La loi constitutionnelle no 96-138 du 22 février 1996 a inséré à l'article 34 de la Constitution un alinéa qui dispose que « les lois de financement de la Sécurité sociale (LFSS) déterminent les conditions générales de son équilibre financier et, compte tenu de leurs prévisions de recettes, fixent ses objectifs de dépenses, dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique ». La loi organique no 96-646 du 22 juillet 1996 – modifiée par les lois organiques no 2005-881 du 2 août 20051 et no 2010-1380 du 13 novembre 2010 – a consacré le principe selon lequel les LFSS proposées par l'Exécutif et adoptées par le Parlement, après débats et amendements, doivent comprendre des « objectifs de dépenses » pour chacune des « branches » de la Sécurité sociale et, de plus, un « objectif national de dépenses d'assurance maladie » (ONDAM) qui sert à la fois de repère sur l'évolution « spontanée » des sommes en jeu et d'instrument pour tenter de les réguler, sachant que cet objectif ne porte que sur les dépenses que le législateur tente de limiter2, mais qu'il inclut une partie des dépenses servant à financer la branche « autonomie »3 créée par la LFSS pour 2021.
La limitation a priori des dépenses sociales, et notamment celles de l'assurance maladie, paraît incompatible avec le principe spécifique consacré par le Conseil constitutionnel dans sa décision no 93-325 DC du 13 août 1993 au terme de laquelle les cotisations versées aux régimes obligatoires de Sécurité sociale « ouvrent vocation à des droits aux prestations et aux avantages servis par ces régimes ». Même si ce lien entre cotisation et contrepartie s'est distendu, une « budgétisation » de la dépense des organismes sociaux paraissait difficilement conciliable avec l'obligation qui pèse sur la Sécurité sociale de couvrir les dépenses nées de la réalisation des risques subis par les assurés sociaux. Pour cette raison, les « objectifs de dépenses » fixés par les LFSS ont fait l'objet de railleries. Pourtant le caractère « indicatif » de ces objectifs, aussi bien que celui des « prévisions de recettes », ne leur fait pas perdre tout intérêt, car ces dispositions jouent le rôle de « curseurs » en contraignant l'Exécutif à se justifier et à proposer des mesures de correction si les prévisions et les objectifs ne sont pas atteints. Par ailleurs, le législateur a tenté de donner une portée plus directement contraignante à l'ONDAM, même si cet objectif a été régulièrement dépassé.
En apparence, cet objectif n'a pas une portée différente de celle des autres objectifs de dépenses des différentes branches. Mais, en pratique, l'ONDAM est utilisé comme instrument de contrôle de l'offre de soins (et non de la demande) puisque, pour le faire respecter, les pouvoirs publics ont tenté de faire peser sur les différents « offreurs de soins » (établissements publics et privés de santé, praticiens libéraux, laboratoires pharmaceutiques, etc.)4 la contrainte de « sous-objectifs » correspondant à chacun d'eux. En 2004 a été créé un Comité d'alerte sur l'évolution des dépenses de l'assurance maladie (art. L. 114-4-1 du Code de la Sécurité sociale, CSS) dont les contrôles sont de nature à provoquer une réaction assez rapide des pouvoirs publics en cas de dérive importante des dépenses de l'assurance maladie. Cette politique a été critiquée à la fois pour ses échecs (dépassement des objectifs par « excès » de prescriptions médicales) et pour ses « succès » (politique de limitation des dépenses des hôpitaux vivement mise en cause5, pour des raisons parfois mal fondées) (Pellet, 2020).
Arguant d'un dépassement régulier de l'ONDAM au cours des années passées, malgré l'existence du Comité d'alerte, et de la nécessité de réduire la « pression financière » sur le système de santé, en tant qu'il serait dès aujourd'hui « particulièrement fragilisé » et qu'il sera bientôt confronté aux difficultés nées du fait que « la population française vieillit et ne vieillit pas en bonne santé », des parlementaires ont déposé au début du mois d'août 2021 une proposition de loi organique6 visant « à retirer du périmètre des LFSS le vote du budget consacré à la santé afin de le réintégrer dans le budget de l'État », pour organiser, « de manière strictement transitoire et pour une durée de cinq ans », « un financement qui fait appel à la solidarité de toutes les politiques publiques intérieures du budget de l'État ». Autrement dit, le temps du prochain quinquennat présidentiel, l'assurance maladie ne devrait plus se voir fixer un objectif d'équilibre7, de sorte que le système de santé serait financé en quelque sorte « quoi qu'il en coûte » par les recettes du budget de l'État.
Pour notre part, dans une communication faite au Conseil d'État en février 2021 (Pellet, 2021a), nous avons proposé d'inscrire au budget de l'État, et non plus dans les LFSS, les recettes et les dépenses de solidarité, c'est-à-dire celles de l'assurance maladie et de la branche famille de la Sécurité sociale, dans le but de régler plusieurs problèmes juridiques et politiques. Nous rappellerons brièvement nos arguments en tant qu'ils nous semblent plus décisifs et pertinents que ceux de la proposition de loi organique précitée car si la budgétisation des recettes de l'assurance maladie nous paraît indispensable, elle devrait s'accompagner d'une responsabilisation de l'Union nationale des caisses d'assurance maladie (UNCAM) dans la conduite des politiques tendant vers l'équilibre de l'assurance maladie par un recours minimal à l'emprunt.
Simplifier les circuits financiers en supprimant l'affectation de recettes particulières
à l'assurance maladie 8
Dans une logique assurantielle « bismarckienne », chaque cotisation est spécifiquement affectée au risque qu'elle couvre, ce qui implique habituellement une gestion séparée de ces risques par des institutions (« caisses ») distinctes et indépendantes de l'État (ou au moins autonomes). Conformément à cette logique, depuis l'adoption de la loi organique no 2005-881 du 2 août 2005 relative aux LFSS, le Parlement est appelé à voter dans les LFSS sur des tableaux qui présentent pour chaque branche le montant des recettes qui lui sont affectées ainsi que ses dépenses prévisionnelles ou avérées, ce qui permet de dégager un solde par branche, la somme des soldes par branche donnant le solde du régime général et ensuite le solde de l'ensemble des régimes obligatoires de base.
Au contraire, dans les régimes de transferts sociaux par l'impôt, de type « beveridgien », l'État applique le principe budgétaire de non-affectation d'une recette fiscale à une dépense particulière, parce qu'il n'y a pas de relation entre l'une et l'autre. Autrement dit, la loi de finances fixe le montant des produits des impôts qui seront prélevés, les crédits étant ouverts pour les différentes dépenses, mais sans qu'il y ait de lien entre le produit de tel impôt particulier (par exemple, la TVA) avec telle dépense particulière (par exemple, les dépenses d'éducation nationale).
Cependant, en France, la fiscalisation d'une partie de la Sécurité sociale, c'est-à-dire la substitution d'impôts à des cotisations sociales, ne s'est pas traduite par une « budgétisation » de la Sécurité sociale : les recettes de la contribution sociale générale (CSG)9 ne sont pas allées dans le budget de l'État car elles ont été affectées au financement des prestations non salariales propres à chacune des branches de risque. Autrement dit, il y a eu une véritable substitution de recettes fiscales aux cotisations affectées à chacune des « branches » concernées, la suppression de points ou fractions de point de cotisation affectés à une branche étant compensée par l'affectation à cette même branche de points ou partie de points de CSG, de TVA, ou d'autres taxes encore.
Cette affectation directe de recettes fiscales au financement de prestations de solidarité nationale versées par la Sécurité sociale a deux vertus :
les recettes ne peuvent être détournées par l'État pour servir à d'autres dépenses qu'à celles pour lesquelles elles ont été spécialement affectées ;
elle peut servir à pénaliser des comportements à risques tout en réduisant les charges de la Sécurité sociale : ainsi le législateur a-t-il choisi de taxer des produits comme l'alcool et le tabac et d'en affecter le résultat à l'assurance maladie parce que la consommation de ces produits génère des pathologies et, partant, augmente les dépenses de cette branche de la Sécurité sociale.
La « fiscalité sociale affectée » a cependant un défaut majeur : elle pérennise les circuits financiers très compliqués de la Sécurité sociale puisque chaque recette fiscale doit être affectée à une entité juridique particulière (branche, fonds, régimes, caisses, etc.), les évolutions économiques et « sociologiques » (augmentation des dépenses et/ou réduction des recettes) conduisant, inévitablement, les années suivantes à une réaffectation des taux ou fractions de taux des différents prélèvements afin d'essayer de rééquilibrer les comptes de chacune des différentes entités.
Or le principe de l'affectation d'une recette à une dépense ne se justifie plus lorsqu'il n'y a plus de rapport entre la nature de l'une et de l'autre. Ainsi, puisque l'essentiel des dépenses de l'assurance maladie est constitué de remboursements de frais médicaux qui ne varient pas en fonction des revenus des personnes mais en fonction du coût des soins, cette branche peut être financée par n'importe quelle recette fiscale ou sociale. D'ailleurs, le législateur lui a affecté aussi bien le produit de taux de cotisations sociales que d'impôts (CSG, TVA, etc.).
Il serait donc plus simple de « budgétiser » l'ensemble des cotisations et des impôts affectés aujourd'hui à l'assurance maladie, en les inscrivant dans la masse des recettes allouées au budget de l'État, pour qu'ensuite le législateur fixe le montant prévisionnel des dépenses que l'État alloue à l'UNCAM pour financer les soins, comme est actuellement inscrit l'ONDAM dans les LFSS.
Le raisonnement devrait être suivi également pour les dépenses de la branche famille puisque l'attribution des allocations et des prestations familiales n'est plus liée à la condition de salarié des bénéficiaires, sachant d'ailleurs que cette branche n'est plus financée seulement par des cotisations patronales, mais par une partie de la CSG. Comme là encore il n'y a plus de rapport entre la nature de la recette et celle de la dépense, la budgétisation devrait s'imposer.
Les seules branches de la protection sociale pour lesquelles le principe d'affectation demeurerait seraient l'assurance vieillesse10 et l'assurance chômage : des cotisations sociales assises sur les salaires seraient ainsi affectées au financement de prestations proportionnelles aux revenus professionnels perdus du fait de l'âge ou du chômage. Le même raisonnement devrait être suivi pour les « indemnités journalières » de l'assurance maladie qui devraient être proportionnelles au revenu perdu du fait des arrêts de travail et financées exclusivement par des cotisations salariales, leur gestion pouvant être confiée aux partenaires sociaux11.
Cette réforme aurait deux avantages pratiques :
elle permettrait de mettre un terme aux réaffectations annuelles qui, par leur complexité, contreviennent aux principes constitutionnels de clarté et d'intelligibilité de la loi12 ;
elle ne conduirait pas à remettre en cause l'existence des LFSS car rien n'empêcherait qu'une LFSS reproduise les objectifs de dépenses fixés pour l'assurance maladie et la branche famille.
Contre la proposition de « budgétisation » des dépenses de solidarité, certains pourraient faire valoir l'argument selon lequel l'État profiterait de la réforme pour réduire progressivement ses dépenses sociales afin de donner la priorité à des dépenses de souveraineté. L'argument ne semble pas tenir, comme nous l'avons écrit de longue date, si l'on prend en compte la progression continue « d'autres dépenses qui peuvent être considérées comme “sociales”, comme les dépenses d'éducation nationale prises en charge par le budget de l'État » (Pellet, 2004).
La budgétisation des recettes fiscales aujourd'hui affectées à des branches de Sécurité sociale qui ont perdu leur caractère d'assurance du revenu professionnel aurait un autre avantage juridique.
Budgétiser la CSG aujourd'hui affectée
à l'assurance maladie pour étendre
l'assiette de cet impôt
Les règlements européens de coordination des régimes nationaux de Sécurité sociale ont posé le principe selon lequel les travailleurs sont uniquement redevables des prélèvements sociaux de l'État sur le territoire duquel ils travaillent, même s'ils résident sur le territoire d'un autre État membre et qu'ils y sont redevables de l'impôt sur le revenu (Pellet et Skzryerbak, 2017). L'administration française considérait que cette règle qui s'appliquait traditionnellement aux cotisations sociales ne concernait pas la CSG puisque le Conseil constitutionnel l'avait qualifiée d'impôt, ce qui la distingue, en droit interne, des cotisations sociales.
Mais la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) en a jugé autrement, en considérant que les règlements de coordination s'appliquaient à la CSG parce que celle-ci est affectée au financement de branches de la Sécurité sociale, comme le sont les cotisations sociales. Ainsi, dans ses arrêts du 15 février 2000, Commission c/ France, aff. 34/98 et 169/98, la Cour a considéré que « le critère déterminant est celui de l'affectation spécifique d'une contribution au financement du régime de Sécurité sociale d'un État membre, [sachant que] la circonstance qu'un prélèvement soit qualifié d'impôt par une législation nationale ne signifie pas que, au regard du règlement 1408/71, ce même prélèvement ne puisse être regardé comme relevant du champ d'application de ce règlement et, partant, soit visé par la règle de non cumul des législations applicables ». Saisie d'une question préjudicielle du Conseil d'État, le juge européen a considéré, dans son arrêt CJUE, du 26 février 2015, ministre de l'Économie et des Finances c/ Gérard de Ruyter, aff. 623.13, que les prélèvements sociaux sur les revenus du capital perçus par les résidents relevant d'un régime de Sécurité sociale d'un autre État membre « présentent, lorsqu'ils participent au financement des régimes obligatoires de Sécurité sociale, un lien direct et pertinent avec certaines branches de Sécurité sociale [...] et relèvent donc du champ d'application dudit règlement » no 1408.71. En conséquence de cette jurisprudence, le législateur français a dû renoncer à percevoir la CSG-CRDS sur tous les revenus perçus à l'étranger car le produit de ces impositions est affecté à des dépenses de protection sociale.
On voit alors d'emblée l'intérêt qu'il y aurait à « budgétiser » la CSG : en en faisant une recette du budget de l'État, au sein duquel s'applique le principe de non-affectation d'une recette à une dépense, le législateur pourrait percevoir la CSG sur tous les revenus, même d'origine étrangère, lorsqu'une personne a son domicile sur le territoire national, comme pour l'impôt sur le revenu (IR)13.
Budgétiser les dépenses de santé
pour mettre fin aux débats stériles
sur la nature de la dette sociale 14
L'ordonnance no 96-50 du 24 janvier 1996 a créé la Caisse d'amortissement de la dette sociale (CADES) en lui affectant le produit de la contribution au remboursement de la dette sociale (CRDS, qui a la même nature juridique que la CSG15) pour financer une dette qui provenait essentiellement de la branche maladie de la Sécurité sociale, dont 95 % des dépenses sont des remboursements de soins ; il était donc logique qu'un excès de dépenses maladie « de solidarité » fût refinancé par la CRDS, impôt de solidarité conçu comme la CSG, avec simplement, à l'origine, une assiette un peu plus large.
Cependant, pourquoi l'État n'a-t-il pas pris à sa charge le remboursement de la dette sociale, puisqu'il finance lui aussi des dépenses de solidarité ? L'idée qui a prévalu à l'époque repose sur une distinction économique : les dépenses d'investissement peuvent être financées par l'emprunt, car elles se traduisent par un enrichissement du patrimoine public, qu'il est normal que les générations futures contribuent à financer, puisqu'elles en bénéficieront elles aussi ; en revanche, la dette sociale originelle, celle de l'assurance maladie, résultait, elle, d'un excès de dépenses de transfert qui étaient censées ne bénéficier qu'aux générations de l'époque ; il ne fallait donc pas transmettre la charge de cette dette aux générations futures, qui auraient, elles aussi, à financer leurs propres soins. C'est pourquoi il fallait amortir la dette sociale, c'est-à-dire rembourser non seulement les intérêts, mais aussi le capital.
La dette de l'État est gérée tout différemment : il n'y a pas d'impôt affecté à son remboursement, et il n'y a pas d'amortissement, car elle est traitée comme si elle était éternelle ; l'emprunt n'est pas réservé au financement des dépenses d'investissement, comme c'est le cas dans les budgets des collectivités locales. Au soutien de cette logique, on donne toujours l'exemple des dépenses d'éducation nationale : sur le plan économique, le traitement des professeurs peut être considéré aussi bien comme une dépense de fonctionnement que d'investissement ; l'éducation permet en effet d'accroître le capital intellectuel de la Nation et il est normal que les jeunes qui en bénéficient paient la dette publique qui a servi à les former.
Dans la logique des réformes de 1996 (« plan Juppé »), la CADES devait éteindre définitivement la dette sociale et le déficit de la Sécurité sociale ne devait plus réapparaître puisqu'en application des dispositions inscrites à l'article 34 de la Constitution par la loi no 96-138 du 22 février 1996 constitutionnelle instituant les LFSS, les LFSS déterminent « les conditions générales de son équilibre financier ». Mais les pouvoirs publics ont été laxistes et ont autorisé le régime général à s'endetter comme dans le passé. L'accumulation d'emprunts à long terme au niveau de l'ACOSS16 ne pouvant pas durer, la CADES a été « ré-ouverte » plusieurs fois : le législateur lui a transféré de la dette en allongeant la durée de perception de la CRDS. Cette politique avait pour effet de mettre à la charge des générations à venir le poids des excès de dépenses sociales des générations actuelles. Pour mettre un terme à cette dérive, qui faisait perdre tout son sens à l'existence de la CADES, l'article 20 de la LO-LFSS adoptée en 2005 posa le principe selon lequel « tout nouveau transfert de dette à la CADES est accompagné d'une augmentation des recettes de la caisse permettant de ne pas accroître la durée d'amortissement de la dette sociale ».
En 2020, du fait de la crise économique née de la pandémie et des mesures de « confinement » de la population, les recettes de la Sécurité sociale se sont effondrées, alors qu'il fallait prendre en charge des dépenses de santé supplémentaires. En conséquence, une nouvelle dette de 136 Md€ s'est formée et les pouvoirs publics ont choisi de la mettre à la charge de la CADES. Pourquoi les pouvoirs publics n'ont-ils pas choisi plutôt de transférer la dette à l'État, alors que cela aurait été sans doute source d'économies, l'Agence France Trésor pouvant emprunter à un taux plus faible que la CADES, l'écart de taux variant entre 0,1 et 0,3 point, selon un député de l'opposition, Boris Vallaud, ancien directeur de cabinet au ministère de l'Économie (2013-2014) ? Pour ce parlementaire, en faisant ressortir l'importance de la dette mise à la charge des générations futures, le gouvernement souhaitait pousser à une baisse des dépenses sociales.
Nous avons avancé une hypothèse différente : si la dette sociale n'avait pas été alourdie par la « dette Covid-19 », le reliquat aurait été remboursé dès la fin de 2024 et la CRDS aurait dû alors être supprimée, car elle ne pourrait pas être réorientée, en application du principe de « nécessité de l'impôt »17 ; or il semble que le ministère des Finances n'aimerait pas voir disparaître cet impôt qui possède, à ses yeux, toutes les vertus : une assiette très large et un taux faible et proportionnel, c'est-à-dire le contraire de l'impôt sur le revenu, tellement difficile à faire admettre par ceux qui le paient (moins de la moitié des contribuables). Si la CRDS vient à disparaître, les pouvoirs publics craignent d'avoir beaucoup de mal, par la suite, à justifier son rétablissement pour financer une nouvelle dette sociale. Autrement dit, si le gouvernement n'a pas souhaité transférer la dette Covid-19 à l'État, c'est donc parce qu'il voulait faire perdurer la CRDS comme un impôt « éternel », alors même que cette « contribution » avait été conçue comme un impôt provisoire destiné à amortir, c'est-à-dire à éteindre définitivement, la dette sociale mise à la charge d'un établissement ad hoc, la CADES. Il en est donc de celle-ci comme de toutes les caisses d'amortissement qui l'ont précédée dans l'histoire, qui furent toutes dévoyées, comme nous l'avons montré dans un article de synthèse (Pellet, 2012b) et un traité (Pellet, 2018).
Or il est permis de penser que les dépenses de l'assurance maladie sont une forme de dépenses d'investissement car elles bénéficient à toutes les générations. L'effet cumulé de la baisse des recettes liée au ralentissement de l'économie et de l'augmentation des dépenses pour soigner les malades de la Covid-19 et contenir l'expansion de la pandémie se traduit par la formation d'une dette dont on ne voit pas pour quelle raison elle devrait être traitée différemment du reste de la dette publique.
S'il y avait budgétisation de la CSG et des dépenses de l'assurance maladie, la CRDS serait supprimée, la dette sociale étant transférée à l'État, lequel pourrait naturellement augmenter un autre impôt en compensation. Autrement dit, en cas de crise, si les crédits ouverts en loi de finances à l'UNCAM s'avéraient insuffisants, il serait bien simple de les augmenter, ce qui creuserait le déficit de l'État, ce dernier se refinançant dans des conditions plus favorables que celles de la CADES, à moins bien sûr que l'État ne choisisse d'augmenter l'une de ses recettes.
Budgétiser les dépenses de santé,
mais en responsabilisant l'UNCAM
La Sécurité sociale est composée d'un ensemble de « régimes », lesquels prennent en charge cinq catégories de risques distincts, ces couvertures étant appelées « branches » (maladie ; accidents du travail-maladies professionnelles, AT-MP ; vieillesse ; famille ; autonomie18). En 1945, les pouvoirs publics ont créé un « régime général » dont le nom indique qu'il devait couvrir toute la population, mais, devant la résistance de certaines catégories professionnelles (fonctionnaires, salariés d'entreprises publiques, professions indépendantes, agriculteurs), des régimes particuliers ont été créés pour chacune d'elles. Celui qui est appelé « régime général » couvrait donc seulement une partie des salariés de l'industrie et du commerce. Cependant, du fait du développement du salariat dans la société française, ce régime est devenu le plus important de tous et il contribue au financement des autres19. Cela explique que les LFSS distinguent les comptes du « régime général » et ceux de « l'ensemble des régimes obligatoires de base20 ».
Cependant la branche maladie est devenue « inter-régimes », comme nous l'avions préconisé21 : la couverture du risque santé a été progressivement harmonisée dans les différents régimes professionnels, ce qui veut dire que les droits des assurés sociaux sont les mêmes quel que soit le régime professionnel dont ils relèvent. L'importance des crédits de l'assurance maladie et le fait qu'elle couvre 75 % des dépenses de santé des assurés sociaux, en finançant l'essentiel des budgets des hôpitaux et une part importante des revenus des praticiens de santé libéraux, ont conduit les pouvoirs publics à créer une UNCAM.
L'UNCAM conclut, avec les syndicats représentatifs des professions de santé libérales, des conventions qui déterminent les conditions de prise en charge des actes et des prescriptions de ces professions médicales et paramédicales. Certes, pour entrer en application, ces conventions doivent faire l'objet d'un agrément ministériel, mais au moins l'assurance maladie dispose-t-elle d'une capacité de négociation. En revanche, alors que l'assurance maladie prend en charge la quasi-totalité des dépenses hospitalières, les pouvoirs publics ont toujours appliqué le principe formulé en octobre 1950 par le ministre des Finances Paul Bacon, selon lequel « il ne saurait être question de donner aux organismes de Sécurité sociale la gestion des hôpitaux »22.
L'assurance maladie participe certes au conseil de surveillance des agences régionales de santé (ARS), mais c'est le directeur général qui détient au sein de ces agences le pouvoir de prendre les principales décisions : « Le législateur a opté pour une extrême concentration des compétences de l'agence dans les mains du directeur général. » (Truchet et Apollis, 2020) lequel est révocable ad nutum, comme l'a rappelé le Conseil d'État dans sa décision CE 10 décembre 2020, no 441035, dans les termes suivants : « En raison de la nature de cet emploi, l'autorité compétente peut à tout moment décider de mettre fin aux fonctions de directeur général d'une agence régionale de santé. »23 Ainsi, en matière de finances hospitalières, « le payeur n'est pas le décideur ».
Il nous paraîtrait plus logique que le Parlement adopte l'ONDAM et en confie la gestion complète à l'UNCAM qui disposerait alors de l'autorité sur les ARS, lesquelles ont compétence sur l'ensemble du système de santé depuis la loi no 2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires (HPST) qui les a substituées aux agences régionales de l'hospitalisation (ARH). L'UNCAM deviendrait ainsi une véritable agence nationale de financement de la santé. Pour bien faire, le statut des hôpitaux devrait être également reconsidéré pour être aligné sur celui des caisses de Sécurité sociale, organismes de droit privé en charge d'une mission de service public administratif (Pellet, 2020). Il serait peut-être également opportun d'envisager une articulation de l'action du réseau UNCAM-ARS avec les régions, les collectivités locales (Pellet, 2021c).
Pour le détail des réformes que nous préconisons, nous nous permettons de renvoyer à nos publications anciennes. Nous conclurons notre propos en insistant seulement sur le fait qu'une budgétisation du financement de l'assurance maladie ne devrait pas avoir pour but, comme semblent le préconiser les parlementaires précités, de ne plus assigner à l'assurance maladie un objectif d'équilibre. Il s'agirait bien plutôt d'améliorer les instruments juridiques et institutionnels pour atteindre un tel objectif.