Le monde change et avec lui les valeurs et les comportements. Certes tout cela n'est pas nouveau. Mais il semble que le rythme de ces changements s'accélère et que ceux-ci nous éloignent définitivement du monde de l'après-guerre, de sa culture économique et politique. L'assurance plus que tout autre secteur, et surtout plus que les autres institutions financières, se situe au cœur de ces évolutions. La couverture des risques auxquels les personnes, leurs familles et leurs groupes sociaux sont exposés se modifie avec les risques et ceux-ci mutent en fonction de la situation du monde, de ses valeurs et de ses comportements.
Quelles sont ces évolutions qui affectent directement l'assurance et la réassurance ? Elles sont nombreuses, mais peuvent être regroupées sous trois têtes de chapitres. L'assurance est tout d'abord confrontée à une mutation profonde de son environnement opérationnel sous la triple pression des révolutions digitale, sociale et entrepreneuriale. Elle doit aussi faire face à un univers des risques en expansion rapide avec la multiplication des nouveaux risques, les nouvelles politiques monétaires et l'exubérance pas toujours totalement rationnelle des marchés financiers. Enfin, l'assurance est directement affectée par l'éclatement du monde hérité de l'après-guerre, sous la pression de la double crise régressive de l'État-providence et de l'ordre international ainsi que de la montée en puissance de lobbies et de réseaux sociaux puissants. Cette pression est d'autant plus difficile à gérer qu'elle est associée à une inflation régulatoire, pas toujours cohérente, et à une défiance croissante de la société, notamment française, à l'encontre du secteur privé.
Ces soubresauts remettent en cause de nombreuses dimensions du métier d'assureur. Les acteurs du secteur ont déjà commencé à s'adapter et si nul n'imagine qu'ils disparaissent à cette occasion, il est clair que les acteurs de demain auront beaucoup changé par rapport à ceux d'hier. Parmi ces trois têtes de chapitre, la première est importante parce qu'elle devrait conduire les assureurs à modifier leurs processus de production pour réduire leurs coûts et à adapter leur offre de produits, sans pour autant révolutionner le business model de l'assurance qui a su jusqu'à présent tirer parti des nouvelles technologies. La seconde est plus déstabilisante pour l'activité d'assurance dans la mesure où elle est de nature à révolutionner les métiers de l'assurance et les produits proposés. Mais elle est source d'opportunités multiples. L'adaptation à l'expansion de l'univers des risques demeure le défi majeur de l'assurance et de la réassurance pour les années à venir. Pour cela, il est important que les assureurs soient capables de discerner avec pertinence les risques assurables, d'écarter les risques systémiques et de souscrire en adéquation avec leur capacité financière. La troisième tête de chapitre est exclusivement défavorable à l'assurance. Elle affecte l'organisation des compagnies d'assurance ainsi que leur capacité de mutualisation, sans aller jusqu'à la déstabilisation des formes organisationnelles que nous connaissons, mais au prix d'un accroissement substantiel des coûts de production et d'organisation.
Un environnement technique
et social en mutation
L'environnement de l'assurance est marqué par trois révolutions qui changent assez profondément le champ de l'assurance, le contenu du métier d'assureur et les conditions d'exercice de ce métier. Il s'agit tout d'abord de la révolution technologique liée au numérique et à la digitalisation. Il s'agit ensuite des changements sociaux et des nouveaux besoins qu'ils font émerger. Il s'agit enfin de la mutation entrepreneuriale qui transforme radicalement l'exercice des responsabilités entrepreneuriales des assureurs et de leurs entreprises-clientes. Le principal défi reste celui de la révolution technologique qui oblige l'assurance à réinventer ses processus de production sous la pression de la concurrence alors que les changements sociaux et les mutations entrepreneu riales, si elles ouvrent des opportunités nouvelles, plus ou moins attrayantes, et modifient les règles du jeu, de façon plus ou moins contraignante, n'en imposent pas pour autant à l'assurance et à la réassurance de se transformer.
Une révolution numérique et digitale potentiellement disruptive
La révolution digitale est dans tous les esprits. Par-delà les nombreux discours incantatoires sur le sujet, il faut au préalable s'entendre sur la signification que l'on donne à cette expression dont le caractère univoque n'est qu'apparent. En termes économiques, la révolution digitale, en représentant toute l'information sous forme de bits, permet de réduire les coûts de recherche, de stockage, de traitement, de contrôle et de transmission de l'information. En soi, la réduction des coûts n'a rien de nouveau. Elle est au cœur de tout le processus de progrès technique et de croissance depuis plus de deux siècles. La nouveauté vient des quatre disruptions fondamentales que la révolution digitale introduit dans l'économie et dans l'assurance :
« big data » ou l'accumulation de gigantesques bases d'information ;
l'« Internet des objets » ou l'interconnexion entre l'Internet et un nombre croissant d'objets, de lieux et d'environnements physiques, qui permet de rassembler de nouvelles masses de données et de corrélations pouvant aboutir à une meilleure connaissance des personnes, des organisations et des risques ;
l'« intelligence artificielle » (y compris la robotique et le deep learning) ou le développement de capacités de traitement cohérent et démultiplié sur les comportements et les projets des personnes et des organisations ;
les « marchés bifaces » ou la capacité des plateformes à tirer parti des effets de réseaux grâce à l'interconnexion d'un nombre maximum d'acteurs.
Ces disruptions, qui sont à l'œuvre dans tous les secteurs, affectent naturellement l'assurance et la réassurance, à la fois parce qu'elles en modifient l'univers des risques et parce qu'elles sont susceptibles de remettre en cause les processus de production et de distribution. Pour autant, il faut se garder de vouloir à tout prix y attendre les mêmes effets que dans les autres secteurs. De fait, la transformation digitale dans l'assurance et la réassurance passe par quatre canaux principaux :
l'automatisation des tâches de gestion financière et de gestion des risques : elle va permettre notamment d'automatiser les tâches très chronophages d'interface comptable et financière, de calcul de solvabilité et de provisions, et d'analyse quantitative de l'exposition aux risques ; ce faisant, elle va forcer à une évolution profonde des métiers de la finance et de l'actuariat ; elle devrait se traduire par une réduction des effectifs d'état-major, pour autant que l'expansion de la régulation et de la réglementation ne vienne pas compenser ces gains de productivité ;
l'individualisation des données-clients : elle va mettre à la disposition des assureurs une avalanche de données personnelles, en lieu et place des moyennes indiscriminées qu'ils utilisaient, tout en leur donnant les moyens de traiter cette profusion de données pour adapter les produits, leurs tarifs et leurs incitations ;
la montée du risque cyber : en même temps que la digitalisation crée des opportunités, elle crée aussi des menaces nouvelles sous la forme d'atteintes aux données personnelles et de concentration des risques sur une infrastructure informatique fonctionnant en réseau ; ce peut être une opportunité pour les assurances ;
la régulation de l'assurance : la transformation digitale remet en cause des solidarités antérieures, qui ne peuvent survivre à l'individualisation des données1, et induit une homogénéisation des comportements, au niveau tant des méthodes que des solutions professionnelles ; en réaction à cette évolution, elle incite à un renforcement de la régulation destinée à limiter les conséquences systémiques de l'homogénéisation des comportements et à substituer des solidarités nouvelles aux solidarités qui ne peuvent survivre à l'individualisation des données.
De fait, la digitalisation de l'assurance est en cours, du design des produits à la gestion financière et comptable, en passant par la distribution, la gestion des risques et la gestion des sinistres, avec des gains significatifs en matière de sinistralité, de compétitivité-coût, de croissance du chiffre d'affaires et de ratio combiné. Elle devrait redessiner profondément les métiers de l'assurance : selon McKinsey, 5 % des postes dans l'assurance et la réassurance seraient entièrement automatisables et 60 % d'entre eux le seraient partiellement, à hauteur de 30 % en moyenne. Elle est plus avancée dans les secteurs de l'assurance des biens, de la responsabilité et de la santé qui est deux fois plus digitalisé que le secteur de l'assurance vie (épargne vie). Dans ces secteurs, elle s'est en outre concentrée, comme on pouvait s'y attendre, dans la distribution, où elle concurrence tout particulièrement le courtage, et dans la tarification.
En revanche, rien ne semble indiquer un risque de disruption similaire à celui observé dans l'économie du partage (sharing economy), notamment dans les transports, l'hôtellerie et la restauration. La digitalisation reste bien maîtrisée par les acteurs traditionnels de l'assurance, même si elle passe très souvent par des partenariats avec des nouveaux acteurs de la Fintech et de l'Insurtech. En revanche, à ce jour, aucun acteur nouveau issu de l'Insurtech n'a réussi à s'imposer seul face aux acteurs traditionnels et la disruption annoncée vis-à-vis d'un secteur, trop vite jugé comme dépassé, tarde à se manifester. De façon fort intéressante, les acteurs nouveaux qui se sont implantés durablement dans le paysage ont dû incorporer pas mal d'éléments traditionnels (plateforme téléphonique, etc.) dans leur processus de production pour concurrencer les acteurs traditionnels.
En outre, dans l'assurance, la digitalisation se heurte très vite aux limites légales imposées par la protection des données personnelles. De ce point de vue, la situation est même devenue préoccupante en Europe, contrairement aux États-Unis. Le règlement européen sur la protection des données personnelles renforce les droits des personnes, notamment par la création d'un droit à la portabilité des données personnelles. Il vise à responsabiliser les acteurs traitant des données (responsables de traitement et sous-traitants) et à organiser une coopération renforcée entre les autorités de protection des données, qui peuvent adopter des décisions communes lorsque les traitements de données sont transnationaux, assortis de sanctions renforcées. Il est beaucoup plus contraignant que la réglementation américaine, au point que l'on peut se demander s'il ne va pas dissuader l'utilisation des données personnelles en Europe, aux dépens de l'optimisation des produits d'assurance par rapport aux besoins des assurés, et si l'Europe ne va pas perdre la maîtrise des technologies de valorisation et de protection de ces données au profit des États-Unis et de l'Asie (lesquels pourront en outre continuer à exploiter sans limites les données personnelles européennes, notamment aux fins extraterritoriales et unilatérales qui sont les leurs).
Des changements sociaux structurants
En France, les évolutions sociales les plus importantes pour l'assurance et la réassurance ont trait au vieillissement accéléré de la population, à l'éclatement de la cellule familiale traditionnelle et au changement des valeurs sociales. En revanche, l'accroissement des inégalités ne saurait être considéré comme un problème pour la France où elles ont continué à diminuer contrairement à d'autres pays dans le monde. Notre souhait ici n'est pas d'insister sur les problèmes économiques et sociaux que posent ces évolutions, mais d'isoler les défis, en termes de risques et d'opportunités, dont ces évolutions sont porteuses pour l'assurance.
Le nombre de personnes âgées de 60 ans et plus croît à un rythme rapide alors que la population de moins 60 ans, y compris les naissances, stagne pour ainsi dire depuis de nombreuses années. Il en résulte que le nombre de personnes en âge de travailler par personne en âge d'être retiré d'activité diminue. Selon le ratio retenu (ratio des 20-65 ans sur les 65 ans et plus, ratio des 20-60 ans sur les 60 ans et plus, et ratio des 25-60 ans sur les 60 ans et plus), ce nombre varie entre 2,6 et 1,6. Dans les années à venir, il devrait continuer à chuter pour atteindre entre 1,1 et 1,6 en 2100. Naturellement, ces prévisions sont entourées de beaucoup d'incertitudes, mais elles indiquent cependant l'ampleur des tensions à venir, qui vont traverser la société française autour de la répartition des revenus. Si rien n'est fait pour allonger substantiellement la durée de vie active et la durée du travail, et accélérer le progrès technique, cela veut dire que le revenu disponible des actifs devra supporter des prélèvements accrus pour financer le système de retraite public, plus redistributif qu'assurantiel, et que les marges disponibles pour dégager un complément d'assurance retraite et se couvrir contre les aléas de la vie s'amenuiseront. Une mauvaise nouvelle donc pour les assureurs. Cependant, le vieillissement est aussi associé à des besoins accrus de couverture pour les personnes âgées, comme la dépendance que nous analyserons plus bas, ou la santé. En outre, les personnes âgées ont plus tendance à épargner que les personnes actives, notamment dans une perspective d'épargne dynastique, c'est-à-dire d'héritage, ce qui est une bonne nouvelle pour l'assurance vie. Au total, si le vieillissement n'induit pas nécessairement une baisse ou une hausse de la demande de couverture assurantielle, les deux effets ci-dessus se compensant, en revanche il est clairement associé à un redéploiement de la demande vers les produits d'assurance santé et d'assurance dépendance, aux dépens des produits d'assurance vie. Les assureurs diversifiés seront donc plus capables de capturer cette demande que les assureurs spécialisés.
La montée de la dépendance comme phénomène social se trouve au point de convergence d'évolutions démographiques, l'allongement de la durée de vie notamment aux âges extrêmes et le vieillissement, et d'évolutions sociales, la décohabitation et l'éloignement géographique des membres de la famille élargie. Ces deux évolutions devraient se poursuivre dans les années à venir. Ce qui pourrait changer en revanche, c'est la composition de la population concernée : actuellement, composée principalement de femmes en raison de leur durée de vie plus longue que celle des hommes, elle devrait voir leur part diminuer avec la réduction tendancielle de l'écart de durée de vie entre les hommes et les femmes. De ce fait, la dépendance devrait concerner de plus en plus une population, les hommes, qui jusqu'ici ne s'en préoccupait guère car elle se reposait sur le conjoint pour la prise en charge de sa perte d'autonomie. Les produits d'assurance dépendance devraient donc connaître un succès croissant. Or ce n'est pas ce que l'on observe. Si 7 millions de personnes sont couvertes contre le risque de perte d'autonomie en France, seules 2,7 millions d'entre elles ont souscrit un contrat auprès d'une société d'assurance et les souscriptions nouvelles sont en baisse. En outre, le montant des prestations servies reste modeste. Trois biais peuvent expliquer cette situation : la sous-estimation d'un risque perçu comme lointain tant que l'on est autonome, l'inadéquation des produits proposés par les assureurs qui sont insuffisamment flexibles et qui couvrent mal le risque de dépendance lourde, l'interférence de l'État qui incite à ne pas s'assurer en promettant à intervalle régulier de mettre en place un régime public en répartition, qui permettrait aux principaux intéressés, les retraités, de réduire des deux tiers leur prime. Malheureusement, il y a peu d'espoir de voir la situation évoluer en raison de l'attrait électoral d'une promesse de couverture du risque par la sécurité sociale, qui encourage les pouvoirs publics à privilégier la petite dépendance (GIR 4) par rapport à la grande dépendance (GIR 5 et 6), aux dépens d'une couverture efficace du risque, et qui n'incite guère les assureurs à optimiser leur produit et à faire œuvre de la pédagogie auprès des retraités.
L'éclatement de la famille traditionnelle et la diffusion du modèle de la famille recomposée constituent aussi un véritable défi pour l'assurance : comment protéger les intérêts des parties hétérogènes d'une cellule familiale à géométrie variable ? Le contrat d'assurance vie, avec sa possibilité de désigner un bénéficiaire hors du cercle des héritiers légaux, a constitué la réponse traditionnelle de l'assurance. À n'en point douter, il n'a pas mal rempli ce rôle. Pour autant, les rigidités propres à l'épargne vie ne permettent pas de répondre à tous les défis et, surtout, elles semblent mieux adaptées au cas d'un enfant qui n'est pas officiellement reconnu par l'un de ses parents qu'au cas des enfants de lits différents qui vivent sous le même toit, mais avec, au moins implicitement, des droits civils différents. Le sujet est certes difficile et délicat, mais il mériterait probablement plus d'attention que ne lui en accordent le législateur et les assureurs.
La dépendance et la famille recomposée ne sont que l'un des multiples aspects du changement profond des valeurs sociales auquel nous assistons et qui impacte plus ou moins directement l'assurance. Un changement important des valeurs sociales s'est traduit par une aversion croissante de la société au risque. À y regarder de plus près, il ne s'agit pas tant d'une aversion accrue à tous les risques, sachant que nos contemporains n'hésitent pas à courir des risques extrêmes dont nos aînés se seraient bien gardés. En fait, nos contemporains ont une aversion accrue pour le risque subi, par rapport au risque choisi. La nature subjective de la distinction se prête, bien entendu, aux comportements de « passager clandestin » qui agissent de façon opportu niste et opaque entre les deux catégories de risques. D'où une suite de comportements qui peuvent paraître contradictoires et irresponsables. Ainsi nos contemporains sont-ils prompts à mettre en cause la responsabilité d'un tiers dans tous les sinistres qu'ils subissent et à lui demander de les indemniser, mais ils seront tout aussi prompts à courir des risques par rapport auxquels les mises en garde sont multiples. Il en est résulté, au cours des années récentes, quatre conséquences importantes : l'extension inattendue du champ de la responsabilité et de l'assurance de responsabilité à de nouveaux domaines mal connus et incertains (environnement, responsabilité sans faute, etc.), la judiciarisation croissante de la recherche en responsabilité des sinistres de toute nature et l'explosion du coût de la vie humaine qui fait l'objet d'une attention croissante. Ces évolutions ont eu, dans un premier temps, des effets négatifs sur l'assurance dans la mesure où la multiplication des indemnités liées à la mise en cause de la responsabilité d'un tiers correspondait à un changement profond des pratiques et de la jurisprudence, non anticipé par les assureurs et donc non couvert par les tarifs antérieurs (cf. affaires du sang contaminé, de l'amiante, etc.). Pour l'avenir, même s'il devrait demeurer un écart non négligeable entre prévision ex ante et réalisation ex post en matière de responsabilité, les assureurs ont acquis une expérience suffisante pour l'anticiper et le maîtriser. Ils devraient donc être en mesure de bénéficier pleinement de l'expansion de ce marché de la responsabilité qui est avant tout une opportunité pour eux.
Une mutation entrepreneuriale majeure
Même si le nom n'a pas changé, la réalité sociale que recouvre l'entreprise a été profondément modifiée. Le champ de ce qui est inclus dans la notion d'entreprise s'est étendu au point de rendre difficile, voire illusoire, l'identification de ses frontières. Nous sommes de plus en plus en présence d'une entreprise « sans rivages ». Il en est résulté une multiplication d'obligations et de contraintes nouvelles ainsi qu'une difficulté croissante à arbitrer entre profit et autres revenus sociaux, et donc à optimiser le profit. Cette évolution est autant entrepreneuriale que sociétale. De ce point de vue, l'assurance est doublement affectée, au niveau à la fois de ses propres risques et des risques de ses clients.
L'entreprise, initialement conçue comme responsable devant ses actionnaires (shareholders), a vu son champ de responsabilité étendu à l'ensemble des parties prenantes de l'entreprise (stakeholders). Elle ne doit donc plus seulement prendre en compte le bien de ses actionnaires, respecter ses contrats et satisfaire aux prescriptions légales, elle doit aussi prendre en compte le bien plus général de ses salariés (c'est ainsi qu'elle est devenue responsable des accidents de parcours entre le domicile et le lieu de travail), de ses clients et de ses fournisseurs (elle ne doit pas chercher à leur imposer des contraintes contraires à leurs intérêts), des communautés locales dans lesquelles elle exerce ses activités (elle ne doit pas porter préjudice à la vie de ces communautés), de l'intérêt plus général des contribuables (elle doit coopérer avec les pouvoirs publics qui lui demandent de plus en plus souvent de se substituer à eux, notamment en matière de lutte contre la fraude fiscale et contre le blanchiment d'argent sale) et de la société en général (elle doit témoigner de son engagement contre le réchauffement climatique, etc.). Cet élargissement du champ de la responsabilité de l'entreprise est largement passé par le canal des réseaux sociaux et de la menace d'actions concertées à l'encontre de l'entreprise ainsi que par le canal du juge (cf. le recours à la notion d'abus de biens sociaux, etc.). Si les entreprises d'assurance ont été soumises à la même pression, elles en ont aussi bénéficié par le biais de l'extension concomitante du champ couvert par l'assurance de responsabilité des entreprises, extension dans un premier temps coûteuse en raison de son caractère largement imprévisible puis, dans un deuxième temps, rentable, comme nous l'avons vu. Nous ne sommes probablement pas encore arrivés au terme de cette évolution qui devrait se poursuivre et bénéficier aux assureurs dans l'avenir, pour autant que le législateur ne se fasse pas trop contraignant en la matière.
Naturellement, les entreprises d'assurance, comme les autres entreprises, se trouvent confrontées au difficile arbitrage entre leurs actionnaires et leurs multiples parties prenantes ; cela est d'autant plus délicat que leurs intérêts sont loin d'être convergents. Cela accroît notablement les risques des entreprises d'assurance et les oblige à une gestion des risques très stricte. Cela incite aussi les assureurs à contrôler la gestion des risques de leurs clients. Les différences de point de vue sur les risques de responsabilité sont une source d'opposition entre l'assureur et ses entreprises clientes, d'autant que la zone grise croissante qui entoure le champ des responsabilités à venir ne facilite pas la négociation entre les deux parties. Elles laissent probablement un espace important sous-assuré et donc potentiellement assurable par les acteurs les plus adroits. L'État, en incitant les assureurs à déformer les mécanismes assurantiels en mécanismes redistributifs, comme dans le cadre des contrats dits « responsables » de l'Accord national interprofessionnel sur la généralisation de la complémentaire santé, ne fait qu'aggraver ce risque de sous-assurance.
Un univers des risques en expansion
De façon générale, nos sociétés sont confrontées à un retour de risques que l'on croyait souvent disparus et à l'apparition d'une multitude croissante de nouveaux risques. En outre, en tant qu'institutions financières, elles sont soumises au choc des taux d'intérêt bas, voire négatifs, et à l'exubérance, rationnelle ou irrationnelle, des marchés, qui rendent l'exercice du métier d'assureur beaucoup plus délicat dans les années à venir, si tant est qu'une normalisation au sens où nous l'entendons aujourd'hui intervienne jamais. Si la multiplication des risques impacte directement et profondément l'offre de couverture d'assurance ainsi que sa tarification, la persistance de taux d'intérêt bas et la perspective de remontée des taux menacent le business model traditionnel de l'assurance vie, à travers la garantie en capital sur laquelle il repose. Avec l'exubérance des marchés, elles accroissent en outre le poids des risques financiers et pèsent sur la tarification des couvertures, par le biais de l'alourdissement du coût en capital de ces couvertures.
De multiples risques nouveaux et croissants
Lorsque l'on consulte les tableaux de bord des risques publiés par le World Economic Forum, le Chief Risk Officers' Forum ou différents analystes, au sein des entreprises d'assurance ou chez les courtiers, force est de constater que le nombre de risques cités, leur sévérité et leur fréquence ont structurellement tendance à augmenter. Pour ne prendre que World Economic Forum, les principaux risques cités sont apparus au cours des dernières années et l'estimation de leur sinistralité est révisée chaque année à la hausse, qu'il s'agisse du risque climatique, du risque cyber, du risque pandémique, du risque géopolitique, du risque populiste, du risque de conflits sociaux, etc. Quant aux risques vraiment nouveaux (risque systémique, cyber, nucléaire, chimique, environnemental, électromagnétique, terroriste, sanitaire, jurisprudentielle, etc.), autrefois considérés comme secondaires, ils se sont définitivement installés dans le paysage. Loin de se substituer aux anciens risques, ils s'additionnent à eux. Ils ont en outre tendance à gagner en pouvoir destructeur avec le temps : plus présents chaque année, plus sériels dans leur manifestation, plus systémiques dans leur configuration et plus irréversibles dans leurs conséquences (cf. risques environnementaux). Il y a à cela au moins quatre raisons :
démographiques : la population mondiale croît et, avec elle, tant les contacts positifs (coopérations, progrès technique) que les contacts négatifs (conflits, pandémies) entre les hommes, tant les opportunités que les risques ;
technologiques : la sophistication de la technique croît et les coûts de ses défaillances croissent parallèlement (cf. conséquences d'une attaque cyber, qui pourraient être incommensurables, ou d'un crash aérien, qui ferait 600 morts aujourd'hui, contre 60 en 1950) en même temps que nous devenons toujours plus dépendants d'elle ;
politiques : la montée du « populisme » au sens le plus général du terme, avec ses conséquences en termes de déclin de la coopération internationale, de « court-termisme » et de gestion hasardeuse des finances publiques, est source de coûts croissants pour l'assurance ;
économiques : la poursuite de la croissance, notamment dans les économies émergentes, permet certes de réduire la pauvreté, mais elle accroît en même temps la valeur des biens sinistrés et les tensions sociales autour des inégalités ; en outre, la multiplication des contacts interpersonnels, des échanges économiques et des responsabilités légales vis-à-vis des tiers ainsi que l'interconnexion croissante des objets et des équipements, liée au développement du numérique, étendent considérablement le champs des conséquences d'un événement, avec le risque de le rendre insidieusement systémique ; elles rendent ce faisant la question de l'assurabilité et de son appréciation pertinente par les assureurs de plus en plus cruciale.
Enfin, l'univers des risques spécifiques à l'assurance et à la réassurance se trouve brutalement élargi par les nouvelles réglementations prudentielles. Aux termes de ces réformes, l'assurance est désormais censée résister à des chocs qui ne se produisent qu'une fois tous les deux cents ans, donc beaucoup plus rares et violents que par le passé. Ce faisant, l'incertitude radicale et, avec elle, les « cygnes noirs » entrent pour la première fois dans le domaine des risques que l'assurance doit être capable d'absorber et doit donc gérer. La technique traditionnelle de l'assurance qu'est l'actuariat est de peu d'aide pour cela dans la mesure où elle suppose, pour être vraiment pertinente, que l'on dispose d'une masse de données suffisante pour « probabiliser » les événements correspondants, ce qui n'est par définition pas le cas puisque ces événements sont très rares et peuvent n'avoir été observés qu'une seule fois en deux cents ans. Certes les sciences de la nature, en substituant une archéologie de la nature à l'observation de la nature, nous permettent de concevoir de plus en plus d'événements passés sur lesquels nous ne disposons d'aucune autre information fiable (tremblements de terre, tempêtes, tsunamis, pandémies), mais les événements qui peuvent bénéficier de ce type d'informations indirectes restent rares et, pour la majorité d'entre eux, il faut accepter de substituer à l'information défaillante l'imagination des experts. Les modèles DELPHI ou PROBEX proposent ainsi des processus d'expertise collective, « socialement acceptables », c'est-à-dire acceptables par un conseil d'administration et un superviseur car raisonnables au vu des connaissances ambiantes. Scénarios et stress tests bâtis sur la base d'hypothèses qui font plus ou moins consensus parmi les experts, ou qui sont acceptées par une grande majorité d'entre eux, font partie de la panoplie. Mais il ne faut pas se cacher que les résultats de ces expertises collectives sont soumis aux fluctuations des croyances sociales, qu'elles restent par nature extrêmement fragiles et contestables, et qu'elles ne protègent que très imparfaitement la responsabilité des assureurs par rapport aux dérives de l'opinion dominante.
À cet égard, une dérive à laquelle nous avons déjà été confrontés plus haut mérite une attention plus particulière : il s'agit de la dérive jurisprudentielle. Elle conduit, dans nos démocraties, à une extension déstabilisante du pouvoir des juges aux dépens des autres pouvoirs. Elle présente cette caractéristique d'être, par définition, rétroactive puisqu'elle aboutit à une réinterprétation plus ou moins radicale des obligations légales par rapport à ce que les agents pouvaient raisonnablement anticiper au moment où ils ont pris la décision litigieuse. Indépendamment du débat sur la légitimité de cette évolution, la rétroactivité de la jurisprudence pose un problème important aux assureurs. En effet, les contrats d'assurance sont dessinés et tarifés en fonction de l'univers des risques auquel les assureurs pensent être exposés au moment de la signature du contrat et donc en fonction de l'interprétation jurisprudentielle des lois et des décrets en vigueur qui prévaut à ce moment-là. Si l'interprétation par le juge de ces mêmes lois et règlements évolue par la suite substantiellement, sans se sentir nécessairement contrainte par l'intention objective du législateur ou du gouvernement, il est clair que les assureurs se trouvent confrontés à un univers des risques différent de celui qu'ils imaginaient à l'initialisation du contrat. Cela est d'autant plus dommageable pour l'assurance que la position du juge, lorsqu'il décide d'étendre le champ des risques couverts par un contrat d'assurance, peut être affectée d'un aléa moral qui le conduit à être d'autant plus généreux que l'assureur a su être prudent (principe de la deep pocket ou poche profonde). Si les changements de jurisprudence restent rares, ils se font cependant plus fréquents. Les assureurs ont dans l'ensemble réussi jusqu'ici à absorber ces changements en puisant dans leur capital et en majorant les primes de risque incorporées dans leurs tarifs. Ils ont aussi bénéficié du fait que nos concitoyens ont été, jusqu'à présent, plus intéressés par une condamnation au pénal que par une indemnisation au civil. Cependant, si la dérive jurisprudentielle s'accélérait dans les années à venir et si les assureurs s'en tenaient à la gestion rigoureuse qu'exige la régulation européenne de l'assurance, « Solvabilité II », elle imposerait a minima une forte révision des tarifs d'assurance à la hausse et rendrait l'assurance des risques concernés plus difficile voire, dans certains cas, impossible car autoréalisatrice (le risque se réaliserait justement parce qu'il est assuré). Dans tous les cas, cela conduirait à une attrition de la matière assurable.
Les difficultés liées à la dérive jurisprudentielle amplifient les défis posés à l'assurance par l'expansion de l'univers des risques. En effet, elles éloignent un peu plus l'offre d'assurance (par les assureurs) de la demande d'assurance (par les assurés). De part et d'autre, les agents ont des difficultés à tarifer un risque augmenté de l'incertitude « diracienne » de décisions de justice, affectées de biais multiples, potentiellement sériels, voire systémiques et donc inassurables. Naturellement, l'assuré, qui cède le risque, a tendance à en sous-estimer l'ampleur, tandis que l'assureur, qui porte le risque, a tendance à le surestimer. La tarification du risque sous-jacent en est affectée avec, en outre, une possibilité accrue que les courbes d'offre et de demande ne se croisent pas dans le quadrant où prix et quantités sont tous deux positifs. Finalement, l'équilibre de marché s'en trouve lui-même affecté et il n'y a aucune raison de penser que le nouvel équilibre corresponde à un optimum de premier rang, étant donné le caractère non aléatoire de la dérive jurisprudentielle. Par rapport à l'équilibre optimal de marché, le nouvel équilibre se caractérise a priori par une moindre couverture des risques concernés, à des prix probablement plus élevés. Et la poursuite de la dérive jurisprudentielle ne ferait qu'aggraver le caractère sous-optimal de l'équilibre du marché de l'assurance.
Des taux d'intérêt très bas qui laissent présager
une remontée historique
Mais le défi principal que rencontre aujourd'hui l'assurance ne vient probablement pas de l'expansion de l'univers des risques qui est source tout autant d'opportunités que de menaces. Il vient d'un tout autre horizon, celui des taux d'intérêt. Par rapport à la période précédant la crise financière, la politique monétaire a radicalement changé. Les banques centrales ont en effet pris deux décisions historiques dont chacun, avant la crise financière, s'entendait à penser qu'elles se situaient en dehors du champ des politiques monétaires possibles : d'une part, elles ont durablement abaissé leur taux d'intervention à des niveaux voisins de 0 %, voire inférieurs (avant la crise, ce type de mesure n'a été pris que très rarement et très temporairement, comme en Suisse, en 1979, pour contrer l'appréciation du franc suisse) ; d'autre part, devant la faible efficacité de la première mesure, elles ont tenté, non sans succès, de forcer à la baisse l'ensemble de la courbe des taux d'intérêt sans risque, en rachetant massivement des obligations souveraines, puis des obligations corporate, dans le cadre du quantitative easing. Ces mesures ont été confirmées et renforcées pour absorber le choc du confinement sanitaire et lutter contre la pandémie de Covid-19. Ce n'est pas ici le lieu de se poser la question des fondements, de la pertinence et des risques intrinsèques de cette « nouvelle » politique monétaire. En revanche, nous souhaiterions en analyser les conséquences dramatiques pour l'assurance.
Certes seule une fraction de la baisse des taux d'intérêt observée depuis 2008 est imputable à l'action des banques centrales. Une autre fraction est structurelle et correspond à un nouvel équilibre optimal de marché. Le vieillissement de la population, l'accroissement de l'épargne dans les économies émergentes, la baisse du prix relatif du capital, la baisse des investissements publics et le ralentissement de la croissance (qui reste une question débattue) pourraient en effet expliquer une baisse de 200 points de base du taux d'intérêt réel global depuis 19802. Sur la baisse résiduelle de 200-250 points de base, on peut attribuer entre 150 et 200 points de base à la nouvelle politique monétaire3. Naturellement, ces 150 à 200 points de base pèsent lourdement sur l'assurance :
ils réduisent le rendement des actifs et la profitabilité des assureurs et réassureurs, vie et non-vie ; ils les incitent à prendre du risque pour doper les rendements, encore que le secteur ait conservé une attitude prudente vis-à-vis de ces stratégies spéculatives ;
ils obligent les assureurs non-vie à augmenter leurs tarifs afin de compenser la perte de rémunération financière par du rendement technique ;
ils prennent en tenaille les assureurs vie, notamment en Europe, entre une rémunération des actifs sans risque très faible, qui peut se révéler insuffisante pour couvrir les frais de commercialisation et de gestion des contrats vie, sans parler des garanties en capital sur l'épargne vie de ces contrats.
Mais les effets délétères des nouvelles politiques monétaires ne s'arrêtent pas là. Tout d'abord, l'évaluation des passifs d'assurance est devenue extrêmement problématique. Tant que prévalaient les politiques monétaires traditionnelles, les taux swaps et les taux d'intérêt des obligations souveraines (surtout dans les économies sûres comme les économies allemande, suisse ou américaine) pouvaient être utilisés comme une approximation objective du taux sans risque. Dès lors que les banques centrales « manipulent » l'ensemble de la courbe des taux sans risque et peuvent la faire dévier substantiellement et durablement de l'équilibre de marché, ces taux ne peuvent plus constituer une référence valide pour l'actualisation des passifs d'assurance : leur utilisation risque en effet d'introduire non seulement des déviations durables et substantielles, mais aussi un supplément de volatilité factice dans l'évaluation de ces passifs. Cela rend les fluctuations de la profitabilité des entreprises d'assurance difficilement explicables aux marchés. La solution consisterait à substituer aux taux des obligations souveraines une construction théorique du taux sans risque, avec tous les risques d'erreur qu'une telle construction comporte. Il serait en outre nécessaire de valider cette construction par son incorporation dans les régulations comptable et prudentielle, ce qui, même dans l'hypothèse peu probable où il y aurait unanimité sur la théorie à retenir pour cela, demanderait plusieurs années, comme le montrent les réformes récentes de la régulation.
La nouvelle politique monétaire élargit aussi très sensiblement l'univers des risques financiers. L'on pouvait jusqu'à présent exclure les scénarios de taux négatifs, voire les scénarios où les taux d'intérêt seraient durablement proches de 0 % (la zero lower bound, ZLB). Ce n'est plus le cas aujourd'hui : les scénarios à 1/200 ans doivent inclure des scénarios de taux durablement bas, voire négatifs. Mais s'il faut retenir des scénarios plus extrêmes au bas du spectre des taux d'intérêt possibles, il faut aussi retenir des scénarios plus extrêmes au sommet du spectre. Pour le dire autrement, la possibilité de politiques monétaires beaucoup plus accommodantes pendant beaucoup plus longtemps crée un risque de politiques monétaires symétriques, beaucoup plus restrictives pendant beaucoup plus longtemps, en réaction à des scénarios de dérapage de l'inflation ou de crise financière de l'État. Cela veut dire qu'il faudrait introduire une beaucoup plus grande volatilité des taux d'intérêt et de l'inflation dans l'évaluation de l'exposition au risque des assureurs. Le coût en capital pour l'assurance en serait élevé. En effet, une remontée des taux d'intérêt induite par un dérapage de l'inflation, par exemple, serait fort coûteuse, tant pour l'assurance non-vie, en raison du retard structurel de la tarification par rapport à l'inflation du coût des sinistres, que pour l'assurance vie, en raison du retard d'indexation de la rémunération de son actif par rapport à la remontée des taux d'intérêt. Ce retard d'indexation exposerait les assureurs vie en place à un risque de rachat massif des contrats au profit de nouveaux entrants dont le rendement de l'actif serait aligné en temps réel sur les nouveaux taux d'intérêt plus élevés.
Même un scénario de normalisation des taux d'intérêt sans dérapage de l'inflation ne serait pas systématiquement favorable à l'assurance. Il le serait pour les assureurs non-vie et les réassureurs, dont la duration de l'actif est sensiblement plus courte que celle de leur passif (5,7 ans, contre 11,6 ans en Europe4), mais pas nécessairement pour les assureurs vie, pour les mêmes raisons que celles évoquées au paragraphe précédent et bien que la duration de leur actif soit aussi plus courte que celle de leur passif (8,3 ans, contre 14,0 ans5).
Certains pourraient nous critiquer d'imputer la responsabilité de cet accroissement de l'univers des risques financiers aux banques centrales, alors que les banques centrales n'ont fait qu'agir sous la pression des circonstances économiques, avec les moyens dont elles disposent. Qu'ils se rassurent, notre intention n'est pas de critiquer les banques centrales et encore moins d'introduire les assurances dans le champ de préoccupation des banquiers centraux, mais de souligner que, d'un point de vue strictement prudentiel, la nouvelle politique monétaire, qu'elle le veuille ou non, est intrinsèquement liée à un élargissement significatif de l'univers des risques financiers et donc à un accroissement des exigences en capital dans l'assurance, tout particulièrement pour les produits d'épargne vie. En outre, même dans l'hypothèse d'une normalisation de la situation, il n'est pas sûr que les assureurs vie en place ne soient pas fortement secoués.
Une exubérance des marchés financiers
et immobiliers qui devra être corrigée
L'envolée des cours de bourse et des prix de l'immobilier peut rassurer les assureurs à court terme, mais elle les inquiète aussi dans une perspective de plus long terme. En effet, on peut se demander comment la réduction du PIB potentiel, le ralentissement tendanciel de la croissance (entre –0,4 et –0,9 point par crise), le ralentissement des gains de productivité (Adler et al., 2017) (malgré les formidables innovations liées à l'informatique et à la digitalisation), la révision à la baisse de la croissance démographique et le ralentissement de l'allongement de la durée de vie peuvent coexister avec la poursuite de la progression des valeurs financières et immobilières. Naturellement, une part non négligeable de cette progression peut s'expliquer par la baisse des taux d'intérêt qui accroît la valeur actualisée des dividendes et des loyers, et qui stimule le crédit immobilier et la demande de logement (on estime que les deux tiers de la baisse des taux d'intérêt ont été absorbés en France par la hausse des prix immobiliers6). La baisse des taux d'intérêt explique d'autant mieux la progression des valeurs financières et immobilières, qu'elle ne résulte pas de l'arbitrage d'investisseurs fuyant les actifs risqués (actions et immobilier), mais de l'intervention des banques centrales qui a incité les investisseurs à se replier vers ces actifs risqués, ce qui a modéré la hausse des primes de risque liées aux incertitudes économiques accrues. Combinée à la baisse des taux d'intérêt réels, cette modération de la hausse des primes de risque explique bien la hausse de la valorisation des actifs risqués.
Mais du point de vue de l'assurance, l'équilibre qui résulte de ce jeu de forces contradictoires n'a pas vocation à prévaloir sur le long terme en raison des incertitudes qui pèsent, comme nous l'avons vu, sur les taux d'intérêt et, par voie de conséquence, sur l'arbitrage entre actifs risqués et actifs non risqués ainsi que sur le prix du risque (les primes de risque). La combinaison de bas taux d'intérêt et de primes de risque finalement modérées est d'autant plus fragile qu'elle repose sur un socle économique et financier beaucoup plus risqué. Dès lors que les risques se concrétiseraient, le jeu des arbitrages s'inverserait et conduirait à une forte hausse concomitante des taux d'intérêt et des primes de risque, ainsi qu'à une implosion de la valeur des actions et de l'immobilier. Certes ce scénario n'est pas inéluctable. Il est toutefois cohérent avec le caractère implicitement plus volatil du nouvel environnement dans lequel opère l'assurance. Et, à ce titre, les entreprises d'assurance vont devoir le prendre en compte pour mesurer leur degré d'exposition aux risques ainsi que leur solvabilité, dans le cadre de la formule standard de Solvabilité II, dont certains coefficients devraient être révisés à la hausse, ou dans le cadre de leur modèle interne, dont on suppose a priori qu'il est actualisé. Il devrait en résulter des charges en capital plus élevées sur les actifs risqués, qui contribueraient au renchérissement des primes d'assurance et de réassurance.
Un cadre institutionnel
en cours de déstabilisation
L'assurance ne peut prospérer que dans un monde à la fois stable et dynamique. Cela peut paraître paradoxal, mais en apparence seulement. Le propre du risque, qui constitue la raison sociale de l'assurance, est d'être assez largement imprévisible et d'évoluer dans des directions souvent insoupçonnées. Mais l'assureur ne peut prendre à sa charge le risque que s'il peut, pour cela, s'appuyer sur des bases stables et solides, c'est-à-dire sur la force du contrat et sur des institutions acceptant que ce contrat constitue la loi des parties. Or les bases sur lesquelles repose le contrat d'assurance sont remises en cause par les ondes de choc générées par la crise de l'État-providence, la désintégration de l'ordre économique et financier international et la montée en puissance de lobbies et de réseaux sociaux très puissants. La crise de l'État-providence et la montée en puissance des réseaux sociaux sont susceptibles d'affecter de multiples façons l'assurance, dans la mesure où elles incitent à des jeux stratégiques complexes entre ces acteurs. Ceux-ci imposent aux assureurs d'adapter constamment leurs produits et leur organisation, par touches successives difficilement prévisibles. Quant à la remise en cause de l'ordre international, elle menace toute la stratégie d'internationalisation poursuivie par les entreprises d'assurance depuis la fin des années 1990 et l'organisation associée à cette internationalisation.
Une crise de l'État-providence qui a vocation à se creuser
L'État-providence, qui s'est développé à partir du milieu du siècle dernier, a connu une expansion rapide depuis lors, soit que les dépenses sociales se soient substituées à d'autres dépenses publiques, soit qu'elles aient connu une croissance beaucoup plus forte que celles-ci. Or toute situation sociale difficile peut être rapportée à la réalisation d'un risque qui soumet les pouvoirs publics à des pressions croissantes depuis que l'exposition différentielle au risque a progressivement remplacé la lutte des classes dans la concurrence électorale pour l'exercice du pouvoir politique, comme le prévoyait le sociologue Ulrich Beck. L'État-providence et l'assurance ont, de ce fait, tous deux une légitimité à gérer le risque et leur frontière commune fait de plus en plus l'objet d'une concurrence âpre entre eux. D'où les récriminations récurrentes du secteur de l'assurance contre les empiétements croissants de l'État et contre l'attrition de la matière assurable qui en résulte. Cette expansion de l'État-providence devrait toutefois s'essouffler avec l'explosion de la dette publique et le poids de plus en plus coûteux des prélèvements obligatoires. Ainsi, les finances publiques des économies les plus endettées et les plus taxées sont-elles devenues structurellement procycliques, perdant par la même progressivement leur rôle de protection contre les risques macroéconomiques. Les deux dernières crises, financière et sanitaire, leur ont toutefois rouvert un espace d'expansion dans la mesure où ces crises ont été mondiales et ont permis aux économies les plus endettées et les plus taxées de légitimer l'orientation anticyclique de leurs finances publiques par les choix similaires, voire plus radicaux, des autres économies. Mais le caractère exceptionnel de cette orientation ne doit pas faire illusion : sur le long terme, les économies concernées n'ont plus guère de marges de manœuvre. Cela sonne-t-il pour autant l'heure du recul de l'État-providence et du retour de l'assurance française dans les territoires perdus de la santé et la retraite ? C'est ce que pense le secteur de l'assurance. Mais on peut craindre que ses espoirs ne soient déçus sur le long terme.
Tout d'abord, l'expansion de l'État-providence lors des deux dernières crises n'a été possible que parce qu'elle s'est appuyée sur un facteur nouveau : la politique monétaire de quantitative easing. Les banques centrales ont en effet, pour la première fois de leur histoire, racheté massivement les dettes publiques émises pour absorber le choc des crises financières de 2008 et 2012 ainsi que du confinement sanitaire, sans perdre le contrôle de l'inflation. Ces nouveaux relais de croissance ont été d'autant mieux acceptés que les assureurs ont eux-mêmes fait valoir qu'ils n'étaient pas en mesure de couvrir ces chocs en raison de leur caractère systémique. Pour autant, il ne faut pas sous-estimer les limites de cette expansion de l'État-providence, qui ne survivra pas à la fin du quantitative easing et à la normalisation des politiques monétaires et budgétaires, par suite de la normalisation de la situation économique. Du point de vue de l'assurance, cela veut dire que l'on reviendra au statu quo ante en termes de frontière avec l'État-providence, qui aura donc retrouvé des marges de manœuvre pour jouer son rôle anticyclique sans avoir ni à déplacer durablement cette frontière, ni à abandonner du terrain aux assureurs.
Mais on aurait tort d'en conclure que le statu quo ante, en termes de frontière entre l'assurance et l'État-providence, est pour autant stable et durable. D'une part, l'État-providence ne peut se figer dans un statu quo : électoralement, il a besoin de se présenter comme un perpetuum mobile et de démontrer sa capacité à protéger formellement ses citoyens par rapport à un univers des risques en perpétuel mouvement et en expansion, quels que soient ses échecs à le faire efficacement. D'autre part, il dispose de moyens régaliens pour inciter, bon gré ou mal gré, les assureurs à lui céder du terrain :
tout d'abord, il dispose du pouvoir de régulation qui lui permet de déformer unilatéralement les contours des produits d'assurance, en imposant aux assureurs la couverture de certains risques dont il ne souhaite pas prendre le financement à sa charge (risque terroriste en entreprise), ou en transformant les assureurs en « agents » de l'État pour lutter contre certains risques (lutte contre la fraude fiscale et le blanchiment d'argent sale, gestion des sanctions internationales, lutte contre le changement climatique avec incitation au désinvestissement dans les activités carbonées et à la souscription « responsable » – « impact underwriting » –, etc.) ;
ensuite, il dispose du pouvoir fiscal qui lui permet d'inciter les assureurs à faire évoluer leurs produits dans un sens favorable aux promesses antérieures de l'État (cf. contrats responsables en assurance santé complémentaire, produits vie en UC plus particulièrement risqués, etc.) ; les assureurs ne sont protégés d'un dérapage fiscal que par le contrôle de l'opinion publique, un rempart finalement ténu ;
enfin, il peut purement et simplement rapatrier dans son giron la couverture de certains risques qui présente un intérêt électoral majeur, en créant des fonds d'indemnisation publics, financés dans des proportions variables par l'État et/ou les assureurs selon les impératifs financiers du moment (cf. sang contaminé, victimes d'attentats terroristes, victimes de l'amiante, victimes d'accidents médicaux, victimes d'accidents de la route, victimes d'une infraction non couverte par l'assurance, etc.), en confiant la couverture du risque ou sa réassurance à un acteur public financé par un mixte de primes et de garanties de l'État (couverture des inondations par la Caisse centrale de réassurance, promesse de 5e branche de la sécurité sociale dédiée à la dépendance, etc.).
Force est de constater que la réalisation du rêve des assureurs, de se substituer à un État mauvais assureur et impécunieux, loin de se rapprocher s'éloigne au fur et à mesure que s'accumulent les difficultés de l'État-providence. Ce qui peut paraître comme un paradoxe n'est finalement pas si surprenant, dans la mesure où ces difficultés forcent l'État-providence à se reconstituer une légitimité qu'il ne peut trouver qu'en s'engageant à mieux protéger les citoyens et à compléter, directement ou indirectement, la couverture des risques, notamment lorsqu'il est possible d'associer cette couverture à de la redistribution, laquelle relève par nature exclusivement du pouvoir régalien. Cela a une double conséquence pour l'avenir de l'offre d'assurance :
les partenariats publics-privés, plus ou moins volontaires, entre l'État et l'assurance devraient se multiplier (à l'instar de l'approche par strate du GAREAT en matière de couverture terroriste des entreprises ou de ce qui a été discuté en matière de couverture pandémie), l'État étant intéressé à déborder par rapport à l'orthodoxie assurantielle quitte à ne transférer que partiellement le coût au secteur privé ; l'expérience nous montre toutefois que ces partenariats ont en général une grande difficulté à se pérenniser et à partager de façon équitable la charge du risque, et cela d'autant plus que le risque est lui-même dynamique et mute avec le temps et la protection offerte ;
les contraintes légales ou réglementaires permettant de brouiller la frontière entre assurance et redistribution et de transférer à l'assurance une charge, si possible croissante, de la redistribution sous le prétexte que la redistribution ne serait jamais que l'une des formes de l'assurance au sens général du terme, devraient aussi se multiplier ; le problème majeur de cette évolution tient au fait que la redistribution introduit un aléa moral important dans l'exposition au risque, qui retire beaucoup, si ce n'est la totalité, de l'intérêt de sa combinaison avec l'assurance (de fait, les experts considèrent en général que les deux logiques sont économiquement irréconciliables même si leur combinaison semble politiquement attrayante).
L'assurance aura donc de grandes difficultés politiques à prendre le relais d'un État-providence impécunieux et trop souvent inefficace, et cela malgré la légitimité économique de cette ambition, dont le prix Nobel Robert Shiller s'était fait un temps l'avocat au début des années 2000 (Shiller, 2003). C'est un terrain que l'État-providence n'abandonnera pas dans la mesure où, en accord avec de larges fractions de l'opinion publique, il se perçoit moins comme un complément de l'assurance, auquel il ne ferait qu'apporter des préoccupations ponctuelles d'intérêt général, que comme une alternative « morale » aux solutions de marché et donc comme un rival.
Une remise en cause de l'ordre économique
et financier international
Les racines de l'assurance sont nationales à la fois parce que le contrôle prudentiel de l'assurance est une prérogative régalienne liée à la bonne fin des contrats d'assurance et parce que les dispositions spécifiques qui encadrent le contrat d'assurance trouvent leur ancrage dans le droit civil qui reste par définition une prérogative nationale. De fait, l'assurance a mis beaucoup de temps à regarder au-delà des frontières et a dû attendre l'émergence d'entrepreneurs pionniers, comme Claude Bébéar et Denis Kessler, pour s'internationaliser alors que les autres institutions financières s'étaient internationalisées depuis longtemps. Pourtant, l'assurance avait tout à gagner, en termes de mutualisation et de diversification des risques, qui sont le cœur de métier de l'assurance, et donc en termes de sécurité et de solidité financières. Il faut dire que la régulation de l'assurance était assez largement laissée à la discrétion du corps de fonctionnaires indépendants en charge de contrôler les entreprises d'assurance, qui ne pouvait concevoir la régulation du secteur que dans le cadre de ses propres compétences, c'est-à-dire des frontières nationales. Les bénéfices de la diversification internationale passaient alors par les cessions aux réassureurs et aux Lloyds, lesquels n'étaient pas régulés en Europe et avaient un intérêt évident à se spécialiser dans l'offre de diversification internationale. La création du marché unique européen des services financiers a permis de changer les choses et d'ouvrir définitivement l'ensemble de l'assurance à l'international. Toutes les grandes entreprises d'assurance en ont profité pour s'internationaliser. La création du marché unique a été prolongée par l'intégration des préoccupations d'assurance dans l'Accord général sur le commerce des services et dans les négociations d'accession de la Chine à l'OMC (Organisation mondiale du commerce). Dès lors, la diversification géographique est devenue partie intégrante de la gestion des risques en assurance et tout retour en arrière aurait des coûts importants en termes de pertes de diversification et d'accroissement des exigences en capital.
De ce point de vue, les menaces qui pèsent aujourd'hui sur l'ordre international et sur la pérennité des acquis de la mondialisation constituent un réel danger pour l'assurance. Le recours croissant aux sanctions économiques internationales, la multiplication des mesures protectionnistes, la montée des populismes qui appellent à cor et à cri le détricotage des accords de libre-échange, le déclin de la coopération internationale, la fragmentation géopolitique du monde et la fermeture d'un nombre croissant de frontières ne peuvent qu'inquiéter. Le risque lié à une « déglobalisation » est plus sérieux pour l'assurance non-vie que pour l'assurance vie dont les bénéfices de diversification internationale sont limités du fait de la globalisation des marchés d'actifs. Et il est d'autant plus sérieux qu'un retour en arrière ne ramènerait pas l'assurance au statu quo ante, mais bien en deçà de celui-ci. En effet, entre-temps, la réassurance a été régulée et ne pourrait donc plus jouer le rôle, qui a été le sien autrefois, de fenêtre de l'assurance sur l'international. L'enjeu est aggravé par le fait que l'internationalisation de l'assurance a largement transité par le canal de l'expansion des entreprises d'assurance en dehors d'Europe, en Asie et aux États-Unis notamment. De fait, les implantations lointaines apportent en général des bénéfices de diversification plus importants que les implantations rapprochées où les comportements des assurés ont moins tendance à se différencier des comportements nationaux. Même dans l'hypothèse où le marché unique européen de l'assurance serait préservé, la « déglobalisation » aurait donc un coût important pour l'assurance et pour les assurés. Enfin, il faut souligner que le protectionnisme est d'autant plus dangereux dans l'assurance qu'il peut s'avancer sous le manteau des meilleures intentions du monde, en passant par la voie, d'ores et déjà largement empruntée, de la régulation prudentielle du secteur. De ce point de vue, le renforcement de la concurrence « régulatoire » dans le monde est préoccupante.
Face à cette menace qui peut mobiliser en sa faveur une opinion publique très large, l'assurance est relativement isolée et sa capacité de lobbying inefficace. La menace, si elle se concrétisait, redessinerait totalement le paysage de l'assurance, en faisant notamment disparaître des acquis importants en matière de diversification optimale. Les tarifs d'assurance augmenteraient, le volume de contrats vendus diminuerait, les profits baisseraient et les ratios de solvabilité chuteraient… une mauvaise nouvelle tant pour les assureurs que pour les assurés et, indirectement, pour les finances publiques qui seraient plus sollicitées pour couvrir les vides laissés par la diminution de l'offre d'assurance.
Une multiplication de lobbies et de réseaux sociaux déstabilisants
L'assurance se trouve aussi confrontée à la montée du consumérisme, qu'elle perçoit plus comme un danger que comme une opportunité. Dans l'absolu, ces craintes ne sont pas raisonnables : le service que l'assurance rend et les conditions dans lesquelles elle le propose aux assurés n'a rien d'une tocade passagère dont on se rendrait compte ultérieurement qu'il ne présente guère d'intérêt. Bien au contraire, le modèle de l'assurance correspond à une rationalité économique forte : le transfert des risques à un acteur économique capable de les mutualiser et de les couvrir dans de meilleures conditions que les individus pris isolément apporte une valeur ajoutée incontestable et améliore le bien-être des assurés. Toutefois, l'assurance ne se prête pas bien à la pédagogie. Le risque est un sujet virtuel tant qu'il ne s'est pas réalisé. Et, il est difficile d'en dessiner les contours précis, même quand il s'est réalisé. De ce fait, la couverture d'assurance se prête plus à une définition négative dont personne ne s'offusquera qu'elle soit incomplète (quels sont les risques qui ne sont pas couverts par le contrat d'assurance ?) qu'à une définition positive dont le client normal attend qu'elle soit claire et univoque (quels sont les risques qui sont couverts par le contrat d'assurance ?). De ce fait, le risque se prête à tous les phantasmes et autorise tout aussi bien les surestimations les plus extravagantes que les sous-estimations les plus inconscientes, et ce d'autant plus que toute exposition au risque est particulière. Ajoutons que ces écarts d'estimation ne résultent pas seulement de perceptions différentes du risque, mais aussi d'aversions différentes au risque, avec des pondérations subjectives différentes des sinistres extrêmes par rapport aux sinistres courants. De ce fait, les conditions du contrat, y compris ses conditions tarifaires, sont par nature contestables, non seulement ex ante mais aussi ex post, quand le risque est réalisé et que l'assuré découvre les frontières effectives de son contrat qu'il n'avait eu ni le temps, ni la curiosité, ni la puissance imaginative de se représenter lorsqu'il a signé le contrat. Et elles sont d'autant plus aisément critiquables qu'elles ne dépendent pas seulement de la situation propre de l'assuré, mais aussi de celle des autres assurés, que l'assuré ne connaît pas et auxquels il est cependant relié par le biais de la mutualisation des risques.
L'appréciation des contrats d'assurance comporte donc toujours une dimension subjective et une contestabilité intrinsèque. Et la contestation peut être non seulement individuelle mais aussi collective, ce qui l'expose aux manipulations et en fait une cible aisée pour le consumérisme. En soi, cette situation ne présente rien d'inquiétant dans la mesure où la réaction naturelle des assureurs devrait être celle de la transparence et de la pédagogie, encore que ceci est plus aisé à dire qu'à mettre en œuvre dans la mesure où, dans de nombreux cas, la transparence supposerait de partager des analyses actuarielles fort complexes, qui dépassent les limites d'une communication pédagogique et livreraient aux concurrents les « secrets de fabrication » du contrat. Mais là n'est pas le vrai problème du consumérisme en assurance. Le vrai problème réside dans la capacité du consumérisme à mener des actions concertées sur la base des frontières floues des risques couverts par les contrats d'assurance. Ces actions concertées transforment le risque lié à l'interprétation d'un contrat, d'un risque individuel et aléatoire en un risque collectif et sériel, qui peut très bien servir des visées anticoncurrentielles. L'autorisation des actions de groupe dans un nombre croissant de pays, et en France dans le cadre de la loi Hamon de 2014, conforte ce risque. Pour autant, ce risque ne doit pas être surestimé comme en témoigne le faible nombre d'actions de groupe menées depuis 2014 en France (21 actions dont une seule a porté sur l'assurance, en l'occurrence l'assurance vie qui a tendance à concentrer les récriminations), même s'il ne doit pas non plus être sous-estimé (le démarrage lent des actions de groupe peut être imputé à la faible culture de judiciarisation des conflits autour de la consommation en France, contrairement aux Etats-Unis). La pandémie de Covid-19 offrira aussi un retour d'expérience intéressant de ce point de vue. En tout état de cause, les assureurs français ont les moyens de s'adapter et vont devoir pour cela s'inspirer de l'expérience de leurs collègues américains. Naturellement, la judiciarisation des relations assureurs-assurés qui devrait en résulter renchérira les coûts et donc les primes d'assurance.
La pression sociale sur l'assurance ne se limite toutefois pas à la pression consumériste. Comme nous l'avons vu plus haut, les assureurs sont aussi concernés par la révolution entrepreneuriale qui vise à une prise en compte plus systématique des intérêts de l'ensemble des parties prenantes (stakeholders), à côté des actionnaires (shareholders). La révolution entrepreneuriale et le consumérisme participent d'une tendance plus large au sein de nos sociétés, qui vise à forcer les entreprises, et donc les assureurs, à internaliser les aspirations sociales de leur environnement. L'enjeu pour les assureurs, comme pour les entreprises en général, consiste à trouver le point d'équilibre de ces aspirations, par nature contradictoires.
Conclusion
Les défis de long terme auxquels l'assurance et la réassurance sont confrontées sont nombreux et croissants, à l'instar de l'univers des risques. Certains de ces défis sont bien plus des opportunités que des menaces pour les assureurs et ceux-ci ont les moyens de relever ces défis. Il s'agit notamment des défis liés à la révolution digitale, à la révolution sociale (plus précisément la révolution des comportements sociaux) et à la révolution entrepreneuriale. Contrairement à d'autres entreprises, les assureurs sont bien placés et bien armés pour relever ces défis qui se présentent finalement à eux sous des formes assez peu déstabilisatrices pour les acteurs en place. Les défis liés à l'expansion de l'univers des risques devraient aussi faire la fortune de l'assurance, par-delà les fluctuations, parfois très fortes, qu'ils sont susceptibles d'induire dans la tarification des risques et dans la profitabilité ainsi que la solvabilité des entreprises d'assurance. Toutefois, si la croissance des risques démographiques, économiques et technologiques joue bien dans ce sens, en revanche la montée des risques politiques et jurisprudentiels ainsi que l'exubérance des marchés actions et immobiliers auraient des conséquences moins systématiquement favorables pour l'assurance, quand ils ne la menaceraient pas. Quant aux taux d'intérêt, si leur niveau actuellement très bas pèse lourdement sur le bilan des assureurs et des réassureurs, leur remontée inévitable à plus long terme affecterait diversement l'assurance non-vie et l'assurance vie, positivement la première, pour autant qu'elle ne soit pas associée à un dérapage de l'inflation, et négativement la seconde dont le business model tradition nel devrait être remis en cause. En revanche, les risques d'éclatement de l'ordre établi ne sont guère favorables à l'assurance et à la réassurance, quelle que soit la branche d'activité. Cela est particulièrement vrai de la crise de l'ordre économique et financier international. Mais cela est aussi vrai de la crise de l'État-providence qui a été trop souvent considéré comme une opportunité historique pour l'assurance et qui se révèle, à l'usage, être surtout une source de contraintes supplémentaires quand il ne menace pas des pans entiers de son champ d'activité traditionnel.