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 Une réhabilitation raisonnée de la finance fonctionnelle : stagnation séculaire, croissance et inflation


Côme POIRIER * Doctorant, Université de Dauphine-PSL. Contact : come.poirier@polytechnique.edu.
Xavier RAGOT * Directeur de recherche, Sciences Po-CNRS ; président, OFCE. Contact : xavier.ragot@sciencespo.fr.

L'incertitude sur la croissance, le retour de l'inflation et la transition énergétique renouvellent le débat de politique économique. Si la situation était auparavant appelée stagnation séculaire, d'autres dénominations apparaissent : stagflation, reflation. Au-delà du diagnostic, quelle utilisation de la politique monétaire ou de la politique budgétaire dans un environnement de dettes élevées ? Cette problématique est d'autant plus importante que les règles européennes de coordination budgétaire sont remises en question. À partir d'exemples concrets, cet article affirme le rôle central de la politique budgétaire par rapport à la politique monétaire. Cette évolution doit être comprise comme une réhabilitation de la « finance fonctionnelle » sous une forme mesurée. Les implications pour le mandat des banques centrales et l'encadrement budgétaire européen sont développées.

Comme les rencontres des rivières font les grands fleuves, la somme de nouveaux problèmes fait le retour des grandes questions macroéconomiques. L'incertitude sur la croissance, l'inflation, la productivité, le chômage et, d'une manière plus générale, la participation de la population au marché du travail sont autant de questions, pour certaines nouvelles, qui s'ajoutent à une liste déjà longue. Des dénominations apparaissent pour caractériser la situation : stagnation séculaire, stagflation, reflation1. Tous ne captent qu'imparfaitement la situation actuelle. L'objet de cet article est d'identifier les sept questions économiques de la période actuelle, puis d'en lister des conclusions de politiques économiques. La politique économique mise en avant dans ce texte peut se résumer en quelques mots. Il s'agit d'une réhabilitation mesurée de la finance fonctionnelle, qui est une promotion de la politique fiscale comme outil de stabilisation économique, mais aussi de l'inflation et l'affirmation d'un rôle secondaire, mais essentiel, de la politique monétaire.

Inflation et croissance : les sept questions économiques

Le concept de stagnation séculaire a été présenté pour rendre compte de la croissance et de l'inflation durablement faible, dans un environnement où les taux d'intérêt nominaux étaient proches de zéro (Hansen, 1939 ; Summers, 2014). Le retour de l'inflation dans la période post-Covid fait naître de nouvelles craintes. Cependant, plus que l'inflation ce sont les nouveaux mécanismes à l'œuvre qui sont essentiels pour penser le renouveau de la politique économique. L'inflation est-elle un problème d'offre, de demande ou de changement de préférences ? Cette partie présente sept causalités nouvelles affectant l'inflation et la croissance, des plus conjoncturelles au plus structurelles.

Contraintes d'offre et problèmes de production durant la période Covid

Tout d'abord, la crise de la Covid-19 montre que les économies peuvent buter sur des contraintes d'offre sur des secteurs ou des biens précis. La forte période de reprise qui a accompagné la sortie des mesures de restriction dans la plupart des pays a mis en lumière le goulot d'étranglement lié aux matières premières et à l'énergie lorsque la demande s'intensifie. L'inflation de ces produits (21,6 % d'inflation annuelle en France en novembre 2021, selon l'Insee) s'est propagée dans l'ensemble des biens puisque essentiels dans les chaînes de valeur, avec une hausse des prix de production de près de 16 % en France en janvier. L'augmentation des prix permet un ajustement de la demande et ce mécanisme est supposé être transitoire puisqu'il est lié à des contraintes d'offre temporaires. Cependant, la persistance et les conséquences de cette inflation restent source de débat et les économistes craignent en partie un retour à une période de persistance du fait de la diffusion de la hausse des prix dans le tissu productif. L'analyse de l'inflation doit donc se déplacer de la macroéconomie à l'économie sectorielle.

Forte reprise et excès d'épargne

La période Covid est marquée jusqu'à présent par un fort soutien des pays aux revenus des ménages afin de maintenir un niveau de demande adéquat (plus de 5,5 billions de dollars pour les différents plans américains, plus de 250 Md$ pour le « quoi qu'il en coûte » en France). Après la crise des dettes souveraines engendrée par les mesures d'austérité en 2010, les gouvernements ont opté pour une approche plus keynésienne de la politique fiscale durant la pandémie, que ce soit en Europe, au Japon ou aux États-Unis. Des plans de relance massifs ont été mis en place afin de maintenir l'économie à flot, ce qui a par ailleurs entraîné une forte hausse des taux d'endettement publics. À la suite de ces injections monétaires, la demande a pu être stabilisée voire augmentée comme aux États-Unis par exemple, où le niveau de consommation en 2021 a légèrement dépassé celui de 2019, participant à l'accélération de l'inflation. Cependant, les effets totaux des plans de relance sur l'économie sont encore inconnus. En particulier, les taux d'épargne des ménages restent à des niveaux élevés dans la plupart des économies développées, symptôme durable de la stagnation séculaire. En France, le surcroît d'épargne en 2020 a été estimé à près de 160 Md€ par l'OFCE (OFCE, 2021). Les enjeux quant à la désépargne des ménages sont donc conséquents. Une désépargne partielle augmenterait l'inflation de 1 % selon des estimations prudentes (OFCE, 2021).

Changements de préférences sur le marché du travail

La crise de la Covid-19 a changé le fonctionnement du marché du travail, probablement durablement avec une appréciation nouvelle de la pénibilité de certains emplois. Cette évolution se traduit, par exemple, par une vague de démissions massives aux États-Unis, avec 4,3 millions de démissions en août 2021, représentant un taux de turn-over de 2,9 %, soit un demi-point au-dessus du niveau d'avant-crise selon le Bureau of Labor Statistics. En France, les revendications salariales de la part des métiers essentiels et du secteur de l'hôtellerie-restauration montrent les tensions actuelles. Si ces ajustements sont légitimes et l'expression de préférences sociales indiscutables pour l'économiste, ils se traduisent par de fortes hétérogénéités quant aux augmentations des salaires nominaux. La question qui émane de cette évolution du marché du travail est la potentielle séparation de la boucle prix-salaire, qui génère de l'inflation et en ce sens n'est pas souhaitable, de l'ajustement des salaires relatifs entre secteurs, nécessaire à la bonne allocation des ressources humaines. Cet enjeu de moyen et long terme est crucial puisque déterminant dans les dynamiques d'inflation et donc de stabilisation des économies.

Le rôle de la boucle prix-salaire dans l'inflation

Dans les années 1960-1970, la dynamique de l'inflation est marquée par la boucle prix-salaire, qui est induite par l'indexation des salaires. En période d'inflation, les ménages ne sont pas victimes d'illusions nominales et sont conscients que leur pouvoir d'achat baisse à revenu égal. Les hausses de prix génèrent donc des revendications salariales qui entraînent des hausses de salaires nominaux avec peu d'effets réels. L'augmentation du coût du travail est alors répercutée rapidement sur les prix à nouveau, ce qui alimente les pressions inflationnistes. Si cette relation est aujourd'hui contestable dans les pays européens ou au Japon où les salaires sont moins indexés que par le passé, la dynamique des salaires américains laisse croire que cette boucle peut aussi participer à l'inflation aux États-Unis. Dans la période post-Covid la question de l'effet de second tour des hausses des salaires sur les prix est donc essentielle pour identifier les risques d'une inflation auto-entrenue.

Faiblesse des taux d'intérêt nominaux, puis réels

L'un des symptômes les plus durables de la stagnation séculaire est sans nul doute la faiblesse des taux d'intérêt nominaux, qui se retrouvent désormais contraints par le plancher du taux d'intérêt nominal (effective lower bound, ELB). L'impossibilité de décroître les taux d'intérêt dans des territoires très négatifs contraint les banques centrales à utiliser de nouvelles politiques monétaires non conventionnelles (quantitative easing, forward guidance, etc.) dans le but de stimuler l'investissement en facilitant l'accès au crédit. De ce fait, le problème de l'ELB est que les taux d'intérêt nominaux ne peuvent baisser et donc que les taux d'intérêt réels sont trop élevés par rapport à la situation conjoncturelle, même si ces derniers sont déjà faibles.

Le retour de l'inflation change le débat. En effet, il est probable que les taux d'intérêt n'augmentent pas plus que l'inflation dans les trimestres à venir, ce qui laisse présager des taux d'intérêt réels durablement faibles (Ragot, 2021). Ainsi, la hausse des taux d'intérêt nominaux à venir n'invalide pas les politiques d'investissement et de gestion des dettes publiques actives, qui se justifient par des taux d'intérêt réels faibles et inférieurs au taux de croissance de l'économie (voir les précisions de Blanchard, 2021). De ce fait, la politique fiscale joue un rôle grandissant dans la régulation de nos économies, mais nous y reviendrons dans la deuxième partie.

Incertitude sur la productivité

Depuis les contributions résumées par Gordon (2014), la dynamique de la productivité est en débat. Si les découvertes technologiques de la troisième révolution industrielle ont considérablement modifié les modes de vie (moyens de communication, ordinateurs, Internet, etc.), celles-ci n'ont augmenté la productivité qu'à la marge en regard des innovations qui ont permis le « bond en avant » entre 1920 et 1970. La crise de la Covid et la diffusion du télétravail vont modifier de manière permanente l'utilisation des outils numériques dans l'entreprise, mais l'effet sur la productivité du travail est encore inconnu. L'effet sur l'innovation est encore plus incertain. De ce fait, tout le débat économique actuel doit se faire avec une croissance incertaine, probablement réduite du fait des enjeux climatiques.

Réglementation et investissement pour la transition énergétique

Le dernier enjeu essentiel de la macroéconomie actuelle, qui est aussi crucial dans les perspectives de long terme, est l'investissement dans la transition énergétique. Le consensus scientifique sur le dérèglement climatique impose de prendre des mesures afin de modifier notre mode de production énergétique et mettre en place une économie plus durable. Dans ce contexte d'urgence climatique, l'effet net qu'aura la transition est aussi débattu. D'une part l'accroissement de l'investissement dans les domaines concernés représentera un choc de demande positif qui devrait contribuer à dynamiser la production (concept de double-dividende, voir Freire-González, 2019, pour une méta-analyse). D'autre part, l'inflation probable de certains coûts laisse présager un choc d'offre négatif dans le secteur énergétique, qui peut se répercuter sur l'ensemble des biens de consommation (Pisani-Ferry, 2021) et donc l'inflation. La gestion de la réglementation environnementale et de la transition énergétique représente donc l'un des défis les plus complexes, si ce n'est le plus complexe, de la politique économique au xxie siècle.

Ces sept éléments changent les perspectives de croissance et d'inflation au même titre que l'approche standard de la stagnation séculaire. Les politiques monétaires et budgétaires doivent s'adapter à ce nouvel environnement, avec une orientation claire qui est la réhabilitation de la politique budgétaire.

Repenser la politique économique

Les débats actuels remettent sur le métier le rôle respectif de la politique monétaire et de la politique budgétaire dans la stabilisation économique. Ces débats sont essentiels pour la définition du mandat des banques centrales, comme pour l'ampleur des déficits publics (ou des excédents) souhaitables.

L'ancien paradigme : politique monétaire, surtout

La stabilisation macroéconomique, de l'inflation et du chômage, est d'abord et surtout pensé comme étant l'objectif de la politique monétaire. Aux États-Unis, la stabilisation macroéconomique est essentiellement le fait de la politique monétaire, qui a un mandat dual : la Fed (Federal Reserve) a pour objectif la stabilisation de l'inflation, mais aussi le maintien de l'économie au plein-emploi des facteurs de production.

Ces deux objectifs sont généralement perçus comme proches, voire similaires, du fait du mouvement joint de l'activité économique et de l'inflation, que l'on appelle la courbe de Phillips : une hausse de l'activité et une baisse du chômage se traduisent par des pressions inflationnistes. La relative instabilité de cette relation remet cependant en cause la proximité de ces objectifs. Le débat sur l'aplatissement de la courbe de Phillips (Occhino, 2019) concerne le fait que l'inflation semble plus indépendante des variations d'activités que par le passé. En d'autres termes, l'inflation varie peu alors que le chômage fluctue de manière importante. Si les deux objectifs ne sont plus autant alignés que par le passé, cela signifie qu'un arbitrage nouveau émerge. La banque centrale peut accepter plus d'inflation pour rapprocher l'économie du plein-emploi en baissant les taux d'intérêt réels pour stimuler l'économie.

Dans la zone euro, la BCE (Banque centrale européenne) a pour mandat unique la stabilité des prix, récemment définie comme un objectif symétrique autour de 2 % annuels d'inflation moyenne sur la zone euro2. La question du plein-emploi des facteurs de production n'est donc pas l'objectif principal de la BCE. Elle peut bien sûr y contribuer comme objectif secondaire, mais la BCE ne peut pas contribuer à une réduction du chômage si cela nécessite une hausse de l'inflation au-dessus de sa cible. La réduction du chômage doit alors être l'objectif d'autres politiques.

Quelles autres politiques pour le plein-emploi ? Pour résumer, deux orientations sont possibles. La première assigne l'objectif de plein-emploi des facteurs de production aux réformes structurelles. Dans le cas du chômage, les réformes du marché du travail sont mises en avant. L'exemple paradigmatique de cette politique est la réduction du chômage en Allemagne au début des années 2000. Alors que le taux de chômage était de 12 % en 2005, les réformes du marché du travail, indemnisation du chômage et définition des types de contrats de travail possibles (minijobs), ont contribué à faire décroître le chômage à moins de 7 % dix ans plus tard, parmi d'autres facteurs. Ces politiques structurelles peuvent aussi être des politiques éducatives visant à donner des qualifications aux jeunes, car on sait que l'hétérogénéité du chômage en fonction du diplôme est élevée. Cette première orientation se justifie si le chômage est de nature structurelle et non conjoncturelle.

La seconde orientation consiste à donner l'objectif de plein-emploi dans le cycle économique à la politique budgétaire, qui gère la demande agrégée. Cette orientation consiste à promouvoir des politiques fiscales contracycliques, qui font que la dette publique fluctue autour d'un ancrage bien défini. Ces politiques ne défendant bien sûr pas une hausse permanente de la dette publique, mais une fluctuation assumée.

Le cadre budgétaire européen favorisait initialement l'approche structurelle avec des critères de déficit et de dettes fixes dans le cadre du traité de Maastricht. L'apprentissage graduel des institutions européennes des instabilités cycliques a fait évoluer les traités vers une plus grande intégration des politiques fiscales contracycliques, que l'on peut qualifier de politiques keynésiennes. Les notions d'écart de production (output gap) ou encore de déficits structurels, afin d'accepter la partie conjoncturelle des déficits, ont été introduites au prix d'une grande complexification de l'encadrement budgétaire européen (Martin et al., 2021).

Ainsi, le mouvement européen va dans le sens d'une plus grande acceptation de politique fiscale contracyclique. De ce fait, les banquiers centraux ont régulièrement appelé à une politique fiscale plus expansionniste (Draghi, 2018). Les évidences empiriques sur l'effet inflationniste des politiques fiscales sont peu nombreuses, mais concordantes. Une autre raison pour l'utilisation de la politique fiscale en zone euro est l'hétérogénéité des situations économiques entre les pays. Une même politique monétaire ne pouvait correspondre à tous les pays, une politique fiscale contracyclique permet de tenir compte des facteurs nationaux idiosyncratiques. Enfin, il est souvent noté que ces effets dépendent de l'évolution du taux de change, ce qui complique l'analyse pour les États-Unis mais la simplifie pour la zone euro (Geerolf, 2020).

En résumant, l'ancien consensus affirme le rôle central de la politique monétaire pour la stabilité des prix, mais aussi pour la stabilisation générale du cycle économique. La politique budgétaire est résiduelle, mais potentiellement importante à la ELB ou dans une zone monétaire hétérogène. Dans le cadre du fameux principe de Tinbergen, qui identifie un instrument à un outil, l'affectation est claire : inflation politique monétaire, plein-emploi résiduel, politique fiscale ou structurelle.

Repenser le rôle de la politique macroéconomique

Le changement de paradigme repose sur une affirmation du rôle central de la politique budgétaire pour la stabilisation économique mais aussi l'inflation, et un rôle second à la politique monétaire. Avant une formulation plus générale, il faut partir de politiques concrètes précisées ci-dessous.

1- Une première défense du rôle de la politique fiscale pour l'inflation est, comme il a été mentionné plus tôt, l'affirmation du rôle de la politique budgétaire pour augmenter l'inflation lorsque la politique monétaire est contrainte. Le débat européen sur les politiques d'austérité (c'est-à-dire de réduction rapide des déficits publics) sur le risque déflationniste montre que le rôle de la politique budgétaire est symétrique : une politique budgétaire expansionniste favorise une hausse de l'inflation, une politique restrictive fait décroître l'inflation. L'importance de la politique fiscale, conditionnelle à des limites à la politique monétaire, est maintenant consensuelle. Ce rôle est aussi le résultat des modèles dits néo-keynésiens qui insistent sur les rigidités nominales et le rôle des anticipations d'inflation (Michau, 2018). Elle est aussi le résultat des modèles keynésiens les plus simples, du type AS-AD, dans lesquels la hausse des prix suit un déplacement de la courbe de demande.

2- La question importante est le rôle de la politique budgétaire sur le cycle lorsque la politique monétaire n'est pas contrainte, c'est-à-dire lorsque la borne effective n'est pas atteinte. Dans ce domaine, les analyses évoluent. Avant d'avancer des éléments économiques, lisons certains points de vue. Un exemple intéressant est la proposition récente de Philip Lane3, membre du directoire de la BCE, formulée à titre personnel. Philipe Lane propose que les règles européennes d'encadrement des déficits publics permettent aux pays, dont l'inflation est inférieure à la cible de 2 %, de ralentir le rythme de consolidation fiscale, afin que la politique budgétaire aide l'atteinte de la cible d'inflation par pays. Ensuite, après d'autres, il propose de ralentir les rythmes de réduction de dettes impliqués par les traités en cours afin d'éviter des biais déflationnistes dans certains pays.

3- Un second exemple de l'effet positif de la politique budgétaire sur l'inflation est bien sûr la situation américaine invoquée plus haut. Les plans de soutien massif à l'économie américaine ont conduit le déficit public à approcher les 15 % en 2021. Cela a stimulé la consommation, ce qui a conduit à une hausse des prix. Ce n'est pas la nature de l'effet qui fait débat, mais son ampleur. Pour Larry Summers, les plans budgétaires américains sont fortement inflationnistes, tandis que d'autres économistes, comme Paul Krugman4, aboutissent à des effets moindres.

4- Les deux exemples précédents discutaient des effets budgétaires positifs sur l'inflation. Peut-on invoquer des effets négatifs ? Ici, un débat essentiel mérite d'être ouvert. Si dans les trimestres qui viennent, on assiste à une utilisation massive de l'épargne accumulée des ménages pendant la période Covid, ce qui représenterait plus de 7 % du PIB de demande additionnelle dans les pays développés (OFCE, 2021), la réponse doit-elle être monétaire ou budgétaire ? Si un choc de demande positif se manifestait, il serait légitime qu'une hausse des recettes fiscales contribue en même temps à réduire la demande et l'inflation et à désendetter les États qui ont financé l'accroissement de cette épargne privée par une dette publique. Ainsi, l'outil budgétaire dans la gestion de la demande agrégée et l'inflation est symétrique, il sert à lutter à la fois contre des hausses et des baisses de la demande effective.

Une finance fonctionnelle moderne ?

Après ces éléments, il faut revenir à la formulation la plus percutante de rôle central de la politique budgétaire dans le cycle économique. Celle-ci a été élaborée en 1943 par l'économiste américain Abba Lerner qui a forgé le terme de « finance fonctionnelle ».

Lerner affirme que la politique budgétaire doit gérer le cycle économique et l'inflation, et que le rôle de la politique monétaire est de rendre possible une politique budgétaire active en achetant la dette publique pour aider le budget l'État. Cette théorie respecte le principe de Tinbergen, mais en inversant les instruments : la politique budgétaire s'occupe de l'inflation et la politique monétaire du budget de l'État !

Cette recommandation souligne une réalité nouvelle. La première est le rôle de la politique budgétaire dans la dynamique de l'inflation dont les exemples plus haut ont montré l'actualité. La seconde est le rôle des banques centrales dans la gestion des taux d'intérêt des dettes publiques, et donc le rôle dans la soutenabilité de ces dernières.

Dans son expression aussi condensée, la finance fonctionnelle est trop extrême. Le problème n'est pas tant le rôle essentiel de la politique budgétaire que le rôle purement résiduel de la politique monétaire. La question de la boucle-prix salaire et de la dérive auto-entretenue des anticipations d'inflation ne peut être maîtrisée par la politique budgétaire. C'est à la politique monétaire d'ancrer durablement les anticipations d'inflation, en affirmant une cible de long terme et en faisant évoluer ses taux d'intérêt de manière cohérente. Ainsi, le rôle de la politique monétaire n'est pas résiduel mais essentiel pour ancrer les anticipations d'inflation. Cette réhabilitation de la politique monétaire pose cependant un problème fondamental qui est de déterminer qui est en charge de quoi : la pratique évoquée plus haut indique donc que la politique budgétaire doit être en charge de l'inflation. Ce qui est en jeu est donc une sortie institutionnelle du principe de Tinbergen pour donner à la fois à la politique budgétaire et monétaire des orientations monétaires.

Les implications politiques

Ces principes généraux conduisent à des inflexions dans les règles et les principes de politique économique. Une implication concrète est de mettre dans le mandat de la banque centrale le soutien à l'activité économique, ce qui est le mandat de la Fed. Cette évolution institutionnelle consisterait à faire évoluer le soutien à l'activité économique du statut d'objectif secondaire à celui d'objectif à part entière. La seconde implication est de donner aux règles macroéconomiques d'encadrement des politiques budgétaires européennes des objectifs explicites de soutien à l'activité mais aussi à l'inflation, ce qui radicalise la proposition de Philip Lane.

L'objectif est donc double. Il consiste à séparer des institutions par les instruments (politique monétaire d'un côté, politique fiscale d'un autre côté) plutôt que par les objectifs. Ensuite, il consiste à donner aux deux institutions un mandat dual, de stabilisation économique et de gestion des tensions inflationnistes. Sur ce dernier point, il faut reconnaître que les banques centrales auront un rôle d'ancrage des anticipations à long terme.

La seconde implication consiste à revenir sur la politique budgétaire dont la description était volontairement abstraite à ce stade. Une critique pertinente de la finance fonctionnelle est une certaine naïveté dans la discussion de la politique budgétaire. Ceux-ci ont de forts effets redistributifs, et l'idée que l'on peut faire varier des impôts ou des dépenses publiques dans le cycle économique pour atteindre une cible d'inflation est irréaliste5 : le temps légitime du débat politique ne concorde pas avec le temps de la politique monétaire qui peut être immédiat, du fait de l'indépendance opérationnelle des banques centrales. Une mesure empirique de cette difficulté est réalisée par Bénassy-Quéré et al., (2016). Les auteurs montrent que les mesures discrétionnaires de politique budgétaire sont en moyenne procycliques (c'est-à-dire que la pression fiscale augmente en récession et diminue en boom), à la différence de l'effet automatique de la fiscalité en place qui est liée à l'activité (TVA, impôt sur les sociétés dont le rendement baisse en récession).

De ce fait, la réhabilitation de la politique budgétaire doit être comprise en séparant clairement le cycle économique « normal » de la crise économique. En temps normal, la réhabilitation de la politique budgétaire doit, autant que faire se peut, être inscrite dans la réglementation fiscale (comme les impôts sur des bases procycliques, ou des transferts sensibles au cycle économique). Au niveau européen, le projet de réassurance chômage SURE, d'un montant de 100 Md€, est un exemple intéressant, qui pourrait être étendu. En période de crise, un soutien additionnel ad hoc est nécessaire, comme en 2009 et en 2020. L'analyse explicite de l'utilité de ces outils pour stabiliser l'inflation est donc nécessaire.

En conclusion : le long terme et la transition énergétique

La partie précédente a traité les aspects les plus conjoncturels liés à la discussion de la stagnation séculaire, qui est l'évolution de l'inflation. La seconde composante du débat concerne les perspectives de croissance à moyen terme. Le débat est profondément renouvelé par la question de la transition énergétique. Plus que le niveau de productivité, la nouvelle question de politique économique est la transformation du tissu productif pour réduire les émissions de CO2 et lutter contre le dérèglement climatique. Il faut bien séparer la question du long terme de celle de la gestion du cycle, ce que l'on a essayé de faire dans la partie précédente. Par exemple, les effets nets sur la croissance et l'emploi des seuls investissements pour la transition énergétique sont en débat, comme évoqué plus haut. Dans ce domaine, il faut rappeler que le rôle des investissements doit d'abord être de réduire les émissions de CO2. Le cycle économique induit par les investissements doit être géré par d'autres composantes de la politique budgétaire et par la politique monétaire. Pour cette raison, les investissements pour la transition énergétique n'ont pas pour vocation de sortir de la stagnation séculaire, mais de réduire les émissions de CO2.

La faiblesse des taux d'intérêt réel incite à financer une partie de l'investissement pour la transition énergétique par la dette plutôt que les impôts, ce qui a un effet positif sur l'activité et l'inflation. Cependant, il serait prudent de considérer ces investissements indépendamment de la stabilisation cyclique des économies, tant les enjeux sont importants.


Notes

1 Par exemple, voir le discours de Isabel Schnabel : https://www.ecb.europa.eu/press/key/date/2021/html/ecb.sp211117~78f0a1f435.en.html.
2 Voir la déclaration de la BCE : https://www.ecb.europa.eu/home/search/review/html/ecb.strategyreview_monpol_strategy_statement.en.html.
3 Voir le site : https://www.ecb.europa.eu/press/key/date/2021/html/ecb.sp211112~739d3447ab.en.html.
4 Voir, par exemple, un résumé sur le site : https://www.nytimes.com/2021/12/16/opinion/inflation-economy-2021.html.
5 Voir, par exemple, la critique de Paul Krugman : https://www.nytimes.com/2019/02/12/opinion/whats-wrong-with-functional-finance-wonkish.html.

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