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 La décentralisation : comment faire revivre le projet émancipateur ?


Xavier DESJARDINS Professeur, Sorbonne Université (Institut de géographie, laboratoire ENEC) ; Coopérative Acadie.Contact : xavier.desjardins@sorbonne-universite.fr.
Philippe ESTÈBE Coopérative Acadie. Contact : alzen.peb@gmail.com.

Depuis les années 1960, la décentralisation est apparue comme l'une des voies majeures pour atteindre un « bon » gouvernement des gens et des choses. Par le transfert de compétences de l'État aux collectivités locales, il n'était attendu rien de moins qu'un approfondissement de la démocratie, un accroissement de la prospérité et un renouveau des cultures minoritaires.  Depuis, la réforme de l'action publique territoriale vise, par retouches successives et quasi permanentes, à faire advenir enfin les promesses initiales. Faut-il continuer dans ces voies ou n'est-il pas temps de formuler autrement les ambitions d'émancipation ?

En 1966, Michel Rocard (sous le pseudonyme de Georges Servet) présentait à Grenoble un rapport intitulé Décoloniser la province. À la relecture, à plus de cinquante ans de distance, ce rapport dessine un programme ambitieux, fondé sur un diagnostic particulièrement sévère d'une situation que les auteurs qualifient de « coloniale ». Qu'est-ce qu'une colonie pour Servet ? C'est un territoire dont l'économie est plus ou moins monofonctionnelle (agricole et/ou industrielle), spécialisée dans l'exportation de produits bruts, ne disposant ni de l'autonomie politique, ni de l'autonomie financière. Dans ces territoires, les revenus du travail sont inférieurs à ceux de la métropole. Sous ce rapport, la province est une colonie.

Cette situation coloniale n'est pas l'effet d'un complot visant sciemment à déposséder les territoires de leur pouvoir de décision. Elle est la conséquence d'une complicité objective entre trois groupes d'acteurs dont le processus de colonisation favorise les intérêts : les autorités de la puissance publique nationale, le patronat de province et les élus locaux. Ce constat est fondamental car il est sous-tendu par une thèse que l'on pourrait reprendre aujourd'hui : la centralisation, en France, n'est pas le produit d'une prise de pouvoir despotique par un groupe précis. Il s'agit d'une production collective.

Pour sortir de cette situation qui apparaît, à bien des égards comme bloquée, les auteurs du rapport proposent une stratégie incrémentale, visant à introduire dans ce système colonial des ferments de transformation. Le rapport propose une loi-cadre qui n'impose rien, mais ouvre des perspectives conçues pour transformer l'édifice par le bas : la suppression de la tutelle préfectorale, l'autonomie financière des collectivités territoriales et le remembrement territorial volontaire (des pouvoirs démocratiques d'agglomération et d'échelle cantonale dans les campagnes). Ce programme est présenté comme « disruptif » (que l'on nous pardonne l'anachronisme). Il va pourtant cheminer et devenir une promesse portée par la gauche et fournir la matière des lois votées par le gouvernement Mauroy à partir de 1982.

Le chemin est sans doute suivi, mais la promesse d'une transformation profonde de la vie économique, culturelle et sociale du pays a-t-elle été tenue ? Comment expliquer que le débat sur la décentralisation se soit peu à peu confiné à la sphère restreinte des acteurs directs, politico-administratifs ou experts ? Pourquoi la décentralisation n'est-elle plus une question politique majeure ? C'est cette question qui forme le fil conducteur de cette contribution, à travers l'analyse de ce que l'on peut qualifier des « promesses » de la décentralisation. Quelles étaient ces promesses ? Comment ont-elles été mises en œuvre ? Peut-on les renouveler ?

Les trois promesses de la décentralisation

« La France a eu besoin d'un pouvoir fort et centralisé pour se faire, elle a aujourd'hui besoin d'un pouvoir décentralisé pour ne pas se défaire. », disait François Mitterrand le 15 juillet 1981. À la fin des années 1970, la décentralisation apparaît comme « une sorte de réceptacle commun des idées de modernisation, de protection des libertés et d'approfondissement démocratique ». En effet, le programme décentralisateur se fonde sur trois promesses : l'approfondissement démocratique, un nouvel élan pour le développement local et la reconnaissance des identités régionales.

La démocratie

La promesse démocratique qui sous-tend le processus de décentralisation se révèle, à l'analyse, complexe. Dans cette promesse démocratique convergent en fait plusieurs traditions politiques. La première est celle de la commune médiévale, remise à jour par la Révolution, puis par la IIIe République. Elle reprend la longue histoire de communautés autonomes qui s'affranchissant des tutelles seigneuriales administrent collectivement les communs, ce que la loi communale de 1884 résume avec simplicité dans son article 61 : « Le conseil municipal règle, par ses délibérations, les affaires de la commune. » La clause de compétence générale confère à l'assemblée communale une forme de souveraineté sur son territoire. Cette souveraineté n'est pas pleine et entière, puisque la commune demeure subordonnée – elle ne dispose pas de la « compétence de ses compétences », elle ne peut pas modifier les lois qui régissent ses compétences. La loi de 1884, dans le même temps où elle consacre l'autonomie locale, reconnaît et institutionnalise la tutelle du préfet sur les délibérations communales dont la légalité et la faisabilité budgétaire font l'objet d'un contrôle a priori. Il s'agit donc d'une autonomie limitée, que le législateur de 1982 élargira, sans toutefois lui donner toute sa dimension, en instituant un contrôle de légalité a posteriori. Il s'agit aussi d'une autonomie « représentative » : la légitimité du Conseil municipal à régler les affaires de la commune est fondée sur l'élection. Il n'est pas question ici de donner sa place à l'habitant-citoyen au-delà de sa mission d'électeur. Il se manifeste tous les six ans par son bulletin de vote, entre-temps, libre à lui de faire pression sur son conseiller municipal, mais dans la discrétion des échanges de couloir. Nulle place publique en dehors de l'assemblée.

La promesse démocratique plonge également ses racines dans une histoire plus récente, celle de la démocratie directe, qui a trouvé, dans les années 1960, son laboratoire à Grenoble, et son promoteur en la personne d'Hubert Dubedout, fondateur en 1963 du premier groupe d'action municipale (GAM). En 1971, on compte 150 GAM dans le pays, composés d'habitants militants, qui revendiquent une prise directe sur les affaires de la commune, concurremment – ou en complément – du Conseil municipal. La vague de gauche aux élections municipales de 1977 porte au pouvoir des équipes d'union de la gauche, dont bien des membres sont issus des associations de quartiers. Militants du cadre de vie, ils entendent démocratiser la vie locale, en « gouvernant la ville comme une association » (Balme, 1987).

En dépit de ce vivier – dont l'élan a largement contribué à la dynamique d'accession de la gauche au pouvoir national –, le législateur de 1982 choisit la continuité républicaine. Il se garde bien d'innover, en ouvrant la voie, par exemple, à des formes institutionnalisées de démocratie directe. Entre ces deux traditions, il se place résolument dans la filiation de la première, en libérant les élus de la tutelle préfectorale et en entérinant le « présidentialisme municipal » (Juilliard, 1985). Le régime représentatif s'impose comme la norme de la démocratie locale. Le modèle municipal est étendu aux départements et aux régions. Le président du Conseil général remplace le préfet comme exécutif de l'assemblée départementale et, à la faveur de leur transformation en collectivités territoriales, les régions s'alignent sur ce régime.

Un tel choix ne devrait pas étonner, dans la mesure où les poids lourds du premier gouvernement de gauche sont issus du pouvoir local : le Premier ministre, Pierre Mauroy, et le ministre de l'Intérieur, Gaston Defferre, tous deux maires inamovibles de leur cité respective, Lille et Marseille1. Aussi le pouvoir communal demeure-t-il tel que l'avait voulu le législateur de 1884 : un régime parlementaire en apparence, mais dans lequel l'exécutif reste maître de l'assemblée délibérative. Il n'est pas abusif de voir là une défaite de la deuxième gauche (elles seront nombreuses) et d'un premier décrochage sans doute lourd de conséquence entre le processus – qui reste fidèle quasiment à la lettre du programme rocardien – et la promesse – celle d'une démocratisation – qui ne se tient pas.

La deuxième gauche opère une manœuvre latérale, qui restera marginale. Hubert Dubedout, en compensation d'un ministère du Logement qu'il tenait pour acquis, se voit confier une mission sur les quartiers en difficulté (ce sera la matrice de ce que l'on appelle aujourd'hui la politique de la ville), dont il tire le rapport Ensemble refaire la ville (Dubedout, 1983). L'argument central du diagnostic est que les difficultés des quartiers sont celles de la ville ; l'absence de démocratie municipale – démocratie au sens de la deuxième tradition, celle des GAM – est la cause principale de ce mal. Refaire la ville, c'est d'abord la démocratiser. Mais ces propositions, sans rester lettre morte, se verront confinées dans un régime d'exception, réservées au traitement des quartiers peuplés d'ouvriers et d'employés, souvent immigrés ou d'origine immigrée.

Le développement local

La deuxième promesse du rapport de Servet, la principale dans l'esprit de ses rédacteurs, est celle du développement local. Il est paradoxal qu'au cœur des Trente Glorieuses, Servet fasse le constat d'un développement économique bridé par faute de capacité d'initiatives des « provinces ». Son diagnostic, qui anticipe sur les analyses de Beckouche et Damette (1992), souligne l'asphyxie du capitalisme provincial et l'hypercentralisation du commandement, de la recherche et de l'innovation dans la région capitale. Décentraliser, pour Servet, n'est pas seulement accorder des droits et des libertés aux collectivités locales, c'est aussi lâcher du lest économique et donner aux forces socioéconomiques de province les moyens de la compétitivité, considérant que l'État n'a pas la capacité, à terme, de porter à bout de bras des régions entières qui voient leur appareil industriel chavirer. Les deux sont toutefois très liées : « Les milieux bourgeois s'accommodent en effet assez bien des inconvénients de la centralisation parisienne ; par leurs ressources matérielles, par leurs relations, ils savent préserver leurs privilèges et échapper assez largement à la paupérisation régionale ; bien plus, ils y trouvent parfois leurs avantages : main-d'œuvre bon marché et peu exigeante, terrains et bâtiments moins coûteux […] dans un milieu humain appauvri les "élites" traditionnelles dominent à bon compte dans tous les domaines ; et tel qui passerait inaperçu dans un milieu dynamique moderne fait figure de gloire locale. »

Cette promesse économique se traduit, dans la langue des finances publiques, par l'hypothèse qu'une dépense décentralisée est plus efficace pour la qualité de vie et surtout pour la stimulation de l'activité économique. Cependant la dévolution aux élus du développement économique local reste largement symbolique et ne s'accompagne pas d'une réforme de la fiscalité locale. La réforme de la fiscalité locale restera, comme d'autres, un chantier permanent, dans lequel d'innombrables ouvriers apporteront leur pierre sans remettre vraiment en cause la logique d'ensemble.

La véritable innovation provient, là encore, d'une initiative latérale de la deuxième gauche, en la personne de Michel Rocard. Le ministre du Plan et de l'Aménagement du territoire du gouvernement Mauroy cible l'échelon – qui vient d'accéder au rang de collectivité locale – qui, pour lui, incarne la modernité : la région. Prenant appui sur les régions de programme, la décentralisation industrielle s'était accompagnée, à partir de 1956, de sociétés de développement économique régional, destinées à investir dans des projets industriels2. La région faisait aussi figure de favorite de la Communauté européenne, qui crée en 1975 le FEDER (Fonds européen de développement régional) destiné à accompagner les institutions régionales dans leur fonction de développement économique. Fort du rapport Guigou-Maquart (1981), Michel Rocard obtient la création des contrats de plan État-régions (CPER)3. Il ouvre ainsi une brèche dans le système de décentralisation. En effet, la loi de 1982 sur les CPER entend aller bien au-delà d'une logique de décentralisation « à la Defferre » consistant, principalement, à lever la tutelle, puis à confier des blocs de compétences aux différents échelons. Elle entend faire des régions des entités autonomes, mais « en même temps » partenaires de l'État pour participer du développement à la fois local et global, des régions et du pays. Selon l'expression de Hauriou, dans l'esprit de Rocard, la décentralisation n'est pas seulement une manière « d'être dans l'État », elle doit devenir une manière « d'être de l'État ».

Paradoxalement, le rapport de Servet qui affichait la volonté de construire une doctrine « socialiste » de la décentralisation appuyait son raisonnement sur la nécessité de stimuler la montée en puissance d'un capitalisme local, qui, selon lui, faisait défaut à la France4. On peut imaginer que près de vingt ans plus tard, Rocard entend, avec les contrats de plan État-régions trouver un instrument pour réaliser cet objectif. Mais il arrive sans doute trop tard. L'heure n'est plus à la décentralisation industrielle, et le développement des infrastructures régionales – trop souvent routières – ne constitue pas le levier espéré. Alors que l'écart des PIB régionaux par habitant s'était resserré dans les années 1970 (Davezies, 2008), le fossé entre la richesse produite en Île-de-France et celle produite dans les autres régions s'approfondit à partir du début des années 1980. Ici encore, le diagnostic de Servet se révèle juste : avec son cortège de chercheurs, de financiers, de commerciaux, de décideurs, l'Île-de-France se trouve en meilleure position pour affronter le capitalisme qui se mondialise, alors que les régions doivent opérer un rattrapage considérable pour se mettre à niveau des exigences de ce que l'on n'appelle pas encore la « nouvelle économie ».

Aujourd’hui encore, malgré l'émergence de certaines « métropoles », l'économie provinciale, à quelques exceptions près (Lille, Lyon), reste largement pilotée par des groupes industriels nationaux et mondiaux, ce qui explique largement le déficit national s'agissant des entreprises de taille intermédiaire (ETI).

La reconnaissance de la « diversité » de la France

La troisième promesse de la décentralisation, sous-jacente dans l'objectif de « décolonisation », réside dans la reconnaissance de la diversité de la France. Ici encore, deux traditions se croisent, à la fois convergentes et contradictoires.

La IIIe République vantait la multiplicité d'une France diverse, s'étonnant, dans « Le tour de France de deux enfants » (Fouillée, 1877) de la multiplicité des terroirs, des savoir-faire, des industries et des cultures. Pour autant, cela n'a pas empêché le programme républicain de vouloir transformer des « paysans en français » (Weber, 1976). La route, la caserne et l'école sont, selon Weber, les instruments de cette transformation qui contribue (jusqu'à quel point ?) à l'uniformisation du territoire français.

Les prémices de ce que l'on appelle aujourd'hui la gauche identitaire naissent dans la mouvance de la deuxième gauche. Alors que les partis traditionnels demeurent réticents et que la CGT regarde les luttes « régionalistes » d'un œil méfiant, la CFDT et le PSU s'engagent résolument aux côtés des revendications régionalistes qui émergent dans les années 1960 et s'affirment dans les années 1970. Ces affirmations alsaciennes, bretonnes, basques, occitanes sont souvent, mais non toujours, convergentes avec des luttes sociales et la revendication de vivre et travailler au pays. Trouveront-elles leur place dans le processus de décentralisation ?

Or ces revendications culturelles et sociales s'entremêlent avec une autre tradition, plus ancienne, qui s'affirme comme une contestation radicale de la République. La France des terroirs, celle des identités régionales, emprunte aussi à une tradition antirépublicaine (maurassienne ou mistralienne) jamais loin d'une tentation sécessionniste – sans doute fantasmée de part et d'autre. Elle sert de menace bien commode pour ceux qui continuent de considérer que la France une et indivisible ne saurait connaître d'autre régime qu'unitaire, d'autre langue que le Français, d'autre horizon que l'Hexagone et les poussières d'empire.

Troisième défaite de la deuxième gauche : le choix fait en 1982 entérine un régime uniforme. L'édifice de la République décentralisée s'appuie sur les trois échelons hérités : commune, département, région. La continuité prévaut, ainsi du pouvoir, ainsi des finances.

Des promesses sans cesse renouvelées ?

Comment comprendre les décennies qui ont suivi les premiers actes de la décentralisation au début du premier septennat de François Mitterrand ? Les lois successives de réforme de la décentralisation visent toutes, avec une variété presque infinie de réponses juridiques et fiscales, à faire revivre les promesses initiales de la décentralisation.

Une action publique plus efficace :
tout changer, pour que rien ne change

La décentralisation, nous l'avons vu, est une manière de réformer l'administration et d'améliorer l'efficacité de la dépense publique. Comment inciter à dépenser mieux ? La grande affaire des trois premières décennies de la décentralisation a été d'inciter à mutualiser les dépenses « à la bonne échelle ».

La décentralisation s'est réalisée à périmètre constant avec trois échelons de collectivité territoriale. Avant 1981, tous les promoteurs de la décentralisation avaient plaidé pour une décentralisation accompagnée d'une refonte des périmètres, que ce soit à gauche, avec le rapport déjà cité de Michel Rocard, ou encore à droite, avec le rapport dirigé par Guichard (1976). La réforme du périmètre des communes a été impossible à mener en France : elle a gardé ses presque 36 000 communes. Comme en Allemagne, différemment selon les Länder, en Grande-Bretagne, en Italie ou encore en Belgique, beaucoup de pays européens ont mené de vigoureuses réformes des périmètres communaux entre les années 1960 et le milieu des années 1970. La France a profondément résisté à ce mouvement de fusion des communes, malgré une loi de 1971 sur la fusion des communes.

Laurent Fabius et trois de ses collègues ont été les analystes de cet échec (De Kervasdoué et al., 1976)5. Selon eux, il y a deux interprétations possibles. La première s'appuie sur la théorie de la régulation croisée alors mise en avant par les sociologues comme Worms et Grémion (1970). Dans ce cas, « les membres du gouvernement et les députés ont vraiment cru à la théorie du changement social impliquée par la loi […] Ils se sont trompés en ne voyant pas la contradiction qu'il y avait entre transformation des structures et changement sans heurts. Ils n'ont pas prévu qu'entre les deux, le pouvoir local choisirait la paix politique et sacrifierait le changement ». Autrement dit, les notables et les préfets se seraient entendus pour ne pas appliquer la réforme. La deuxième interprétation est moins naïve, elle impliquerait que personne n'a été dupe. Les députés, comprenant que cette loi était une innovation symbolique nécessaire pour affirmer le réformisme du gouvernement, l'ont votée en sachant parfaitement qu'elle n'aurait pas de conséquences. Pour les auteurs, « la deuxième interprétation nous semble être la plus probable, car elle seule permet de rendre compte des fonctions latentes de cette loi ; elle évite également de faire l'hypothèse que les hommes politiques sont des naïfs : hypothèse qui nous gênerait ».

Face à cette permanence d'un échelon communal « microscopique », tous les discours techniques ont montré qu'il fallait gouverner à la « bonne » échelle, pour « rationaliser » l'offre de services publics locaux. Comment faire ? En incitant à la coopération entre les communes (Desjardins, 2014). Après un faux départ avec la loi d'Administration territoriale de la République de 1992, l'intercommunalité prend véritablement essor avec la loi dite « Chevènement » de 1999. Mais le processus ne s'arrête pas pour autant à la généralisation de l'intercommunalité. Face à l'augmentation continue des dépenses publiques locales6, de nombreux « réformateurs » penchent pour des intercommunalités plus grandes. En 2015, la loi NOTRe fixe une population minimale pour les groupements intercommunaux à 15 000 habitants, avec de rares exceptions pour les territoires de montagne ou très ruraux. Cette dernière loi va donc voir naître des intercommunalités dites « XXL » qui regroupent parfois plus de 150 communes. Quelques mois avant la loi NOTRe, la loi de délimitation des régions de janvier 2015 avait innové en s'intéressant au périmètre des régions. Elle impose la réduction de 22 à 13 du nombre de celles-ci en France métropolitaine. Toutefois, si cette réforme ne portait pas, comme les précédentes, sur les communes, ses justifications étaient toujours celles de la limitation de la dépense publique et de l'efficacité gestionnaire.

Pour autant, ce vieux rêve technocratique de la « bonne échelle » pour la maîtrise des dépenses se trouve systématiquement déçu. Les rapports de la Cour des comptes se suivent et se ressemblent. En 2008, « la Cour, trois ans après son rapport public particulier de novembre 2005, maintient une appréciation critique sur la carte, le contenu et le coût de l'intercommunalité ». En 2017, elle note que « l'objectif de rationalisation du paysage territorial reste encore à atteindre ». La machine réformatrice s'emballe donc, promouvant les mêmes transformations, comme si les mêmes causes ne devaient pas produire les mêmes effets.

Comment expliquer cette incapacité à limiter la dépense publique locale ? La première raison est que la demande en services publics locaux est extrêmement forte. Piscines, activités périscolaires, transports publics, portage de repas pour les personnes âgées, les demandes de prise en charge par les collectivités de service sont en hausse constante. La dépense publique locale semble illustrer tout à fait la loi de Wagner, définie dans son ouvrage de 1872, selon laquelle « plus la société se civilise, plus l'État est dispendieux ».

Les collectivités ne peuvent légalement répondre à cette demande croissante par la dette. Reste alors le canal de l'impôt. L'éventuelle inflation fiscale qui s'ensuit a conduit l'État à prendre à son compte une partie de la charge fiscale locale (avec des dégrèvements progressifs financés par l'État pour les impôts qui pèsent sur les ménages et les entreprises). Cette intervention est souvent anticipée par les collectivités qui peuvent alors augmenter des taux, qui pèseront sur l'État ! Cela conduit à une centralisation des finances locales, peut-être au détriment de l'autonomie et de la démocratie locale. Cette centralisation est en partie le fruit de la réaction de l'État aux comportements stratégiques des collectivités locales, mais il est également dû à son incapacité à réformer la fiscalité locale (Guengant, 2006).

Le local à la poursuite de la proximité

L'approfondissement démocratique était l'une des ambitions majeures de l'édifice décentralisateur. Pour autant, là encore, il faut constater que de multiples réformes ont cherché à faire vivre cette promesse difficile à tenir.

On a promu l'échelle du « quartier », pour les quartiers populaires d'abord, puis pour toutes les agglomérations urbaines ensuite. La loi de 2002 relative à la démocratie de proximité prévoit la création de « conseils de quartiers » dans les communes de plus de 20 000 habitants. Pour les décisions majeures concernant la vie locale, le législateur favorise la concertation. Elle a même été rendue obligatoire en 2000 pour les documents d'urbanisme. De manière surprenante, en 2003, une révision constitutionnelle relative à l'organisation décentralisée de la République ouvre la possibilité d'un référendum local décisionnel. Cette formule ne sera que très peu utilisée. De multiples autres formules ont été inventées, avec un succès plus ou moins éphémère, pour stimuler l'implication des habitants dans la vie locale.

Ces quelques exemples illustrent un échec majeur de la décentralisation : le législateur invite le local à la proximité ! Mais quel est ce proche que l'on souhaite impliquer ? Est-ce l'habitant ? Dans ce cas, est-ce une manière de faire entendre mezza vocce la parole des étrangers à qui l'on refuse de donner le droit de vote pour les élections locales ? Ou est-ce parce que la parole « habitante » diffère de la parole du « citoyen » (reconnu par la République) et de celle du « producteur » (reconnu par l'État social à travers un paritarisme, aujourd'hui largement en déshérence) ? Autrement dit, les réformes successives cherchent-elles à faire émerger une autre forme d'expression des individus ?

Il faut dire que « l'habitant » n'a que rarement trouvé sa place dans le processus de délibération politique. Les modèles de représentation sont saturés par les deux figures du « citoyen » – dans toute la majesté de son abstraction – et celle du « producteur » qui s'exprime via la démocratie sociale et le syndicalisme. Le citoyen s'oppose à l'habitant, dès lors qu'il s'agit d'arracher celui-ci, pour l'émanciper, à son terroir et à ses traditions. Le producteur concerne l'individu inséré dans un collectif de travail et pris dans des rapports conflictuels salarié/employeur. Entre la nation et la production, l'espace local, comme expérience vécue, n'a au total en France qu'un droit de cité minimal. L'habitant n'est pas un « sujet » politique, c'est un « objet » de politique publique (Estèbe, 2002). Les expériences de mobilisation spontanées des habitants, porteurs d'une expertise spécifique, sont rares en France ; le seul véritable mouvement d'envergure est la « marche pour l'égalité », dite « marche des beurs » de 1987, dont l'une des composantes était l'affirmation des jeunes de banlieue non seulement comme immigrés ou enfants de, non seulement comme musulmans (ou autre), mais aussi comme « habitants » des cités. Depuis les GAM, il n'existe pas, ou peu, de structuration politique d'une participation citoyenne en France. En revanche, on l'a dit, l'offre de participation est pléthorique, mais essentiellement à sens unique, toujours dans la même perspective, d'extraire la compétence pour affiner la proposition politique. Au fond, l'habitant n'est jamais pris pour lui-même – c'est-à-dire comme acteur –, mais toujours comme objet : on le consulte ou on le fait participer pour obtenir les informations qui permettront à la décision publique d'être à la hauteur de ses attentes, latentes ou manifestes (Blondiaux, 2001). Ou bien il s'agit de l'éduquer, de lui apprendre les contraintes des politiques publiques, de façon que sa parole puisse s'exercer valablement dans les cadres compréhensibles par les administrations territoriales (Blondiaux, 2001).

Il semble que cette hésitation permanente des expériences consultatives ou participatives locales entre une visée d'objectivation et une visée d'éducation renvoie à la conception même de l'exercice du pouvoir local : l'élu ne peut être sanctionné que par l'élection. Entre-temps, il peut prendre des avis, mais, le temps de son mandat, il détient le monopole, non seulement de la décision, mais aussi de l'initiative en matière de politique publique. Un pouvoir, même local, ne saurait se laisser surprendre par des propositions inédites7. Que l'on n'y voit nulle incrimination des élus, cette conception de l'exercice du local est largement partagée et correspond somme toute à une forme de mandat impératif : l'élu est celui qui « rend service » et à qui l'on délègue cette fonction tant que l'on est satisfait du service rendu.

La diversité refusée ?

Décentraliser, n'est-ce pas accepter des différences de plus en plus fortes dans l'action des collectivités locales ? Dans les faits, la différentiation des politiques locales a été strictement limitée. Pour quelles raisons ? Parce que le principe d'égalité territoriale, si chère au modèle républicain français, veut que les différences territoriales d'offre de services soient sévèrement encadrées.

De plus, tout un ensemble de dispositifs conduit à limiter la différentiation territoriale de l'action publique locale. Le pouvoir local est comme « pulvérisé » entre de multiples échelons. C'est un gage de maintien d'une forme d'incapacité politique des échelons infranationaux. La loi réserve bien des « blocs de compétence » spécialisés à chacun des échelons territoriaux avec notamment les lycées, les transports interurbains et la formation professionnelle pour les régions, l'action sociale, les routes et les collèges pour les départements. Toutefois la réalité du fonctionnement local rend impossible une répartition claire des responsabilités et le rôle de « chef de file » attribué à tel ou tel échelon territorial pour l'exercice d'un champ de compétences relève de l'illusion.

À titre d'exemple, les régions sont « chefs de file » en matière d'aménagement du territoire, mais l'élaboration des « schémas régionaux d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires » révèle de manière presque caricaturale cette incapacité politique. La loi NOTRe de 2015 semble renforcer l'action aménageuse de la région en la dotant d'un « schéma » dont même la technocratie gaullienne n'aurait pas osé rêver pour l'État. Ce schéma est « intégrateur » (avec les transports, la biodiversité, l'égalité des territoires, l'énergie) et « prescriptif » (avec une capacité à énoncer des règles qui s'appliquent aux documents d'urbanisme des communes). En réalité, le document expose simplement des ambitions sectorielles en matière de transport ou d'énergie qui présentent la capacité (réduite) qu'ont les régions à infléchir les dynamiques globales. Vis-à-vis du bloc local, le document fournit un cadre stratégique : en aucun cas, en raison de l'absence de tutelle d'une collectivité sur une autre, il ne pourrait afficher d'autres règles que celles qu'acceptent les communes.

Par ailleurs, les « différences » accordées aux situations locales sont, somme toute, assez ténues et minutieusement consignées dans le Code général des collectivités locales. Certains territoires sont parvenus à se singulariser. C'est le cas du Pays basque, qui a réussi, par la grâce de la loi NOTRe, à constituer une vaste communauté d'agglomération qui compense le rêve déçu d'un département. Dans les autres cas, souvent vantés, comme la collectivité territoriale de Corse, la Métropole de Lyon ou la toute récente collectivité européenne d'Alsace, la différence institutionnelle ne réside que dans l'assemblage singulier que le législateur autorise entre les compétences et les responsabilités des trois échelons communaux, départementaux et régionaux. Il s'agit moins d'une différence de « nature » du pouvoir local que d'une capacité d'ajustement spécifique des relations entre les échelons territoriaux.

Ne faut-il pas promettre autre chose ?

Plus qu'un affrontement entre girondins et jacobins8, dont le sens est toujours biaisé, notre propos, on l'aura compris, consiste à exprimer le processus de décentralisation – du moins dans son registre conceptuel – comme le fruit d'un compromis conflictuel entre deuxième et première gauche. La droite a également en son sein des « centralisateurs » et des « décentralisateurs ». Sans sous-estimer le rôle de la droite, il semble qu'elle a joué, en dehors du rapport Guichard, un rôle intellectuel moins important dans la conception du processus de décentralisation9. Mais, disant cela, on pointe les limites du processus de décentralisation en France. Il ne s'agit pas d'un mouvement de fond, montant des provinces, porté par des forces sociales et économiques puissantes, exprimé fortement par des groupes sociaux porteurs d'innovations radicales.

Nous restons un État unitaire, dans lequel la passion pour l'égalité (y compris entre les territoires) demeure une constante de la culture politique et qui consacre des sommes considérables au maintien des services publics jusque dans les espaces les moins denses et les plus ignorés (Estèbe, 2014). Il n'est pas étonnant que personne, au fond, ne soit, en France, demandeur d'une décentralisation profonde, où l'enseignement, la santé, la sécurité et pourquoi pas la justice seraient aux mains de conseils (municipaux ? départementaux ? régionaux ?) élus au suffrage universel direct, et disposant d'une large autonomie par rapport au pouvoir central. La Suisse, l'Allemagne et les États-Unis apparaissent bien exotiques.

Les seuls mouvements en faveur d'une décentralisation du pouvoir sont issus de territoires animés de consciences collectives régionalistes ou identitaires : Bretons, Alsaciens, Basques, Corses et, plus timidement, Occitans. Cependant ces mouvements, quelle que soit la stratégie qu'ils aient adoptée, n'ont pas trouvé, jusqu'à présent, le chemin de la construction d'une forte différenciation des régimes territoriaux. Ils restent isolés les uns des autres et surtout perçus comme des « particularismes » au regard de l'ensemble de la Nation. Aussi leur est-il accordé quelques dérogations par rapport au droit commun (collectivité territoriale de Corse) ou doivent-ils s'arranger avec les institutions existantes (le maintien d'une région Bretagne, la création d'une communauté d'agglomération du Pays basque, ou encore les tentatives infructueuses pour l'instant de création d'une entité « Alsacienne » par fusion des institutions territoriales).

Pour autant, pouvons-nous tenter des propositions pour passer de ce stade de dépolitisation, voire de désintérêt, à un processus de décentralisation politique « à la française » qui contribuerait à relancer l'intérêt pour la chose publique ? Nous prenons ce risque.

Nous prenons aussi une précaution. Loin de nous l'idée d'une organisation territoriale qui, une fois pour toutes, aplanirait toutes les contradictions soulevées par la décentralisation – comme il en va de tout phénomène social : ce champ politique soulève trop de questions pour imaginer l'ordre idéal et définitif qui atteindrait à une forme d'ataraxie. Bien au contraire, nous devons, collectivement, politiser la décentralisation, c'est-à-dire lui conférer une dimension agonistique de telle façon que chacun puisse y trouver, au-delà d'une démocratie participative appauvrie, des ressources de citoyenneté (et être citoyen, c'est pouvoir s'accorder avec d'autres sur ceci que nous pouvons ne pas être d'accord). Sans illusion cependant : il n'y pas de raison que la « décentralisation » endigue, en soi, le courant mondial de désaffection démocratique. Pour autant, si l'on souhaite retrouver les principes (et non les mesures) de la promesse originelle, on peut proposer trois dimensions.

Émanciper

La première dimension serait de trouver les voies d'une réelle émancipation du local. Le monde politique local vit entre deux terreurs : celle du retrait de l'État (au secours, l'État s'en va, lorsque ferment les maternités, disparaissent les gares et fusionnent les perceptions, lorsque que l'État laisse des marges de manœuvre au local qui conduisent à une différentiation de l'offre de services dans l'éducation, la santé ou encore les transports) et le retour de l'État (au secours l'État revient, recentralise, contrôle, réglemente et rogne les « libertés locales »). Les communautés politiques locales devraient dépasser cette posture d'éternels adolescents. En raison cependant des contrastes de densité, toutes les communautés ne disposent pas des ressources à même de fonder leur autonomie. Les grandes villes l'ont acquise ou sont en passe de l'acquérir, mais non les communautés dont l'administration territoriale est d'autant plus coûteuse que leur territoire est moins densément peuplé. La montée en puissance de mécanismes de redistribution horizontale, dont le fonds de péréquation des ressources intercommunales et communales (FPIC) mis en place depuis 2012, devrait contribuer à limiter les écarts de capacité financière et ainsi contribuer à une plus grande autonomie du bloc local.

Plus généralement, au-delà des finances et des compétences, ce sont les pratiques qui devraient évoluer. Comment passer d'un face-à-face État-collectivités qui tend à se focaliser sur la question des moyens financiers à des formes de coopération dans lesquelles les pouvoirs locaux ne sont pas simplement prestataires, mais aussi partenaires des politiques nationales ? Comment conjuguer une logique de redistribution nationale et des contributions locales aux politiques nationales ? Quelques signaux sont repérables : treize départements expérimentent un revenu de base, les métropoles signent des pactes avec le gouvernement, les régions s'engagent au côté du gouvernement pour faciliter l'accès à l'enseignement supérieur. Signaux faibles, certes, mais encourageants qui témoignent d'une envie de coopérer. Évolution que l'on peut juger positive, qui devrait se développer. La condition en serait la redéfinition des missions de l'État central, selon un principe de partage des souverainetés avec les pouvoirs locaux, de façon à ne pas laisser la dépense aux collectivités et les arbitrages difficiles au gouvernement national.

Politiser

La deuxième dimension pourrait être l'évolution des pratiques d'exercice du pouvoir au sein des collectivités locales. Il n'y a aucune raison que la vie politique locale soit saturée par une reproduction de pratiques présidentielles, en situation de quasi-monopole. L'intercommunalité, aussi légitime qu'elle soit d'un point de vue technique et financier, obscurcit encore les situations locales, en « confisquant la politique » (Desage et Guéranger, 2011).

Trois avancées pourraient être réalisées, permettant de « repolitiser » le fonctionnement des institutions locales : l'élection au suffrage universel direct des conseillers communautaires ; une plus grande indépendance de l'assemblée délibérante par rapport à l'exécutif, disposant notamment d'un pouvoir de contrôle ; une définition plus claire et plus pratique de l'usage du référendum d'initiative locale. Il faudrait également renforcer la sphère « contre-démocratique » locale10, c'est-à-dire par l'ensemble des pratiques de surveillance, d'empêchement et de jugement, au travers desquelles la société exerce des formes de pressions sur les gouvernants, dessinant l'équivalent d'un magistère parallèle ou informel. Le développement d'une telle sphère implique une publicisation plus forte des débats politiques locaux pour que les citoyens puissent s'en emparer.

Paradoxalement, la diminution des transferts nationaux et des aides d'État devraient aider à la politisation du local. L'atonie de la vie politique locale provient très largement du fait que depuis trente ans, les dépenses des collectivités ont progressé de façon régulière, de même que leurs effectifs. Ce temps semble révolu : qui dit choix dit débat. C'est peut-être un puissant levier de démocratisation.

Maîtriser

Comment maîtriser les réseaux qui aujourd'hui semblent davantage configurer la vie locale ? Les communautés politiques locales devraient pouvoir s'emparer de questions qui débordent leur territoire. Les limites administratives sont en permanence transgressées par les mobilités quotidiennes – c'est l'une des raisons de l'extension territoriale des intercommunalités. Plus généralement, les firmes de réseau et du numérique jouent désormais un rôle structurant dans les sociétés et les économies locales : Airbnb a pris une influence croissante dans les marchés du logement de certaines villes très touristiques, Waze tend à gouverner la circulation urbaine, Uber a révolutionné le marché de la mobilité, Amazon reconfigure la logistique urbaine.

En parallèle au pouvoir des réseaux, les liens entre territoire ne cessent de se développer : mobilités des individus, interdépendances économiques, enjeux alimentaires, questions énergétiques et écologiques produisent des solidarités de fait toujours plus intenses. Face à ce nouveau défi réticulaire, il devient nécessaire que les autorités politiques locales trouvent les moyens d'exercer des compétences nouvelles, non par « autorisation » et « transfert » depuis l'État, mais par « extension de ces domaines d'intervention » au gré de l'évolution des préoccupations territoriales. C'est le mode de construction de la « compétence locale » qui est à repenser pour permettre une réelle capacité locale de régulation des réseaux.

Conclusion : quarante ans et après ?

L'évolution de la décentralisation au cours des quarante dernières années s'explique par la conjonction de deux histoires : une histoire administrative, celle du « ce souci de soi » de l'État11, et une histoire sociale et politique, celle d'un mouvement promoteur d'une émancipation de la société à côté de (mais non contre) l'État. Ces deux histoires se sont rencontrées, sans totalement jamais se confondre. Aujourd'hui, elles tendent à se séparer progressivement : la décentra lisation n'apparaît plus comme le support principal de l'émancipation sociale. À l'heure où la maîtrise du devenir des territoires passe de plus en plus fortement par un rapport de force avec les réseaux (économiques, numériques, etc.), ces deux histoires vont-elles à nouveau se recroiser, se rejoindre ou se distancier encore davantage ?


Notes

1 Pierre Mauroy est maire de Lille de 1973 à 2001, et Gaston Defferre, maire de Marseille de 1953 à 1986.
2 Servet critique vertement d'ailleurs la décentralisation industrielle, arguant de ceci qu'il ne s'agit que de délocaliser des unités de production, sans décentraliser le pouvoir de commandement économique. Il avait, ô combien, raison.
3 Loi du 29 juillet 1982.
4 Déjà Servet faisait référence aux entreprises « familiales » allemandes et à leur capacité à ouvrir leur capital et à s'engager dans des investissements au-delà de la simple reproduction des équipements existants.
5 Dans ce texte, Laurent Fabius, alors étudiant à l'école normale supérieure, prend nettement position contre la décentralisation telle qu'envisagée par Michel Rocard : « Si la décentralisation nous semble une chose souhaitable, tant du point de vue politique que de celui de la gestion des affaires publiques, la féodalisation est certainement un pas en arrière. Un phénomène analogue se passe semble-t-il dans l'université depuis la “loi Edgar Faure” où, si l'on peut dire que d'une certaine façon le système est plus décentralisé, il n'est pas évident qu'il soit plus démocratique, car pourquoi y aurait-il concordance entre l'intérêt des professeurs et des étudiants et l'intérêt du reste de la nation ? Nous touchons ici la question du contrôle dans les organisations ou les systèmes politiques autogérés, question qu'il faut se poser et à laquelle il faut apporter des solutions, car il n'y a pas loin de l'autogestion sans contrôle au corporatisme. » Expression presque pure de l'opposition idéologique entre première et deuxième gauche.
6 Contrairement à ce qu'affirment la plupart des élus locaux, la République a plutôt été bonne fille avec les collectivités locales. Les termes de l'échange budgétaire, jusqu'à une période récente, ont été plutôt favorables aux gouvernements locaux, dont les effectifs, hors transferts, ont plus que prospéré.
7 Il est possible que cette conception rigide de l'exercice du pouvoir municipal évolue : on en perçoit les signes dans différentes villes qui ouvrent plus largement des possibilités d'expérimentation ou de coproduction. Mais il s'agit là encore d'espaces « autorisés » par l'autorité locale ; lorsque des espaces s'ouvrent sur l'initiative d'habitants, ils apparaissent plutôt comme des lieux de résistance ou de refus – de la ZAD aux ronds-points.
8 Si la théorie de la démocratie dispose d'abondantes contributions, de l'Antiquité à nos jours, en passant par Montesquieu ou par les pères de la Constitution des États-Unis, il n'y a en revanche pas de théories générales de la décentralisation : nous partageons cette remarque, formulée presque « en passant » par Davezies (2015 p. 86). En effet, il nous semble que la question de l'équilibre entre échelles et échelons de gouvernement est une « dérivée » de positions théoriques relatives au marché, à la démocratie ou encore à la culture. Une histoire de la manière dont les différentes familles de pensée politique ont intégré la question de la décentralisation dans leur corpus idéologique et programmatique reste à écrire.
9 « Dans l'ordre politique, l'affrontement entre la deuxième gauche et la gauche marxiste traditionnelle ordonnait toujours les débats essentiels. [… La droite] n'avait pas besoin de revues ou de cercles d'études pour s'imposer, d'éditorialistes tout au plus, parmi lesquels la plume de Raymond Aron se distinguait avec éclat, tout en ne pesant que faiblement sur le cours des choses. C'était toujours la gauche au sens large qui donnait le ton dans l'ordre des idées » jusqu'à la fin des années 1990 (Rosanvallon, 2018). Dans les années 1990, la droite va se saisir des travaux de l'école du public choice, autour des travaux des économistes américains James Buchanan, Anthony Downs et Gordon Tullock. Ces derniers mettent en évidence le fait que les pouvoirs publics, notamment les collectivités locales, pouvaient être bien davantage l'expression des corporatismes que des agents à la poursuite du bien commun. Toutefois, si ces travaux ont indiscutablement redonné une nouvelle vigueur à un libéralisme conçu comme un projet de société d'avenir, ils ont paradoxalement davantage influencé les débats sur les politiques nationales que sur l'agencement des pouvoirs entre « national » et « local ».
10 Pour reprendre l'expression de Rosanvallon (2006).
11 Selon la belle formule de Bezes (2009).

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