant du BDI. La Chancelière, Angela Merkel, a alors confirmé son attachement à cette institution (Rehfeldt, 2016).
En France, il convient de rappeler que deux lois sont intervenues, en 2013, puis en 20154, pour généraliser d'abord la codétermination à toutes les grandes entreprises privées, puis pour abaisser le seuil d'application du dispositif :
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la loi de 2013 prévoyait que toutes les sociétés ayant plus de 5 000 salariés en France ou 10 000 dans le monde (les salariés des filiales étant pris en compte) aient un administrateur salarié si le conseil d'administration comprenait douze membres ou moins (hors administrateur salarié) et deux administrateurs salariés sinon5 ;
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la loi s'impose désormais aux sociétés ayant plus de 1 000 salariés en France ou 5 000 dans le monde, le nombre d'administrateurs salariés demeurant inchangé6 ;
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le seuil de déclenchement est donc l'un des plus élevés d'Europe et le taux d'administrateurs salariés l'un des plus bas : quand il n'y a qu'un seul administrateur salarié, le taux est compris entre 1/4, pour le cas théorique d'un conseil de quatre membres (qui correspond au minimum légal, mais n'existe pas en pratique pour des sociétés de cette taille), et 1/13e. Quand deux administrateurs salariés sont désignés, le taux est compris entre 2/15e et 2/20e (la loi limitant à vingt le nombre total d'administrateurs). En considérant que la taille habituelle des conseils est plutôt comprise entre huit et seize membres, le taux effectif est donc compris entre 7,7 % (1/13e) et 13,3 % (2/15e).
Le bilan de cette réforme est positif (Roger, 2018) et appelle donc un approfondissement. En conséquence, le rapport rendu par Nicole Notat et Jean-Dominique Sénard au gouvernement (Notat et Sénard, 2018) préconise une augmentation de la proportion d'administrateurs salariés.
Enfin la jurisprudence de la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) est également intéressante. La CJUE a été saisie par Konrad Erzberger, un petit actionnaire allemand de la société TUI, d'une demande de déclaration d'incompatibilité de la codétermination avec le droit de l'Union, sur le fondement – assez factice – de la protection des salariés non allemands qui seraient discriminés dès lors que, appartenant à des filiales non allemandes de groupes allemands, ils ne pourraient participer à la désignation des représentants des salariés au conseil de surveillance de la société allemande tête de groupe (Rehfeldt, 2016). Cette argumentation a été écartée par la Cour, qui a reconnu la compatibilité de la codétermination avec le droit de l'Union7. Il convient de souligner que la Commission européenne8, l'Allemagne, la France, les Pays-Bas, l'Autriche et le Luxembourg étaient venus au soutien de la codétermination allemande, comme l'avocat général, qui avait même déclaré « [éprouver] de la sympathie pour l'idée selon laquelle tout travailleur employé par un groupe de sociétés devrait bénéficier, au sein de l'Union, des mêmes droits de participation [codétermination] au sein de ce groupe, indépendamment de la localisation de son lieu de travail ».
La codétermination est ainsi un modèle européen établi de longue date et qui conserve tout son attrait. Il a en outre le potentiel de participer à un projet de renouveau pour l'Europe.
La codétermination peut devenir un projet
pour l'Europe
Si la codétermination a la capacité de devenir un projet pour l'Europe, c'est d'abord parce qu'elle dispose de nombreux atouts, mais aussi parce, à de nombreux égards, le contexte est favorable à une expansion dont les paramètres seraient soigneusement calibrés.
Les atouts de la codétermination
La codétermination présente des avantages en matière de fonctionnement démocratique, de gouvernement d'entreprise, de relations sociales et de performances économiques.
La demande d'un surcroît de démocratie dans l'entreprise est ancienne. Par exemple, dans son rapport qui a fait date, François Bloch-Lainé mettait en exergue la démocratie industrielle pour « donner un nouveau visage, une force nouvelle à la démocratie politique » (Bloch-Lainé, 1963). Or, si le caractère démocratique d'un dispositif peut s'analyser au regard de sa capacité à faire participer un individu aux mécanismes d'élaboration et d'application des règles et des décisions qui s'imposent à lui, il est incontestable que la codétermination représente un progrès dans ce domaine (Clerc, 2009).
Par ailleurs, la théorie du gouvernement d'entreprise explique les raisons pour lesquelles il est nécessaire de faire siéger des représentants des salariés au conseil d'administration des sociétés. Une façon simple de présenter le raisonnement est de revenir à la théorie de l'agence, qui associe la prise de risque d'une partie prenante à la nécessité de participer au gouvernement de l'entreprise (Jensen et Meckling, 1976). Or, par définition, toutes les parties prenantes d'une entreprise subissent le risque de son activité. Cependant, leur intérêt n'est pas toujours aligné sur celui de l'entreprise : par exemple, un fournisseur qui siégerait au conseil d'administration voudra voir le prix de son contrat augmenter, le banquier voudra un taux d'intérêt plus élevé, etc. L'avantage qu'ils peuvent retirer de ces gains sera supérieur au risque qu'ils encourent en réduisant les capacités financières de l'entreprise. C'est la raison pour laquelle il convient de distinguer, parmi les parties prenantes, les parties constituantes. Alors que les premières se contentent de subir le risque de l'entreprise, les secondes investissent dans l'entreprise et en subissent le risque : l'actionnaire investit de l'argent quand les salariés investissent leurs temps et leurs compétences. Ces deux parties, du fait de leur investissement, subissent un risque significatif et structurel (Clerc, 2018a ; Notat et Senard, 2018) ; leur participation au gouvernement d'entreprise est donc logique. Leurs compétences sont en outre complémentaires : si les deux parties constituantes ont un intérêt pour la stratégie (Roger, 2018), les actionnaires ont une vision plus financière, qui peut avoir tendance à se focaliser sur l'entreprise vue comme un portefeuille d'actifs (Aglietta et Rebérioux, 2004), alors que les salariés auront une sensibilité plus importante aux sujets sociaux et de responsabilité sociale des entreprises (RSE). En outre, la stabilité du modèle ainsi défini se renforce par la capacité des représentants salariés à jouer un rôle essentiel dans la circulation de l'information qui remonte de la base vers le sommet et dans la diffusion, en interne, des décisions prises collectivement dans l'intérêt de tous. En d'autres termes, si la prise de décision peut être plus lente, elle s'appuie sur un plus fort consensus et sa mise en œuvre a toutes les chances d'être plus efficace et plus rapide (Streeck, 1995).
S'agissant des relations sociales, les études montrent une corrélation entre codétermination et réduction du turn-over des salariés. Ce résultat est intéressant dans la mesure où ce critère est souvent utilisé en gestion des ressources humaines comme un indicateur du climat social de l'entreprise. Le point est confirmé par une étude montrant directement une satisfaction au travail plus élevée chez les salariés travaillant dans une entreprise codéterminée (Ghirardello et al., 2018)9. Il peut s'expliquer par divers facteurs mis en évidence dans les études, comme un effort de formation permanente supérieur ou une moindre inégalité de salaires entre hommes et femmes (Ghirardello et al., 2018).
Enfin, d'un point de vue économique et financier, diverses études montrent les effets de la codétermination sur les entreprises et sur l'économie.
L'effet sur les entreprises peut se résumer comme suit (Ghirardello et al., 2018) :
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s'agissant de la performance économique, la productivité est accrue et l'innovation est favorisée, telle que celle-ci est appréciée au regard du nombre de brevets déposé ;
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du point de vue financier, tel que mesuré sur la base du Q de Tobin, l'impact sur la performance est, selon les études, positif, neutre ou, en cas notamment de codétermination paritaire, négatif (en particulier s'il y a un transfert de valeur ajoutée entre actionnaires et salariés).
Au moins deux explications peuvent être apportées à ces résultats. D'une part, il apparaît que, en moyenne, les représentants des salariés au conseil ont tendance à se placer dans une perspective de long terme. D'autre part, dans la perspective de la théorie de l'agence, les salariés jouent un rôle de surveillance des dirigeants ; on montre ainsi que les entreprises codéterminées obtiennent de meilleures conditions auprès des banques (coût de la dette plus faible, échéances plus longues) qui récompensent ainsi des stratégies d'entreprise moins risquées (Ghirardello et al., 2018). Il est ainsi logique de considérer que les représentants des salariés jouent fonctionnellement le même rôle que les administrateurs indépendants et donc de les assimiler à ces derniers. C'est au demeurant ce qu'a explicitement décidé la SEC (Securities and Exchange Commission) dans le cadre de la mise en œuvre, aux États-Unis, de la loi Sarbanes-Oxley qui fixe les conditions d'indépendance applicables aux membres du comité d'audit10. Les sociétés allemandes cotées aux États-Unis peuvent ainsi compter comme indépendants leurs représentants salariés pour les besoins de l'application de cette loi. Cette position est confortée, au niveau européen, par la recommandation 2005/162, qui ajoute seulement la nécessité pour les représentants salariés de bénéficier d'un statut protecteur pour être qualifiés d'indépendants11.
D'un point de vue macroéconomique, des études montrent aussi de nombreuses corrélations positives avec des phénomènes comme une moindre inégalité des revenus (Gazier et Boylaud, 2013) ou une meilleure productivité au travail (Vitol, 2005).
Le contexte et les modalités de l'expansion européenne
Le contexte d'une extension à toute l'Union européenne de la codétermination est favorable. En effet, dans un monde dont les principales puissances économiques et stratégiques sont sur un chemin divergent de celui de l'Europe, un renforcement des dispositifs qui sont au cœur des valeurs fondatrices de l'Europe peut avoir un puissant effet mobilisateur.
À cet égard, les signaux politiques et syndicaux sont favorables. À des degrés divers, des grands pays européens comme la France (avec les lois de 2013 et 2015), le Royaume-Uni (avec les déclarations de Theresa May en 2016) et l'Italie (avec les marques d'intérêt formulées par Matteo Renzi en 2013) ont manifesté un intérêt pour la codétermination. Quant aux syndicats européens, qui pour certains ont pu avoir dans le passé des hésitations quant au bien-fondé de la codétermination, ils ont évolué en faveur de celle-ci (Kowalsky, 2015) et ont tous pris position en faveur du dispositif, ce qui a conduit la Confédération européenne des syndicats (CES), agissant sur la base de l'unanimité, à demander l'introduction obligatoire dans l'Union européenne de la codétermination pour toutes les sociétés qui utilisent un droit européen, comme la directive sur les sociétés européennes ou celle sur les fusions transfrontalières. Dans les sociétés ayant entre 50 et 250 salariés, deux ou trois représentants des salariés seraient désignés ; entre 250 et 1 000 salariés, la proportion serait portée au tiers et au-dessus, une participation paritaire serait instaurée.
Il existe une autre modalité possible de réforme, qui est plus ambitieuse : l'extension de la codétermination à toutes les sociétés au-delà d'une certaine taille. S'agissant d'un sujet sensible, compte tenu de la diversité des traditions dans les États membres, mais aussi porteur d'un espoir de transformation en profondeur, une telle réforme devrait concilier une grande fermeté sur quelques principes et une importante flexibilité sur d'autres. Par exemple, on pourrait concevoir d'appliquer la codétermination à toutes les sociétés (sans exception) au-delà d'un seuil compris entre 25 et 1 000 salariés (le calcul étant fait pour la société et ses filiales), avec un niveau de représentation compris entre deux salariés et 50 %, aux choix des États membres ; puis l'application, au-delà d'un second seuil choisi par chaque État membre, d'un niveau de représentation égal au moins au tiers (sauf si un niveau plus élevé s'applique déjà à partir du premier seuil) (Clerc, 2018 b).
Cette réforme, puisant aux racines de l'Union européenne, permettrait de renforcer son unité, tout en soulignant ce qui la distingue du reste du monde.