La mise en cause récente des banques et des marchés financiers constitue une opportunité pour s’interroger sur le rôle et l’utilité du système financier et sa capacité à créer de la valeur.
Le rôle du système financier est d’allouer le capital en transférant l’épargne vers les besoins de financement. Or les propriétés que les épargnants veulent donner à leurs avoirs sont différentes de celles que recherchent les emprunteurs. Le système financier doit donc transformer les caractéristiques des fonds, c’est-à-dire gérer le temps et le risque. Cette transformation s’opère directement par l’accord des parties contractantes sur les marchés financiers ou indirectement au sein des institutions financières. Pour réaliser cette transformation, il doit développer des techniques particulières de traitement de l’information – pour évaluer et suivre les risques –, mais aussi de « liquéfaction » des actifs financiers. Ce sont en définitive ces deux types de services d’information et de liquidité que les agents économiques attendent du système financier.
Peu de personnes contestent qu’en exerçant ces fonctions le système financier joue un rôle moteur dans la croissance économique et le développement des échanges. Ce serait nier l’évidence. Ainsi, dans l’après-guerre, la croissance du crédit, plus rapide encore que celle des économies, a été une source d’amélioration des performances économiques des pays occidentaux, comme le montrent les travaux récents de Schularik et Taylor en histoire financière. Ainsi, aujourd’hui, la croissance de l’intermédiation financière est une condition nécessaire au développement des économies émergentes, comme en attestent les travaux du FMI (Fonds monétaire international). Dans leur article, Pierre Jacquet et Jean-Paul Pollin présentent les différents mécanismes de la contribution du système financier à la croissance.
Peu de personnes imaginent les économies privées du rôle que les banques et les marchés jouent dans la création de liquidité. Ce serait prôner un retour en arrière, très loin en arrière même, avant la Renaissance. Banque et marché, chacun à sa manière, en développant des types particuliers d’ingénierie financière, l’un fondé sur le fractionnement des réserves, l’autre sur l’efficacité des structures de marché, créent la liquidité indispensable au développement des échanges.
De fait, il existe une concomitance entre l’expansion de l’intermédiation financière et celle des profits de la sphère financière, comme le souligne Patrick Artus dans sa contribution. Même si les profits des entreprises financières ne peuvent être confondus purement et simplement avec la valeur qu’elles créent, pas plus que les profits des entreprises non financières ne peuvent se confondre avec leur valeur ajoutée, il faut voir dans cette concomitance le signe qu’une demande existe pour les services offerts par le système financier. De plus, les clients des institutions financières sont aussi leurs créanciers, de sorte qu’inévitablement, les deux notions de profit et de valeur ajoutée sont davantage voisines que dans le secteur marchand non financier. Cependant, la création de valeur en finance fait encore l’objet de difficiles problèmes de mesure, comme le montrent plusieurs articles de ce numéro.
Le système financier a considérablement changé depuis quelques décennies. Les innovations financières, dont le premier objectif est de faciliter la transférabilité des fonds, l’ont paradoxalement rendu complexe, comme le soulignent ici Arnoud W. A. Boot et Matej Marinč. Si cette complexité favorise souvent l’efficacité comme le prouve, par exemple, l’usage des instruments de couverture des risques de taux ou de change, elle peut néanmoins favoriser une certaine opacité des stratégies si les innovations ne sont pas complètement comprises ou maîtrisées, comme dans le cas du développement des produits structurés. Cette opacité encourage sans doute la prédation de la valeur créée. Elle pose à tout le moins des problèmes de gouvernance. Une expansion non contrôlée du crédit gonfle artificiellement la rentabilité financière si elle repose sur un développement peu raisonnable du levier d’endettement. Elle favorise des bulles d’actifs qui nourrissent des pertes futures. Le développement du système financier peut alors donner le sentiment d'être simplement le support d’une appropriation privée d’un surplus social que l’expansion du crédit contribue à créer en élevant les performances de l’économie réelle.
De fait, ce que contestent nombre de critiques, c’est moins la capacité du système financier à créer de la valeur que la destination ou l’affectation finale de la valeur créée. Ce débat n’est pas nouveau. Mais la crise, en mettant en lumière certains comportements associés à la financiarisation de l’économie, l’a repositionné sur de nouvelles bases.
Le moment est donc choisi de reformuler la question de la création de valeur par le système financier. Cela conduit, tout d’abord, à s’interroger sur la notion de création de valeur. La valeur est une notion polysémite. Aujourd’hui, la valeur de marché apparaît trop souvent comme le moyen d’éviter le débat sur la valeur en fournissant une référence « objective » : le prix de marché. Mais la création de valeur ne se satisfait pas de cette approche. Une approche par la création de valeur doit rechercher les sources de création de valeur dans les métiers particuliers et les services spécifiques qu’offrent les institutions et les marchés financiers. C’est pour ces activités et ces services qu’une demande et une disposition à payer existent. Ce sont ces métiers et ces services qui réclament des compétences particulières. Cette approche de la création de valeur doit ensuite guider le choix des instruments permettant de la mesurer. L’enjeu ici est double. Le premier enjeu est de mesurer la valeur de manière cohérente avec la conception que l’on retient de la production bancaire et financière, faute de quoi les prix payés par les clients ne peuvent refléter la vraie valeur des services achetés. Beaucoup de services financiers ne peuvent techniquement faire l’objet d’une tarification explicite, simplement parce qu’ils sont par nature intangibles ou immatériels, parfois difficilement observables. Ce n’est pas, par exemple, l’information produite qui peut faire l’objet d’une tarification, mais le crédit que l’information contribue à rendre possible en fournissant une mesure objective du risque de crédit. Il faut donc discerner dans le prix du crédit la part qui correspond à la création de valeur résultant de la production de services par le secteur financier et celle qui ne fait que rémunérer l’attente et l’acceptation du risque par l’épargnant ou l’investisseur qui apporte les ressources nécessaires au financement du crédit. L’autre enjeu est de mesurer la taille du secteur financier lui-même en termes de sa contribution effective à la richesse de la nation. Dès lors que l’on a adopté une approche par la création de valeur et résolu les problèmes de mesure, la question à résoudre est celle de l’allocation de la richesse créée : qui en bénéficie in fine ? les actionnaires ou les sociétaires ? les emprunteurs ? les épargnants ? les clients ? ou les financiers eux-mêmes ? Enfin, la dernière question est celle de l’environnement de la création de valeur. La crise a montré que le système financier pouvait détruire de la valeur. Le risque est que la valeur détruite soit celle que l’ingénierie financière a contribué à créer, comme dans le cas où la défaillance d’une institution financière conduit à la destruction des relations de crédit ou à des ruptures dans les systèmes de paiement. La crise a montré que l’insuffisance du droit, le flou des codes de gouvernance, les particularités des normes comptables et le caractère insuffisamment contraignant des règles prudentielles peuvent accentuer des déséquilibres et avoir des effets dévastateurs sur la stabilité des bilans des institutions financières pourtant indispensable au maintien des activités qui créent de la valeur.
Les contributions à ce numéro spécial de la Revue d’économie financière s’inscrivent dans les perspectives qui viennent d'être présentées. Elles se rangent dans trois domaines. Le premier domaine est celui des sources de la création de valeur. Pour comprendre pourquoi le secteur financier crée de la valeur, il importe d’identifier correctement la nature des outputs qui y sont produits. Il s’agit essentiellement de services souvent difficiles à observer, voire à comprendre. L’identification des sources de la création de valeur est donc rendue difficile par les spécificités de la production des banques, des compagnies d’assurances et des marchés financiers et par la relative opacité qui entoure certaines de leurs activités. Le second domaine est celui de la mesure de la valeur créée. Une approche par la création de valeur exige une conception précise de la production des entreprises financières et des marchés, un préalable à toute proposition de mesure cohérente de la valeur créée par le secteur financier. C’est le cas au niveau agrégé des comptes nationaux où les problèmes méthodologiques viennent précisément du manque de lisibilité immédiate des services et des produits financiers. C’est également le cas au niveau microéconomique où les clients réclament de connaître le juste prix qu’ils ont à payer pour acquérir des services qui ont pour eux une valeur d’usage. Dès lors que l’on a résolu ces problèmes de définition et de mesure, la question se pose de savoir qui bénéficie de la valeur créée et comment cette valeur est répartie. Quelles conditions doivent être respectées, dans une économie financiarisée, pour qu’une juste partie de ce surplus soit simplement allouée aux clients ? Enfin, le troisième domaine est celui de l’environnement nécessaire au maintien de la création de valeur, qu’il s’agisse du cadre institutionnel, des règles de gouvernance ou des normes comptables et prudentielles.
D’où vient la valeur ? Et pour qui ?
La fonction des institutions financières et des marchés financiers est double : transférer l’épargne et allouer le risque, c’est-à-dire permettre sa prise en charge contre une rémunération. Pour que le système fonctionne, c’est-à-dire que les échanges s’opèrent et que les fonds soient orientés en fonction des opportunités de croissance, il faut que le système financier assume correctement ses fonctions.
La théorie bancaire démontre que les banques assument deux activités originales : la fourniture de financements à des emprunteurs qui dépendent des banques pour leur financement, d’une part, la fourniture de liquidités, d’autre part. Elle identifie donc formellement deux grands types de transformation qualitative des actifs dans les bilans et hors-bilans : une transformation commerciale des crédits en dépôts dont les principaux bénéficiaires sont les clients qui n’ont pas d’alternatives pour leur financement et une transformation financière qui a recours aux marchés de gros des créances à court et moyen terme et apporte des solutions au problème de mismatch actif/passif des bilans tout en rendant également possible la transformation commerciale. Pour mettre en œuvre de tels processus de transformation, les banques doivent produire deux types de services : des services d’information – à travers leurs activités d’évaluation et de contrôle des risques – et des services de liquidité – au travers de la mise en œuvre de techniques de fractionnement des réserves. Elles ne se limitent donc pas à offrir des services de courtage ou de couverture des risques. La création de valeur n’est possible que si les clients sont prêts à payer pour de tels services. Ainsi, par exemple, les emprunteurs sont prêts à payer pour les services de financement apportés par les banques qui mettent en œuvre un modèle de business de type originate-to-hold et les investisseurs sont prêts à payer pour les services d’origination des prêts et de suivi des risques fournis par les banques qui mettent en œuvre un modèle de business de type originate-to-distribute.
Si l’information est abondante et juste, les investisseurs, mandataires des épargnants, peuvent en connaissance de cause effectuer leurs choix de portefeuilles. La valeur des actifs reflète alors celle des fondamentaux. Certains emprunteurs étant plus opaques et plus complexes à analyser que d’autres, des techniques de traitement de l’information doivent être élaborées pour une allocation efficiente du crédit. Il s’agit notamment des particuliers et des petites entreprises. La technique mise en œuvre par les institutions financières pour allouer le crédit à ces emprunteurs est fondée sur les avantages informationnels de la relation bancaire. C’est l’un des atouts d’une organisation centralisée des échanges dans le cadre d’entreprises financières, sur les marchés, comme le montrent Hans Degryse et Steven Ongena dans leur article.
Si le cash est disponible, les transferts de richesse s’opèrent à moindre coût. Le système financier doit donc produire des mécanismes de création de liquidité. D’un côté, les caractéristiques des contrats de dépôt offerts par les banques en font des ressources insensibles aux problèmes d’information. Des dépôts stables et insensibles à l’information permettent de lisser les conditions de crédit. C’est aussi par ce canal que la création de liquidité bancaire est source de création de valeur. De l’autre côté, la capacité des marchés à créer de la liquidité, si fortement mise en doute au cours de la crise, reste indispensable au bon fonctionnement du système financier. Dans son article, Fabrice Riva rappelle les mécanismes par lesquels la fourniture de liquidités par le marché est source de création de valeur. En abaissant les primes de risque, la liquidité contribue à abaisser le coût du capital. Hans Degryse et Steven Ongena soulignent de leur côté que l’allocation du crédit et la fourniture de liquidités par les banques sont étroitement liées. Durant les périodes de stress, les banques dont le financement repose sur la titrisation peuvent faire face à des problèmes de liquidité ou à de fortes contraintes financières qui les conduisent à réduire leur volonté de fournir des crédits.
C’est par conséquent dans la production d’information et dans la fourniture de liquidités que réside fondamentalement la capacité du système bancaire et des marchés à créer de la valeur. Ce sont ces activités qui constituent de fait la raison d'être des banques. Par nature, ces activités sont des activités de services, des services immatériels essentiels à la fluidité des échanges et à l’allocation du capital dans l’économie.
L’identification des sources de la création de valeur suppose aussi, dans le cas de l’assurance, une conception suffisamment claire des services produits. Cette identification est au cœur de l’article de Jean-François Outreville qui rappelle que si l’importance des activités d’assurance pour le développement économique est reconnue, la mesure de cette contribution est difficile à réaliser. Cela s’explique par le fait que les compagnies d’assurances offrent une grande hétérogénéité de produits non interchangeables et qui n’ont pas nécessairement d’alternatives marchandes. Il y a donc plusieurs marchés des assurances et ils varient également d’un pays à l’autre. Toutefois, fondamentalement, comme pour les banques, la création de valeur par les compagnies d’assurances est la conséquence de leur statut d’intermédiaires financiers et est liée à la transformation de la nature des fonds qu’elles réalisent. Elle est donc la conséquence de leur rôle principal associé au versement d’indemnités en cas de réalisation d’un risque, rôle qui consiste d’une certaine manière à « liquéfier » des actifs, mais également de leur rôle dans l’allocation du capital en tant qu’investisseurs devant gérer les provisions techniques accumulées pour le règlement des sinistres futurs.
De la valeur, mais pour qui ? Sur les marchés financiers, le prix de marché, de nature contractuelle, est censé résoudre le problème de répartition de la valeur. Il rémunère le service de liquidité et l’acceptation du risque. À condition, toutefois, que les coûts de transaction soient largement réduits par des structures d’organisation efficientes, que toute l’information soit disponible et portée à la connaissance des parties et que les frictions de marché soient réduites au minimum. C’est à ces conditions, comme le soulignent Pierre Jacquet et Jean-Paul Pollin, que le système financier contribue à la création de valeur. Faute de quoi, les prix de marché consacreront un transfert de valeur qui va généralement des prêteurs vers les emprunteurs ou vers leurs mandataires et qui est la conséquence d’asymétries entre les cocontractants. Le marché est alors le support d’une prédation. De leur côté, les institutions financières, en tant qu’intermédiaires financiers chargés notamment de résoudre les frictions précédentes, peuvent affecter le surplus social créé par leur fonction de transformation soit en amont, aux épargnants, soit en aval, aux emprunteurs. Mais il peut rester aussi au centre et être confisqué par les intermédiaires eux-mêmes.
Dans son article, Dominique Garabiol traite cette question de l’allocation de la valeur créée en considérant le cas des banques mutualistes et de leur modèle coopératif. En théorie, dans ce modèle, la valeur créée va au client sociétaire, comme le rappelle l’auteur au début de sa contribution. Mais, en pratique, prises dans la concurrence entre banques et voulant adopter un modèle de banque universelle, combinant banque tournée vers la clientèle de détail et banque d’investissement, les banques mutualistes se sont écartées de cet objectif. Et surtout, en essayant d’adopter les structures et les mécanismes des entreprises capitalistiques, notamment pour accéder au marché des actions et renforcer leurs fonds propres, elles ont créé des ambiguïtés d’objectifs de répartition de la valeur, entre les têtes de groupe et les actionnaires cette fois, qui exposent les premières à des conflits d’intérêts. Ainsi, pour cet auteur, les problèmes de gouvernance que connaissent les groupes mutualistes ne font en réalité que refléter un mouvement de balancier de rapprochement ou d’éloignement du modèle coopératif.
Comment mesurer la valeur créée ?
La mesure de la valeur doit satisfaire deux conditions. Tout d’abord, elle doit être cohérente avec une approche de la création de valeur ou, si l’on préfère, avec une caractérisation de la production des institutions et des marchés financiers. Ensuite, elle doit être en cohérence avec la taille du secteur financier dans l’économie et son évolution. Il importe en effet qu’elle mesure correctement la contribution de ce secteur au PIB.
Une approche qui considère les activités bancaires et financières comme des activités de services oriente clairement la manière de mesurer la création de valeur. Dans cette approche, le rôle du secteur financier ne peut être de faire varier la valeur des actifs. Il doit simplement aider à en constater avec justesse ces variations. La valeur qu’il crée ne peut se confondre avec la variation des prix d’actifs. Celle-ci n’est que la conséquence des actions entreprises dans la sphère réelle. Or la nature intangible des services financiers fait qu’un certain nombre d’entre eux ne peuvent aisément être observés et qu’ils ne donnent pas lieu à une tarification explicite. Il convient donc de trouver des méthodes de mesure cohérentes de la valeur créée par la production de ces services. Ce qui suppose d’avoir une conception claire de la nature de la production bancaire et financière. C’est notamment la démarche adoptée par Robert Inklaar dans son article, ce dernier reprenant des propositions originales qu’il a pu développer avec des économistes de la Banque fédérale de réserve de Boston.
Pour construire des mesures cohérentes de la valeur des services financiers, plusieurs approches sont possibles :
- une approche par l’activité dans laquelle la production est mesurée par les produits détenus dans les comptes de bilan et de hors-bilan et qui est fondée sur une hypothèse de proportionnalité stricte entre flux de services et stocks d’actifs ;
- une approche par la tarification directe dans laquelle la production est directement mesurée par la somme dépensée en échange d’un service, mais qui ne couvre pas, comme on l’a dit, tous les produits faisant l’objet de tarification implicite et dont le prix est implicitement compris dans la marge d’intérêts ;
- une approche par les coûts d’usage dans laquelle la production est indirectement ou implicitement mesurée par un coût d’opportunité, comme ce pourrait être le cas, par exemple, des dépôts si le coût d’usage de ces derniers était mesuré par le taux d’intérêt sur un actif qui serait simplement détenu pour son rendement, auquel cas le prix payé pour le service de liquidité associé à la détention de l’actif serait la différence entre le rendement offert par la banque et un coût d’usage de référence de la monnaie ;
- enfin, une approche par la valeur ajoutée qui est celle des comptables nationaux.
Toutefois, c’est une approche par la création de valeur qui semble être l’approche préférable comme le montre bien Robert Inklaar. Dans cette approche, tous les services bancaires consistent en flux d’outputs qui sont valorisés par les clients et issus d’un processus de production utilisant des ressources réelles et des inputs intermédiaires (fonds propres). Les clients acceptent de payer pour ces services. Les inputs sont les dépenses de personnel, le capital physique et les fonds propres. La création de valeur correspond au revenu qui permet de rémunérer les banques pour l’utilisation de ces ressources réelles et ces inputs intermédiaires. Pour les services bancaires, cette rémunération prend la forme de paiements directs ou indirects (implicites). Ainsi, l’activité de crédit ou la fourniture de services de liquidité génèrent des marges d’intérêts, les services de trading ou de placement des commissions, des marges d’intérêts ou des dividendes, les autres services financiers des commissions. Quelle mesure est cohérente avec cette approche par la création de valeur ?
En utilisant cette approche, comment, par exemple, mesurer la valeur créée par les activités de prêt ? Ici, les revenus prennent la forme de commissions et de marges d’intérêts. La marge d’intérêts liée à la vente de ces services devrait être calculée en utilisant un spread défini comme l’écart entre le taux d’intérêt payé par l’emprunteur et le taux d’intérêt de référence qui rémunère formellement l’investisseur pour son attente. Cette rémunération inclut la prime pour les risques pertinents et elle est libre de toute référence à des services produits par les banques. En d’autres termes, le taux d’intérêt payé par l’emprunteur contient une rémunération pour l’investisseur qui fournit les fonds et une rémunération pour les services produits par les banques qui correspond au spread. Cette approche est conforme aux pratiques bancaires.
La même logique peut être appliquée pour mesurer les services de liquidité offerts par les banques. Le revenu prend ici en partie la forme de commissions. Mais pour fournir ces services, les banques doivent gérer le risque de liquidité ou de transformation et maintenir un système fractionnel de réserves ou procéder à des activités de trading sur les marchés. Ce service est indirectement rémunéré sous forme d’un taux d’intérêt réduit sur les dépôts ou l’épargne bancaire. La marge d’intérêts associée à la vente de services de liquidité doit être calculée en utilisant à nouveau un spread défini comme l’écart entre le taux de rendement sur les investissements des fonds des déposants et le taux d’intérêt de référence qui rémunère officiellement le déposant pour accepter de retarder sa consommation. Cette rémunération contient une prime pour le risque de liquidité et elle est libre de toute référence à la production de services bancaires.
L’approche par la création de valeur présentée par Robert Inklaar répond aux interrogations posées par les comptables nationaux eux-mêmes. Cette approche tend donc à apporter des solutions au problème complexe qui est celui de la mesure de services de nature immatérielle et qui constitue le problème classique que doivent aussi résoudre les comptables nationaux. Elle favorise une convergence entre la comptabilité nationale et la comptabilité privée, notamment pour les activités bancaires.
La comptabilité nationale mesure la valeur ajoutée d’un service comme étant la marge réalisée par le producteur. Ce choix est notamment celui du Système européen des comptes nationaux. Il traduit des différences entre la comptabilité nationale et la comptabilité privée, notamment en ce qui concerne la mesure de la valeur ajoutée par les banques et les assurances. Mais il conduit à des résultats étonnants. La baisse des marges d’intérêts au cours des décennies récentes se traduit en particulier par une régression de la part du secteur financier dans la richesse nationale. Ces écarts, comme l’explique Maurice Beaujour dans sa contribution, tiennent aux différences des référentiels comptables, mais ils tiennent surtout à une divergence des approches économiques de la production bancaire. Un problème majeur est ici aussi celui de la nature intangible des services produits par les institutions financières. En effet, le résultat du processus de transformation des banques n’est pas observable – contrairement au résultat du processus de transformation opéré par les entreprises non financières. Les banques fournissent certes des services contre de l’argent, mais en raison de la nature intangible des services, pour la plupart des outputs bancaires, le revenu ne peut être mesuré que de façon implicite.
La mesure de la contribution des activités d’assurance à la richesse nationale pose aussi des questions difficiles que Jean-François Outreville aborde dans son article. Les primes versées par les assurés ne donnent pas une mesure complète de la valeur créée, dans la mesure où elles ne traduisent pas les activités d’allocation du capital. Elles ne peuvent servir qu’en première approche. Les revenus du portefeuille ne peuvent être considérés comme reflétant l’activité d’allocation pour les mêmes raisons qui font, comme on l’a vu auparavant, que les intérêts reçus ne peuvent mesurer la valeur créée par l’activité de crédit dans la banque. À nouveau, une convergence entre la comptabilité privée et la comptabilité nationale paraît souhaitable.
Enfin, Jean-Baptiste Bellon et Georges Pauget se livrent eux aussi, à partir de leurs pratiques, à ce difficile exercice qui consiste à mesurer la création de valeur dans les deux grands types d’activités bancaires, la banque commerciale et la banque d’investissement. Pour ce faire, ils s’appuient sur les comptes des principaux groupes bancaires français et en déduisent que leur valeur ajoutée est issue à près de 80 % de la banque commerciale.
Comment construire un environnement favorable à la création de valeur ?
La stabilité de la création de valeur dépend largement de la cohérence de l’architecture du système financier. C’est l’objet central de l’article de Pierre Jacquet et Jean-Paul Pollin. Mais la crise a montré, comme le soulignent Arnoud W. A. Boot et Matej Marinč, que le système financier a besoin d'être protégé contre lui-même et isolé partiellement du « côté sombre » des marchés. Cette caractéristique limite en particulier l’efficacité de la discipline de marché dans le secteur financier. Les marchés apparaissent de fait vulnérables aux paniques qui provoquent leur rupture et peuvent entraîner des retraits soudains de concours. Ces défaillances ont suscité un renforcement des règles prudentielles, mais elles ont également relancé au plan institutionnel la question de la séparation structurelle des métiers bancaires. Sur cette question, les avis pour ou contre sont en général motivés par un même objectif de stabilité du secteur financier. Frédéric Oudéa rappelle ici précisément les facteurs d’efficience du modèle intégré de la banque universelle et sa capacité de résistance en période de turbulences. Il rejoint ainsi les résultats des travaux des économistes qui avaient démontré il y a une dizaine d’années l’intérêt de ce modèle pour justifier l’abandon du Glass-Steagall Act. Ce que la crise a avant tout démontré, ce sont les méfaits de l’excès de levier et sa capacité à détruire de la valeur plutôt que l’inefficience des activités de transformation commerciale ou financière. La structure de l’épargne fait que le crédit ne peut être seulement financé par des ressources de maturité identique. Le modèle de la finance directe ne peut à lui seul nourrir la croissance des activités de l’économie réelle. En réalité, l’adoption d’une architecture unique pour le système financier n’est pas une nécessité. Elle a tendance à nier l’histoire bancaire et financière et la coexistence au cours du temps de modèles différents.
La stabilité suppose aussi des règles claires de gouvernance qui s’appliquent à tous les acteurs dans le système financier. Les règles de bonne gouvernance visent, comme le rappelle Édith Ginglinger dans son article, à protéger les intérêts des investisseurs. Elles imposent notamment des contraintes de plus en plus strictes sur le comportement des dirigeants et l’égalité des actionnaires et elles renforcent le caractère disciplinaire des conseils d’administration. Toutefois, on est encore loin du compte en ce domaine et les résultats des travaux empiriques montrent qu’imposer une même règle à toutes les entreprises sans tenir compte de leurs spécificités conduit parfois à détruire de la valeur pour les actionnaires. C’est pourquoi une certaine flexibilité est souvent préférable pour favoriser la création de valeur.
Aujourd’hui, la comptabilité et ses normes deviennent un enjeu essentiel d’organisation de l’économie de marché. Mais les normes comptables, si elles ignorent les particularités des actifs et des passifs du secteur bancaire et financier, peuvent être sources d’instabilité et de risque systémique, comme l’a montré la crise financière récente. Il est indispensable de souligner à nouveau, comme l’avait fait Philippe Wahl en 2003 dans le numéro 71 de la REF consacré à la fair value, les effets préoccupants pour les institutions financières de certaines des normes d’évaluation des actifs en valeur de marché. S’il est vrai, comme le précise Philippe Danjou dans sa contribution, que l’adoption des normes IFRS contribue à la transparence des transactions financières, le fait que ces normes soient « universelles », en ce qu’elles considèrent un business model unique d’entreprise non financière, et non « sectorielles » pose un problème aux institutions financières dont le business model unique – tourné vers la transformation actif/passif – suppose une certaine stabilité des bilans. L’évaluation en valeur de marché suppose la valorisation par le marché d’actifs qui ne sont pas destinés à être échangés sur ce marché. Et surtout, elle accélère la transmission des déséquilibres. Elle se traduit en effet par une plus forte variabilité des valorisations comptables et donc par un accroissement de la volatilité des résultats des institutions. Les variations boursières de 2000 à 2003, puis la crise de 2008-2009 ont bien montré que cette évaluation aggrave la volatilité d’une économie financiarisée et qu’elle contredit la fonction essentielle des institutions financières, notamment bancaires, qui est de faire de la transformation.
Réduire les externalités négatives du comportement de levier a été l’un des motifs majeurs des propositions de Bâle III. Ce comportement accentue le caractère procyclique du système financier et il a fortement contribué à aggraver la crise. La recherche continuelle d’une plus grande stabilité du système financier a conduit à un renforcement de la réglementation microprudentielle sous forme d’exigences accrues en capital et d’exigences nouvelles en liquidité. Mais il a également conduit à instaurer une réglementation macroprudentielle. Les nouvelles normes prudentielles sont-elles excessives ? Ou sont-elles, au contraire, insuffisantes ? Faut-il aller dès maintenant plus loin, comme le recommandent Arnoud W. A. Boot et Matej Marinč ? Ce sont ces questions que traitent, dans leur article, Olivier de Bandt et Guy Lévy-Rueff qui insistent sur la nécessité d’une bonne articulation entre réglementation microprudentielle et réglementation macroprudentielle et recommandent des investigations approfondies des conséquences des nouvelles exigences. La question n’est pas simple. Le calibrage des exigences implique en effet de trouver un subtil équilibre entre l’objectif de minimisation des coûts de faillite et celui du maintien du financement de l’économie, c’est-à-dire entre la stabilité financière et l’efficience économique.