La contribution des entreprises de l'énergie
fossile au changement climatique
Selon les calculs, le secteur de l'énergie fossile1 est responsable d'environ 40 % (Beck et al., 2020) à 70 % (Griffin, 2017) des émissions anthropiques globales de gaz à effet de serre (GES), et ce depuis le milieu du xixe siècle (Heede, 2014). En cela, le changement climatique est presque moins un problème d'émissions de GES (d'extrants) que d'extraction et de combustion d'énergies fossiles (d'intrants) (Aykut et Dahan, 2015). Précisément, le charbon est le plus émissif (45 %), devant le pétrole (35 %) et le gaz (20 %), leur principal poste d'émissions étant au scope2 3 (IEA, 2020a). Ces énergies fossiles sont l'énergie primaire la plus utilisée au monde (environ 80 %), comptent pour plus de 60 % de la génération d'électricité et sont essentielles au fonctionnement de l'industrie ou du transport (IEA, 2020a).
Il est important de différencier cette contribution au réchauffement climatique en fonction de la structure capitalistique des entreprises productrices. Il faut ainsi distinguer (IEA, 2020a) : les compagnies nationales (NOC) situées au Moyen-Orient, en Russie, en Amérique latine et en Afrique, concentrées sur l'amont domestique, produisant le plus et détenant le plus de réserves ; les compagnies nationales-internationales (INOC) situées en Asie, similaires aux NOC en termes de propriété, mais aussi présentes sur l'amont étranger et l'aval domestique ; les Majors (IOC) situées en Amérique du Nord et en Europe, présentes aussi bien sur l'amont que l'aval, mais devant souvent acheter de l'énergie pour leurs activités de raffinage-chimie. En termes d'émissions cumulées (entre 1854 et 2010), les Majors et les NOC se partagent les dix premières places du classement (Heede, 2014), mais en termes d'émissions actuelles, les NOC et les INOC dominent (Griffin, 2017). Parmi les Majors, il est considéré que les européennes ont présentement un mix moins carboné (davantage porté sur le gaz naturel) que les nord-américaines (davantage porté sur les non-conventionnels) (Griffin, 2017 ; Beck et al., 2020).
Brève histoire des politiques climatiques
sous l'angle du pricing du carbone interne
aux entreprises du secteur de l'énergie
Le premier prix du carbone au monde a vu le jour en 1989 à l'initiative de l'entreprise américaine Applied Energy Services (AES), avec le think-tank World Resources Institute, l'association Cooperative for Assistance and Relief Everywhere, la United States Agency for International Development et le gouvernement guatémaltèque (Trexler et al., 1989). L'objectif était de compenser sur dix ans, par un projet agroforestier au Guatemala coûtant 2 M$ à AES, au moins 15 millions de tonnes de carbone relatives à la construction dans le Connecticut d'une usine de génération d'électricité par la combustion de charbon. Le prix se rapportait ainsi à environ 0,1$/tCO2 pour AES. La réglementation américaine ayant introduit dès les années 1970 des systèmes de compensation pour divers polluants, il semble que AES ait envisagé la translation de cet instrument aux émissions de GES. Si ce prix interne a été un échec du point de vue de la séquestration agroforestière, il s'agit d'un succès en termes de diffusion de la technique (Moura-Costa et Stuard, 1998 ; Lohmann, 2006). De fait, d'autres entreprises occidentales de l'énergie ont mené des projets similaires au cours des années 1990, et la compensation carbone a été consacrée par l'incorporation des mécanismes réglementaires de Clean Development Mechanism et de Joint Implementation dans le Protocole de Kyoto, signé en 1997.
L'épicentre du pricing du carbone s'est ensuite déplacé, en termes de géographie et de conception. Les énergéticiens pressentaient que la Commission européenne, après l'échec de son projet de taxation du carbone, se reporterait sur l'échange de quotas d'émissions pour se conformer au Protocole de Kyoto. Ainsi, le PDG de British (puis Beyond) Petroleum (BP) annonçait à la fin de 1997 la mise en place d'un système d'échange de quotas d'émissions, en partenariat avec le think-tank Environmental Defense Fund (Lowe et Harris, 1998 ; Akhurst et al., 2003). Le système a connu des dérives spéculatives, mais a réussi à satisfaire à la fin de 2001, bien avant la date prévue, l'objectif de réduction d'émissions de 10 % par rapport à leur niveau de 1990. Le prix moyen du quota se situait entre 7$/tCO2 et 40$/tCO2. Le système a coûté 4 M$, pour un bénéfice estimé à 650 M$ – en raison de gains d'efficacité énergétique et surtout de la vente du gaz qui était préalablement brûlé ou rejeté (Victor et House, 2006). Par ailleurs, Eurelectric (une association de producteurs européens d'électricité) mettait en place à la fin de 1998 un programme de simulation des effets d'un système externe d'échange de quotas, le Greenhouse Gas Emissions Trading Simulations, avec ParisBourse (désormais Euronext), le cabinet de conseil PricewaterhouseCoopers et l'Agence internationale de l'énergie. D'abord limitée aux électriciens, cette simulation a ensuite été étendue à des entreprises d'autres secteurs. S'il y a eu une évolution du mix énergétique vers le gaz, la transition vers les renouvelables n'a pas été impulsée dans les simulations. Le prix moyen du quota se situait entre 10€/tCO2 et 30€/tCO2. Les systèmes de BP et d'Eurelectric ont eu une influence considérable sur la conception des règles de l'European Union Emissions Trading Scheme (EU ETS) adopté en 2003 (Braun, 2009 ; Meckling, 2011 ; Cartel et al., 2017).
Après ces trois initiatives pionnières, d'autres ont suivi dès 2000 : Shell, le Chicago Climate Exchange (comprenant plusieurs entreprises du secteur de l'énergie fossile) (Engels, 2006 ; Coelho, 2009 ; Meckling, 2011 ; Calel, 2013), ou encore les industriels et énergéticiens français en partenariat avec l'association Entreprises pour l'environnement.
Si les prix du carbone internes aux entreprises existent donc depuis trente ans, le terme n'est apparu que récemment dans la littérature académique et grise et dans le vocabulaire du reporting des entreprises. Cela est en fait corrélatif au développement du pricing notionnel, consistant en une analyse de sensibilité, c'est-à-dire un stress test appliqué aux décisions d'investissement, c'est-à-dire une formalisation financière de la contrainte sur les émissions de GES (Vesty et al., 2015 ; Walenta, 2019). Les prix notionnels du carbone ont connu un véritable essor3 au moment de la COP21 en 2015. En effet, l'Accord de Paris prévoit le renforcement des politiques climatiques domestiques via des prix du carbone et leur possible connexion internationale (Marcu, 2016 ; Greiner et al., 2019). En cela, les prix notionnels mis en place depuis 2015 tiennent davantage de la réaction que de la préemption de la régulation climatique (Flannery, 2017). Il s'agit d'anticiper ou d'acter la mise en conformité, mais aussi de satisfaire aux critères de notation d'organisations internationales (Banque mondiale, Organisation des Nations unies) et d'agences privées (Carbon Disclosure Project – CDP). Il ne faut toutefois pas oublier que les entreprises participent aussi de cette création des risques (et corrélativement des opportunités) considérés comme pertinents (Nyberg et Wright, 2015 ; Wright et Nyberg, 2017).
Les stratégies d'entreprises sous-jacentes
à la promotion du pricing du carbone
Le pricing interne du carbone détient en principe les qualités mises en avant par Boissinot et Geoffron (2015) pour financer la lutte contre le changement climatique, en ce qu'il permet d'internaliser l'externalité climatique dans la décision et d'allouer les ressources pour la transition bas-carbone. Le secteur de l'énergie est le principal utilisateur de prix internes du carbone, et celui dans lequel les niveaux de prix sont les plus élevés (Bento et Gianfrate, 2020). Cela n'est pas surprenant, puisque les projets bas-carbone demeurent tributaires des variations des prix de l'énergie (Creti et al., 2012), que les investissements dans le secteur de l'énergie présentent des spécificités – leur durée de vie, leur taille, leur montant, leur immobilité (Bhattacharyya, 2019) – qui rendent nécessaires les efforts de prévision, et surtout que le secteur est le plus à même d'être ciblé par la régulation et d'observer conséquemment une dégradation à terme de sa profitabilité (Saeverud et Skjaerseth, 2007). Le CDP a réalisé de courtes études de cas (2013, 2014, 2015, 2016, 2017) sur les variantes de pricing notionnel dans le secteur de l'énergie fossile, presque exclusivement à l'initiative de Majors et très rarement d'INOC et de NOC. Ce qui en ressort, c'est que cet instrument n'a pas contribué à décarboner les entreprises l'utilisant.
Les énergéticiens ont activement contribué à la construction de la politique climatique, à ses niveaux nationaux et internationaux. Leurs expérimentations internes de pricing du carbone, in vivo comme in vitro (Callon, 2009), étaient destinées à influencer la réglementation naissante dans les années 1990. L'objectif était de reléguer les normes (c'est-à-dire les standards technologiques ou de performance) au profit des instruments de marché, et au sein de ces derniers, que la compensation et l'échange de quotas (préférablement alloués gratuitement) soient privilégiés au détriment de la taxation (Meckling, 2011). Par là, les stratégies-climat de ces entreprises étaient délibérément orientées vers la définition d'une réponse marchande au problème climatique, orientée sur la gestion de la demande plutôt que de l'offre d'énergie fossile. Il ne s'agissait alors pas de promouvoir la régulation climatique en tant que telle, mais plutôt de faire en sorte qu'elle soit fondée sur le pricing du carbone. Cela souligne bien la porosité qui existe entre les frontières volontaire et réglementaire de cette instrumentation. Toutefois, il serait abusif de réduire la fabrique des politiques climatiques à ces démarches d'entreprises, puisqu'elles ont été coconstruites par une large palette d'acteurs – des autorités publiques, des think-tanks, des associations, des cabinets de conseil, des individus les traversant – aux intérêts parfois mutuels, parfois divergents.
Très prégnant depuis la COP21, le plaidoyer des Majors européennes du secteur de l'énergie fossile pour l'extension des prix externes du carbone doit aussi être analysé de manière stratégique. Officiellement, il s'agit d'éviter les distorsions de concurrence et de sécuriser les investissements de long terme. Officieusement, il peut s'agir d'une tactique visant à détourner le centre de l'attention des entreprises vers les États. De fait, pour que les conditions d'une efficacité maximale du pricing externe du carbone soient réunies, il faudrait être dans une situation idéale de politiques climatiques ambitieuses et coordonnées mondialement. Or cette situation est assez éloignée de la réalité géopolitique actuelle. En cela, la promotion du pricing du carbone, par sa pratique en interne et par des discours publics, permet de reporter l'horizon temporel de l'action climatique des Majors. Corrélativement, un autre comportement stratégique de la part des entreprises du secteur de l'énergie fossile peut être mis en exergue : la rationalisation de la décarbonation. De nombreuses solutions d'abattement sont déjà rentables sans prix ou à un prix faible du carbone, mais ne sont cependant pas mises en œuvre. Une autre explication que le seul gain monétaire doit donc être proposée. Partant, les entreprises peuvent vouloir conserver des options d'abattement (c'est-à-dire contenir le rythme de leur décarbonation) en raison de leur anticipation de l'accroissement de la contrainte réglementaire. En effet, si la cible réglementaire d'abattement n'intègre pas les efforts antérieurs, les entreprises qui ont déjà procédé aux abattements les moins chers peuvent être pénalisées car elles doivent alors procéder à ceux plus chers.
Les difficultés de la décarbonation
du secteur de l'énergie fossile
Pour ne pas dépasser un réchauffement de plus de 1,5 °C à l'horizon 2100, le Groupe d'experts international sur l'évolution du climat (GIEC, 2018) préconise qu'en l'absence de technologies de capture et de séquestration du carbone, l'électricité devienne l'intrant énergétique majeur et qu'elle soit générée par des renouvelables pour environ 80 % d'ici à 2050. Il ne s'agit alors pas d'une transition, mais d'une transformation. Dès lors, il existe deux voies principales pour décarboner le secteur de l'énergie fossile (Beck et al., 2020 ; IEA, 2020a). D'une part, en scopes 1 et 2, il s'agit de procéder aux abattements déjà réalisables en l'état des capacités installées et des technologies disponibles – la réduction des émissions fugitives liées au brûlage et au rejet des gaz, l'amélioration de l'efficacité énergétique, et l'électrification bas-carbone des opérations d'exploitation des actifs en production. D'autre part, en scope 3, il s'agit de substituer (et non d'ajouter) à la production d'énergies fossiles des renouvelables – la limitation du forage de nouveaux gisements fossiles et la réorientation du mix vers les renouvelables pour la génération d'électricité et vers les biocarburants viables.
Jusqu'à présent, les investissements dans les renouvelables comptent pour moins de 2 % du total des dépenses du secteur de l'énergie fossile (IEA, 2020a). Il est étonnant que les entreprises du secteur de l'énergie fossile n'aient pas engagé plus fortement leur transition vers les renouvelables. Si elles contrôlaient le marché des renouvelables, cela serait intéressant aussi bien dans le cas d'une stratégie de maintien du statu quo (car elles empêcheraient la maturation du marché et freineraient l'innovation) que de transformation bas-carbone (car elles trouveraient des relais de croissance). Cette absence du marché des renouvelables est d'autant plus surprenante que le secteur de l'énergie fossile a les moyens techniques et humains de le développer à grande échelle (IEA, 2020a), que le coût d'exploitation des renouvelables connaît une baisse continue (IRENA, 2020) alors que le coût d'exploitation des énergies fossiles augmente (Michaux, 2019), et que les renouvelables sont moins risquées (Pickl, 2019 ; Wood MacKenzie, 2020). Cette absence peut tout de même se comprendre au niveau sectoriel. En effet, elle limite la génération d'économies d'échelles sur le marché des renouvelables qui aurait pour effet d'accélérer la baisse de leur coût d'exploitation et de précipiter le report des énergies fossiles vers les renouvelables. Cette absence indique aussi que la rentabilité des renouvelables n'est pas assez élevée relativement aux énergies fossiles (particulièrement vis-à-vis des dividendes attendus par les actionnaires). De plus, il n'est pas certain que le secteur de l'énergie fossile puisse s'immiscer dans le secteur électrique et compétiter avec les entreprises spécialisées déjà installées depuis longtemps. En outre, demeure la question macroéconomique de la reconversion des emplois du secteur de l'énergie fossile. Plus largement, les entreprises de ce secteur doivent maintenir une certaine rentabilité de leurs activités carbonées pour financer leur décarbonation, ce qui révèle une tension, voire une contradiction entre objectifs économiques et climatiques.
De la mécanique économique
dans un contexte tendu
Les événements récents (c'est-à-dire la guerre des prix du pétrole et la crise de la demande d'énergie due à la pandémie de la Covid-19 (IEA, 2020b ; Pèlegrin, 2020)) vont fortement impacter les futurs possibles de la transformation du secteur de l'énergie fossile et de l'économie dans son ensemble.
En principe, un prix élevé des énergies fossiles incite les entreprises du secteur de l'énergie fossile à forer de nouveaux gisements (Anderson et al., 2018), mais stimule aussi le déploiement des renouvelables et l'innovation bas-carbone par les autres acteurs de l'économie (Bonnet et al., 2018). À l'inverse, un prix faible des énergies fossiles diminue leur rentabilité, jusqu'à un point où les renouvelables peuvent être intéressantes pour les entreprises du secteur de l'énergie fossile qui ont les moyens de se diversifier (Wood MacKenzie, 2020). Toutefois, d'autres entreprises ne peuvent pas détenir ces moyens parce que leur coût d'exploitation et leur taux d'endettement sont élevés, ce qui est le cas pour les producteurs (notamment nord-américains) de fossiles non-conventionnels (Michaux, 2019). Le danger est alors une déstabilisation des marchés financiers. Aussi, plusieurs pays producteurs et leurs NOC (tels que l'Algérie, l'Arabie Saoudite, l'Iran, etc.) ont besoin d'un prix élevé pour assurer l'équilibre budgétaire (Hacquart et al., 2019 ; Pèlegrin, 2020). Le danger est alors une déstabilisation politique nationale et internationale. Dans les deux cas, de faibles prix des énergies fossiles empêchent ces producteurs de procéder à leur décarbonation en raison de l'impossibilité de rentabiliser leurs actifs en production et de la contrainte budgétaire. Bien que de nombreuses entreprises du secteur de l'énergie fossile aient annoncé des plans d'austérité, il est cependant possible que les Majors européennes poursuivent leur diversification (pour l'instant timide) dans les renouvelables, puisque leurs marges de manœuvre sont, relativement au reste du secteur, plus importantes.
Cette mécanique dépend aussi des anticipations des producteurs d'énergie fossile (sur l'évolution des prix, soit la rentabilité espérée) et de leurs comportements stratégiques (pour faire monter les prix (Mitchell, 2013)). Dès à présent4, il est possible que certains producteurs choisissent de brûler leurs réserves (en l'état d'offre surabondante et de saturation des capacités de stockage) pour se maintenir à flot en espérant une hausse des prix des énergies fossiles, cela étant au détriment de la lutte contre le changement climatique. Par ailleurs, même si l'Organisation des pays producteurs de pétrole (Opep), la Chine, la Russie et les États-Unis se mettent d'accord pour réduire l'offre d'énergies fossiles, il n'est pas certain que cela soit suffisant pour faire remonter le prix étant donné l'atonie actuelle et potentielle de la demande. En revanche, si la baisse des investissements dans l'exploration et la production d'énergies fossiles (IEA, 2020b) crée une situation où l'offre est inférieure à la demande d'ici quelques années, les prix pourraient être momentanément très élevés et dynamiser ainsi les forages. L'économie serait en sérieuse difficulté car l'énergie fossile serait chère (et les capacités renouvelables ne seraient pas forcément développées à l'échelle requise), et la reprise des forages nuirait à la décarbonation.
Quelles perspectives pour les politiques
climatiques ? Prendre le problème à l'endroit
L'écrasante majorité de la littérature économique, synthétisée par Baranzini et al. (2017), considère le pricing du carbone comme la meilleure solution pour lutter contre le réchauffement climatique. Les prix du carbone (compensation carbone, échange de quotas carbone, taxation du carburant) fonctionnent sur la logique de l'incitation. Ce sont des instruments de marché qui visent à agir sur les émissions de GES (les extrants) par la diminution de la demande d'énergies fossiles en les renchérissant en aval. Or certains dénoncent l'illusion du passage de l'optimalité théorique à l'application pratique (Jenkins, 2014). De fait, les prix réglementaires du carbone couvrent actuellement environ 20 % des émissions mondiales, pour les trois quarts à des prix inférieurs à 10$/tCO2 (Banque mondiale, 2020 ; I4CE, 2020). Ainsi, les prix du carbone ont jusqu'alors été généralement inférieurs aux prix des énergies fossiles, ayant pour effet de ne pas stimuler la transformation bas-carbone de l'économie (Kumar et al., 2012 ; Tvinnereim et Mehling, 2018). Pour réunir les conditions d'une efficacité maximale du pricing du carbone, les États devraient prendre leur responsabilité. En cela, des économistes et des juristes, tels que Sinclair (1997), Driesen (1998), Pizer (2002), Hepburn (2007) ou Goulder (2020), ont fait des propositions pour rendre plus contraignants ces instruments de marché. Idéalement : l'échange de quotas d'émissions devrait tendre vers des règles d'allocation par enchères et des plafonds d'émissions décroissants ; la taxation des carburants devrait supprimer certaines exemptions fiscales néfastes ; et la compensation ne devrait être utilisée que pour les émissions incompressibles dans certains secteurs comme l'agriculture.
Cependant, au regard de l'urgence climatique, il semble insuffisant de ne jouer que sur la demande d'énergie fossile par le signal-prix. Avec le pricing du carbone, les pollueurs conservent le choix entre : cesser leurs opérations, réduire les émissions issues de ces opérations, ou émettre autant voire plus en payant pour cela – c'est le fameux principe du pollueur-payeur. Mais le problème du pricing du carbone est son caractère incrémental – expliquant pourquoi les entreprises de l'énergie fossile l'ont promu –, alors que c'est un changement radical qu'il convient de mettre en œuvre (Tvinnereim et Mehling, 2018). En ce sens, Sterner et Hammar (2005) montrent que certains paramètres climatiques (effets de seuil, irréversibilités) rendent nécessaires l'utilisation de normes. Celles-ci fonctionnent sur la logique de la prescription (c'est-à-dire obligation et interdiction). Green et Denniss (2018) estiment ainsi qu'il devient urgent de repenser le rôle des normes focalisées sur la restriction de l'offre d'énergie fossile. Ils avancent que ces instruments qui visent la production d'énergies fossiles (les intrants) en amont détiennent de nombreux avantages économiques et politiques. D'ailleurs, les normes font un retour – certes timide – sur la scène internationale, avec, par exemple, la suppression de permis et de subventions d'exploration et d'exploitation d'énergie fossile, ou l'interdiction des ventes de voitures à moteur thermique. Dès lors, pourquoi ne pas développer ce type de politique ? Pourquoi ne pas interdire tout brûlage et rejet de gaz évitable ? Pourquoi ne pas planifier la sortie des énergies fossiles (non seulement du charbon, mais aussi du pétrole et du gaz) avec un système international de quotas de production (et non d'émissions) ?5
Ce type de norme ciblant directement l'offre d'énergie fossile permettrait de contrecarrer l'incertitude inhérente au signal-prix du carbone, et d'agir à la source du problème climatique que sont les intrants énergétiques. Évidemment, les normes ne constituent pas une panacée, et les instruments de marché demeurent utiles – notamment pour stimuler l'innovation dans les biocarburants. Penser des normes sur l'offre d'énergie fossile n'est pas une lubie utopiste ou un projet dictatorial, mais un besoin réglementaire visant à compléter l'éventail des politiques climatiques, en particulier dans le cadre du paragraphe 8 de l'Article 6 de l'Accord de Paris. L'enjeu est de trouver le juste équilibre entre prix et quantité, entre instruments de marché et normes, entre offre et demande d'énergie, afin de tendre vers un mix exigeant (en termes de réductions d'émissions), stable (en termes de prédictibilité sur le long terme), crédible (en termes d'effectivité légale) et strict (en termes de pénalité en cas de non-conformité).
Selon Unruh (2002), trois options existent pour sortir du verrouillage carbone (carbon lock-in, c'est-à-dire le fait que l'économie soit dépendante de l'énergie fossile) : le bout-de-chaîne (conservation du système et traitement des extrants), la continuité (modification de certaines parties du système) et la discontinuité (remplacement total du système). Ainsi, les prix du carbone apparaissent comme une solution bout-de-chaîne, tandis que leur association avec des normes régulant les intrants énergétiques constitue une solution de continuité. En ce sens, il est essentiel de déterminer les chances de succès de la continuité afin de transformer le secteur de l'énergie rapidement et massivement. Sinon, il ne reste que la solution de discontinuité. Une idée relativement ancienne propose alors de décentraliser la génération d'électricité par les renouvelables à l'échelle locale et d'opter pour des modes de vie sobres en énergie. Cette discontinuité fait toutefois face à plusieurs limites. D'un point de vue technique se posent les problèmes de la criticité des ressources nécessaires à la fabrication des technologies d'énergies renouvelables, ainsi que de la puissance de ces dernières. D'un point de vue économique, il s'agit de gérer les coûts échoués et le démantèlement des infrastructures carbonées, pouvant générer une sorte d'impasse puisqu'il faut bien de l'activité et donc de l'énergie pour régler cette facture – à moins de financer cela autrement, comme par la lutte contre l'évasion fiscale. D'un point de vue politique, encore faut-il que les populations acceptent la sobriété et que les institutions accompagnent la décentralisation par la démocratisation. Cette solution de discontinuité pour la transformation énergétique ne peut échapper au trilemme : disponibilité, équité, soutenabilité.