Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

 Assurance sociale et assurance maladie aux États-Unis : principes et paradoxes


THEODORE R. MARMOR * Professeur émérite en politique et en gestion publiques, Université de Yale. Contact : theodore.marmor@yale.edu. L'auteur remercie Joseph White pour son aide précieuse dans la rédaction de cet article et Kieke Okma pour sa relecture attentive. Bien entendu, il est seul responsable de la version publiée. Copyright : journal title : Journal of Health Politics, Policy and Law ; journal volume/issue : 43:6 ; publication year : 2018 ; article title : « Social Insurance and American Health Care: Principles and Paradoxes » ; article author : Theodore R. Marmor ; full page range of article : 1013-10.

L'assurance sociale, à l'instar de l'assurance commerciale, a pour objectif de fournir une protection contre les risques financiers. Aux États-Unis, le système Medicare et les programmes de la Social Security Administration (Administration de la Sécurité sociale) dédiés aux pensions de retraite, aux prestations d'invalidité, à l'assurance des accidents du travail et à l'assurance vie des travailleurs sont devenus des éléments essentiels de la politique publique nationale, représentant plus de 41 % du budget fédéral. Pourtant, leur centralité fiscale ne repose en rien sur une compréhension de ce qui rend « sociale » l'assurance sociale – ou des raisons qui expliquent pourquoi celle-ci est si importante pour la vie politique étatsunienne. Cet article cherche à clarifier les différences fondamentales qui existent entre assurance sociale et assurance commerciale et s'attarde sur les justifications conceptuelles et les caractéristiques opérationnelles distinctives des programmes d'assurance sociale des États-Unis.

Comment la santé devrait-elle être financée aux États-Unis ? Dans les années 1930, aux débuts de l'État-providence état-sunien, les partisans d'une couverture plus égalitaire et plus adéquate auraient répondu : « par l'assurance sociale ». Dans le contexte de la Grande Dépression, le président Roosevelt a reconnu la nécessité d'apporter une « aide financière » immédiate aux familles, la pauvreté constituant un préalable à l'éligibilité. Mais sa meilleure ligne de défense en faveur d'un rôle accru de la politique sociale étatsunienne était basée sur les principes de l'assurance sociale.

Le concept avait reçu une attention croissante aux États-Unis au cours des décennies ayant conduit au New Deal (Rubinow, 1913 ; Marmor et al., 2013). Au milieu des années 1960, deux des principaux architectes de Medicare – Wilbur Cohen, qui a occupé le poste de sous-secrétaire, puis de secrétaire à la Santé, à l'Éducation et aux Services sociaux sous la présidence de Johnson, et Robert M. Ball, alors commissaire à la Social Security (Sécurité sociale) – ont rappelé qu'ils avaient étudié l'assurance sociale dans le cadre de leurs formations universitaires. Cohen a ainsi raconté que ce sujet était abordé dans les cours de sociologie, de politique et d'économie. D'autres grands universitaires de l'époque ont rapporté des expériences similaires 1 .Roosevelt (1935) a employé l'expression dans le message qu'il a adressé au Congrès pour accompagner le rapport de son Comité de sécurité économique. L'assurance sociale per se était une thématique qui pouvait faire les gros titres des principaux journaux étatsuniens. Mais ce niveau de prévalence a fortement diminué par la suite (cf. graphique infra).

Graphique
Articles mentionnant l'expression « assurance sociale » dans leur titre, 1900-1990

Source : d'après l'auteur.

Cela m'amène au premier paradoxe de l'assurance sociale. Des programmes ont été créés et développés pour cadrer avec la vision du président Roosevelt et l'élargir : Medicare, d'une part, et programmes de la Social Security Administration dédiés aux pensions de retraite, aux prestations d'invalidité, à l'assurance des accidents du travail et à l'assurance vie des travailleurs, d'autre part. Fiscalement parlant, ces programmes ont fini par dominer la politique sociale étatsunienne, représentant plus de 41 % du budget fédéral 2 . Pourtant, leur fiscalité centrale ne repose en rien sur une compréhension de ce qui rend « sociale » l'assurance sociale – ou des raisons qui expliquent pourquoi celle-ci est si importante pour la vie politique étatsunienne.

Il s'agit d'un point important, car les principes et les jugements qui sous-tendent le concept d'assurance sociale sont au cœur des grandes controverses politiques de notre époque. Ils sont à l'origine de l'opposition suscitée par l'Affordable Care Act (ACA) – la loi sur la protection des patients et les soins abordables – et du débat, récemment ravivé, entre les partisans de « Medicare pour tous » et ceux d'une expansion de Medicaid comme voie à suivre vers une couverture santé universelle. Ils sont indispensables pour répondre à la critique républicaine plus large du rôle du gouvernement dans la politique sociale étatsunienne en général.

La catégorie « assurance sociale » est encore utilisée par certains analystes pour définir un modèle, une aspiration et, peut-être, un rêve évanoui (par exemple, Morone et Fauquert, 2015). Mais les principes comme les caractéristiques dénotés par l'expression ont été rendus obscurs, à la fois par son application très large à la quasi-totalité des programmes gouvernementaux visant à améliorer la sécurité des gens et par l'utilisation d'autres termes, ayant des sens différents, pour décrire Medicare, la Social Security et d'autres programmes d'assurance sociale classiques.

Dans les années 1980, les chefs de file du développement de la Social Security et de Medicare étaient préoccupés par la mauvaise compréhension de la logique d'assurance sociale des programmes au sein des élites politiques et du grand public. En 1988, Robert Ball et Wilbur Cohen se sont attaqués à ce problème de mauvaise compréhension des principes fondamentaux de l'assurance sociale. Ils ont sollicité l'aide d'universitaires éclairés et d'experts retraités de la fonction publique et fondé la National Academy of Social Insurance (Académie nationale de l'assurance sociale). Ils espéraient grâce à cela contrer l'incompréhension grandissante que suscitaient les programmes, devenus dans les années 1970 la cible d'attaques idéologiques et budgétaires. Les retraites de la Social Security, le programme Medicare, les prestations d'invalidité et l'assurance chômage étaient de plus en plus souvent qualifiés de simples « droits à prestations d'aide sociale » et accusés d'être à l'origine de dépenses inconsidérées et de prestations trop dispendieuses. D'autres critiques ont préconisé un engagement bien plus limité en matière de politique sociale, prônant un « filet de sécurité » moins coûteux destiné aux plus méritants des citoyens pauvres des États-Unis.

La National Academy of Social Insurance a contribué au maintien d'une familiarité modérée avec l'expression dans la sphère politique. Pourtant, notamment en raison de l'importance programmatique de Medicaid dans la vie des citoyens, de nombreux commentateurs font l'amalgame entre ce programme, assorti de critères de ressources, et le programme Medicare et la Social Security, tous deux de nature contributive. Ainsi, Grabowski et al. (2017) ont décrit les efforts républicains visant à supprimer Medicaid sous couvert d'abroger l'ACA comme étant « la plus importante réduction d'un programme d'assurance sociale de l'histoire de notre pays ». Edsall (2017), Krugman (2017) et Porter (2017) ont tous déploré les attaques visant l'«assurance sociale», y compris Medicaid et, dans certains cas, d'autres programmes assortis de critères de ressources tels que les coupons alimentaires.

Quelle importance peut avoir le fait que la plupart des rapports contemporains portant sur les programmes d'assurance sociale – et une grande partie des résultats de recherche dans le domaine des sciences sociales – ignorent leurs justifications conceptuelles et leurs caractéristiques opérationnelles distinctives ? Je n'écrirais pas cet article si je n'étais pas convaincu, en tant que co-auteur, que le titre de notre ouvrage de 2013 mettait le doigt sur un problème important : Social Insurance: America's Neglected Heritage and Contested Future(Marmor et al., 2013).

Deux points sont à l'origine de profonds malentendus : la différence entre assurance sociale et assurance commerciale, et la différence entre programmes fournissant des prestations en contrepartie du versement de cotisations et programmes octroyant des prestations, souvent qualifiées de « sociales », sous condition de ressources.

E N QUOI L'ASSURANCE SOCIALE EST-ELLE « SOCIALE » ?

L'assurance sociale, à l'instar de l'assurance commerciale, a pour objectif de fournir une protection contre les risques financiers. Elle est une « assurance » au sens où des individus contribuent à un fonds pour se protéger contre des risques financiers imprévisibles. Ces risques incluent notamment le risque de survivre à son épargne lors de ses vieux jours, la mort prématurée d'un soutien de famille, la survenue d'un handicap rendant le travail difficile voire impossible, le coût élevé des maladies, le chômage involontaire et les accidents du travail. Les cotisations ne sont pas des prix sur un marché ; par conséquent, contrairement aux cotisations d'assurance commerciale, elles ne sont pas plus ou moins élevées en fonction du profil de risque du client. Si l'assurance commerciale prend la forme d'un contrat conclu entre un adhérent et un assureur, l'assurance sociale a quant à elle pour objet le partage de la protection entre les participants, chacun convenant de contribuer financièrement à cette protection en fonction de ses revenus du travail. L'« assureur » – une agence gouvernementale ou, à l'origine en Europe, une personne morale dotée d'un conseil d'administration composé d'employés et de membres de la direction – est l'agent des adhérents contributeurs. Le contrat d'assurance sociale, une fois créé, ne survivrait pas longtemps s'il était assorti de cotisations volontaires. La loi impose donc le versement de cotisations car dans le cas contraire, une sélection adverse serait financièrement invalidante.

Ainsi, l'assurance sociale répartit les coûts de la couverture selon une logique différente de celle utilisée par les assureurs commerciaux. Dans l'assurance commerciale, le prix doit refléter le risque. L'assurance sociale, en revanche, fonctionne selon les principes d'une indexation des cotisations sur les revenus des individus et d'un octroi de prestations en fonction des besoins de chacun. Mais la principale caractéristique politique de l'assurance sociale est que les contributeurs sont également bénéficiaires, ce qui n'est pas le cas avec les programmes d'assistance sociale, pour lesquels l'éligibilité est soumise à condition de ressources. Aussi importants ces programmes soient-ils pour les personnes pauvres, les contribuables ne s'identifient généralement pas à des assistés sociaux. Et, enfin, les assureurs privés, contrairement aux gouvernements, ne peuvent imposer les citoyens pour compenser les pertes. Mais les assureurs privés essaient régulièrement de sélectionner leurs clients, dans l'idée de faire signer ceux qui sont le moins susceptibles d'être exposés au risque que la police d'assurance est censée atténuer. C'est pour cette raison que les assurances incendie sont plus onéreuses dans les quartiers les plus démunis, et non parce que les compagnies d'assurance sont racistes.

L E VOCABULAIRE DE LA POLITIQUE SOCIALE

Lorsqu'on pense en termes de politique publique, les mots ont une grande importance, mais cela est particulièrement vrai lorsque entrent en jeu des conflits de valeurs fondamentales. Prenons, par exemple, l'emploi courant de « filet de sécurité » pour décrire tout un ensemble de programmes aussi variés que Medicare, Medicaid, les pensions de retraite de la Social Security, les coupons alimentaires, l'assurance invalidité et les refuges pour sans-abri. Cette expression gomme toute distinction entre programmes d'assurance soumis à condition de ressources et programmes d'assurance sociale. De plus, la métaphore suggère que les bénéficiaires doivent « tomber » dans la pauvreté pour prétendre bénéficier de l'aide du filet. Cette conception est aux antipodes de ce que sont les plateformes d'assurance sociale – à savoir des programmes sur lesquels un individu peut compter avant la survenue des risques économiques. Notons que les filets de sécurité peuvent être plus ou moins élevés, et plus ou moins poreux. Dans la politique étatsunienne, la générosité n'est pas une étiquette que la plupart des analystes attribueraient aux filets de sécurité sociaux.

Ces dernières années, la clarté linguistique a été mise à rude épreuve par l'utilisation de l'expression « droits à prestations d'aide sociale » comme terme de prédilection pour désigner à la fois les prestations des programmes d'assurance sociale et les aides financières (prestations soumises à condition de ressources). L'un des sens de cette expression est à la fois technique et budgétaire. Aux fins de la politique fiscale étatsunienne, les droits à prestations d'aide sociale correspondent simplement à ces programmes dont les prestations et les bénéficiaires ne peuvent être ajustés sans modification de la loi. Le Congrès ne peut pas décider d'affecter moins d'argent sans modifier les règles qui génèrent les dépenses, et les administrations ne peuvent pas réduire les prestations d'un programme dans le simple but de coller à une affectation de fonds. Cette définition de « droits à prestations d'aide sociale » est maintenant associée, dans le monde budgétaire, à une non-maîtrise des budgets (Tax Policy Center, Centre de la politique fiscale). Mais cette allégation est erronée : le fait de ne pouvoir être maîtrisé par le biais du processus d'affectation des crédits est très différent du fait d'être à l'abri de tout changement (White, 1998).

Ce que les citoyens imaginent de l'affectation des ressources d'un programme diffère grandement des règles budgétaires relatives à la modification de ses crédits. Dans le langage courant, « droits à prestations d'aide sociale » peut traduire la prétention légitime à des prestations d'assurance sociale, que les bénéficiaires de la Social Security et de Medicare ont acquises et que le gouvernement, qui agit comme leur agent, a le devoir de leur fournir. Ainsi, il devrait y avoir un engagement durable de l'État en faveur de la protection de l'assurance sociale sur de longues périodes. Cet engagement est la base sur laquelle les individus paient des impôts pour contribuer aux programmes.

Pourtant, l'expression « droits à prestations d'aide sociale » est couramment utilisée pour exprimer le point de vue contraire, à savoir que les prestations sont octroyées et non pas acquises. Cette vision est le résultat ironique du mouvement juridique de la « nouvelle propriété » qui a vu le jour dans les années 1960 et qui a étendu les programmes non contributifs par le biais du processus judiciaire (Reich, 1964 ; Rosenbaum, 2015). Ainsi, la prestation peut être injustifiée, et certains critiques soutiennent que celui qui l'octroie – le gouvernement ou le contribuable – a le droit moral indubitable de la reprendre 3 .

Nous constatons la solidité du premier point de vue par défaut : peu de critiques (si tant est qu'il y en ait) de la Social Security ou de Medicare remettent expressément en cause leur bien-fondé. Ils soutiennent plutôt que les programmes sont beaucoup trop coûteux. Comme je le montre ci-dessous, Medicaid est plus vulnérable à des critiques plus larges.

L E PARADOXE DU FONDS FIDUCIAIRE

Les attaques visant Medicare et la Social Security sont un mélange de diatribes budgétaires – projections effrayantes de droits à prestations d'aide sociale « hors de contrôle » – et de ce que j'appelle un « discours sur la solvabilité ». Lorsque les discussions politiques s'orientent vers les projections fiscales des programmes d'assurance sociale, critiques et partisans se tournent vers le vocabulaire du fonds fiduciaire. Si les actuaires spécialistes des pensions de vieillesse annoncent des revenus projetés de X dans vingt-cinq ans et que les dépenses projetées de Y sont supérieures à X, alors le « fonds fiduciaire » de l'assurance vieillesse et survivants ou de l'assurance invalidité est, conformément à cette logique, en péril. Ses ressources ne seront plus suffisantes pour payer ses « factures » à la date projetée. Et si ce déficit venait à perdurer, le résultat serait inévitablement, toujours selon le champ lexical des fonds fiduciaires, une insolvabilité.

À l'origine, le recours au vocabulaire du fonds fiduciaire dans l'assurance sociale était plus une question de confiance 4 que de fonds. Dans les années 1930, le président Roosevelt a estimé, à juste titre, que l'esprit contributif de l'assurance sociale deviendrait un élément central de la stabilité de son statut politique. Une population convaincue que les travailleurs contributeurs avaient gagné leurs prestations d'assurance sociale trouverait difficilement tolérable, d'un point de vue politique, que soit procédé à d'importantes compressions budgétaires. Par conséquent, l'idée d'un fonds fiduciaire était de mettre l'accent sur le statut spécial d'un programme dont les prestations seraient versées plusieurs décennies après le paiement des cotisations par le contributeur 5 . Ce discours avait vocation à souligner la fiabilité et à suggérer la reconnaissance par le gouvernement d'un statut particulièrement protégé. Le second paradoxe, triste, est que ce discours a été retourné, générant des inquiétudes inutiles relatives à un éventuel « épuisement » du fonds. La rhétorique protectrice de Roosevelt a eu l'effet inverse de celui qui était escompté, dans la mesure où la compréhension initiale de l'assurance sociale s'est affaiblie tandis que la popularité des programmes est restée importante.

En tant que mécanismes et métaphores, les fonds fiduciaires donnent des programmes d'assurance sociale vieillesse une perception qui pourrait sembler absurde pour d'autres programmes. Les prestations de retraite prévues par la Social Security pour l'avenir seront-elles financées ? Est-il possible de compter dessus ? Quiconque demanderait si le ministère de la Défense sera « encore là » en 2040 serait considéré, à tout le moins, comme quelqu'un de très bizarre. Personne n'écrit jamais rien sur l'éventualité d'une faillite ou d'une insolvabilité du ministère de la Défense. En effet, aucun analyste sensé ne se risquerait à faire des prédictions à vingt, trente ou quarante ans concernant les dépenses de la défense. Les incertitudes liées au monde médical sont peut-être aussi importantes que celles liées à la sécurité nationale, mais la logique du fonds fiduciaire conduit à des prévisions à très long terme en matière de dépenses de santé. Le simple fait de se préoccuper d'une possible insolvabilité est source d'inquiétude.

Comble d'ironie, les personnes qui expriment des craintes relatives à la solvabilité manquent de cohérence dans leur application de la logique du fonds fiduciaire. En termes budgétaires, le fait que la Partie A 6 de Medicare soit étayée par un instrument financier (le fonds fiduciaire) et que la Partie B ne le soit pas signifie que le discours autour de l'insolvabilité est doublement trompeur. La Partie B, dont le financement repose sur des revenus généraux et sur des primes versées par les bénéficiaires, ne peut pas faire faillite, mais elle peut être réduite. La Partie A, dont le financement repose sur des impôts spéciaux prélevés sur les salaires, dispose donc de revenus pouvant être perçus comme limités. Dans la mesure où l'assurance sociale étatsunienne dédiée aux soins médicaux est majoritairement réservée aux personnes âgées, les projections démographiques montrant un accroissement du nombre de personnes de plus de soixante-cinq ans dans la population suscitent des inquiétudes. En tant qu'intervenant, je suis régulièrement interrogé au sujet de prévisions d'« insolvabilité » catastrophiques. J'incite fortement les personnes qui me questionnent à ce sujet à réfléchir quelques instants à la façon dont un nombre croissant de citoyens âgés peut être politiquement compatible avec d'importantes réductions dans les futures prestations de la Social Security. Autrement dit, comment la « sacro-sainte » Social Security – pour reprendre l'expression employée par ses critiques – pourrait-elle résister à un tel destin ?

MEDICAID, M EDICARE ET L'ASSURANCE SOCIALE

Certains théoriciens de la santé spécialisés dans l'évolution du programme Medicaid ont soutenu que celui-ci devrait servir de modèle à l'expansion future de l'assurance maladie publique (par exemple, Sparer, 2017). Medicaid est désormais un programme public très important, comptant 74 millions de bénéficiaires en juillet 2017 (MACPAC, 2017, annexe 11) et soutenu par un très grand nombre de professionnels du secteur médical pour lesquels les dépenses de Medicaid sont autant de revenus. Les adhésions à Medicaid ont augmenté en partie en raison d'une série de développements législatifs, dont un relèvement des seuils d'éligibilité indexés sur les revenus pour les prestations destinées aux enfants dans les années 1980 et un élargissement des critères d'éligibilité pour les adultes dans la loi sur la protection des patients et les soins abordables (ACA). Les adhésions ont également augmenté en raison d'un accroissement du nombre de personnes handicapées et d'une hausse, un peu moins rapide, du nombre de personnes âgées suffisamment pauvres pour pouvoir prétendre à une aide de Medicaid pour le paiement des primes de Medicare et pour compléter le paiement des soins en partie couverts par Medicare. Un nombre croissant de bénéficiaires qui appartenaient autrefois à la classe moyenne ont accédé aux prestations de soins de longue durée de Medicaid après épuisements de leurs ressources. Parce que les bénéficiaires de Medicaid sont nettement moins pauvres qu'ils ne l'étaient avant les expansions, et que certains d'entre eux ont appartenu à la classe moyenne la plus grande partie de leur vie, la différence entre Medicaid et Medicare peut sembler moins importante ; dans ce cas, pourquoi ne pas promouvoir Medicaid pour tous – l'assurance sociale alternative – plutôt que Medicare pour tous ?

Les réponses à cette question sont, du point de vue de l'assurance sociale, très simples. La structure même de Medicaid fait que le programme n'est pas conçu pour une vaste expansion. Son mode d'éligibilité, qui repose sur des critères de ressources, crée un « mur budgétaire ». Cette expression est utilisée pour décrire une situation dans laquelle tout dollar supplémentaire dans les revenus d'un bénéficiaire signifie pour lui la perte des prestations d'un programme 7 . Aucune démocratie riche n'a trouvé de moyen permettant de fixer le mur à un niveau où la combinaison d'un autre arrangement et d'un programme soumis à condition de ressources permettrait de créer une couverture santé universelle. Les problèmes de conception sont particulièrement manifestes dans la section supposément plus « classe moyenne » du programme, les soins de longue durée. Les critères de ressources et d'actifs créent des murs et incitent à la fraude. Les problèmes de qualité peuvent être importants ; pourtant, de nombreuses personnes ne reçoivent pas les services dont elles ont besoin. Pour certains universitaires, cette expérience atteste l'évidente nécessité d'« assurer socialement les soins de longue durée » (Feder, 2015, p. 267).

Les récentes expansions de Medicaid ont non seulement conservé les faiblesses techniques associées à l'application de critères de ressources, mais ont également au mieux obtenu un soutien public ambivalent. Même si les mesures de l'ACA ont été cruciales pour des millions de familles étatsuniennes pauvres, la réponse politique a été conflictuelle. Dès novembre 2017, dix-huit États avaient refusé les puissantes incitations fiscales offertes par l'ACA. Les exigences de travail étaient devenues un thème central des propositions républicaines au niveau étatique comme au niveau fédéral. Ont ensuite suivi des discussions relatives au dépistage de drogue en tant que condition préalable pour accéder à la protection du programme. Ces réponses sont exactement celles auxquelles on pourrait s'attendre sur la base des conceptions conservatrices historiques des programmes sociaux : les pauvres « méritants » peuvent être aidés, mais seulement s'ils se comportent convenablement. Ces visions et ces restrictions relatives au comportement sont précisément ce que les programmes d'assurance sociale permettent d'éviter. À tout le moins, il convient de se demander ce que les partisans de Medicaid ont à répondre à ces objections.

Il y a peu de choses à dire sur Medicare dans le contexte du conflit relatif à l'ACA. Les démocrates n'ont pas compté sur une expansion de Medicare, hormis le temps d'un bref engouement pour la couverture volontaire des Étatsuniens âgés de 55 ans à 65 ans. L'« option publique » reposait sur la capacité de Medicare à limiter les prix, et non sur des principes explicites d'assurance sociale 8 . En effet, il n'y a eu aucune discussion sérieuse concernant la pertinence des idées de l'assurance sociale, même si elles étaient effectivement importantes. Les innovations en matière de régulation apportées par l'Obamacare sont autant d'efforts sérieux visant à réguler l'assurance maladie commerciale afin qu'elle se rapproche davantage de l'assurance sociale. Exiger des assureurs commerciaux qu'ils garantissent la fourniture des prestations en contrepartie du versement d'une somme forfaitaire fixée indépendamment de pathologies préexistantes réduirait la sélection basée sur le risque que l'assurance sociale élimine directement. Exiger des assureurs commerciaux qu'ils proposent une couverture santé de base va également dans le sens d'une couverture universelle que l'assurance maladie sociale propose automatiquement. Les mesures partielles de l'ACA faisaient appel aux valeurs sous-tendant l'assurance sociale, mais presque aucun lien n'a été établi entre ces mesures et une vision de l'assurance sociale fondée sur des principes.

C ONCLUSION

Deux critiques au moins peuvent être opposées de manière plausible aux arguments de cet article concernant le réapprentissage de l'attrait pour les principes de l'assurance sociale. L'une d'entre elles est que le monde a considérablement changé depuis la naissance de l'assurance sociale à la fin du XIX e siècle, et plus encore depuis que le Comité de sécurité économique (1934-1935) a fourni un cadre d'action relatif pour l'expansion de l'assurance sociale dans la vie publique étatsunienne. Les évolutions observées dans les programmes d'assurance sociale européens établis de longue date suggèrent que des ajustements majeurs dans les programmes étatsuniens sont également nécessaires. La seconde est que cet article omet l'assurance maladie professionnelle, ce qui déséquilibre la discussion relative au dévelop pement des idées de réforme de la santé depuis la Seconde Guerre mondiale. Voici quelques brèves réflexions concernant ces allégations.

Le monde a changé à de nombreux égards, mais chacun des risques évoqués dans cet article – possibilité de survivre à son épargne, chômage involontaire, coûts médicaux, et handicap – persiste. Les différences morales et pratiques entre contributions et critères de ressources n'ont pas non plus disparu. Autrement dit, je doute que l'assurance sociale soit en difficulté du point de vue conceptuel. Mais la restructuration économique nécessite une adaptation des rouages de l'assurance sociale.

L'ampleur de ces ajustements en Europe – tels que la consolidation du partage des risques professionnels et la diversification au-delà de l'imposition sur les salaires en tant que mécanisme de financement – dépasse la portée de cet article. Toutefois, l'ensemble des programmes d'assurance sociale ont clairement pris en compte les réalités des travailleurs n'ayant pas d'emploi fixe. Les travailleurs de l'économie du « petit boulot » sont confrontés aux mêmes risques que ceux qui ont initialement été à l'origine de l'assurance sociale, ce que les responsables de l'UE ont bien à l'esprit, inquiets de la progression de l'emploi contractuel. Pourtant, ces développements et d'autres développements connexes représentent plutôt un défi plus important pour l'assurance maladie professionnelle volontaire aux États-Unis, qui est de plus en plus insuffisante (Altman, 2017) et de moins en moins disponible (Long et al., 2016). Dans les deux cas, les perspectives d'emploi réduites dans les emplois traditionnels nécessitent la recherche d'autres sources de financement – susceptibles de maintenir le principe de la contribution tout en diversifiant les recettes au-delà de l'imposition sur les salaires.

De la même façon, nous savons maintenant que le postulat de la famille traditionnelle composée d'un homme qui travaille, d'une femme au foyer et d'enfants se vérifie de moins en moins souvent aux États-Unis ainsi que dans n'importe quelle autre démocratie industrialisée. Le modèle classique d'une couverture basée sur la relation à un travailleur est devenu moins viable. Pourtant, d'autres pays ont réussi à procéder à des ajustements sans perdre le sens des prestations légitimes. Le financement de l'assurance sociale étatsunienne à partir d'autres sources que les cotisations salariales dédiées ne constitue pas une menace dès lors que l'idée de bénéfice commun demeure essentielle et que le lien entre contributeur et bénéficiaire continue d'être central 9 .

La seconde objection serait que l'assurance maladie professionnelle joue désormais un rôle qui a changé le choix du financement tel qu'il avait été posé dans les années 1930. Comme l'a souligné Tim Jost (communications personnelles, 2010), la politique sociale européenne s'est étendue de l'assurance maladie sociale à but non lucratif à des programmes universels. Les États-Unis n'ont pas connu un tel développement, laissant le pays avec une mosaïque de programmes. Et tout porte à croire qu'une transition n'est pas près de se produire 10 . Pourtant, l'affaiblissement de ce système au cours des dernières décennies montre la nécessité d'une reformulation des principes de l'assurance sociale.

Je reviens, en guise de conclusion, à la principale allégation de cet article. Les programmes d'assurance sociale dominent la politique intérieure des États-Unis, mais ce que cela implique pour les politiques du pays ou pour le fonctionnement et la légitimité des programmes est trop peu souligné ou expliqué. Cette critique s'étend non seulement aux journalistes affairés, mais aussi à une grande partie de la communauté des analystes politiques. L'offensive qui sera bientôt menée contre Medicare et les pensions de la Social Security rend la compréhension de leurs racines et de leurs structures d'assurance sociale d'autant plus importante.


Notes

1

Tous deux, ainsi que des chercheurs de l'université du Wisconsin et de l'université du Minnesota, ont décrit leur formation universitaire à l'auteur dans le cadre de conversations privées.

2

Calcul CBO 2017 : tableaux 1.1 et 1.2 pour les exercices financiers 2016 et 2017.

3

Voir les propos concernant le « respect du contribuable » tenus par le directeur de l'Office of Management and Budget, Mick Mulvaney, cité dans Edsall (2017).

4

En anglais, l'expression « fonds fiduciaire » se traduit par « trust fund » (littéralement, « fonds de confiance ») (NdT).

5

Il convient de noter que ce calendrier est propre aux programmes de pension. Il n'est pas nécessairement pertinent pour l'assurance sociale dédiée à la santé, sauf aux États-Unis, où le programme d'assurance maladie sociale était directement lié au financement des pensions. L'idée que des individus contribuent dès l'âge de dix-huit ans pour des prestations qui pourraient leur être versées lorsqu'ils en auront quatre-vingt-dix explique pourquoi les rapports annuels procèdent à des projections de solvabilité sur soixante-quinze ans.

6

Le programme Medicare est divisé en 4 volets (Parties A, B, C et D), chacun couvrant les frais associés à différents services. La Partie A est entre autres dédiée à la couverture des soins hospitaliers non ambulatoires, tandis que la Partie B est notamment dédiée à la prise en charge des soins ambulatoires et des services fournis par les médecins et autres prestataires de soins de santé.

7

Si une prestation de Medicaid représentait, par exemple, 14 000  dollars pour une famille de quatre personnes, la perte de cette prestation en raison d'une hausse d'un dollar dans les revenus de la famille produirait un taux marginal d'imposition presque infini. L'ACA crée un mur similaire lorsque ses subventions disparaissent à 400 % du niveau de pauvreté fédéral.

8

Cela n'est pas une critique à l'encontre des partisans de l'idée, qui jugeaient plutôt raisonnablement les conditions politiques de l'époque.

9

En un sens, les États-Unis ont été les premiers à mettre en place un système hybride de cotisations spécifiques et de revenus généraux aux fins du programme Medicare. Les confusions relatives à la « solvabilité » reflètent la vision erronée selon laquelle les contributions à la Partie A du programme Medicare permettraient également de prétendre aux prestations des Parties B et D du programme.

10

Jost a convenu que le premier Social Security Act (loi sur la Securité sociale) établissait une « distinction entre assurance sociale et programmes sociaux publics que cet article » identifie. Il a noté que nous pourrions assister à la « fin de la couverture fournie par l'employeur en tant qu'alternative à l'assurance commerciale et aux programmes publics ». Mais ce n'est pas pour tout de suite.


Bibliographies

ALTMAN D. (2017), «The Biggest Health Issue We Aren't Debating», Axios (blog), 22 novembre. www.axios.com/the-biggest-health-issue-we-arent-debating-1513307069-5d314f06-a515-4049-98a1-a885cb5c6fa9.html.

CBO (Congressional Budget Office) (2017), The Budget and Economic Outlook: 2017, Washington DC, janvier.

EDSALL T. B. (2017), «The Mitch McConnell Sinkhole», New York Times,29 juin, www.nytimes.com/2017/06/29/opinion/mitch-mcconnell-health-care-medicaid.html.

FEDER J. (2015), «The Missing Piece: Medicare, Medicaid and Long-Term Care», in Medicare and Medicaid at Fifty: America's Entitlement Programs in the Age of Affordable Care, Cohen A. B., Colby D. C., Wailoo K. A. et Zelizer J. E. (éd.), chap. 13, New York: Oxford University Press.

GRABOWSKI D. , GRUBER J. et MOR V. (2017), «Medicaid Is for Everyone», New York Times, 13 juin.

KRUGMAN P. (2017), «Understanding Republican Cruelty», New York Times, 30 juin.

LONG M. , RAE M. , CLAXTON G. et DAMICO A. (2016), «Trends in Employer-Sponsored Insurance Offer and Coverage Rates, 1999–2014», Kaiser Family Foundation Issue Brief, mars, files.kff.org/attachment/issue-brief-trends-in-employer-sponsored-insurance-offer-and-coverage-rates-1999-2014-2.

MACPAC (Medicaid and CHIP Payment and Access Commission) (2017), «MACStats: Medicaid and CHIP Data Book», www.macpac.gov/wp-content/uploads/2015/12/MACStats-Medicaid-CHIP-Data-Book-December-2017.pdf (dernier accès le 18 juillet 2018).

MARMOR T. R. , MASHAW J. L. et PAKUTKA J. (2013), Social Insurance: America's Neglected Heritage and Contested Future, Washington DC, CQ Press.

MORONE J. et FAUQUERT E. (2015), «Medicare in American Political History: the Rise and Fall of Social Insurance», in Medicare and Medicaid at Fifty: America's Entitlement Programs in the Age of Affordable Care, Cohen A. B., Colby D. C., Wailoo K. A. et Zelizer J. E. (éd.), chap. 15, New York: Oxford University Press.

PORTER E. (2017), «What's at Stake in a Health Bill That Slashes the Safety Net», New York Times, 21 mars.

REICH C. A. (1964), «The New Property», Yale LawJournal, vol. 73, no 5, pp. 733-787.

ROOSEVELT F. D. (1935), «Message to Congress, Transmitting the Report of the Committee on Economic Security», 17 janvier, www.ssa.gov/history/reports/ces/ces3.html.

ROSENBAUM S. (2015), «How the Courts Created the Medicaid Entitlement», in Medicare and Medicaid at Fifty: America's Entitlement Programs in the Age of Affordable Care, Cohen A. B., Colby D. C., Wailoo K. A. et Zelizer J. E. (éd.), chap. 6., New York: Oxford University Press.

RUBINOW I. M. (1913), Social Insurance: With Special Reference to American Conditions, New York: Henry Holt.

SPARER M. S. (2017), «The New Obamacare: Medicaid», New York Times, 18 mai, Tax Policy Center, nd « Briefing Book », www.taxpolicycenter.org/briefing-book/how-much-spending-uncontrollable, (dernier accès le 30 décembre 2017).

WHITE J. (1998), «Entitlement Budgeting vs. Bureau Budgeting», Public Administration Review, vol. 58, no 6, pp. 510-521.