La place des OCAM (organismes complémentaires d'assurance maladie)1 était marginale en 1945, au moment de la création de la Sécurité sociale, une minorité de français en disposait et leur intervention se limitait à la couverture du ticket modérateur2. Depuis, les régimes obligatoires se sont concentrés sur le « gros risque » délaissant les « soins courants »3 dont ils ne remboursent aujourd'hui que la moitié des dépenses. Les complémentaires santé sont devenues peu à peu indispensables à l'accès aux soins. Le taux de renoncement est multiplié par deux en l'absence de couverture complémentaire4 ; 96 % des Français en disposent aujourd'hui.
Pourtant leur place est l'objet de polémiques constantes qui semblent davantage inspirées par des positions dogmatiques que par une réflexion sur ce que pourraient être les rôles respectifs des régimes obligatoires et complémentaires.
Ouvrir une réflexion sur ces sujets nécessite de ne pas se tromper sur les enjeux actuels du financement des soins médicaux. Le défi à relever est celui de l'organisation des parcours des patients, de la pertinence de leur prise en charge et plus seulement celui de la solvabilisation de la demande. Les besoins d'accompagnement de la population vieillissante et de la chronicisation de nombreuses pathologies ne se réduisent pas à leur dimension financière.
Or notre système de soins demeure organisé à partir de l'offre plus que des besoins. Il rembourse des actes, juxtaposés plus que coordon- nés, présumés efficaces plus qu'évalués, au détriment d'une prise en charge globale et continue.
Depuis les années 1990, l'État poursuit une politique d'intégration et de subordination des complémentaires à l'assurance maladie obligatoire comme si leur développement devait être compensé par des contraintes nouvelles au lieu de leur donner des marges de manœuvre pour innover et contribuer à la régulation des dépenses.
Les OCAM représentent-ils une telle menace pour la Sécurité sociale et la solidarité ? Pourraient-ils contribuer utilement à la régulation des dépenses ? Ces questions méritent mieux que des réponses dictées par des présupposés. L'analyse du modèle économique des complémentaires et un retour sur les conditions de leur développement peuvent y contribuer.
Une construction sans cohérence économique
Une progression lente
La construction initiale de la Sécurité sociale distinguait clairement socle de base obligatoire et organismes complémentaires facultatifs. L'intégration d'acteurs complémentaires n'allait pas de soi et répondait avant tout au souci de préserver les mutuelles, qui souvent, avant la Seconde Guerre mondiale, géraient les assurances sociales ou couvraient ceux qui ne pouvaient y avoir droit. Leur rôle, ainsi que celui des institutions de prévoyance, était de rembourser le ticket modérateur. Les sociétés d'assurances étaient alors exclues. Les mutuelles, de loin le principal acteur du marché, bénéficiaient d'un espace de liberté. De surcroît, il leur était accordé des avantages fiscaux et sociaux liés à leur statut (société de personne) et non au contenu des garanties.
Malgré le poids croissant des dépenses maladie et le souci de maîtriser les dépenses qui apparaît au début des années 1960, c'est encore une activité peu concurrentielle et peu réglementée qui subsiste jusque dans les années 1980. Les institutions de prévoyance sont fortement présentes en entreprise, tandis que les mutuelles sont dominantes pour les contrats individuels avec une position privilégiée dans la fonction publique.
C'est à partir des années 1980 qu'apparaissent une référence au marché... et les premières exigences réglementaires
Les premiers changements concernent les organismes plus que les assurés.
La concurrence se renforce avec la fin de l'exclusion des sociétés d'assurances de la couverture du risque santé en 19895. Jusqu'alors les assurances privées ne pouvaient intervenir directement, elles n'étaient présentes qu'à travers une activité gestionnaire pour le compte d'institutions de prévoyance.
Aujourd'hui, trois familles d'acteurs, dépendant de trois codes différents (le Code de la mutualité pour les mutuelles, le Code des assurances pour les sociétés d'assurances et le Code de la Sécurité sociale pour les institutions de prévoyance de plus en plus appelées « groupes de protection sociale »), se partagent le marché de la complémentaire santé.
Ce sont les directives européennes « assurance vie » et « assurance non-vie » du 18 juin 1992 qui ont considéré que les trois familles d'organismes complémentaires opéraient sur un même marché. Leur transposition en droit français intervient deux ans plus tard pour les institutions de prévoyance.
Les mutuelles résistent tant que la Commission européenne met la France sous la menace d'une action en manquement. Une recherche de compromis, confiée à Michel Rocard, préconise une séparation de leurs activités pour respecter le principe de spécialité des entreprises d'assurance. Ce sera chose faite en 2001 avec la création des mutuelles dites de livre III en charge des activités non assurantielles (établissements hospitaliers, fauteuils dentaires, pharmacies mutualistes, etc.). Dès lors les spécificités fiscales dont elles bénéficiaient perdent leur justification. L'exonération de la taxe sur les assurances n'est plus liée au statut, mais à la nature des contrats. La banalisation des acteurs de la complémentaire santé commence.
Ce mouvement de convergence se traduit aussi dans l'évolution des autorités de régulation. En 2003, la Commission de contrôle des assurances (CCA) fusionne avec la Commission de contrôle des mutuelles et institutions de prévoyance (CCMIP). L'uniformisation des outils de régulation est achevée par la création de l'Autorité de contrôle prudentiel et de régulation (ACPR) qui voit ses compétences élargies à la surveillance de l'activité des banques et des assurances.
Du côté des assurés, la concurrence se développe peu à peu avec une dernière étape en 2020 qui permet la résiliation d'un contrat à tout moment passé un délai d'un an. Ces évolutions bouleversent le paysage des complémentaires santé et la place de chacun des acteurs6.
Un encadrement administratif de plus en plus pesant qui ressemble à une quasi-étatisation
Les obligations se sont succédé parallèlement à une mise en concurrence.
Certaines, du domaine prudentiel, sont la conséquence de la transposition des directives « assurance ». D'autres ont modifié profondé ment le modèle même des complémentaires sans que, considérées isolément, leurs conséquences soient immédiatement apparues. C'est le cas des nombreuses dispositions qui ont limité les possibilités de différencier les contrats. L'uniformisation des dispositions contractuelles est devenue la solution de facilité. En effet, sous couvert de défense du « consommateur », elle accentue la mainmise et le contrôle des pouvoirs publics sur le secteur.
La loi du 13 août 2004, qui intervient peu après la transposition des directives « assurance », a suscité tout d'abord l'espoir car elle instaurait un parallélisme de forme entre la gouvernance des différents acteurs. La réalité fut tout autre, notamment du fait de la réticence des syndicats de médecins libéraux à toute contractualisation avec les complémentaires. Ils préféraient les accords conventionnels avec l'assurance maladie, moins contraignants, ne serait-ce que par leur caractère national. Leur posture était pour le moins paradoxale. Ils défendaient une vision libérale de la médecine, la liberté tarifaire, et reprenaient les arguments de ceux pour lesquels toute extension du rôle des complémentaires était une menace pour la Sécurité sociale.
Les obstacles à la contractualisation avec les professions de santé étaient déjà nombreux lorsque est intervenue une décision de la Cour de cassation de mars 20107 qui, s'appuyant sur un article du Code de la mutualité, a jugé illégaux les remboursements différenciés dans le cadre des réseaux des mutuelles, au nom de l'égalité entre les adhérents et du principe de libre choix du praticien. La contractualisation était ainsi interdite de fait et il a fallu attendre décembre 2013 pour que la loi Le Roux8 vienne rétablir, avec de très nombreuses restrictions, la possibilité d'accords directs, mais uniquement dans le cas où les complémentaires sont le payeur majoritaire. Cela met fin aux espoirs de contractualisation directe avec les professionnels de santé, corollaire pourtant logique de la mise en concurrence des complémentaires, de leur quasi-généralisation et du besoin de recherche de qualité et de pertinence des dépenses.
L'instrumentalisation des contrats dits « responsables »
Les contrats responsables créés en 2004 et modifiés à plusieurs reprises depuis encadrent les modalités de remboursement des dépenses de santé en instaurant des minima et des plafonds pour les interventions des complémentaires santé. Le non-respect de ces règles est sanctionné par l'application d'un taux de 20,27 % pour le calcul de la taxe sur les assurances au lieu de 13,27 %.
Soutenu par certains acteurs de la complémentaire santé, au premier rang desquels la mutualité qui y voyait un outil de régulation des dépenses, ce dispositif a vu son efficacité à la fois limitée et détournée de son objet initial. Les industriels du médicament ont obtenu l'obligation d'une prise en charge minimale par les contrats responsables des médicaments, même quand le niveau du « service médical rendu » (la contribution thérapeutique d'un médicament au traitement d'une maladie) entraînait une baisse de taux de remboursement de la Sécurité sociale ! La compensation, totale ou partielle, par les complémentaires dissimulait ainsi ces baisses de remboursement des régimes obligatoires. Pour les assurés sociaux, rien ne changeait, en apparence du moins, tandis que les régimes obligatoires transféraient des dépenses aux régimes complémentaires. En outre, les mécanismes de tiers payant ne permettaient plus de distinguer la part de chacun des financeurs au moment de l'achat du médicament. Le signal du niveau d'efficacité du produit devenait invisible pour le patient !
L'exemple des dépassements d'honoraires est lui aussi éclairant car le maximum de prise en charge prévu dans les contrats responsables est plafonné au double du tarif conventionnel pour les médecins signataires de l'OPTAM9 ; mais ce taux est supérieur à la moyenne des dépassements d'honoraires pratiqués par les médecins de secteur 2 qui est de 80 % et non de 100 %. Seuls 9 % des médecins pratiquent des dépassements d'honoraires supérieurs à 100 %. Le niveau maximum de prise en charge devient alors la norme. Le résultat fut la limitation d'un petit pourcentage de dépassements d'honoraires abusifs, au prix d'une hausse de 90 % des dépassements !
Tout en perdant une partie de leur efficacité par la fixation de maxima trop élevés et l'obligation de prise en charge, les contrats responsables deviennent un nouvel outil d'encadrement des contrats complémentaires. Pour des raisons fiscales, la quasi-totalité d'entre eux sont des « contrats responsables ». Responsables ?
Aucune majorité politique ne s'est posé la question de savoir si les complémentaires pouvaient contribuer à la régulation des dépenses et apporter plus de souplesse au système. Ils ont préféré les utiliser, dans une vision de court terme, pour compenser et masquer les insuffisances des régimes obligatoires dans le remboursement des soins courants ou pour éviter d'avoir à définir une véritable politique des revenus des professionnels de santé. Ils ont laissé prospérer les dépassements d'honoraires tout en utilisant les complémentaires pour que cela soit indolore pour les assurés sociaux.
Une construction incohérente
Le marché des complémentaires en dépit de l'harmonisation fiscale, des règles prudentielles et de l'uniformisation des contenus demeure très hétérogène avec ses trois familles d'acteurs. La concentration a néanmoins été importante puisque les vingt premiers organismes détiennent aujourd'hui plus de 50 % du marché, 10 points de plus entre 2011 et 201910. Par contre l'impact des réformes est très différent selon les familles. Si la santé représente 85 % de l'activité des mutuelles, elle ne pèse que pour 49 % dans les groupes de protection sociale et 6 % dans les compagnies d'assurance (cf. note 10).
En outre, le modèle économique des contrats est très différent selon qu'il s'agit de contrats individuels ou collectifs. En effet ces derniers, qui ont un caractère obligatoire, ont un coût direct très inférieur pour les assurés puisqu'ils bénéficient d'un financement de l'employeur au moins égal à 50 % et que la part payée par le bénéficiaire fait l'objet d'une déduction pour le calcul de sa base imposable. Pour l'entreprise, sa part de financement est exonérée de charges sociales, ce qui l'incite à choisir de financer de tels contrats plutôt que verser des salaires. Cette absence de charges sociales constitue par ailleurs un manque à gagner très important pour l'assurance maladie obligatoire. Il est d'ailleurs paradoxal que les plus farouches défenseurs des contrats collectifs, les syndicats de salariés, soient aussi les plus prompts à dénoncer les exonérations de charges non compensées, à l'exception de celles-ci !
Le poids des contrats collectifs (qui représentent aujourd'hui 48 % du total des cotisations collectées, contre 41 % en 2011) dans les portefeuilles des OCAM va de 87 % pour les institutions de prévoyance à 54 % pour les sociétés d'assurances et seulement 31 % pour les mutuelles (cf. note 11). Ces différences entre acteurs de la protection sociale complémentaire ont bien sûr des conséquences importantes sur leurs résultats économiques.
Qu'il s'agisse des modalités de mise en concurrence des complémentaires, ou des choix opérés pour affecter les aides à l'acquisition d'une complémentaire, la régulation économique des OCAM est marquée par les contradictions et les incohérences des politiques publiques, sans vision globale, ni perspectives.
Une priorité donnée aux contrats collectifs qui a rendu nécessaire le renforcement des filets de sécurité
En 2012, François Hollande, président de la République, avait annoncé, lors du congrès de la Mutualité française à Nice une réflexion sur la généralisation de la complémentaire santé pour celles et ceux qui éprouvaient des difficultés à en bénéficier (retraités et jeunes en difficulté d'insertion notamment) et donc une révision de la fiscalité applicable aux contrats. C'est une solution bien différente qui a été mise en œuvre à la suite de l'accord national interprofessionnel de 2013 entre les partenaires sociaux puisqu'elle favorise ceux qui étaient déjà aidés (les salariés) et pénalise les jeunes et les retraités.
La loi du 14 juin de la même année fait en effet obligation aux employeurs du secteur privé de proposer et de financer une couverture santé à leurs salariés. Cette étape est essentielle, parce qu'elle conforte le modèle de couverture collective, bénéficiant d'aides indirectes, fiscales et sociales très importantes, au profit d'une population qui avait déjà largement accès aux complémentaires. Alors que le renoncement aux soins est multiplié par deux dans les populations dépourvues de complémentaires, les populations hors marché du travail, retraités, jeunes en difficulté d'insertion qui ne peuvent avoir recours à une complémentaire faute de revenus suffisants11, ne bénéficient d'aucune aide autre que les filets de sécurité mis en place à partir des années 1990, CMU et plus récemment « Complémentaire santé solidaire » sous conditions de ressources.
La priorité donnée aux contrats collectifs a mobilisé des financements importants sans apporter de réponse aux populations encore dépourvues de complémentaires et non éligibles à ces contrats.
Il a donc fallu étendre les filets de sécurité12 largement financés par la taxe sur les complémentaires. Ces prélèvements renchérissent le coût des contrats, les rendant difficilement accessibles pour celles et ceux qui se trouvent juste au-dessus des seuils d'éligibilité aux dispositifs existants, justifiant à leur tour la création de nouveaux filets de sécurité ou l'élargissement des conditions d'accès aux dispositifs existants ! On comprend pourquoi la Cour des comptes, dans son dernier rapport, juge que notre système, s'il est très protecteur, est « coûteux » et « en partie inégalitaire ».
Des flux financiers complexes et inégalitaires
Des taxes
Le secteur des complémentaires santé a été taxé plus que tout autre. Le taux de la taxe sur les contrats est passé de 2,5 % à 13,27 % en moins de dix ans, de 2005 à 2012. S'y ajoutent des contributions exceptionnelles, 2,6 % dans la Loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS) 2021, probablement reconduite et augmentée pour 2022. Cette taxe s'assimile pourtant à un véritable impôt de production que les pouvoirs publics affirment vouloir diminuer. La nocivité de tels impôts, répercutés au moins en partie sur les clients, a été encore récemment rappelée par le Conseil d'analyse économique13. En outre, ces augmentations s'accompagnent d'un discours économiquement irréaliste. Tous les ministres de la Santé ont affirmé que les complémentaires santé peuvent assumer ces taxes sans augmenter les cotisations, ignorant la réalité économique et les alertes de l'ACPR qui veille sur la solvabilité des assureurs.
L'augmentation considérable de la taxe sur les contrats est d'autant plus étonnante qu'elle est concomitante à l'imposition de l'ensemble du secteur des assurances santé à l'impôt sur les sociétés, impôt qui a précisément pour but de taxer les profits réalisés par chaque acteur. Si la justification avancée par les pouvoirs publics pour augmenter les taxes est bien les « surprofits » réalisés, pourquoi ne pas utiliser l'IS et lui préférer une taxe qui ne tient pas compte de la situation réelle de chaque entreprise ? D'un côté, l'ACPR impose des règles prudentielles strictes pour protéger les assurés et, d'un autre côté, les pouvoirs publics augmentent les taxes qui servent à financer des aides pour accéder à des contrats devenus trop chers, une méthode évoquant davantage les Shadocks que la cohérence économique !
Des subventions
Le secteur des complémentaires est aussi subventionné qu'il est taxé, mais très inégalement selon la nature des contrats.
Déjà la Cour des comptes dans son rapport de 2011 sur la Sécurité sociale rappelait que les aides publiques aux complémentaires représentaient un coût élevé d'une pertinence discutable. Les contrats collectifs, souscrits au bénéfice d'un ensemble de personnes en lien avec le souscripteur, généralement l'employeur, sont les principaux bénéficiaires de ces aides publiques. Les populations en périphérie du monde du travail et les retraités n'ont accès qu'aux contrats individuels qui ne bénéficient pratiquement d'aucune aide.
Au lieu de réfléchir à la manière la plus efficace d'utiliser les aides publiques directes et indirectes pour favoriser l'accès aux complémentaires, le choix des partenaires sociaux en 2013, entériné par la loi, a conduit, non pas à généraliser la couverture complémentaire santé, mais à transformer des contrats individuels non aidés en contrats collectifs largement subventionnés. Tant mieux pour les salariés (relativement peu nombreux) qui ne bénéficiaient pas auparavant des avantages des contrats collectifs, mais était-ce la priorité, sachant que ces salariés, pour 90 % d'entre eux, étaient déjà bénéficiaires d'un contrat individuel ? Les aides s'élèvent aujourd'hui à 10 Md€ par an14, le coût des niches fiscales et sociales accordées aux entreprises et à leurs salariés représentant 70 % de cette somme. Si l'objectif est vraiment la généralisation de la complémentaire santé, fallait-il renforcer les aides de façon massive, là où elles n'étaient pas le plus nécessaire ?
Une forme de mise en concurrence qui affaiblit les solidarités
La concurrence instaurée entre complémentaires ne porte pratiquement plus que sur les prix, le contenu des garanties étant de plus en plus réglementé.
La normalisation, l'homogénéisation des contrats et surtout la loi Le Roux qui limite considérablement la possibilité pour les complémentaires de contractualiser avec les professionnels de santé leur interdisent d'innover. En ont-ils réellement l'envie, la volonté et la capacité ? Nul ne peut répondre à cette question tant que l'on n'aura pas expérimenté de nouvelles formes de relation avec les professionnels de santé, respectueuses de leur indépendance professionnelle, mais qui prennent en compte les spécificités territoriales, démographiques et médicales, etc.
Lorsque la concurrence ne porte que sur le prix, l'assureur est conduit à sélectionner les risques, autrement dit à exclure les plus grands consommateurs de soins. Une telle situation pénalise les acteurs les plus vertueux qui n'ont d'autres solutions que de segmenter leurs offres pour préserver leurs parts de marché, réduisant ainsi les mécanismes de mutualisation entre les affiliés à la même mutuelle et notamment la solidarité entre ceux qui travaillent et les retraités. Et parallèlement elle favorise les nouveaux entrants qui peuvent plus facilement « optimiser » leur portefeuille en démarchant les plus jeunes, restreignant encore plus les mécanismes de mutualisation. C'est ainsi que les mutuelles ont vu leurs parts de marché diminuer fortement depuis les années 2000 en même temps que les solidarités, notamment intergénérationnelles, se réduisaient15.
Quelles perspectives ?
Si l'inefficience du système actuel fait l'objet d'un large consensus, les réponses le plus souvent évoquées sont le renforcement de l'étatisation des complémentaires. Toutes partent d'un principe jamais remis en cause, le monopole absolu de l'assurance maladie sur la gestion du risque.
Des hypothèses qui ne vont pas au bout de leur logique et qui ignorent la réalité
De moins en moins de marges de manœuvre, des contenus de plus en plus contraints, le scénario décrit à ce sujet par la Cour des comptes se passe de tout commentaire : « Pour parvenir à une plus grande transparence et partant à une plus forte concurrence par les prix, une standardisation des offres pourrait être imaginée. »16 La Cour, à propos des frais de gestion, dénonce le « système concurrentiel qui implique des dépenses publicitaires pour mieux se différencier au moins par l'image », oubliant son souhait d'une concurrence par les prix, à l'origine de ces dépenses (cf. note 16).
Pousser la logique de standardisation des offres à leur extrême conduit inéluctablement à s'interroger sur les scénarios d'intégration pure et simple des complémentaires dans les régimes obligatoires. Certains mettent en avant l'exemple du régime d'Alsace Moselle, sans en souligner les limites :
l'amélioration des remboursements se limite au ticket modérateur laissant 50 % des dépenses des complémentaires en dehors, ce qui explique que le nombre de complémentaires dans les départements concernés soit du même ordre de grandeur que sur le reste du territoire ;
le financement repose sur les seuls salariés, raison probable de la rigueur apportée à l'équilibre financier par un ajustement automatique des cotisations.
La contradiction économique entre un système de financement socialisé et une offre largement libérale, sans maîtrise des tarifs, n'est pas suffisamment soulignée et totalement oubliée par les tenants d'une Sécurité sociale qui prendrait la place des complémentaires. Si l'on ne croit pas au rêve qui consisterait à rayer d'un trait de plume des dépassements d'honoraires qui représentent jusqu'à la moitié des revenus de certains professionnels ou à instaurer du jour au lendemain des tarifs opposables crédibles pour les dispositifs médicaux tels l'optique, il faut bien imaginer des mécanismes de régulation de cette liberté tarifaire qui ne peuvent qu'émaner des financeurs, c'est-à-dire des complémentaires.
Cette contrainte vaut aussi pour le bouclier sanitaire qui n'a aucun sens si l'on ne peut définir un reste à charge maximum réel et non théorique, parce que fondé sur des tarifs sans lien avec les prix réels, donc avec le coût effectivement supporté par les assurés.
Une seule piste possible : des domaines d'intervention mieux identifiés voire séparés pour permettre à chacun d'exercer ses responsabilités
Quelle est la justification du maintien d'un remboursement de l'assurance maladie dans le domaine de l'optique lorsque celui-ci n'atteint même plus 4 % de la dépense totale ?
Le secteur de l'optique est d'autant plus intéressant qu'il présente une particularité : il est celui pour lequel la dispersion et l'aléa des dépenses sont les plus faibles. La valeur ajoutée des complémentaires est donc moins dans le remboursement que dans le conseil et le rôle d'intermédiaire entre l'assuré et les professionnels du secteur. Mais du fait des évolutions législatives qui viennent d'être évoquées, force est de reconnaître que l'évolution des dernières années n'a pas permis d'en faire une démonstration probante, l'intervention des complémentaires ayant davantage contribué à l'augmentation de l'offre qu'à la régulation des prix et de la qualité. Les complémentaires ont davantage financé des magasins d'optique que diminué le reste à charge de leurs assurés. Cette situation est souvent prise comme exemple par ceux qui doutent de la capacité des complémentaires à tenir une place dans la régulation. L'ambiguïté d'un partage du financement même très déséquilibré en est-il la raison ? Il est difficile de trancher, seules des expérimentations qui laisseraient aux complémentaires la possibilité d'assumer leurs responsabilités sans partage le permettraient. Cet exemple démontre néanmoins que pour apporter un réel service, un assureur ne peut se contenter de rembourser des soins, mais doit aussi conseiller, assister, accompagner. La contractualisation avec les professionnels de santé, plutôt en position de force compte tenu de la démographie, est évidemment préférable à des systèmes de notation, de recommandations assis sur des critères plus ou moins rigoureux.
La position des professionnels de santé, d'un strict point de vue corporatiste, peut se comprendre, mais moins la complaisance des pouvoirs publics qui cèdent systématiquement à leur pression. Ainsi, au lieu de permettre aux complémentaires de contribuer à l'amélioration de la qualité de l'offre de soins par une contractualisation, on les oblige à aligner leurs garanties, déplaçant la concurrence des offreurs de soins vers les financeurs, en contradiction avec toutes les théories économiques. Faire porter la concurrence sur l'offre de soins et non sur les financeurs, surtout si le contenu de leurs prestations leur est imposé, est en effet la seule voie possible pour améliorer l'efficacité du système de soins.
La Cour des Comptes rappelle dans son dernier rapport sur la Sécurité sociale17 que nous sommes face à une « quasi-absence de régulation des soins délivrés en ville », le secteur dans lequel les complémentaires sont souvent les principaux financeurs et pourtant exclues de cette régulation délaissée.
Les OCAM ont avant tout servi de variable d'ajustement face aux désengagements de l'assurance maladie obligatoire sur le petit risque, mais aussi, en focalisant les regards sur les remboursements, ont permis de détourner l'attention du contrôle des tarifs et des prescriptions. L'État interdit aux OCAM ce que les régimes obligatoires se refusent de faire, notamment un conventionnement plus sélectif. Les enjeux, en termes de qualité, de maîtrise des dépenses et d'accès aux soins ne méritent-ils pas un peu d'audace de la part des pouvoirs publics ?
Distinguer les responsabilités de chacun s'impose de la même façon pour la prévention. Aujourd'hui, aucune distinction n'estfaite entre la prévention primaire et les préventions secondaires tertiaires. La prévention primaire agit en amont de la maladie (par exemple : vaccination et autres techniques ayant un effet sur les facteurs de risque, etc.), la prévention secondaire, elle, agit au stade précoce de la pathologie (dépistages, etc.), alors que la prévention tertiaire agit sur les complications et les risques de récidives, elle est proche des soins et du curatif. La prévention primaire s'inscrit donc dans la durée, ses bénéfices n'apparaissent que de longues années après sa mise en œuvre. Or comment imaginer aujourd'hui que des OCAM puissent investir sur le très long terme, quand les signaux donnés par la possibilité de résiliation à tout moment favorisent les approches court-termistes.
Ce n'est pas le cas de la prévention secondaire qui s'adresse à des populations mieux identifiées. Les complémentaires peuvent plus facilement leur proposer des services articulés avec des parcours plus spécifiques.
Si la prévention primaire, de par sa nature même, doit rester l'apanage naturel des régimes obligatoires et plus largement des actions publiques, pourquoi ne pas confier un rôle clair aux complémentaires pour la prévention secondaire ?
Ces questions sont centrales pour surmonter les blocages actuels, mais elles demandent un réel débat, de la pédagogie et l'existence d'outils pour permettre à chacun d'exercer vraiment ses responsabilités.
Conclusion
Finalement, la vraie question est la capacité de l'État à faire confiance à d'autres acteurs que lui-même. Il n'a pourtant pas toujours démontré les siennes !
Comment comprendre que ce soit précisément au moment où l'enjeu de la protection sociale se déplace vers l'organisation, la recherche de la pertinence des interventions médicales, le développement de la prévention, l'accompagnement des patients atteints de pathologies chroniques, que les complémentaires fassent l'objet d'un tel ostracisme ? Force est de constater que les régimes obligatoires ont du mal à mettre en œuvre des politiques adaptées à la réalité des territoires et ont totalement failli en matière d'installation et de répartition de l'offre dont les inégalités s'accroissent. Les limites des régimes obligatoires tiennent à leur nature même et sont la contrepartie de leur efficacité en matière de redistribution.
Il ne s'agit pas de nier les considérables progrès apportés par la Sécurité sociale, et avant tout la dignité conférée à chacun par des droits identiques pour tous. Elle a aussi permis le développement d'une offre de soins importante, mais son mode de gouvernance et les outils à sa disposition sont dépassés.
Le paritarisme a perdu l'essentiel de sa légitimité depuis les réformes du financement qui donnent une place prépondérante à la CSG. Ce sont pourtant les partenaires paritaires qui ont imposé l'accord national interprofessionnel de 2013 qui a renforcé les contrats collectifs tout en privant l'assurance maladie de recettes importantes.
Les conventions nationales sont devenues une mise en scène destinée à accréditer l'idée d'une régulation efficace, mais qui en réalité confortent les situations acquises.
La seule solution est de responsabiliser les acteurs, de les laisser décider de la meilleure manière d'atteindre les objectifs et surtout de mettre en place une évaluation rigoureuse fondée sur les résultats. C'est un changement profond, les pouvoirs publics doivent abandonner leur rôle d'opérateur pour lequel ils n'ont ni compétences ni légitimité pour se concentrer sur leur rôle de régulateur.
La confiance doit concerner tous les acteurs, les professionnels de santé comme les financeurs. La gestion doit se rapprocher du terrain, des réalités pour sortir des positions dogmatiques.
Expérimentons la contractualisation entre les acteurs, y compris entre professionnels de santé et complémentaires, de manière limitée tant géographiquement que professionnellement dans un premier temps, pour enfin sortir des débats théoriques et dogmatiques et juger sur les résultats.
Pourquoi faudrait-il se priver de la capacité d'innovation des complémentaires qui peuvent mieux que d'autres s'adapter aux réalités d'un territoire, d'une entreprise ? Il ne s'agit pas de leur accorder une confiance sans réserve a priori, mais d'éviter les procès d'intention et de juger sur des faits.
Le HCCAM (Haut Conseil pour l'avenir de l'assurance maladie) devrait contribuer à cette réflexion en « précisant les rôles de chacun » comme le rappelle la lettre de mission qui lui a été envoyée en juillet par le ministre de la Santé à condition que tout ne soit pas joué d'avance comme peut le laisser craindre cette phrase de la lettre de mission : « Les scénarios qui paraissent pouvoir ouvrir des pistes de réflexion et de débat fécondes, notamment celui visant à renforcer l'intervention de la Sécurité sociale. »
Si cette intervention renforcée se limitait à une reconquête du terrain laissé aux OCAM au lieu d'être une reconquête de la maîtrise des tarifs et de la régulation, elle serait un coup d'épée dans l'eau. La conséquence en serait une augmentation des dépenses et donc des prélèvements obligatoires sans traduction en termes d'amélioration des performances sanitaires. Les premiers bénéficiaires en seraient les acteurs de l'offre de soins, les premières victimes les assurés qui devraient, directement ou indirectement, financer de nouvelles dépenses sans retombées réelles sur leur santé. Malheureusement, plus de soins ne signifie pas plus de santé !